Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie/1

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Des conditions nécessaires pour juger des Autheurs, & principalement des Historiens.


Le docte & judicieux Vives, qui pour la consideration de ses merites fut choisi comme un autre Plutarque entre tous les beaux Ecrits du siecle précédent pour dresser celuy de ce grand Empereur Charles Quint, nous apprend que l'on doit remarquer deux parties en la Prudence, l'une qui règle les voluptez, conserve la santé, dresse la conversation, acquiert les charges & digniter, & s'occuppe tellement à procurer les biens du corps & de la fortune, qu'elle est appellée pour ce sujet Prudentia carnis par les Pères, & par les Autheurs Latins vafricies & astutia. L'autre qui n'a pour but que de cultiver & polir cette plus noble partie de l'homme, & l'enrichir des sciences & disciplines; pour luy faire recognoistre & pratiquer ce qui est de meilleur & plus véritable en icelles, & laquelle se fait recognoistre particulierement en la censure & critique des Autheurs : qui est une piece véritablement si nécessaire & de telle consequence, que puis qu'estant une fois bien réglée, elle nous fait tellement pénétrer dans l'interieur des personnes, qu'elle nous descouvre le calme ou la tempeste de leurs passions, l'Euripe de leurs divers mouvemens & l'admirable diversité de leurs esprits ; l'on ne sçauroit mieux faire que de la mettre en pratique & s'en servir comme d'une pierre de touche pour distinguer le vray d'avec le faux, comme d'un flambeau qui nous peut esclairer dans les ténèbres palpables du mensonge, ou comme de l'unique cynosure qui doit régler le cours & la recherche que nous désirons faire de la Vérité: laquelle puis qu'elle ne nous paroist jamais que voilée des passions de ceux qui la desguisent soit par ignorance ou pour favoriser leur interest particulier, il faut si nous voulons venir en sa cognoissance & jouyr de l'entiere possession d'icelle, que nous l'allions chercher comme Palamedes fit Ulysse, & ce jeune Aristée le Dieu marin, aux lieux où elle se cache, & que nous la pressions de telles façon qu'apres s'estre tapie & retirée sous la sottise des ignorans, l'envie des passionnez, la folie des téméraires, l'aveuglement des intéressez, & sous une infinité d'opinions fabuleuses, estranges & ridicules, elle paroisse en fin revestuë de sa première forme,

Et quantò illa magis formas se vertet in omnes,
Tantò, nate, magis contende tenacia vincla,
Donec talis erit mutato corpore, quale Videris incœpto tegeret cum lumina somno.

Rejettant pour cet effect tous ces beaux tiltres, ces loüanges extremes, ces gratulations manifestes que l'on a coustume de donner à ceux qui la sçavent desguiser avec plus d'art, de fard, & d'artifice, puis qu'ils ne doivent en aucune façon captiver nostre liberté sous le nombre de leurs suffrages & nous induire à approuver comme des juges pedanées tout ce qu'il leur plaist de nous dire, si ce n'est quand nous le recognoissons juste & raisonnable par le moyen d'une diligente recherche & censure: Au défaut de laquelle puis que nous pouvons rapporter à bon droict toutes les fables, vanitez & superstitions qui se sont jusques aujourd'huy glissées dans les esprits & dans la fantaisie d'une infinité de personnes, & principalement cette sotte & ridicule opinion de beaucoup, qui ont creu que tous les plus grands personnages, voire mesme les Papes & souverains Pontifes avoient esté Sorciers & Magiciens: Aussi faut-il qu'elle nous serve maintenant comme du glaive de Telephe, qui seul pouvoit guerir les playes qu'il avoit faittes : ou comme du Soleil qui peut seul dissiper les nuages & broüillars qui sesont esleuez pendant son absence. Combien toutesfois quelle soit plus espineuse & difficille que de pouvoir estre indifféremment pratiquée par toutes sortes de personnes, l'experience qui ne