Après dîner

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L’Aurore du 29 août 1898 (p. 2-17).


APRÈS DÎNER



Quelques amis se trouvaient, un soir, réunis chez un de nos plus célèbres écrivains. Ayant copieusement dîné, ils disputaient sur le meurtre, à propos de je ne sais plus quoi, à propos de rien, sans doute. Il n’y avait là que des hommes, des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins, tous gens pouvant causer librement, au gré de leur fantaisie, de leurs manies, de leurs paradoxes, sans crainte de voir, tout d’un coup, apparaître ces effarements que la moindre idée un peu hardie amène sur le visage bouleversé des notaires — je dis notaires comme je pourrais dire journalistes ou portiers, non pas par dédain, certes, mais pour préciser un état moyen de la mentalité française.

Avec un calme d’âme aussi parfait que s’il se fût agi d’exprimer une opinion sur les mérites du cigare qu’il fumait, un membre de l’Académie des sciences morales et politiques dit :

— Ma foi !… je crois bien que le meurtre est la plus grande préoccupation humaine, et que tous nos actes dérivent de lui.

On s’attendait à une longue théorie ; il se tut.

— Évidemment, prononça un savant darwinien… Et vous émettez là, mon cher, une de ces vérités éternelles comme en découvrait, tous les jours, le légendaire M. de la Palisse… puisque le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par conséquent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée… S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte par ce fait admirable que le crime en général, et le meurtre, en particulier, sont non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être. Nous vivrions alors, sans code, sans tribunaux, sans gendarmes, en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir… Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connais pas de meilleurs moyens de culture que les lois.

Un médecin répliqua :

— Le meurtre se cultive suffisamment de soi-même… et je ne crois pas qu’il y ait lieu de le traiter par des moyens intensifs. À proprement dire, il n’est pas le résultat de telle ou telle passion, ni la forme pathologique de la dégénérescence. C’est un instinct vital qui est en nous, qui est dans tous les êtres organisés et les domine… comme l’instinct génésique. Et c’est tellement vrai que, la plupart du temps, ces deux instincts se combinent si bien l’un par l’autre, se confondent si totalement, l’un dans l’autre, qu’ils ne font, en quelque sorte, qu’un seul et même instinct, et qu’on ne sait plus lequel des deux nous pousse à donner la vie, ou à la reprendre, lequel est le meurtre et lequel est l’amour… J’ai reçu les confidences d’un horrible assassin qui tuait les femmes. Son sport était que le spasme de plaisir de l’un concordât exactement avec le spasme de mort de l’autre : « Dans ces moments-là, me disait-il, je me figurais que j’étais un Dieu et que je créais le monde ! »

— Ah ! s’écria le célèbre écrivain, si vous allez chercher vos exemples chez les professionnels de l’assassinat ! Il n’est pas possible que vous appliquiez les mêmes observations aux esprits cultivés, aux natures policées, aux individualités mondaines, dont chaque heure de leur existence se compte par des victoires sur l’instinct originel, et sur les persistances sauvages de l’atavisme.

À quoi notre médecin répondit :

