Après les Manœuvres

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 436-446).
APRES LES MANŒUVRES

Les grandes manœuvres qui ont eu lieu, il y a quelques semaines, terminent chaque année le travail de l’armée française. Elle y montre ce qu’elle a appris ; elle y montre aussi ce qu’il lui reste à apprendre. Le moment est donc favorable pour les apprécier et résumer l’impression qui s’en dégage.

Les grandes manœuvres, en 1888, comprenaient : les manœuvres des 3e, 6e et 16e corps d’armée, les grandes manœuvres d’artillerie, les grandes manœuvres de cavalerie. Nous constatons, à notre grand regret, qu’on n’a pas jugé à propos de faire des manœuvres de corps d’armée contre corps d’armée.

Nous allons examiner ces manœuvres au point de vue de la conception et de la direction, c’est-à-dire du commandement, de la préparation des ordres, c’est-à-dire du service d’état-major, et enfin de l’exécution.


Quand un chef de corps d’armée, un directeur de manœuvres d’artillerie ou de cavalerie doit exécuter des grandes manœuvres, il en soumet le programme au ministre de la guerre. Nous n’apprendrons rien à personne en disant que ce programme est presque toujours renvoyé sans observation ; en voici la cause :

Les ministres de la guerre ont des soucis plus urgens que de rectifier un thème de manœuvre, quelle qu’en soit l’importance. Si le ministre est civil, il faut lui savoir gré de cette réserve. Il en est malheureusement de même quand le ministre est militaire. Dans tous les cas, le programme des grandes manœuvres n’a d’autre juge que celui qui tient, à ce moment, l’emploi de chef d’état-major-général, à l’ordinaire général très jeune de grade, et se croyant trop peu autorisé pour se permettre de critiquer les chefs de corps d’armée.

Ceux-ci, assurés de l’approbation qui sera donnée à leurs conceptions, se préparent à marcher, à cantonner et à combattre comme s’ils commandaient une armée de 150,000 hommes, et imaginent, pour couronner leurs manœuvres, quelque représentation où se brûlera beaucoup de poudre, à la grande satisfaction des spectateurs émerveillés. Le but vrai des manœuvres, l’instruction des officiers, surtout des plus élevés en grade, dans un cadre d’opérations qui puissent ressembler à la réalité de la guerre, se trouve faussé, au plus grand détriment de la juste notion que chaque chef doit acquérir de son rôle.


Trouverons-nous du moins, dans la direction des manœuvres, cette unité de vues, ce contrôle sévère qu’on n’a pas su faire présider à leur conception? Eh bien ! non.

La direction, dans le cadre établi pour les opérations, devrait appliquer et imposer l’observation, à tous les degrés de la hiérarchie, des règlemens en vigueur. C’est ainsi du moins que les choses se passent dans les armées étrangères. Il n’y viendrait à l’idée d’aucun général, à moins d’une autorisation spéciale du chef de l’armée, de tenter n’importe quel essai en dehors de la stricte observation des règlemens. Le règlement y est une loi que nul n’est censé ignorer, et en dehors de laquelle il ne saurait y avoir d’ailleurs que confusion et désarroi.

Chez nous, au contraire, la fantaisie et l’improvisation ont conservé droit d’asile. Qu’une idée quelconque germe dans le cerveau d’un général, et aussitôt il en ordonne l’application. L’un, — c’était, dit-on, le meilleur des commandans de corps d’armée, — a imaginé de supprimer les avant-gardes, même pour les petites unités. Il en est résulté qu’à la moindre alerte, faute du tampon protecteur de l’avant-garde, toute une colonne se déployait là où une petite fraction aurait suffi. Un autre avait adopté de mettre la pratique de la guerre en théorèmes et le service des diverses armes en figures de géométrie, à la plus grande confusion des esprits au milieu desquels se sont officiellement propagées ces théories extraordinaires.

Tout récemment, un général de division, inventeur d’une tactique française, non content de la vanter en deux bruyans volumes, en appelait de ses idées au jugement de généraux étrangers à son arme, et réclamait le droit de manœuvrer sans contrôle. Jusqu’ici aucun ministre ne se levait pour faire, rentrer dans le néant toutes ces fantaisies dangereuses et imposer à tous le respect du règlement dont il est le gardien, parce que le ministre, même quand il est militaire, est trop souvent sans autorité morale, en face de vieux généraux, de corps d’armée, à qui. il faut d’ailleurs un sentiment bien vivace de discipline pour garder tout au moins l’apparence du respect vis-à-vis du chef d’un jour imposé par la politique. Il faut rendre au ministre actuel La justice qu’il s’est honoré aux yeux de l’armée en remettant à leur place quelques-uns de ces inventeurs.

