Après la pluie, le beau temps/4

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IV

LA BONNE SE PLAINT DE GEORGES


M. Dormère ne parla pas à Geneviève de ce qui s’était passé le matin ; il fut avec elle froid et sévère, comme toujours ; avec Georges il fut au contraire plus affectueux que d’habitude. Après avoir fait une petite promenade dans le potager et la basse-cour, il dit à Georges d’aller jouer avec sa cousine.

Georges, qui craignait les reproches que pouvaient lui faire Geneviève et sa bonne, demanda à son père de rester avec lui.

« Tu es bien aimable, mon ami, de préférer ma société à celle de ta cousine, mais j’ai à travailler, et je veux être seul », répondit M. Dormère en l’embrassant.

Georges alla donc, quoique avec répugnance, rejoindre Geneviève. Elle lisait et n’interrompit pas sa lecture ; la bonne ne lui dit rien non plus, elle continua à travailler.

Georges s’assit et bâilla. Quelques instants après, il bâilla encore avec bruit et poussa un profond soupir. Enfin il se décida à parler.

« Tu n’es guère aimable aujourd’hui », dit-il à Geneviève.

Il n’obtint aucune réponse ; elle lisait toujours.

Georges.

Tu es donc décidée à rester muette ?

Geneviève.

Très décidée.

Georges.

Et pourquoi cela ?

Geneviève.

Pour être moins exposée à tes méchancetés.

Georges.

Quelles méchancetés t’ai-je faites ?

Geneviève.

Je n’ai pas besoin de t’apprendre ce que tu sais aussi bien que moi.

Georges.

Je sais que papa n’a pas voulu t’emmener parce que tu étais sale.

Geneviève.

Et pourquoi étais-je sale ?

Georges.

Parce que tu n’as pas eu l’esprit de te débarbouiller avant de descendre.

Geneviève.

Et qui est-ce qui m’a barbouillée ?

Georges.

Ce n’est pas moi, toujours.

Geneviève, sautant de dessus sa chaise.

Pas toi ! pas toi ! Et tu oses le dire devant ma bonne, qui a vu que tu m’avais poursuivie pour me forcer à désobéir à mon oncle.

Georges.

Je ne t’ai pas forcée à désobéir ; j’ai voulu te faire manger ces fraises qui étaient excellentes ; ta bouche était ouverte et j’y ai mis les fraises ; tu as craché comme une sotte et tu t’es salie : c’est ta faute.

Geneviève, indignée.

Tais-toi, tu sais que tu mens ; tu m’as assez fait de mal aujourd’hui, laisse-moi tranquille. Je ne veux pas jouer avec toi parce que tu trouves toujours moyen de me faire gronder.

Georges.

Moi ! par exemple ! Je ne dis jamais rien ; c’est papa qui te gronde, parce que tu trouves toujours moyen de faire des sottises.

La bonne.

Georges, je suis fâchée pour toi de tout ce que tu as dit à ma pauvre Geneviève depuis que tu es entré. Tu sais très bien qu’un mot de toi ce matin aurait justifié ta cousine ; tu as eu assez peu de cœur pour ne pas le dire ; tu es parti tranquillement, gaiement, laissant ta pauvre cousine, que tu savais innocente, sangloter dans le vestibule pour la punition injuste que tu lui as seul attirée.

Georges.

La punition n’est pas grande, c’était très ennuyeux là-bas ; Louis et Hélène gémissaient sans cesse après Geneviève ; ils ne jouaient pas avec moi ; ils sont allés se promener avec papa, Mlle Primerose et d’autres personnes qui étaient là, et moi je me suis ennuyé horriblement.

La bonne.

C’est bien fait, monsieur ; c’est le bon Dieu qui vous a puni, et c’est ce qui arrive toujours aux méchants.

Georges.

Je dirai à papa comme vous me traitez, et il vous grondera joliment toutes les deux.

La bonne.

Ah ! c’est ainsi que vous le prenez ! Je vais de ce pas chez Monsieur, pour justifier Geneviève en lui racontant la scène de ce matin, en lui expliquant la promenade dans le bois de l’autre jour, et nous verrons qui sera grondé.

Georges, effrayé.

Oh non ! Pélagie, ne dites rien à papa, je vous en prie ; je ne recommencerai pas, bien sûr.

La bonne.