s'acquiert qu'avec le temps, la reflexion qu'il faut faire sur ce que l'on a conceu, l'exacte remarque des propos bien couchez, & des sages actions d'autruy, & sur tout cette indifference qui doit tousjours porter le flambeau en cette recherche de la vérité, dispensent facilement les esprits foibles, legers & obstinez, comme aussi les jeunes hommes semblables pour l'ordinaire à celuy qui est descrit dans Virgile, Ense velut nudo, parmâque inglorius albâ, de s'occuper à cette censure, de laquelle un aage meur & d'une trempe non commune se délivre avec plus heureux succez & moins de difficulté : & de faict nous voyons qu'elle a si bien succédé à Erasme, Vives, Scaliger, Bodin, Montagne, Canus, Possevin, & beaucoup d'autres qui l'ont réservée pour l'acte le plus serieux de leurs Estudes, que nous ne pouvons manquer, puis que comme nous advertit Seneque, Bona mens nec emitur nec commodatur, au moins de la perfectionner par leurs exemples & par le moyen des préceptes que l'on peut donner en general pour se former & polir le jugement: le premier desquels est de s'occuper souvent à la lecture des Autheurs qui ont le plus excellé en iceluy, comme de Seneque, Quintilian, Plutarque, Charron, Montagne, Vives ; de ces admirables & grands génies de l'histoire Thucydide, Tacite, Guicciardin, Comminés & Sleidan ; des discours politiques bien raisonnez, & de tous ceux qui ont eu beaucoup de nouvelles conceptions, comme Cardan & le Chancelier d'Angleterre Verulam en tous leurs livres. Le second d'avoir la cognoissance de la Dialectique, pour pouvoir avec plus de promptitude & facilité distinguer le vray d'avec le faux, le simple du composé, le nécessaire du contingent, & nous ouvrir le chemin au troisiesme & dernier, qui est une cognoissance des sciences les plus utiles, & une pratique des affaires du monde la plus universelle & générale qu'il se pourra faire, laquelle se doit acquérir tant par nostre industrie que par le labeur de ceux qui nous ont precedé, tel que peut estre çeluy des Historiens, le choix desquels est de si grande conséquence, que l'on ne le sçauroit jamais faire avec assez de circonspection, & principalement en ce siécle, auquel la Philautie triomphe si facilement de l'industrie des hommes, pour mettre au jour les fruicts de son ignorance.

Sic dirafréquentes N(í0„0^
Scrìbendi inyajltfcabies, & turpe putatur
In nullis penitus nomen prœfíare tabernis.

De sorte que l'on pourroit dire à bon droict de l'Impression, nourriciere de toutes ces fantaisies rampantes, ce que diíoit beneque au uk^.nat. sujet d'une pareille rencontre en la nature que celle cy est en l'art, Sibe* neficia naturœ utentiapraYitateperpendimw^ nihil non nofìro maloaccepimus. C'est çe qui avoit esté preveu il y a plus de 120. ans parle docteHer* molaus patriarche d'Aquilce, & perrot Evesque de Siponte, & à quoy seul nous devons rapporter la cause d'une si soudaine propagation de nos dernieres hérésies : comme aussi f de ce qu'avec tous ces advantages que nous avons íu r les Anciens nou s ne pouvons en aucune façon eígaler leur doctrine. C'est pourquoy j'estime qu'il est grandement nécessaire parmy une telle quantité d'AU' theurs de choisir & tirer curieuse» ment ceux desquels la diligente lecture nous pourra faire foy qu'ils ont eu toutes les conditions requises & nécessaires à la perfection d'un Historien, tel qu'a esté Polydore pour les Anglois, Rhenanus pour les AllemanSíSc Paul Emile pour les François'; & meípriser tous les autres qui ne íònt point marquez comme les précédents au coin de la vérité: ou que si nous les voulons li~ re, ce soitíbus les mesmcs codifions que Seneque le permettoit à son amy Lucilíe, Nec te prohibuerim, luy diíbit il, aliquandoijìa agerej'ed tune cum yolesnïhil agere. Pour moy je dirois d'avantage qu'il les faudroit du tout supprimer, ou que comme anciennement il estoit défendu à ceux quin'avoient atteint Paage de quarante ans de lire l'Apocalypse & le dernier chapitre du Prophète E£ dras? il fust pareillement défendu à ceux qui n'ont encores le jugement formé par la lecture des bons livres, de s'arrester à tous ces fruicts abortifs & percurseurs de ^ignorance, qui ne servent qu'à desmonter & abastardir V esprit de ceux qui s'y amusent,?