Après une visite au Vatican

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Après une visite au Vatican
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 97-118).
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UNE VISITE AU VATICAN

Le 27 novembre de l’année qui vient de finir, j’ai eu l’honneur d’être reçu par Sa Sainteté le Pape Léon XIII, en audience particulière. Ce qu’il a bien voulu me dire, on ne s’attend sans doute pas que je commette ici, ni nulle part, l’indiscrétion ou l’inconvenance de le publier. Mais, si cette visite m’a naturellement suggéré quelques réflexions, j’ai pensé qu’il pouvait être opportun, — ou actuel, comme l’on dit — de les mettre par écrit. On ne trouvera pas, et j’espère que le lecteur ne cherchera pas autre chose dans les pages qui suivent.


I

Le temps n’est pas très éloigné de nous où l’incrédulité savante passait communément pour marque ou pour preuve de supériorité d’intelligence et de force d’esprit. On ne méconnaissait pas l’importance des « religions » dans l’histoire, ni surtout celle de la « religion » ou du « sentiment religieux » dans le développement de l’humanité. C’était même le point qu’on se flattait d’avoir gagné sur l’esprit du XVIIIe siècle ; et, tout en faisant profession d’incroyance, ou ne laissait pas de reprocher aux Voltaire, aux Diderot, aux Condorcet, la violence injurieuse de leur polémique antichrétienne, la déloyauté de leur argumentation, et l’étroitesse de leur philosophie. Mais on n’en voyait pas moins, — avec Auguste Comte et son école entière, — dans « l’état théologique », ce que j’appellerais volontiers la phase embryonnaire de la vie de l’intelligence, et peut-être quelques physiologistes ou quelques anthropologues en sont-ils encore aujourd’hui solidement convaincus. « Les religions, — lit-on dans un livre récent, — sont les résidus épurés des superstitions… La valeur d’une civilisation est en raison inverse de la ferveur religieuse… Tout progrès intellectuel correspond à une diminution du surnaturel dans le monde… L’avenir est à la science. » Ces lignes sont datées de 1892, mais l’esprit qui les a dictées est de vingt ou trente ans plus vieux qu’elles[1].

Que s’est-il donc passé depuis lors ? quel sourd travail s’est accompli dans les profondeurs de la pensée contemporaine ? et, à ce propos, parlerons-nous à notre tour de la « banqueroute de la science ». Les savans s’indignent sur ce mot, et on en rit dans les laboratoires. Car, — disent-ils, — où sont donc celles de leurs promesses que la physique, par exemple, ou la chimie n’aient pas tenues, et au-delà ? Nos sciences ne sont nées que d’hier, et elles ont en moins d’un siècle transformé l’aspect de la vie. Laissons-leur le temps de grandir ! Qui sont d’ailleurs ceux qui parlent ici de banqueroute ou de faillite ? que connaissent-ils de la science ? à quelle découverte, à quel progrès de la mécanique ou de l’histoire naturelle ont-ils eux-mêmes attaché leur nom ? ont-ils inventé seulement le téléphone ou trouvé le vaccin du croup ? C’est ce qu’on aimerait savoir avant de leur répondre. Et quand enfin quelque savant, d’esprit plus chimérique ou plus aventureux, aurait pris au nom de la science des engagemens qu’elle n’a pas souscrits, est-ce la science qu’il en faut accuser ? Le bon sens, que Descartes croyait « la chose du monde la plus répandue » est au contraire la plus rare que l’on sache, plus rare que le talent, aussi rare que le génie peut-être ; et nous avouons de bonne grâce que de grands savans en ont parfois manqué… Ainsi raisonnent ceux qui ne veulent voir dans « la banqueroute de la science » qu’une métaphore retentissante ; — et je ne puis pas dire qu’ils aient tout à fait tort.

Mais ils n’ont pas non plus tout à fait raison, et quelque distinction qu’ils essaient d’établir entre le bon sens des « vrais » savans, et la fâcheuse témérité des autres, ce qui est certain, c’est que la science a plus d’une fois promis de renouveler la « face du monde ». « Je crois avoir prouvé la possibilité, — écrivait Condorcet il y a tout juste cent ans, — de rendre la justesse d’esprit une qualité presque universelle,… de faire en sorte que l’état habituel de l’homme, dans un peuple entier, soit d’être conduit par la vérité… soumis dans sa conduite aux règles de la morale… se nourrissant de sentimens doux et purs. » Et il ajoutait : « Tel est le point où doivent infailliblement le conduire les travaux du génie et le progrès des lumières[2]. » Me dira-t-on que Condorcet n’était après tout qu’un encyclopédiste ? Et je l’entends bien ainsi. Mais Renan, à ses débuts du moins, n’a pas dit autre chose : « La science restera toujours la satisfaction du plus haut désir de notre nature : la curiosité ; elle fournira toujours à l’homme le seul moyen qu’il ait pour améliorer son sort. » Et en un autre endroit, dans ce même livre sur l’Avenir de la science, dont le titre à lui seul était tout un programme : « Organiser scientifiquement l’humanité, — c’est lui qui soulignait, — tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse, mais légitime prétention[3]. » Voilà, je pense, des promesses ! qui vont un peu plus loin que l’ambition du chimiste ou du physicien ; et ce sont ces promesses auxquelles on prétend que la science aurait fait banqueroute.