Mais ces tentatives, même avortées, sont un signe révélateur de la faiblesse du pouvoir et de l’absence de toute volonté régulatrice à. la tête de l’armée..

En Allemagne, en Russie, en Autriche, lorsqu’on assiste à des grandes manœuvres, on y voit toujours le souverain, qui est le chef suprême de l’armée ; autour de lui se groupent tous ceux qui, sous ses ordres, sont les grands chefs de guerre. Ils viennent s’y instruire et se préparer à instruire leurs subordonnés. On se rend ainsi compte qu’une armée, quelque nombreuse qu’elle soit, puisse se mouvoir et opérer avec une parfaite régularité parce qu’elle est dominée par une volonté unique, invariable et toute-puissante.

Quand on évoque de pareils souvenirs, et qu’on a devait les yeux le spectacle de nos manœuvres, où semblent s’agiter convulsivement les tronçons d’un monstre qu’on aurait décapité, on est profondément attristé par la comparaison ; et il faut la foi indomptable et souriante de notre race pour ne pas se laisser envahir par le découragement.. On se demande où est le généralissime qui doit vouloir et imposer ses volontés, où est le major-général qui doit l’assister, où sont les chefs futurs de nos armées? — Le généralissime? on le condamne, pour ne pas lui donner trop d’influence, à ne voir d’autres troupes que les postes de la place Vendôme et à ne diriger d’autre manœuvre que la revue du 14 juillet. Le major-général inspectait les côtes de l’Atlantique. Quant aux inspecteurs d’armée, on les entrevoit à peine, tant ils sont réduits à la modestie, pour se faire pardonner une situation que les politiciens ont décrétée provisoire et essentiellement révocable.

C’est assurément un grand pas fait vers l’organisation nécessaire que d’avoir réuni en un, conseil supérieur de la guerre lies chefs des armées futures et de leur avoir confié, tant bien que mal, l’inspection des troupes qu’ils doivent diriger en cas de guerre. Mais ce n’est que le commencement d’une mesure qu’il faudrait avoir la sagesse de compléter. Il ne faut pas hésiter à établie à la tête de l’armée le généralissime qu’on a mis à la tête du conseil supérieur de la guerre ; sa place est aux côtés du ministre. Celle du major-général est à la tête de l’état-major-général, où il préparerait en temps de paix les plans dont il aurait à assurer l’exécution en temps de guerre.

Chaque année, les membres du conseil supérieur de la guerre devraient assister aux grandes manœuvres, officiellement et avec toute la solennité qu’exige une mission aussi importante. Ils en seraient les véritables arbitres et les juges suprêmes ; ils maintiendraient l’unité de direction et d’instruction ; ils ne perdraient plus le contact vivifiant de la troupe et resteraient toujours ainsi préparés de corps et d’esprit au rôle capital qu’ils sont appelés à jouer en cas de guerre.


Examinons maintenant comment a fonctionné le service d’état-major. Les ordres qui parvenaient d’en haut aux chefs des unités subordonnées étaient généralement trop longs, trop minutieux, entrant dans des détails dont la prescription était une entrave à l’exécution, un empiétement sur l’initiative des sous-ordres, et, par conséquent, la suppression morale de leur rôle.

C’est au service d’état-major qu’il y a lieu d’attribuer la responsabilité de ces ordres, car, s’il fallait la faire remonter jusqu’au chef, le mal serait plus grave encore. Si un général de corps d’armée, non content d’annihiler ses généraux de division, supprimait encore son chef d’état-major et occupait son esprit à des détails que d’autres ont charge d’étudier, il ne saurait plus, au jour du besoin, le conserver libre et lucide pour les graves décisions qu’il aurait à prendre ; en outre en réduisant ses subordonnés au rôle de simples secrétaires, il aurait anéanti leur valeur particulière et brisé leur énergie morale.

Quoi qu’il en sait, et tout en étant disposé à rendre au zèle et à la capacité des officiers du service d’état-major la justice qu’ils méritent, on peut se demander si tous les officiers de ce service sont parfaitement préparés au rôle qui leur incombe.

