Après la pluie, le beau temps/35

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XXXV

NOUVELLE INQUIÉTUDE


Le lendemain de la visite du notaire, Mlle Primerose reçut de M. Dormère la lettre suivante :

« Ma cousine,

« Je reçois votre lettre et je m’empresse d’y répondre par un refus absolu à vos deux demandes. Votre voyage à Rome est complètement inutile pour la santé de ma nièce ; le changement d’air que vous jugez nécessaire me décide à la rappeler à Plaisance ; veuillez lui dire que dans huit jours je l’enverrai chercher ; mon fils Georges l’accompagnera jusque chez moi. Veuillez aussi lui faire savoir que je n’ai besoin ni de son nègre, ni de sa bonne, qui se permettent de tenir sur le compte de mon fils des propos que je ne puis tolérer. Je me charge de lui procurer une femme de chambre qui saura conserver le respect qu’un domestique doit à ses maîtres. Quant à ce mariage dont vous me parlez, c’est, des deux côtés, un enfantillage qui ne demande qu’un non très accentué et irrévocable. Vous connaissez aussi bien que ma nièce mes intentions à l’égard de son mariage ; elles s’exécuteront plus tard, à moins qu’elle ne m’oblige à la faire renfermer dans un couvent jusqu’à sa majorité. Recevez, ma cousine, l’assurance de tous mes sentiments.

« L. Dormère. »


Le visage de Mlle Primerose exprima une telle irritation, que Jacques et Geneviève s’empressèrent de lui demander ce qu’était cette lettre qui paraissait l’impressionner si vivement.

Mademoiselle Primerose.

C’est la réponse de M. Dormère ; elle est telle que je vous l’avais annoncée, mais plus méchante et plus sotte que je ne le supposais. Je ne le croyais pas aussi ignoble. Je vais la porter à notre bon notaire et je lui demanderai d’aller lui-même à Plaisance dès demain, pour en finir avec ces misérables, et il se chargera de ma réponse, que je vais écrire immédiatement. »

Avant de quitter le salon, Mlle Primerose donna la lettre à Jacques, qui la lut tout haut à Geneviève.

Jacques.

C’est abominable, odieux ! Et voilà l’homme auquel tu voulais sacrifier, ma Geneviève, ton bonheur et le mien.

Geneviève, pleurant.

Oh ! Jacques, mon ami, ne me laisse pas emmener ; j’en mourrais.

Jacques.

Ne t’effraye pas, mon amie ; jamais, moi vivant, je ne te laisserai au pouvoir de ces misérables. D’ailleurs, n’oublie pas que ton subrogé tuteur est là pour t’arracher de ces mains infernales et que la lettre que Mlle Primerose a eu le bonheur de trouver et de garder nous sauvera tous. »

Pendant que Jacques cherchait à calmer les terreurs de la pauvre Geneviève, Mlle Primerose écrivait à son odieux cousin la lettre suivante :


« Monsieur,

« Il y a trop longtemps que je vous connais dépourvu d’esprit, de délicatesse et de cœur, pour n’avoir pas prévu un refus : mais vous avez dépassé toutes mes prévisions. La pensée infernale que vous avez conçue de livrer votre nièce à un infâme scélérat, ou de l’enfermer dans un couvent, n’aura pas son exécution. Le subrogé tuteur de Geneviève vous porte les preuves de votre propre infamie quand vous avez osé accuser le serviteur de votre innocente et trop généreuse nièce de vous avoir soustrait vos dix mille francs qu’elle savait vous avoir été volés par votre misérable fils. Si vous ne signez pas, séance tenante, votre désistement de votre odieuse tutelle et la reddition de vos comptes de tutelle, je déposerai après-demain ma demande motivée chez le procureur impérial ; et votre nom sera justement déshonoré ainsi que votre personne et celle de votre fils, ce qu’avait voulu empêcher ma noble Geneviève en vous cachant le nom du voleur et en vous suppliant, prosternée à vos pieds, de sauver l’honneur de votre maison.

« Je ne veux plus avoir affaire directement à vous et je vous défends de m’écrire.

« Cunégonde Primerose. »


Mlle Primerose apporta sa lettre au salon et dit à Jacques de la lire à haute voix.