Serrons cependant la question de plus près. En fait, les sciences physiques ou naturelles nous avaient promis de supprimer « le mystère ». Or, non seulement elles ne l’ont pas supprimé, mais nous voyons clairement aujourd’hui qu’elles ne l’éclairciront jamais. Elles sont impuissantes, je ne dis pas à résoudre, mais à poser convenablement les seules questions qui importent : ce sont celles qui touchent à l’origine de l’homme, à la loi de sa conduite, et à sa destinée future. L’inconnaissable nous entoure, il nous enveloppe, il nous étreint, et nous ne pouvons tirer des lois de la physique ou des résultats de la physiologie aucun moyen d’en rien connaître. J’admire autant que personne les immortels travaux de Darwin, et quand on compare l’influence de sa doctrine à celle des découvertes de Newton, j’y souscris volontiers. Mais quoi ! Pour descendre peut-être du singe, — ou le singe et nous d’un commun ancêtre, — en sommes-nous plus avancés, et que savons-nous de la vraie question de nos origines ? « Dans l’hypothèse mosaïque delà création, — dit Hanckel, — deux des plus importantes propositions fondamentales de la théorie de l’évolution se montrent à nous avec une clarté et une simplicité surprenantes. » Mais, de plus, ajouterons-nous, « l’hypothèse mosaïque de la création » nous donne une réponse à la question de savoir d’où nous venons, et la théorie de l’évolution ne nous en donnera jamais. Ni l’anthropologie, ni l’ethnographie, ni la linguistique ne nous en donneront non plus jamais une à la question de savoir ce que nous sommes, et soutiendront-elles, par hasard, qu’elles ne nous l’ont jamais promis ? Il serait trop aisé de montrer qu’elles ne se sont pas proposé d’autre objet. « Je suis convaincu, — a dit Renan, — qu’il y a une science des origines de l’humanité qui sera construite un jour non par la spéculation abstraite, mais par la recherche scientifique… Quelle est la vie humaine qui, dans l’état actuel de la science, suffirait à explorer tous les côtés de cet unique problème ?… Etsi l’on ne l’a pas résolu, commentaire qu’on sait l’homme et l’humanité »[4] ? Mais nous pouvons être assurés aujourd’hui que les sciences naturelles ne nous le diront pas. Ce que nous sommes en tant qu’animal, elles nous l’apprendront peut-être ! Elles ne nous apprendront pas ce que nous sommes en tant qu’homme. Quelle est l’origine du langage ? quelle est celle de la société ? quelle est celle de la moralité ? Quiconque, dans ce siècle, a tenté de le dire, y a échoué misérablement ; et on y échouera toujours, et toujours aussi misérablement, parce que, ne pouvant concevoir l’homme sans la moralité, sans le langage ou en dehors de la société, ce sont ainsi les élémens mêmes de sa définition qui échappent à la compétence, aux méthodes, aux prises enfin de la science. Ai-je besoin d’ajouter qu’à plus forte raison les sciences naturelles ne décideront pas la question de savoir où nous allons ? Qu’est-ce que l’anatomie, qu’est-ce que la physiologie nous ont appris de notre destinée ? Elles nous avaient cependant promis de nous expliquer, ou de nous révéler notre nature, et, de la connaissance de notre nature, devait suivre celle de notre destinée. C’est en effet sa destinée qui détermine la vraie nature d’un être. Mais leurs recherches et leurs découvertes, — dont je ne méconnais pas au surplus l’intérêt — n’ont abouti finalement qu’à fortifier en nous notre attache à la vie, ce qui semble, en vérité, le comble de la déraison chez un être qui doit mourir.

Les sciences philologiques ont-elles mieux tenu leurs promesses ? Hélas ! en ce moment même, je les ai là, sous les yeux, tous ces livres, fameux naguère, où nous avons avidement cherché la réponse à nos doutes, et, en somme, qu’ont-ils établi ? Dans la philosophie de la Grèce et de Rome les hellénistes s’étaient formellement engagés à nous montrer le christianisme tout entier ! Mais ils n’ont oublié qu’un point : c’est de nous dire pourquoi, si le christianisme était déjà tout entier dans l’hellénisme, il n’en est pas sorti. Là pourtant est toute la question, et quand on retrouverait l’un après l’autre, dans les Pensées de Marc-Aurèle ou dans le Manuel d’Epictète, les « membres épars » du Sermon sur la montagne ; quand l’inspiration stoïcienne, essentiellement aristocratique, ne serait pas, à vrai dire, le contraire de celle de l’Evangile ; il resterait encore, il restera toujours que le Sermon sur la montagne a conquis le monde, et que ni le Manuel ni les Pensées n’ont rien engendré. Après comme avant les travaux de nos hellénistes, il demeure dans le christianisme quelque chose d’inexplicable par l’hellénisme, une vertu singulière, une puissance unique de propagation et de vie ; — et c’est ce que confirment les travaux des hébraïsans.