L’école préparatoire du service d’état-major s’appelle l’école supérieure de guerre. Elle est, paraît-il, bien dirigée, dotée d’un bon personnel, entretenue dans un esprit d’intelligence, dans un mouvement réel de vie et de progrès. Néanmoins, il faut reconnaître que les élémens qu’on y admet laissent quelquefois à désirer. Chaque année, il y entre quatre-vingts officiers de troupe et il en sort quatre-vingts officiers d’état-major. L’armée est-elle assez riche pour pouvoir produire chaque année pour ce service quatre-vingts officiers d’élite? Ceux qui entrent à l’école supérieure ne sont pas toujours choisis avec assez de soin. Les commandans des corps d’armée et le comité d’état-major n’apportent peut-être pas une sévérité assez rigoureuse dans l’admission au concours ; ils ne devraient y envoyer que des officiers de troupe parfaitement notés. Après deux années d’étude, ces quatre-vingts officiers en sortent assurément plus instruits et très améliorés ; mais il n’en est qu’un petit nombre qui soient vraiment des sujets de première valeur, aptes à faire des aides du commandement. Il semblerait donc préférable de n’accorder le brevet d’état-major qu’à ceux qui le méritent, et de donner aux autres, qui y ont cependant acquis une réelle instruction, un certificat d’études qui leur puisse procurer un avantage suffisamment rémunérateur de leur travail.


Nous avons parlé de la conception, de la préparation des manœuvres ; nous allons maintenant examiner rapidement leur exécution par les diverses armes, en suivant l’ordre de leur entrée successive sur la scène du champ de bataille : la cavalerie qui renseigne ; l’artillerie qui prépare ; l’infanterie qui exécute.


La cavalerie s’est montrée sur certains points à hauteur de son rôle; sur certains autres, elle y a été notoirement inférieure. On peut dire qu’elle a été bonne ou mauvaise, suivant le chef qui la commandait. Néanmoins, on a pu constater que de grands progrès avaient été accomplis. Les officiers sont généralement instruits et aptes à leurs fonctions ; les hommes montent mieux à cheval ; les remontes sont sensiblement améliorées. Si notre cavalerie est encore inférieure à ce qu’elle devrait être, la cause en est dans le commandement, qui est quelquefois exercé par des officiers qui n’ont plus l’activité physique et intellectuelle nécessaire au maniement de cette arme. Il y a beaucoup à faire sous ce rapport ; et il est à désirer que la politique cesse d’intervenir dans le choix des personnes. Il faut aussi souhaiter que des commissions parlementaires ou extra-parlementaires ne risquent pas de compromettre l’avenir de nos remontes, en introduisant, soit dans l’achat, soit dans l’alimentation des chevaux, des économies qui se traduiraient en fin de compte par la ruine d’une arme où la quantité ne remplacera jamais la qualité.


L’artillerie a presque atteint la perfection dans l’art de tirer le canon, c’est-à-dire dans la partie technique de son emploi. La partie tactique de cette arme est en grand progrès. Cette tactique n’est-elle pas d’ailleurs la plus simple de toutes, gouvernée par quelques principes bien nets qui ne se discutent même plus, tels que la concentration des efforts pour la préparation préalable, l’ouverture de la lutte avec le maximum de puissance pour maîtriser le feu de l’adversaire.


L’infanterie a été satisfaisante partout, excellente au 6e corps, où, d’une part, le voisinage de la frontière, d’autre part, une direction supérieure très éclairée et très militaire, impriment à tous ses élémens un redoublement de vie et d’efforts.


En parlant ainsi de chaque arme, nous ne visons que sa tactique spéciale, la pratique ordinaire de ses marches, de ses procédés de déploiement et de combat. Mais ces armes diverses sont à l’armée ce que les membres sont au corps, des agens secondaires, des serviteurs soumis qui obéissent à une impulsion directrice. Les membres de ce corps exécutent des mouvemens justes, concordans, harmonieux, s’ils sont gouvernés par une volonté saine, transmise par des nerfs en bonne santé. Au contraire, si la tête est malade, les mouvemens des membres sont incohérens et désordonnés dans leurs rapports; la machine humaine, mal commandée et mal servie, se détraque. De même de la machine militaire. Chez celle-ci, la tête, c’est le commandement ; et l’organe de transmission de la volonté, c’est le service d’état-major.

Nous nous sommes étendu suffisamment sur ces deux sujets.