Si vous aviez témoigné du repentir, je vous aurais peut-être pardonné cette fois encore et je n’aurais rien dit ; mais, après des heures de réflexion, vous revenez dans des sentiments plus mauvais : vous osez vous justifier avec une fausseté dont votre cousine même est indignée malgré sa grande bonté et son indulgence. Non, monsieur, je ne vous ferai pas grâce, et je vais trouver votre père ; j’espère qu’il me croira et qu’il vous punira comme vous le méritez. »

Georges pleurait et suppliait ; Geneviève se joignit à lui mais la bonne fut inflexible.

« Ma chère enfant, dit-elle à Geneviève, je manquerais à mon devoir, si je ne te justifiais pas aux yeux de ton oncle ; tu as perdu tes parents, il faut qu’il sache la vérité ; je n’ai que trop pardonné et trop attendu pour l’éclairer. Dans l’intérêt même de Georges et de son avenir, je dois l’informer de tout et je le ferai. »

Et, sans attendre de nouvelles supplications, elle sortit et descendit chez M. Dormère.

Pélagie entra résolument chez M. Dormère, qui écrivait. Il se retourna, parut surpris et contrarié en la voyant.

« Que me voulez-vous ? » lui dit-il d’un ton froid.

Pélagie.

Monsieur, je viens remplir un devoir très pénible et dont j’ai trop tardé à m’acquitter. Mais il s’agit de Georges et je ne doute pas que vous m’écoutiez jusqu’au bout.

M. Dormère.

Parlez, Pélagie ; je vous écoute. Vous savez la tendresse que j’ai pour Georges, et l’intérêt que je porte à tout ce qui le regarde.

Pélagie.

C’est pour cela, Monsieur, que je vous demande de vouloir bien écouter ce que j’ai à vous dire. »

Pélagie commença alors le récit de ce qui s’était passé le matin ; elle fit voir à M. Dormère la fausseté de la conduite de Georges, l’injustice de la punition de Geneviève ; elle lui expliqua l’aventure de la robe déchirée, lui fit remarquer la générosité de Geneviève dans cette occasion comme dans bien d’autres.

« Voilà, ajouta-t-elle, ce que je voulais enfin faire connaître à Monsieur ; ce qui m’y a décidée, ce sont les menaces que Georges a proférées tout à l’heure encore contre Geneviève et contre moi-même, à la suite des reproches que je lui ai adressés. Je ne pouvais laisser plus longtemps Geneviève victime des faussetés de Georges. La pauvre petite est orpheline ; elle n’a d’autre soutien que moi ; j’ai promis à sa mère mourante de me consacrer à cette enfant aussi longtemps qu’elle aurait besoin de moi. En révélant à Monsieur les injustices pour ainsi dire involontaires qu’il commet, je crois remplir un devoir sacré. »

M. Dormère avait écouté le récit de Pélagie sans l’interrompre. Quand elle eut fini, il resta quelques instants plongé dans de pénibles réflexions. Enfin il se leva, s’élança vers Pélagie, lui tendit la main et serra fortement la sienne.

M. Dormère.

Je vous remercie, Pélagie ; merci du service que vous rendez à mon fils et à moi-même. Oui, j’ai été un peu faible pour mon fils, et trop sévère pour la pauvre petite orpheline confiée à mes soins par la tendresse de mon frère et de ma malheureuse belle-sœur. Envoyez-moi Georges ; je veux lui parler seul. »

Pélagie se retira ; elle monta dans sa chambre, où elle retrouva Georges inquiet et tremblant. Geneviève cherchait à le rassurer ; mais elle-même

La bonne fut inflexible.
partageait les craintes de son cousin. Elle trouvait Georges très coupable et ne pensait pas que son oncle pût lui pardonner son manque de cœur et sa fausseté.
La bonne.

Votre père vous demande, Georges ; descendez dans son cabinet de travail.

Georges.

Est-il bien en colère contre moi ?

La bonne.

Vous le saurez quand il vous aura parlé.

Georges.

Qu’est-ce que vous lui avez raconté ? de quoi lui avez-vous parlé ?

La bonne.

Il vous le dira lui-même. »

Georges, voyant qu’elle ne voulait rien lui dire, se décida à descendre chez son père. Il entra doucement, s’avança lentement vers lui et le regarda attentivement. Il s’arrêta à moitié chemin, effrayé par l’expression froide et sévère de son visage.