Car eux aussi, les hébraïsans, ils nous avaient promis de dissiper ce qu’il y a d’ « irrationnel » et de « merveilleux » dans l’histoire des origines du christianisme ou dans celle du « peuple de Dieu ». Ils devaient nous montrer dans la Bible un livre comme un autre, — le Mahabahrata du sémitisme, l’Iliade ou l’Odyssée d’Israël ; — et il est vrai que jusqu’à ce jour tous les efforts de la philologie n’ont pu réussir à dater avec certitude ni l’Odyssée, ni le Mahabahrata ! Mais c’est surtout à l’occasion de la Bible que leurs systèmes, aussi nombreux qu’arbitraires, se sont heurtés les uns les autres, et qu’après avoir vainement tenté de les concilier sous la loi d’une indifférence voisine du scepticisme, ils ont dû reconnaître que leur érudition avait plutôt embrouillé ce qu’elle s’était flattée d’éclaircir. C’est ainsi qu’il n’y a pas moins de six ou sept opinions sur l’origine ou sur l’auteur du Pentateuque ; et que, s’il nous plaît d’en dater la composition du temps de Josué par exemple, ou de Saül, ou de David, ou de Salomon, ou de Josias, ou de la captivité de Babylone, ou d’Esdras, ou de Néhémias, ou des premiers Ptolémées, ou des Macchabées même, on le peut ; et les maîtres de la philologie moderne en fourniront les raisons qu’on voudra. Comptez encore ce qu’il y a de théories sur la date et sur l’auteur du quatrième Evangile ! Et, au bout de tout cela, quand on se demande quels sont enfin les résultats de cette débauche de critique, les fortes paroles de Bossuet sont encore celles qui reviennent invinciblement en mémoire : « Qu’on me dise s’il n’est pas constant que de toutes les versions et de tout le texte quel qu’il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoire, le même corps de doctrine et enfin la même substance[5] ? » Il a raison ! même substance, et même « suite d’histoire » ! histoire unique, de l’aveu même d’un Renan ! substance irréductible ! Quoi que ce soit, il y a quelque chose dans l’histoire du « peuple de Dieu » qui ne se retrouve dans aucune autre. Quelque ambition qu’on ait affectée de la « rabattre, » pour ainsi parler, sur le plan des autres histoires, elle y a résisté, elle en a triomphé. Si par un détour imprévu d’elle-même, l’exégèse, un jour ou l’autre, se trouvait avoir ainsi confirmé ce qu’elle avait prétendu détruire, il ne faudrait pas s’en étonner, puisque après tout c’est aujourd’hui sa seule espérance de salut. Et ce qu’il faut dire en attendant, c’est que bien loin d’avoir expulsé de l’histoire du christianisme l’« irrationnel » ou le « merveilleux » elle les y a réintégrés, puisque, dans l’histoire même du bouddhisme, les analogies d’évolution qu’elle croyait avoir découvertes n’ont pas tenu devant un examen plus attentif et plus consciencieux.

Autre promesse encore, à laquelle ont manqué les orientalistes à leur tour. Les quelques ressemblances qu’on a signalées entre le bouddhisme et le christianisme, pour être d’ailleurs infiniment curieuses, ne sauraient en effet masquer la différence profonde, la différence intime qui les sépare ou qui les oppose. J’avoue d’ailleurs sans difficulté que, dans l’état présent de la science, on la sent, cette différence, plutôt qu’on ne saurait la définir. Si quelques-uns de nos orientalistes avaient eu plus d’ouverture ou de largeur d’esprit, s’ils ne s’étaient pas confinés dans de minutieuses études de textes, c’est eux assurément qui auraient été les plus dangereux adversaires du christianisme. Ils le seront peut-être un jour ! Mais, jusque-là, — comme les hébraïsans et comme les hellénistes, — ils n’ont apporté, eux troisièmes, qu’un élément de trouble dans la discussion, d’autres raisons de douter, non de croire, et des commencemens d’hypothèses plutôt que des solutions. Ne les a-t-on pas vus soutenir que Çakya-Mouni n’était peut-être qu’un « mythe solaire » ? et s’ils réussissaient, quelque jour, à le démontrer, que subsisterait-il de la comparaison qu’on a tenté si souvent d’établir entre Jésus et Bouddha ?