A la guerre, les morts et les blessés précisent avec une cruelle brutalité les fautes commises ; les revers et les succès y constituent l’enseignement par excellence, sans qu’il soit besoin de personne pour prononcer un jugement d’ailleurs suffisamment accusé par la réalité des choses. En manœuvres, au contraire, où manque cette sanction inexorable des faits, où tout est fiction, excepté le terrain sur lequel on opère, il est indispensable de voir intervenir une autorité supérieure qui puisse apprécier l’application des idées tactiques et de leurs moyens d’exécution au terrain et aux circonstances, puis prononcer un jugement suprême pour condamner les erreurs commises et en éviter le retour; faute de quoi les opérations porteraient dans le vide, sans enseignement, par suite sans profit. Ce but doit être atteint par ce qu’il est convenu d’appeler « la critique. » Elle doit émaner du chef le plus élevé, et de lui descendre jusqu’aux derniers échelons de la hiérarchie. Les généraux qui exercent les grands commandemens devraient y recevoir les observations du directeur supérieur de la manœuvre ; ils transmettraient à leur tour cette instruction à leurs généraux, chacun ayant le souci d’instruire ses subordonnés et de les préparer à leur rôle. Chez nous, cette critique se borne le plus souvent à la banalité de quelques complimens sans portée. Cela tient à l’abstention trop fréquente des généraux chargés des grands commandemens, qui seuls ont l’autorité et la compétence nécessaires à ce rôle d’instructeur en chef.

A l’étranger, et notamment en Allemagne, le souverain chef de l’armée, les généraux désignés pour commander les armées, qui, comme nous l’avons dit, sont toujours présens aux manœuvres, ne se contentent pas d’y figurer en spectateurs curieux; ils y sont dans toute la réalité de leur rôle de grands chefs, transmettant les observations du souverain, et prenant occasion de chaque faute pour faire profiter leurs subordonnés d’un enseignement qui est la raison d’être des grandes manœuvres.

En Allemagne, tout est organisé et étudié en vue de la préparation à la guerre. L’unique préoccupation nationale est d’avoir une armée prête depuis le premier de ses généraux jusqu’au dernier de ses soldats. Le maréchal de Moltke ne vient-il pas de donner une preuve solennelle de cette sage pensée dans la lettre par laquelle il demande à l’empereur une retraite qu’il motive ainsi : « Je suis obligé de vous mander que mon grand âge ne me permet plus de monter à cheval. Votre Majesté a besoin de forces plus jeunes, et un chef d’état-major-général incapable de faire campagne ne lui sert à rien. »

En présence de cette tension de toutes les forces vives d’une armée, d’une nation entière, vers le but unique qui lui est marqué, pourrait-on croire qu’en France le général qui doit commander devant l’ennemi la cavalerie indépendante ait été condamné à rester trois ans sans voir un escadron, et que le généralissime lui-même: n’ait pas pu assister depuis plus de six ans à la moindre manœuvre ?

Et, de l’autre côté du Rhin, on nous accuse de vouloir la guerre ! Hélas ! est-il seulement permis de croire que nous songeons à nous défendre lorsqu’on voit, deux fois l’année, se succéder à la tête de l’armée des ministres et des chefs de l’état-major-général, qui apportent dans les personnes les changemens de leurs préférences, dans les choses les nouveautés de leurs jalousies, et qui s’en vont laissant toujours plus grands les débris qu’ils accumulent, sans qu’aucun d’eux ait jamais est le loisir de rien édifier de durable?

La politique souveraine l’ordonne ainsi.


Nous ne parlerons pas de la loi sur l’armée, quelque misérable que soit le spectacle de ces projets qui se succèdent depuis plus de dix ans, sans que, par bonheur, aucun d’eux ait encore eu le temps de recevoir la consécration des deux chambres, emporté avec son auteur par la première poussée qui monte des bas-fonds de la politique. Le sujet du moins touche là aux intérêts civils de la nation, et il est naturel que ses députés aient qualité pour les défendre, sans admettre pourtant qu’à des questions secondaires, au fond desquelles il n’y a que l’égoïsme d’une préoccupation électorale, ils osent sacrifier l’intérêt vital du pays, le principe même de sa défense, la base de son existence.

Nous ne voulons considérer que des questions purement militaires, qui ne regardent que l’armée, qui ne devraient être résolues que par la compétence des militaires et qu’on livre néanmoins à l’arbitraire inconscient des politiciens.

Un exemple s’en rencontre dans la récente reconstitution des comités des diverses armes. On y trouve une preuve de cet esprit de compromission qui dévie les réformes les plus simples à réaliser.

