Après la pluie, le beau temps/1
I
LES FRAISES
Geneviève, veux-tu venir jouer avec moi ? Papa m’a donné congé parce que j’ai très bien appris toutes mes leçons.
Oui, je veux bien ; à quoi veux-tu jouer ?
Allons dans le bois chercher des fraises.
Alors je vais appeler ma bonne.
Pourquoi cela ? Nous pouvons bien aller seuls, c’est si près.
C’est que j’ai peur…
De quoi as-tu peur ?
J’ai peur que tu ne fasses des bêtises, tu en fais toujours quand nous sommes seuls.
Moi, je ne fais pas de bêtises ; c’est toi qui en dis.
Comment ! tu ne fais pas de bêtises ? Et ce fossé où tu m’as fait descendre ? Et je ne pouvais plus en sortir ; et tu as eu si peur que tu as pleuré.
J’ai pleuré parce que tu pleurais et que cela m’a fait peur. Tu vois bien que je t’ai tirée du fossé.
Et ce petit renard que tu as tiré d’un trou ! Et la mère qui est accourue furieuse et qui voulait nous mordre !
Parce que tu t’es jetée devant moi pendant que je tenais le petit renard qui criait.
Je me suis jetée devant toi pour que le gros renard ne te morde pas. Et tu as été obligé de lâcher le petit renard tout de même.
C’était pour t’empêcher d’être mordue ; la mère était furieuse ; elle déchirait ta robe.
Oui ; mais tu vois que tu fais des bêtises tout de même.
Je t’assure que je n’en ferai plus, ma petite Geneviève ; nous cueillerons tranquillement des fraises ; nous les mettrons sur des feuilles dans ton panier et nous les servirons à papa pour le dîner.
Oui ! c’est très bien ! c’est une bonne idée que tu as là. Mon oncle aime beaucoup les fraises des bois ; il sera bien content.
Partons vite alors ; ce sera long à cueillir. »
Georges se précipita hors de la chambre, suivi par Geneviève ; tous deux coururent vers le petit bois qui était à cent pas du château. D’abord ils ne trouvèrent pas beaucoup de fraises ; mais, en avançant dans le bois, ils en trouvèrent une telle quantité, que leur panier fut bientôt plein.
Enchantés de leur récolte, ils s’assirent sur la mousse pour couvrir de feuilles le panier ; après quoi Geneviève pensa qu’il était temps de rentrer.
À peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils entendirent la cloche sonner le premier coup du dîner.
« Déjà, dit Georges ; rentrons vite pour ne pas être en retard. »
Je crains que nous ne soyons en retard tout de même, car nous sommes très loin. As-tu entendu comme la cloche sonnait dans le lointain ?
Oui, oui. Pour arriver plus vite, allons à travers bois ; nous sommes trop loin par le chemin.
Tu crois ? mais j’ai peur de déchirer ma robe dans les ronces et les épines.
Sois tranquille ; nous passerons dans les endroits clairs sur la mousse. »
Geneviève résista encore quelques instants, mais, sur la menace de Georges de la laisser seule dans le bois, elle se décida à le suivre et ils entrèrent dans le fourré ; pendant quelques pas ils marchèrent très facilement ; Georges courait en avant, Geneviève suivait. Une ronce accrochait de temps en temps Geneviève, qui tirait sa robe et rattrapait Georges ; bientôt les ronces et les épines devinrent si serrées que Georges lui-même passait difficilement. Geneviève avait déjà entendu craquer sa robe plus d’une fois, mais elle avançait toujours ; enfin elle fut obligée de traverser un fourré si épais qu’elle se trouva dans l’impossibilité d’aller plus loin.
« Georges, Georges ! cria-t-elle, viens m’aider ; je ne peux pas avancer ; je suis prise dans des ronces.
Tire ferme ; tu passeras.
Je ne peux pas ; les épines m’entrent dans les bras, dans les jambes. Viens, je t’en prie, à mon secours. »
Georges, ennuyé par les cris de détresse de Geneviève, revint sur ses pas. Au moment où il la rejoignit, le second coup de cloche se fit entendre.
Ah ! mon Dieu ! le second coup qui sonne. Et mon oncle qui n’aime pas que nous le fassions attendre. Oh ! Georges, Georges, tire-moi d’ici ; je ne puis ni avancer ni reculer. »
Geneviève pleurait. Georges s’élança dans le fourré, saisit les mains de Geneviève et, la tirant de toutes ses forces, il parvint à lui faire traverser les ronces et les épines qui l’entouraient. Elle en sortit donc, mais sa robe en lambeaux, ses bras, ses jambes, son visage même pleins d’égratignures. Aucun des deux n’y fit attention ; le bois s’éclaircissait, le temps pressait ; ils arrivèrent à la porte au moment où M. Dormère les appelait pour dîner.