J’arrive enfin aux sciences historiques, — si ce sont des sciences, — et, comme les sciences naturelles, je ne puis in empêcher d’observer qu’elles nous ont appris assurément beaucoup de choses, mais aucune de celles que nous attendions de leurs progrès. Les rois de Rome ont-ils existé, par exemple, ou ne sont-ils, peut-être, eux aussi, que des « mythes solaires » ? Voilà sans doute ce qu’on appelle une « jolie question » ; mais, à vrai dire, que nous importe ? et quel intérêt a-t-elle bien de soi ? La grande question est ici de savoir s’il existe une loi de l’histoire, et dans quelle mesure nous y sommes asservis. Cependant c’est justement ce que nous ignorons, et je crains qu’on ne doive ajouter : c’est ce que nous ignorerons toujours. Sommes-nous nos maîtres ? ou sommes-nous les esclaves de quelque « force majeure » ? Nous acheminons-nous vers quelque but apparent ? ou l’histoire n’est-elle que le « lieu », pour ainsi parler, du désordre et de l’incohérence ? Ni la paléographie, ni la diplomatique, ni l’archéologie ne nous ont donné là-dessus de réponse. Elles nous en devaient une, pourtant, si nous ne les avions inventées, selon l’expression de Renan, que pour constituer la science des « produits de l’esprit humain, » et si cette science n’avait d’objet que d’augmenter, que de préciser, que de « théorétiser » notre connaissance de l’homme. « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive, ou sur les Pharaons d’Egypte, on peut n’avoir qu’un intérêt historique ; mais le christianisme est une puissance tellement vivante et la question de ses origines implique de si fortes conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à ces questions qu’un intérêt purement historique. » Ces paroles sont de J. F. Strauss[6]. Mais nous dirons, nous, que, même quand on écrit sur « les Pharaons d’Egypte » ou sur « les maîtres de Ninive » on est tenu d’une autre obligation, plus haute, mais non moins rigoureuse, que de rétablir la succession des rois pasteurs ou de décrire avec exactitude le palais de Khorsabad. Si c’est donc l’obligation à laquelle nous avons vu depuis cinquante ou soixante ans les sciences historiques s’efforcer de se soustraire, il ne faut pas qu’elles s’étonnent de se l’entendre quelquefois reprocher. Le zend ou l’assyrien n’ont pas été créés pour qu’on les enseignât dans une chaire du Collège de France ou de l’Université de Berlin ; l’érudition n’a pas son objet en elle-même ; et de même que les sciences juridiques ne sauraient se détacher d’une philosophie du droit, les sciences historiques ne sont qu’une curiosité vaine, si leurs moindres recherches ne tendent pas à la philosophie de l’histoire.

Si ce ne sont pas là des « banqueroutes » totales, ce sont du moins des « faillites » partielles, et l’on conçoit assez aisément qu’elles aient ébranlé le crédit de la science. Qui donc a prononcé cette parole imprudente « que la science ne valait qu’autant qu’elle peut rechercher ce que la religion prétend enseigner ? » et encore celle-ci, « que la science n’a vraiment commencé que le jour où la raison s’est prise au sérieux et s’est dit à elle-même : Tout me fait défaut, de moi seule me viendra mon salut ? » Taisez-vous, raison imbécile ! aurait sans doute répondu Pascal ; et, à la vérité, nous ne saurions dire ce qu’il en sera dans cent ans, dans mille ans ou deux mille ans d’ici ; mais, pour le moment, et pour longtemps encore, il semble que la raison soit impuissante à se délivrer seulement de ses doutes, bien loin de pouvoir faire elle-même son salut ; et s’il est vrai que depuis cent ans la science ait prétendu remplacer « la religion », la science, pour le moment et pour longtemps encore, a perdu la partie. Incapable de nous fournir un commencement de réponse aux seules questions qui nous intéressent, ni la science en général, ni les sciences particulières, — physiques ou naturelles, philologiques ou historiques, — ne peuvent plus revendiquer, comme elles l’ont fait, depuis cent ans, le gouvernement de la vie présente. A défaut d’une certitude entière, mathématique et raisonnée, si nous avons besoin de nous former une idée de ce que nous sommes, et si le lien social ne peut subsister qu’à cette condition, les sciences peuvent nous y aider, mais il ne leur appartient pas de déterminer, et encore bien moins de juger cette idée. Pour le moment, dans l’état présent de la science, et après l’expérience que nous en avons faite, la question du libre arbitre, par exemple, ou celle de la responsabilité morale, ne sauraient dépendre des résultats de la physiologie. Le progrès qu’on avait cru faire, avec Taine et sur ses traces, en « soudant, — selon son expression, — les sciences morales aux sciences naturelles, » n’a pas été du tout un progrès, mais au contraire un recul. Si nous demandions au darwinisme des leçons de conduite, il ne nous en donnerait que d’abominables. Et, sans doute, d’un darwinisme à peine assuré de la solidité de ses principes, ou d’une physiologie rudimentaire encore, on en peut bien appeler à une physiologie plus savante ou à un darwinisme mieux entendu ; mais, en attendant, il faut vivre, d’une vie qui ne soit pas purement animale, et la science, aucune science aujourd’hui ne saurait nous en donner les moyens.

C’est la raison de la révolution, ou de l’évolution, que nous voyons se produire et dont on trouverait les preuves, au besoin, dans la Bibliographie de la France. Non pas du tout que je me fasse illusion sur les « décadens du christianisme, » — c’est le titre d’un livre qui ne tient pas, lui non plus, ce qu’il semblait promettre ; —et je n’abandonnerais volontiers, pour ma part, ni la philologie, ni l’exégèse même aux « néo-catholiques, » ou à nos « symbolistes ». S’il y en a de sincères, j’en sais qui le sont moins, et qui ne croient au fond qu’à eux-mêmes. J’ai moins de confiance encore dans les « néo-bouddhistes », avec leurs exercices, et je n’en mets décidément aucune dans ces nouveaux « mystiques » qu’on voit se délasser d’une traduction de Tauler ou de Ruysbröck en écrivant une pièce pour le Théâtre-Libre. Vingt ans plus tôt, je suis trop sûr qu’ils eussent été naturalistes, et leur mysticité n’est qu’une affaire de mode ou une « réclame » de librairie. Et je n’attribue pas enfin plus d’importance qu’elles n’en ont aux déclamations pieuses qu’on est surpris quelquefois de lire dans le Peuple français ou dans l’Autorité… Mais il n’en est pas moins vrai que l’évolution se produit, et, déjà, nous commençons d’en discerner quelques-uns des effets. Deux mots suffisent à les résumer : la Science a perdu son prestige ; et la Religion a reconquis une partie du sien.