On se souvient que certain ministre de la guerre, qui fut un jour selon le cœur du parti radical, avait trouvé démocratique de décapiter les diverses armes de leurs conseils particuliers de direction et de perfectionnement, et de les niveler sous l’unique suprématie de son cabinet qui, pour ces hautes fonctions, avait été composé d’une manière jusqu’ici inusitée. A la place de ces conseils, il avait mis des comités minuscules, composés, pour être plus techniques, d’officiers étrangers à l’arme correspondante à chacun, il était important de réparer ce mal au plus tôt, et de profiter de la restauration du conseil supérieur de la guerre pour donner aux comités une autorité d’autant plus grande, une compétence d’autant plus indiscutable qu’ils devaient éclairer un ministre civil. La mesure s’imposait donc de mettre à la tête de chaque comité un des membres du conseil supérieur de la guerre, et derrière celui-ci les généraux les plus anciens, les plus qualifiés dans chaque arme. Ainsi, les questions que leur importance aurait amenées devant l’examen du conseil supérieur de la guerre auraient trouvé, dans les présidens de ces comités, des rapporteurs particulièrement renseignés. Le ministre avait trop de clairvoyance pour ne pas comprendre la nécessité de cette solution. Mais il a dû battre en retraite devant certaines influences parlementaires.


Plus récemment encore, un arrêté ministériel a paru, qui en quelques lignes est cependant gros de conséquences. Cet arrêté désigne le général de division qui doit présider la commission supérieure de classement des officiers proposés pour l’avancement. Jusqu’à ce jour, cette assemblée des hauts généraux de l’armée était présidée par le plus ancien d’entre eux. C’est en effet un principe fondamental de l’organisation militaire que les personnes se hiérarchisent suivant leur grade, et suivant leur ancienneté dans le même grade. Ce principe était absolu en temps de paix et ne supportait d’exception qu’en cas de guerre. Or voici qu’il n’existe plus et qu’il est aboli par la volonté d’un ministre, lequel a décidé que la réunion des généraux membres du conseil supérieur de la guerre et des généraux commandant les corps d’armée serait présidée par un général autre que le plus ancien, sous le prétexte latent que ce général possède une lettre de service qui, en cas de guerre, le nomme généralissime des armées. Les généraux atteints par cette mesure pouvaient porter devant le conseil d’état une réclamation qui en serait probablement sortie triomphante. Ils ont préféré s’incliner en silence devant la volonté du ministre et donner ainsi à l’armée un exemple d’abnégation et de discipline. La violation du principe n’en reste pas moins réelle.

Cette innovation illégale met en évidence la nécessité d’avoir enfin des grades particuliers, correspondant à des fonctions, qu’une convention de chancellerie est insuffisante à hiérarchiser. Le général qui commande un corps d’armée devrait avoir un grade supérieur à celui de ses généraux de division ; le général membre du conseil supérieur de la guerre commandant d’armée a un grade supérieur à celui des généraux de corps d’armée; enfin le généralissime doit aussi être à un rang hiérarchique militairement supérieur aux généraux d’armée, à moins qu’on n’ait choisi pour ces fonctions le plus ancien d’entre eux.


A cet arbitraire dans la hiérarchie des personnes au gré d’une fantaisie politique, il ne manquerait que d’ajouter celui du maintien indéterminé des généraux de division au-delà de la limite d’âge de soixante-cinq ans.

Il était en effet question de conserver en activité au-delà de ce terme fatal, non-seulement des généraux membres du conseil supérieur de la guerre, mais aussi des généraux commandans de corps d’armée, mais encore de simples généraux de division, sans même pouvoir invoquer en leur faveur cette apparence de raison légale qu’ils avaient « commandé en chef devant l’ennemi. » Assurément il est pénible de voir disparaître, jouissant encore de la vigueur de son intelligence, le chef qui a montré, à la tête du plus important de nos corps d’armée, de hautes capacités militaires, et qui par deux fois a témoigné de la dignité de son caractère en refusant le portefeuille de la guerre. Mais, pour une personnalité de valeur qu’on gagnerait ainsi, de combien d’autres encombrantes et dangereuses n’alourdirait-on pas l’armée ? D’ailleurs, on doit voir plus haut que des questions de personnes ; et, si intéressantes qu’elles soient, il n’est jamais permis de leur sacrifier l’intégrité autrement salutaire d’un principe. Il faut que l’eau coure pour être vive ; il faut que la sève circule librement dans l’arbre pour qu’elle puisse porter la vie aux plus petites branches. Si on l’étrangle à une hauteur quelconque, l’arbre dépérit et meurt.