M. Dormère.

Avancez, Georges. J’ai à vous parler. »

Georges s’approcha en tremblant.

M. Dormère.

Vous savez que Pélagie sort d’ici, qu’elle m’a parlé de vous ?

Georges.

Oui, papa.

M. Dormère.

Je n’ai pas besoin alors de vous répéter ce qu’elle avait à dire ; elle m’a appris ce que j’ignorais, vos discussions avec votre cousine dans bien des circonstances où c’était vous qui méritiez d’être réprimandé et où vous avez laissé accuser Geneviève, sans dire un mot pour sa défense.

Georges, reprenant courage.

Mais, papa, vous ne m’avez pas questionné ; si vous m’aviez fait des questions, je vous aurais répondu, Geneviève ne disait rien non plus.

M. Dormère.

Est-ce une raison pour me laisser gronder et punir Geneviève, sans faire le moindre effort pour la justifier quand vous saviez qu’elle n’était pas seule coupable !

Georges.

Papa, c’est que…, c’est que… je croyais…, je ne savais pas…

M. Dormère, vivement.

C’est que vous avez agi sans réflexion, et qu’il en résulte que vous ne pouvez plus vivre agréablement chez moi avec votre cousine ; et, comme je ne peux pas la renvoyer, puisqu’elle n’a d’autre asile que ma maison, vous m’obligerez à un sacrifice bien pénible pour moi, celui de me séparer de vous. Tu es mon seul enfant, Georges, et je me vois forcé de te mettre au collège deux ou trois ans plus tôt que je ne le voulais. Il faut que je me mette à la recherche d’un collège, et, quelque parfait qu’il soit, tes moindres fautes y seront punies par tes maîtres, et tes espiègleries seront réprimées rudement par tes camarades. J’espère que le temps et la réflexion t’habitueront à la vie de collège ; mais je crains que tu ne regrettes plus d’une fois la vie douce que tu menais ici sous ma direction indulgente. Va annoncer à Geneviève et à sa bonne ton prochain départ.

Georges.

Oh ! papa, je vous en supplie !

M. Dormère.

Non, mon enfant, je ne changerai pas de résolution ; pour toi-même, pour ton bonheur il faut que tu ailles au collège. Va, mon pauvre Georges ; j’ai à écrire pour des affaires pressées. »

M. Dormère embrassa Georges et le fit sortir de chez lui. Georges, remonté par la tendresse de son père, monta lentement l’escalier et entra chez Geneviève, qui l’attendait avec impatience.

Geneviève.

Eh bien ! qu’est-ce que mon oncle t’a dit ? qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Georges.

Je n’ai rien répondu, puisqu’il ne m’a rien demandé. Il m’a dit qu’il allait me mettre au collège dans quelques jours.

Geneviève, effrayée.

Au collège ? Oh ! pauvre Georges ! ce sera horrible !

Georges.

Pas du tout, ce ne sera pas horrible. Ce sera au contraire très agréable. Dans le premier moment j’ai eu peur comme toi, mais j’ai réfléchi que j’aurais des camarades, avec lesquels je pourrais jouer tout à mon aise, comme on joue entre garçons, que je ne serais plus obligé de travailler tout seul, et que je ne serais plus grondé et ennuyé toute la journée par ta bonne.

Geneviève, vivement.

Ma bonne ! Elle est excellente ma pauvre bonne !

Georges.

Pour toi peut-être, mais pas pour moi, qu’elle déteste ; et je la déteste aussi joliment.

Geneviève.

Oh ! Georges, comment peux-tu ?…

Georges, avec humeur.

Laisse-moi tranquille ; tu m’ennuies aussi, toi. Je suis enchanté de m’en aller loin de vous tous. »

La bonne, qui entra, mit fin à la conversation. Georges prit un livre et ne voulut plus dire un mot. Geneviève apprit à sa bonne le départ prochain de Georges pour un collège ; Pélagie approuva beaucoup ce parti qu’avait pris M. Dormère.

« De toute façon, dit-elle, ce sera très avantageux pour Georges. Et toi, ma petite Geneviève, tu en seras bien plus heureuse. »

Geneviève pensait de même et pourtant elle regrettait son compagnon de jeu, qu’elle n’avait pas quitté depuis trois ans, car elle n’avait que cinq ans quand elle perdit ses parents. Son père était mort à la suite d’une chute de cheval, et, six mois après, sa mère était morte de chagrin.