— Permettez !… Quelles sont les habitudes, les plaisirs préférés de ceux-là que vous appelez, mon cher, « des esprits cultivés », des « natures policées » ?… L’escrime, le duel, les sports violents, l’abominable tir aux pigeons, les courses de taureaux, les exercices variés du patriotisme, l’antisémitisme, la chasse… toutes choses qui ne sont, en réalité, que des régressions vers l’époque des barbaries primitives où l’homme — si l’on peut dire — était, en culture morale, pareil aux grands fauves qu’il poursuivait… Il ne faut pas se plaindre, d’ailleurs, que la chasse ait survécu à tout l’appareil de ces mœurs ancestrales… C’est un dérivatif puissant, par où « les esprits cultivés et les natures policées » écoulent, sans trop de dommages pour nous, ce qui subsiste, toujours, en elles, d’énergies destructives et de passions sanglantes. Sans quoi, au lieu de courre le cerf, de servir le sanglier, de massacrer d’innocents volatiles dans les luzernes, soyez assuré que c’est à nos trousses que « les esprits cultivés » lanceraient leurs meutes, que c’est nous que « les natures policées » abattraient joyeusement à coups de fusil, ce qu’elles ne manquent pas de faire, du reste, quand elles ont le pouvoir, d’une façon ou d’une autre, avec plus de décision et, reconnaissons-le, avec moins d’hypocrisie que les brutes… Oh ! ne souhaitons jamais la disparition du gibier, de nos plaines et de nos forêts !… Il est notre sauvegarde et, en quelque sorte, notre rançon… Le jour où il disparaîtrait tout d’un coup, nous aurions vite fait de le remplacer, pour le délicat plaisir « des esprits cultivés »… L’affaire Zola nous en est un exemple admirable… Jamais, je crois, la passion du meurtre, et la joie barbare de la chasse à l’homme ne s’étaient manifestées aussi complètement et avec tant de cynisme… Parmi les incidents extraordinaires, et les faits monstrueux auxquels elle donna lieu, celui de la poursuite de M. Grimaux, dans les rues de Nantes, reste le plus caractéristique, tout à l’honneur « des esprits cultivés » et « des natures policées », qui firent couvrir d’outrages et de menaces de mort ce grand savant, à qui la France doit les plus beaux travaux sur la chimie… Il faudra toujours se souvenir de ceci que le maire de Clisson, « esprit cultivé », dans une lettre rendue publique, refusa l’entrée de sa bonne ville à M. Grimaux, et regretta que les lois modernes ne lui permissent point de le pendre, haut et court, comme il advenait des savants, aux glorieuses époques des anciennes monarchies !… De quoi, cet excellent maire « esprit cultivé » fut fort approuvé de tout ce que le nationalisme compte de « natures policées », et de ces « individualités mondaines », si exquises, lesquelles, au dire de notre hôte, remportent, chaque jour, d’éclatantes victoires sur l’instinct originel et les persistances sauvages de leur atavisme… Remarquez en outre, que c’est chez ces esprits cultivés et les natures policées que se recrutent, presque exclusivement, les officiers, c’est-à-dire des hommes qui, ni plus ni moins méchants que les autres, ni plus ni moins bêtes que les autres, choisissent librement un métier — fort honoré du reste — où tout l’effort intellectuel consiste à opérer sur la personne humaine, les violations les plus diverses, et développer, multiplier les plus complets, les plus amples, les plus sûrs moyens de pillage, de destruction, d’insolation et de mort !… N’existe-t-il pas des navires de guerre à qui les « natures policées » ont donné les noms parfaitement loyaux et véridiques, de DévastationFurorTerror ?…

Le médecin reprit haleine, alluma une cigarette à la flamme d’une bougie, et il continua :

— Le terrible, c’est que cette tare originelle du meurtre, l’éducation la développe, au lieu de la guérir, les religions la sanctifient au lieu de la maudire. Tout se coalise pour faire du meurtre le pivot sur lequel tourne notre admirable société. Dès que l’homme s’éveille à la conscience, on lui insuffle l’esprit du meurtre dans le cerveau. Le meurtre, grandi jusqu’au devoir, popularisé jusqu’à l’héroïsme, l’accompagnera dans toutes les étapes de son existence. On lui fera adorer des Dieux baroques, des Dieux fous furieux qui ne se plaisent qu’aux cataclysmes et, maniaques de férocité, se gorgent de vies humaines, fauchent les peuples comme des champs de blé. On ne lui fera respecter que les héros, ces dégoûtantes brutes chargées de crimes et toutes rouges de sang. Les vertus par où il s’élèvera au-dessus des autres, et qui lui valent la gloire, la fortune, l’amour, s’appuieront uniquement sur le meurtre. Il trouvera dans la guerre la suprême synthèse de l’éternelle et universelle folie du meurtre, du meurtre régularisé, enrégimenté, obligatoire, et qui est une fonction nationale… Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, toujours il verra le mot meurtre immortellement écrit au fronton de ce vaste abattoir qu’est l’humanité… Alors, cet homme à qui, dès l’enfance, l’on inculque le mépris de la vie humaine, que l’on voue à l’assassinat légal, pourquoi voudrait-on qu’il recule devant le meurtre, quand il y trouve un intérêt, ou une distraction ? Au nom de quel droit la société condamne-t-elle des assassins qui n’ont fait, en réalité, que se conformer aux lois homicides qu’elle édicte, et suivre les exemples sanglants qu’elle leur donne ?… « Comment, pourraient dire les assassins, un jour, vous nous obligez à assommer un tas de gens contre lesquels nous n’avons pas de haine, que nous ne connaissons même pas ; plus nous les assommons, plus vous nous comblez d’honneurs et de récompenses. Un autre jour, confiants dans votre logique, nous supprimons des êtres qui nous gênent et parce que nous les détestons, parce que nous désirons leur place, leur argent, leur femme ; toutes raisons précises, plausibles et humaines… Et voilà que tombent sur nous, le gendarme, le juge, le bourreau !… Révoltante injustice et qui n’a pas le sens commun ! » Que pourrait répondre à cela la société, si elle avait le moindre souci de logique ?

Alors le savant darwinien formula :

— La société n’a pas besoin de logique, ni de justice… Logique et juste, elle ne serait plus la société, elle ne serait plus rien…

Octave Mirbeau.