Retenir au-delà du terme de leur carrière des généraux que la politique aura choisis, c’est arrêter la poussée de légitime ambition des jeunes officiers et stériliser leur ardeur ; c’est, résultat plus grave, substituer à une règle naturelle l’arbitraire d’un conseil de cabinet qui, changeant tous les trois mois, encombrera sans cesse les hauts commandemens de favoris à perpétuer. L’armée serait dangereusement atteinte dans les principes physiques de son renouvellement ; elle serait plus mortellement frappée dans son ressort moral. Choisirait-on le moment même où l’empereur d’Allemagne émonde toutes les branches caduques de son armée pour laisser sur la nôtre tout le bois mort et pour en arrêter la sève ?


En présence des changemens incessans que la politique apporte dans les personnes et dans les choses du gouvernement, il est urgent que le conseil supérieur de la guerre soit fait assez puissant pour sauvegarder l’armée, qui a besoin d’unité dans sa direction, de suite dans son travail. Le ministre de la guerre, tout en restant le chef de l’armée, devrait en être spécialement l’administrateur et le représentant devant le parlement. On le pourrait alors, sans danger, changer à volonté comme un autre ministre, à la condition absolue de faire résider le commandement technique de l’armée dans le conseil supérieur de la guerre.

Il faudrait réserver à ce conseil la préparation à la guerre, l’établissement des plans de la défense, la direction de l’état-major-général, les propositions concernant les hauts commandemens et les nominations de généraux, la préparation de tous les règlemens d’instruction, l’approbation préalable et obligatoire de tous les projets de loi uniquement militaires.

Cette institution ne saurait faire courir aucun danger à l’état, d’abord parce que les membres de ce conseil, nommés par le président de la république, sont révocables par lui, ensuite parce qu’ils n’exerceraient en aucune manière le commandement effectif des troupes, avec lesquelles ils ne seraient en contact que par intermittence, au moment des grandes manœuvres et de leurs hautes inspections. D’ailleurs, le danger n’est pas pour la république dans les généraux dont l’attitude uniquement militaire est toujours restée d’une correction sans reproche. A-t-on déjà oublié que le plus grand péril qu’elle ait couru ne lui est pas venu du duc d’Aumale, de la haute valeur militaire duquel l’armée a été iniquement privée, mais bien du plus récent des radicaux, du général politicien aux reflets les plus divers, du plus acclamé des favoris que la démagogie ait imposés au ministère de la guerre ? On ne saurait rien craindre de généraux dont une loyale carrière est restée fidèle à n’importe quel sentiment personnel, toujours maîtrisé par le respect de l’état, par la passion du bien public, et de la prospérité de l’armée. Au contraire, on peut tout redouter ide ceux qui ne sauraient avoir pour la loi plus de respect qu’ils n’en ont pour eux-mêmes.

Quand il fallut sauver la république de ce danger, c’est aux moins politiciens de ses généraux, c’est à leurs sentimens de discipline qu’elle a fait appel. C’est grâce à la dignité de leur carrière que ces chefs, légalement réunis en conseil militaire, ont pu écarter de l’armée le général qu’ils ont jugé indigne d’y rester.

L’armée a déjà subi bien des épreuves, bien des humiliations ; elle a été ébranlée dans sa base par de terribles secousses, à ce point que ce qui excite le plus l’étonnement des nations étrangères, c’est de la voir encore debout et vivace malgré les efforts violens des démolisseurs qui l’assaillent. Mais il n’est pas d’arbre si solide qui à la longue ne soit abattu par la cognée infatigable. Or, le plus mortel des coups qu’elle puisse recevoir serait l’outrage de subir un jour à sa tête le général qu’elle a justement frappé d’indignité. Le chef de l’état a pu, d’un trait de plume, supprimer de l’armée des princes dont le seul tort se rencontrait dans leur origine royale. Mais quand un général est sorti de l’armée condamné militairement par l’avis unanime d’un conseil d’enquête, il y a là un fait de justice imprescriptible et sans appel, contre lequel aucune puissance, fût-ce celle des électeurs, ne saurait prévaloir, sans anéantir du même coup toutes les lois, sauvegarde des sentimens de discipline et d’honneur qui sont l’âme de l’armée.