^»* qui omnes etiam indignas Uïïione schedas excutit, anilibus quoque, fabulis accommodât e operam potest. Sur la censure & précaution desquels premier que de nous estedrç d'avantage, tage, il faut descouvrir en panant Terreur de je ne sçay quelles personnes qui croyent que la Peinture & la Poésie sont deux soeurs associées capables de maistriser nostre créance à leígal des Histoires les plus certaines. Car encores bien que l'on doive accorder que leur dessein peut estre fondé fur quelque véritable narration, toutesfois ils fe licentient tellement de la deíguiíer par leurs songes &chymeres, qu'âpres avoir toutes deux subi une mefme condemnation, "Kamcjtit unumfeBanturïterfo mania mum Somnia conc 'tpiunt, & Hom erm & acerApelles. Celuy-là se seroit à bon droict mocqué de soy qui voudroit se persuader que Turnus, le petit Tydée & Rodomont lancèrent autresfois contre leurs ennemis des quartiers de miontagnes^ parce que les Poètes l'asseurent, ou que Jésus Christ monta au Ciel sur Vn Aigle^d'autant Sg^Hi. qu'il est ainsi représenté dans l'Egli- f^ì- «£•df le Métropolitaine S. André de la Imn*. ville de Bordeaux, &quelcsApo- cw,»»*. stres joùoient des cymbales aux funerailles de la Vierge, parce que ltf caprice d'un Peintre les voulut représenter de la façon: d'où l'on peut facilement excuser la boufonnerie de Beze, sur l'argument peinturé duquel le Docteur de Sainctes se voulut prévaloir au Colloque de Poiíïï. Je ne íçay si l'on doit porter plus de déférence à toutes les narrations fabuleuses, comme font celles qui se sont glissées au monde (s'il est permis d'en remarquer quelques unes en l'Histoire Ecclésiastique) sous l'adveu des tiltres favorables ScïipçcieuxíDeinfantiaSalvatoriSydc,, • Iacoslforau^édeSrJFrançoisp d'une légende dorée, d'un proto-Evangeliumj de neuf ou dix Evangiles, & de plusieurs autres semblables, quelqu'unes desquelles premièrement imprimées dans le Micropresbyticon ont esté depuis sagement retranchées de 1J Ortodoxcgraphia & de la Bibliothèque des Pères. Ceux qui veulent faire passer Pline, Albert le Grand, Vincent de Beauvais, Cardan, & quelques autres de non moindre conséquence pour fabuleux secrétaires de la Nature, recognoissent mal à mon jugement l'obligation que nous devons avoir aux observations de ces grands personnages : ilíèroit plus à propos de flestrir de cette marque les mensonges des Charlatans, les resveries des Alchymistes, la sottise des Magiciens ^ les énigmes des Cabalistes^ les combinaisons des Lullistes, & semblables folies de certains proprietaires & ramasseurs de secrets, puis qu' ils n'apportent rien de plus solide à l'Histoire naturelle, que tous ces vieux & cassez monuments d'Olaus, de Saxo Grammaticus, Turpìn^ Neubrigéfis, Mcrlin,Naucíer, Phreculphe, Sigebert, Paulus Venetus, &une infinité d'autres à la politique & eivile" parce qu'i ceux ay ans pris plus de peine à ramaflèr ce qui estoit espars çà & là, qu'à balancer l'authorité des Autheurs desquels ils empruntaient leurs mémoires, ils n'ont pas feulement donsource à une. Iliade d'Histoires chymeriques & ridicules, mais mis en vogue par mesme moyen celles qui estoient encores plus faunes, les rapportans comme tres'certaines& afftur ées; íbit qu'âpres les avoir admises pour telles ils ne voulussent imiter S. Augustin en fesRetra£ta' tions, QuamYis enim, dit Seneque, . vana " Vana nos concitaverintjerfeycyamus, ne Yideamur cœpijsejîne causd, ou plus véritablement qu'ils suivissent la route commune de ceux quiíè meflent d'eíci ire,qui est de prouver <$c venir à bout par quelque