II

« Toute réaction religieuse profitant d’abord au catholicisme, » c’est du moins Renan qui l’a dit, — il n’est pas étonnant qu’un Pape politique, s’inspirant le premier des nécessités de l’heure présente, ait conçu l’espérance et formé le projet de diriger le mouvement. C’était assurément son droit. Multæ sunt mansiones in domo patris mei : et il y a aussi plusieurs aspects, ou, pour ainsi parler, plusieurs faces du christianisme. Puisque jadis, en des temps étrangement confus, l’Eglise avait triomphé de cette espèce d’éruption de l’instinct et de cette révolte de la nature, qui fut sans doute l’un des caractères essentiels de la Renaissance, et qu’elle avait même arraché l’empire de l’art au paganisme du XVe siècle ; — puisque, cent cinquante ou deux cents ans plus tard, elle avait pu contre-balancer la redoutable influence du cartésianisme, en l’absorbant, et même en s’en aidant pour développer ce qu’il y de substance rationnelle dans son propre enseignement ; — et puisque enfin, au début du siècle où nous sommes, elle n’avait pas refusé de traiter avec la Révolution, et qu’elle l’avait pu, sans rien abandonner de ses droits ou céder de son dogme ; — pourquoi, dans un temps comme le nôtre, s’il y a dans sa tradition quelque vertu sociale, et qu’aucune considération de l’ordre temporel n’en gêne plus le libre développement, pourquoi n essaierait-elle pas de se présenter aux peuples sous ce nouvel aspect d’elle-même ? et pourquoi n’y réussirait-elle pas ? Evoluer n’est pas changer, a dit un ancien Père. Quod evolvitur… non ideo proprietate mutatur : c’est l’expression même de saint Vincent de Lérins. L’épanouissement des frondaisons de l’arbre n’est pas une « variation » du germe ; et ce n’est pas « changer », ce n’est pas devenir autre, que de développer le contenu de sa loi, puisque au contraire c’est achever de devenir soi-même. On ne l’avait pas oublié, mais d’autres soucis, plus pressans, — et notamment celui de soutenir et de repousser l’assaut de la science laïque, —avaient surtout préoccupé les prédécesseurs de Léon XIII. Autres temps, autres soins ! Qui se détacherait aujourd’hui de la communion de l’Eglise pour des « raisons philologiques » ? Et, d’un autre côté, si l’impuissance de la science physique ou naturelle à supprimer le « mystère » est prouvée, remontons donc maintenant à la source. Invoquons l’esprit de conciliation et de paix. Libres et dégagés des nécessités d’une lutte qui avait réclamé jusqu’ici toute notre activité, ne prolongeons pas d’inutiles controverses. Et après avoir prouvé la vérité ou la « divinité » de la religion par la continuité de son dogme immuable, prouvons-la maintenant par le bien qu’elle peut faire encore à ce monde inquiet et troublé.

C’est ainsi, ou à peu près, que l’on peut essayer de se représenter les intentions du pape Léon XIII, et il semble que, depuis dix-sept ans, tous ses actes comme toutes ses paroles aient tendu à ce grand dessein. Certes, il n’a rien abandonné ni des droits de l’Eglise ni de l’autorité du dogme, le pontife qui a écrit les mémorables Encycliques du 28 décembre 1878, sur les Erreurs modernes ; et du 11 août 1879, sur la Philosophie chrétienne ; et du 10 février 1880, sur le Mariage chrétien. Même, la seconde a scandalisé tous ceux à qui sans doute elle apprenait pour la première fois que saint Thomas est un des beaux génies dont se puisse honorer l’histoire de la pensée humaine. Mais, en proclamant l’indépendance de l’Eglise à l’égard des formes de gouvernement ; comme en s’occupant des questions ouvrières avec une sollicitude particulièrement active ; et comme en travaillant à préparer dans un lointain avenir la réconciliation en une des diverses communions chrétiennes ; il a fait trois grandes choses, — dont la première conséquence a été de rendre au catholicisme, et généralement à la religion, leur part d’action sociale.


Les catholiques, — écrivait-il dans son Encyclique sur l’origine du pouvoir civil, du 29 juin 1881, — vont chercher en Dieu le droit de commander, et le font dériver de là comme de sa source naturelle, et de son principe nécessaire… Toutefois, il importe de remarquer ici que, s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner la chose publique, cette désignation pourra, dans certains cas, être laissée au choix et au jugement du plus grand nombre, judicio multitudinis, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle, non adversante neque repugnante doctrina catholica… Il n’est pas question davantage des différens régimes politiques, et il n’existe pour l’Église aucune raison de ne pas approuver le gouvernement d’un seul ou celui de plusieurs, pourvu seulement qu’il soit juste et qu’il s’applique au bien commun. Aussi n’est-il point interdit aux peuples[7]… de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes.