Aux premières lignes, Jacques s’arrêta.

« Chère mademoiselle, dit-il en souriant, ce n’est pas d’un style doux et conciliant.

Mademoiselle Primerose.

Nous ne sommes plus au jour de la conciliation, mon ami. Je parle net parce qu’il le faut. Continue jusqu’au bout. »

Quand Jacques eut fini, Geneviève prit la parole à son tour.

« Chère cousine, c’est bien dur pour mon pauvre oncle d’apprendre si brusquement la terrible vérité.

Mademoiselle Primerose.

Et tu crois que c’est moi qui la lui apprends, bonne personne que tu es. Il y a longtemps qu’il l’a devinée, mais il ne veut pas l’avouer, par orgueil et par lâcheté. Tu oublies donc le plan infâme de ce misérable pour t’amener à épouser forcément son scélérat de fils. Et tout cela uniquement pour avoir ta fortune ! »

Geneviève baissa la tête, et une larme s’échappa de ses yeux.

« Ma cousine, elle pleure ! s’écria Jacques tristement.

Mademoiselle Primerose.

Eh bien, mon ami, console-la, et vois toi-même si, pour dissiper ce chagrin… stupide, je dois l’avouer, tu préfères la voir enlever à ta tendresse par deux brigands qui la feront mourir à force de larmes trop motivées. »

Jacques prit sa place accoutumée près de Geneviève sur le canapé, et, pendant qu’il cherchait à effacer les traces de ce petit chagrin, ce qui ne lui fut pas difficile, Mlle Primerose avait mis son chapeau et était partie pour son exécution. Elle fit voir la réponse de M. Dormère au brave notaire, qui en fut aussi indigné que Mlle Primerose ; il se chargea de sa lettre.

« Je n’ai pas d’affaire pressée aujourd’hui, dit-il, je vais partir tout de suite pour Plaisance ; j’emporte avec votre lettre celle de Georges, et je viendrai ce soir à neuf heures vous donner les actes que vous demandez et qui délivreront votre charmante élève de la tutelle dont elle aurait tant souffert sans vous. »

Il mit ses papiers dans son portefeuille ; Mlle Primerose lui offrit de le mener au chemin de fer dans sa voiture et ils partirent ensemble. Le dernier mot de Mlle Primerose fut :

« Surtout n’oubliez pas de lui donner ma lettre tout de suite en arrivant. Que ce soit moi qui lui porte son premier coup d’assommoir. »

Elle raconta son expédition en revenant chez elle et la promesse du tuteur de leur donner la réponse ce soir même.

« Et vous autres, ajouta-t-elle, vous n’avez pas bougé depuis mon départ ; vous êtes restés là comme des paresseux, à ne rien faire.

Jacques.

Nous avons causé, chère mademoiselle.

Mademoiselle Primerose, riant.

Causé pendant deux heures ?

Geneviève.

Oui, chère cousine, nous avions beaucoup de choses à décider, à arranger…

Mademoiselle Primerose, hochant la tête.

Ah ! Geneviève, Geneviève, moi qui t’ai si bien élevée à ne jamais perdre ton temps, à ne pas rester inoccupée, tu vas devenir une paresseuse, une bavarde.

Jacques, lui baisant la main.

Ne grondez pas, chère mademoiselle, nous sommes encore dans une position si agitante, si incertaine.

Mademoiselle Primerose.

Incertaine ? Allons donc ; tu sais bien qu’avec moi les questions ne restent jamais incertaines, qu’elles sont vite et nettement tranchées. Tu es inquiet, n’est-ce pas, pauvre enfant ? Tu crains que je ne donne Geneviève à Louis ou à ce coquin de Georges. Bêta, va ! causez, je vous laisse. Ne permets pas à Geneviève de se tuer de travail, au moins. »


Ils partirent ensemble.

Mlle Primerose sortit en riant. « Pauvres enfants, se dit-elle, sont-ils heureux ! — Je suis contente de ma lettre. Je puis dire comme Titus : « Je n’ai pas perdu ma journée. » Seront-ils vexés ces deux coquins là-bas ! Je suis fâchée de ne pas voir la figure que fera le père quand il saura que son cher fils est un voleur. »

Mlle Primerose se mit à son bureau et rangea des papiers d’affaires.