Quand ils apparurent rouges, suants, échevelés, Geneviève traînant après elle les lambeaux de sa robe, Georges le visage égratigné et son pantalon blanc verdi par le feuillage qu’il lui avait fallu traverser avec difficulté, M. Dormère resta stupéfait.
D’où venez-vous donc ? Que vous est-il arrivé ?
Nous venons du bois, papa ; il ne nous est rien arrivé.
Comment, rien ? Pourquoi es-tu vert des pieds à la tête ? Et toi, Geneviève, pourquoi es-tu en loques et égratignée comme si tu avais été enfermée avec des chats furieux ? »
Georges regarde Geneviève et ne répond pas.
Geneviève baisse la tête, hésite et finit par dire :
« Mon oncle,… ce sont les ronces,… ce n’est pas notre faute.
Pas votre faute ? Pourquoi as-tu été dans les ronces ? Pourquoi y as-tu fait aller Georges, qui te suit partout comme un imbécile ? »
Geneviève espérait que Georges dirait à son père que ce n’était pas elle, mais bien lui qui avait voulu aller à travers bois. Georges continuait à se taire ; M. Dormère paraissait de plus en plus fâché. Geneviève, espérant l’adoucir, lui présenta le panier de fraises et dit :
« Nous voulions vous apporter des fraises des bois, que vous aimez beaucoup, mon oncle. Si vous voulez bien en goûter, vous nous ferez grand plaisir.
Je ne tiens pas à vous faire plaisir, mademoiselle, et je ne veux pas de vos fraises. Emportez-les. »
Et d’un revers de main M. Dormère repoussa le panier, qui tomba par terre ; les fraises furent jetées au loin. Geneviève poussa un cri.
Eh bien, allez-vous crier maintenant comme un enfant de deux ans ? Laissez tout cela ; allez vous débarbouiller et changer de robe. Viens dîner, Georges ; il est tard.
M. Dormère passa dans la salle à manger avec Georges pendant que Geneviève alla tristement retrouver sa bonne, qui la reçut assez mal.
Il parvint à lui faire traverser les ronces.
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Encore une robe déchirée ! Mais, mon enfant, si tu continues à déchirer une robe par semaine, je n’en aurai bientôt plus à te mettre, et ton oncle sera très mécontent.
Pardon, ma bonne ; Georges a voulu revenir à travers le bois ; les ronces et les épines ont déchiré ma robe, ma figure et mes mains. Et mon oncle m’a grondée.
Et Georges ?
Il n’a rien dit à Georges ; il l’a emmené dîner.
Mais est-ce que Georges n’a pas cherché à t’excuser ?
Non, ma bonne ; il n’a rien dit.
— C’est toujours comme ça, murmura la bonne ; c’est lui qui fait les sottises, elle est grondée, et lui n’a rien. »
Pélagie débarbouilla le visage saignant de Geneviève, lui enleva quelques épines restées dans les égratignures, la changea de robe et l’envoya dans la salle à manger.
En traversant le vestibule, Geneviève fut étonnée de n’y plus trouver ni panier ni fraises ; les dalles en marbre blanc étaient nettoyées, lavées.
« Qui est-ce qui a nettoyé tout cela ? se demanda Geneviève. J’en suis bien aise tout de même, parce que mon oncle n’y pensera plus. Il n’aime pas qu’on salisse le vestibule, et il m’aurait encore grondée. »
Quand elle prit sa place à table le dîner était très avancé ; on en était aux légumes ; Geneviève avala bien vite sa soupe, un plat de viande, et les rattrapa au plat sucré. Son oncle ne disait rien, Georges la regardait en dessous pour voir si elle lui en voulait ; Mais Geneviève n’avait jamais de rancune, elle lui sourit quand elle rencontra ses regards embarrassés.
Au dessert on servit des fraises du potager ; elle regarda son oncle.
Vous voyez, mademoiselle, qu’on n’a pas besoin de votre aide pour avoir des fraises qui sont bien meilleures que les vôtres.
Je le sais bien, mon oncle, mais nous avons pensé que vous préfériez les fraises des bois.
Pourquoi dites-vous nous ? Vous cherchez toujours à mettre Georges de moitié dans vos sottises.
Je dis la vérité, mon oncle. N’est-ce pas, Georges, que c’est toi qui m’as demandé d’aller dans le bois chercher des fraises ?
Je ne me souviens pas bien. C’est possible.
Comment, tu as oublié que ?…
Assez, assez ; finissez vos accusations, mademoiselle. Rien ne m’ennuie comme ces querelles, que vous recommencez chaque fois que vous avez fait une sottise qui vous fait gronder. »
Geneviève baissa la tête en jetant un regard de reproche à Georges ; il ne dit rien, mais il était visiblement mal à l’aise et n’osait pas regarder sa cousine.