Ces paroles sont assez claires ! Mais les idées mûrissent lentement dans l’esprit de Léon XIII, et c’est justement ce qui donne à tout ce qu’il dit tant de poids et d’autorité. Il a donc voulu revenir, à plusieurs fois, sur cette grande question, et on lit, dans la Lettre aux cardinaux français, du 3 mai 1892 :


Nous l’avons expliqué, et nous tenons à le redire, pour que personne ne se méprenne sur notre enseignement. Un de ces moyens (d’atteindre et de réaliser l’union) est d’accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté qui convient au chrétien, le pouvoir civil, dans la forme où, de fait il existe. Ainsi fut accepté en France le premier Empire au lendemain d’une effroyable et sanglante anarchie : ainsi furent acceptés les autres pouvoirs, soit monarchiques, soit républicains, qui se succédèrent jusqu’à nos jours.

… Lors donc que dans une société il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. C’est pour ce motif et dans ce sens que Nous avons dit aux catholiques français : Acceptez la République, c’est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-le ; soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu.


Son langage n’a pas été moins net, ni moins conciliant, sur la question ouvrière. Dans l’Encyclique du 29 juin 1881, après avoir défini l’inquiétude qui travaille les sociétés modernes, il poursuivait en ces termes hardis :


Ce qu’il y a de plus grave, c’est que, au milieu de tant de périls, les chefs des États ne semblent disposer d’aucun remède propre à rétablir la paix dans les esprits et l’ordre dans la société. On les voit s’armer de la puissance des lois et sévir avec vigueur contre les perturbateurs du repos public. Mais, s’il n’y a rien de plus juste, ils feraient bien de considérer qu’un système de pénalités, quelle qu’en soit la force, ne suffira jamais à sauver les nations : vim nullam pœnarum futuram tantam quæ conservare respublicas sola possit. « La crainte, comme l’enseigne excellemment saint Thomas, est un fondement infirme. Vienne l’occasion qui permet d’espérer l’impunité, ceux que la crainte seule a soumis se soulèveront avec d’autant plus de passion contre leurs chefs que la terreur les avait jusque-là contenus avec plus de violence. D’ailleurs la terreur même jette ordinairement les hommes dans le désespoir ; le désespoir leur inspire l’audace ; et l’audace les précipite dans les attentats les plus monstrueux.


Mais, si le remède est dans le retour aux principes chrétiens, ces principes ont des applications immédiates et pratiques, et le Pape les a mis en lumière dans la célèbre Encyclique du 15 mars 1891 sur la Condition des ouvriers :


La raison formelle de toute société est une et commune à tous ses membres, grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont de par le droit naturel des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation, pour ne pas dire qu’en toutes les cités ils sont le grand nombre… Comme donc il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens, et d’en négliger l’autre, il devient évident que l’autorité publique doit prendre les mesures voulues pour sauvegarder le salut et les intérêts de la classe ouvrière…

Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l’autorité publique doit tout d’abord les sauvegarder, en arrachant les malheureux ouvriers aux mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d’insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en émoussant toutes les facultés de l’âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu’à l’épuisement, c’est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l’humanité…

La violence des révolutions politiques a divisé le corps social en deux classes et creusé entre elles un abîme immense. D’une part, la toute-puissance dans l’opulence : une l’action qui, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources… de l’autre, la faiblesse dans l’indigence : une multitude, l’âme ulcérée, toujours prête au désordre. Que l’on stimule l’industrieuse activité du peuple par la perspective d’une participation à la propriété du sol, et l’on verra se combler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère, et s’opérer le rapprochement des deux classes.


Citons encore ce passage de la Lettre sur la Question ouvrière, à M. G. Decurtins, du 7 août 1893 :


S’il y a un motif grave et juste pour lequel l’autorité publique ait le droit d’intervenir pour protéger par des lois la faiblesse des ouvriers, on ne pourra pas assurément en trouver de plus grave et de plus juste que la nécessité de venir en aide à la faiblesse des enfans et des femmes.

Et d’autre part, il est évident pour tous combien serait imparfaite la protection donnée au travail des ouvriers si elle l’était par des lois différentes que chaque peuple élaborerait pour son compte, car les marchandises diverses venues de divers pays se rencontrant sur le même marché, certainement la réglementation imposée ici ou là au travail des ouvriers aurait cette conséquence que les produits de l’industrie d’une nation se développeraient au préjudice d’une autre.


Mais déjà sans doute, quand il écrivait cette dernière phrase, une idée encore plus hardie s’élaborait dans l’esprit de Léon XIII, et déjà son active imagination voyait s’ouvrir les perspectives de l’Encyclique du 20 juin 1894 sur l’Unité catholique :


Pendant que notre esprit s’attache à ces pensées. — de réconciliation des Églises protestantes et des Églises orientales avec l’Église latine, — et que notre cœur en appelle de tous ses vœux la réalisation, nous voyons là-bas, dans le lointain de l’avenir, se dérouler un nouvel ordre de choses, et nous ne connaissons rien de plus doux que la contemplation des immenses bienfaits qui en seraient le résultat naturel. L’esprit peut à peine concevoir le souffle puissant qui saisirait soudain toutes les nations, alors que la paix et la tranquillité seraient bien assises ; que les lettres seraient favorisées dans leurs progrès ; et que parmi les agriculteurs, les ouvriers, les industriels, il se fonderait sur les bases chrétiennes que nous avons indiquées de nouvelles sociétés capables de réprimer l’usure, et d’élargir le champ des travaux utiles, quarum ope vorax reprimatur usura, et utilium laborum campus dilatetur.