moyen que ce íbit de ce qu'ils ont entrepris, tirant 11 les raisons par force & les preuves par les cheveux, & prenans les ouydires pour verite2 certaines, &"tous les vaux-de-villes pour démonstrations. ... Et sic obseryaùû crejcit Ex ataVisquondam maiè cœpta, deinde seftutis Tradita temporibus, ferifque nepot'h kisaucìa. Qui est une façon d'escrire du tout inepte & particulière aux esprits moutoniques du Philosophe Huartoy qui comme les brebis de Cingar abandonnent volontairement la barque delaVerité,pour se précipiter ter les uris âpres les autres dans la mer du mensonge. Or pour nous délivrer de toutes ces abïurditez, il ne faut que considérer l'ordre de ceux qui descrivent ces belles fantaisies, & monter des uns aux autres jusques à ce que Ton ait recogneu le premier, & peut estre Tunique de ceux qui nous les ont dônées ; comme par exemple il esttres-constant & aíscurc que tous nos vieux Romans ont pris leur origine des Chroniques dcTEveíqueTurpin> les contes de la Papesse Jeanne d'un Marianus Scotus, la salvation de Trajan d'un Jean Lévite, & l'opinion que Virgile estoit Magicien du Aíoine Helinandus; & cestuy-lá estant trouvé, considérer diligemment sa condition, le party qu'il íiiivoit, & le temps auquel il escrivoit le premier : parce que Ton a beaucoup plus d'afíeurance à ceux qui ont manié les affaires, qu'à des Moines & particuliers, à des honv ujes relevez & sublimes, qu'à des simples & ignorans. Le sécond, parce que tous les Historiens, réservé ceux qui font parfaictement héroïques, ne nous représentent jamais les choies pures, mais les inclinés 3c, masquent selon le visage qu'ils leur veulent faire prendre, & pour donner crédit àleurjugement,&yattirer lesautrts, prestent volontiers de çe collé, à la matière, l'allongent & 1-amplifient y la biaisent & la defguiíènt suivant qu'ils le jugent à propos : d'où nous voyons que les Gentils & Idolâtres ont dict beaucoup de choses contre les nouveaux Chrétiens, parce qu'ils les avaient en haine; que les partisans de quelques Empereurs ont dict mille villenies contre les Papes; que les Anglois defèrivent la pucelle d'Or Jeans comme une Sorcière & Magicienne j & que les hérétiques de ce temps maintiennent une infinité de fables contre l'honneur des souverains Pontifes & de l'Eglise. Finalement le troisiefme, d'autant qu'il faut faire le mefme jugement 4cs livres, que Paterculus faisoit des hommes doctes,& que Inexpérience nous apprend que presque toutes les Histoires depuis sept ou huiòì: cens ans font si grossies & boursouflées de mensonges, qu'il semble que leurs Autheurs se soient entrebattus à qui emporteroit le prix d'en forger davantage. C'est pourquoy l'on peut juger par toutes ces conditions requises à la censure des Historiens, qu'elles ne peuvent estre légitimeraét mises en pratique par ces esprits ffcupides & grossi ers 3 que i'Oflocephale animal, qui ne bouge d'«ne^[ace,rîous repr-efentoitdans B'î les les lettres mystérieuses des Egyptiens, c'est à dire par ceux qui n'ont jamais íbrty les bornes de leur patrie j qui ne lisent aucunes Histoires* qui ne sçavent ce que l'on fait ailleurs, &: qui sont tellement rudes & ignorans, que s'ils entendent nommer quelque grand personnage, ils croyent le plus souvent que l'on leur parle de quelque monstre d'Aphrique, ou du nouveau monde: car iceux n'ayans rien à conrxadire ny opposer, ils ne font difficulté de Croire & trancher resoluément ce qui est de leur advis jau contraire de ce que doit faire un galand homme, cmfiplura nofse datufn est, majora eiiïnsequuntur dubia^ comme Aristote nous repreíèntc les vieillards} qui rerum Yitiis longp ufu dete&is <& cqgnitis} riéilimpudenter aJfeVerant > & desquels il dict au mesme endroit, que leur longue pratique & expérience les rend pour l'ordinaire incrédules & soupçonneux, tels que devroient tousjours estre ceux qui veulent tirer profit de leurs lectures.