Et, dans un autre endroit :


Nous n’ignorons pas ce que demande de longs et pénibles travaux l’ordre de choses dont nous voudrions la restauration, et plus d’un pensera peut-être que nous donnons trop à l’espérance… Mais nous supplions les princes et les gouvernans, au nom de leur clairvoyance politique et de leur sollicitude pour les intérêts de leurs peuples, de vouloir équitablement apprécier nos desseins et les seconder de leur autorité… Le siècle dernier laissa l’Europe fatiguée de ses désastres, tremblante encore des convulsions qui l’avaient agitée. Le siècle qui marche à sa fin ne pourrait-il pas, en retour, transmettre comme un héritage, au genre humain, quelques gages de concorde, et l’espérance des grands bienfaits que promet l’unité de la foi chrétienne ?


Ce sont là de nobles paroles, dont la noblesse n’est égalée que par la sincérité de l’émotion qui les anime, et certes aucun rêve, — si les expressions du Saint-Père lui-même nous autorisent peut-être à nous servir de ce mot, — ou aucune espérance ne saurait mieux convenir et aux aspirations de cette lin de siècle, et au caractère de l’illustre vieillard qui gouverne à peu près souverainement la croyance de 200 millions d’hommes. Il a compris ce que l’on attendait du plus grand pouvoir moral qui soit parmi les hommes, et le plus ancien. Résolument, il a lancé la barque de saint Pierre sur la mer orageuse du siècle, et ni l’impétuosité des vents, ni le tumulte des flots, ni la clameur même des passagers effrayés de sa tranquille audace ne l’ont un seul jour détourné de son but. Et si d’ailleurs il ne l’atteignait pas, si cette Providence, dont il ne se regarde que comme l’instrument, ne lui permettait pas de l’atteindre, il n’en aurait pas moins l’impérissable honneur de se l’être à lui-même marqué.

L’avenir lui saura surtout gré de s’être souvenu que le christianisme a commencé par être une religion de pauvres, et que, selon l’insolente et cruelle expression de Voltaire « la plus vile canaille l’avait seule embrassée pendant plus de cent ans ». Je crains bien que Renan ne voulût dire plus élégamment, et moins franchement, la même chose, quand il nous avertissait de ne pas nous représenter les voyages de Paul et de Barnabé comme ceux « d’un Livingstone… ou d’un François Xavier » mais plutôt « comme ceux d’ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret ». Et sans doute il s’est applaudi d’avoir trouvé ce « cabaret » ! Differantur isti superbi, aliqua soliditate sanandi sunt. L’Évangile ne rebute point les grands, ni les puissans, ni les sages ; il ne les rejette pas ; mais il les « diffère. » Si c’est justement l’honneur du christianisme, si ç’a été sa force à ses débuts, si peut-être il n’a pas donné de signe plus éclatant ni de preuve plus convaincante de sa mission, que de s’être adressé d’abord aux humbles de ce monde, là aussi est son avenir et, pour ainsi parler, dans la société que nous a faite la philosophie du siècle dernier, là est sa promesse d’éternité. Aucun pontife ne l’a mieux senti que le Pape Léon XIII, et, l’ayant senti, ne l’a dit avec plus d’abondance de cœur et d’ardeur de persuasion. Aucun ne l’a redit avec plus d’insistance. Et aucun surtout, en enseignant à ceux qui peinent l’inutilité de la violence ou de la révolte, et aux heureux du jour ce que leurs obligations envers leurs « frères » ont d’impérieux et d’absolu, ne l’a fait avec un plus vif sentiment de la fraternité humaine, de l’égalité chrétienne, et de la liberté apostolique.


III

Nous, cependant, que ferons-nous ? Évidemment nous ne sacrifierons ni la science, et encore bien moins l’indépendance de notre pensée. Si nous n’admettons pas que la science puisse jamais remplacer la religion, — et nous en sommes convenus peut-être avec assez de franchise, — nous n’admettrons pas non plus qu’on oppose la religion à la science. L’Église aussi bien ne le demande à personne ; et pourquoi le demanderait-elle, si ce n’est pas elle, mais si ce sont, comme on l’a vu, les Haeckel et les Renan, qui dans le récit biblique de la création, par exemple, ont reconnu le plus pur esprit de la doctrine évolutive ? J’ajoute que l’impuissance radicale de la science à résoudre les questions d’origine et de fin semble avoir désormais opéré la séparation du domaine respectif de la certitude « scientifique », et de la certitude « inspirée ». Tenons-le donc pour dûment acquis : la physique ne peut rien contre le miracle même, puisqu’il se définit par une dérogation de la nature à ses lois ; l’exégèse ne peut rien contre la révélation ; et j’ose bien avancer que, si l’on fonde jamais une morale purement laïque, une morale indépendante, — je ne dis pas de toute métaphysique, mais de toute religion, — ce n’est pas dans la physiologie que nous lui trouverons une base. L’indépendance de notre pensée n’aura donc à souffrir que dans la mesure où la foi serait affaire d’expérience et de raisonnement. Mais précisément, la foi n’est affaire ni de raisonnement ni d’expérience. On ne démontre pas la divinité du Christ ; on l’affirme ou on la nie ; on y croit ou on n’y croit pas, comme à l’immortalité de l’âme, comme à l’existence de Dieu. C’est pourquoi, comme je le disais, si l’on examine froidement la question, nous n’avons rien à sacrifier. Il n’appartient pas plus à la science d’infirmer ou de fortifier les « preuves de la religion, » qu’il n’appartient à la religion de nier ou de discuter les lois de la pesanteur ou les acquisitions de l’égyptologie. Chacune d’elles a son royaume à part ; et puisqu’il ne dépend que de nous de nous rendre les sujets de l’une, ou de l’autre, ou de toutes les deux à la fois, que veut-on, que peut-on demander davantage ?

Mais pouvons-nous également séparer la « morale » de la religion ? C’est une autre question, beaucoup plus grave et plus délicate. Il ne paraît pas, en effet, que la morale ait été de tout temps ni partout nécessairement liée à la religion ; et n’aurait-on pas même le droit de dire que, dans l’antiquité classique, le stoïcisme, entre autres doctrines, ou l’épicuréisme même, ne se sont « posés » qu’en « supposant » aux pratiques et aux superstitions du paganisme ? Socrate encore a certainement été l’athée des « dieux » d’Aristophane. On a soutenu d’autre part que la religion était la création de la morale. J’ai sous les yeux, en ce moment même, un livre intitulé : la Religion basée sur la morale. C’est un recueil de conférences prononcées il y a quelques années en Amérique ou en Angleterre, et dont l’intention générale, si je l’ai bien comprise, est d’établir qu’on ne trouve Dieu qu’en le cherchant on soi-même. L’une et l’autre opinion, si différentes qu’elles puissent paraître, n’en reviennent pas moins au même point, qui est de faire de la morale une invention ou une conquête de l’humanité. Mais Edmond Scherer, à mon avis, voyait plus loin et plus profondément, quand il écrivait, en 1884, dans un remarquable article sur la Crise actuelle de la morale : « Sachons voir les choses comme elles sont : la morale, la vraie, la bonne, l’ancienne, l’impérative, a besoin de l’absolu ; elle aspire à la transcendance ; elle ne trouve son point d’appui qu’en Dieu… La conscience est comme le cœur : il lui faut un au-delà. Le devoir n’est rien, s’il n’est sublime ; et la vie devient chose frivole si elle n’implique des relations éternelles[8]. » C’est la vraie manière de poser le problème, et de le résoudre, peut-être. Il n’importe qu’en fait la morale soit sortie de la religion, ou la religion de la morale, ni même qu’il y ait eu des religions « immorales, » ou des morales « sans Dieu ». J’en dis autant de la question de savoir si nous instituerons quelque jour cette morale purement laïque dont je parlais tout à l’heure. Elle n’est pas mûre ; et l’autre, la première, la question de savoir ce qu’il entrait de « surnaturel » dans la morale, ou de morale dans « la religion » d’un contemporain de Numa Pompilius, est oiseuse, pour le moment, comme n’intéressant que les historiens. Mais ce qui est essentiel, et ce qui est certain, c’est que la morale et la religion ne prennent tout leur sens, elles ne réalisent la totalité de leurs définitions, pour ainsi parler, qu’en se pénétrant l’une l’autre, et si je l’ose dire, qu’en s’amalgamant. « Une morale n’est rien si elle n’est pas religieuse », — c’est encore à Scherer que j’emprunte cette formule, — et, d’une religion, que resterait-il si l’on en ôtait la morale ?

Une manière de le prouver serait de montrer que depuis tantôt deux mille ans, et jusque dans le siècle où nous sommes, tout ce que l’on a fait d’efforts pour « laïciser » la morale, ou la séculariser, n’a jamais été qu’une déformation, ou une altération, ou un déguisement de quelque idée « chrétienne ». Bayle autrefois, ou Taine de nos jours, ont essayé de la fonder sur la perversité naturelle de l’homme, et conséquemment sur l’obligation de refréner, de dompter, d’anéantir en nous les impulsions de l’instinct animal : c’est une idée chrétienne, si c’est le dogme même du péché « originel ». On le voit bien dans cette belle page des Elévations sur les Mystères, si littérale et si symbolique à la fois : « Contenons les vives saillies de nos pensées vagabondes… nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel ; empêchons nos pensées de ramper toujours dans les nécessités corporelles, comme font les reptiles sur la terre… Ce sera dompter des lions que d’assujettir notre impétueuse colère. Nous dominerons les animaux venimeux quand nous saurons réprimer les haines, les jalousies et les médisances. Nous mettrons le frein à la bouche d’un cheval fougueux, quand nous réprimerons en nous les plaisirs. » Pareillement, on retrouve une idée chrétienne, celle de la grâce, dans toutes les morales mystiques. On en retrouve une autre, celle de la justice absolue, dans toutes les morales fondées, comme celles de Kant, sur « l’autonomie de la volonté. » Et s’il y a sans doute une morale positiviste, une morale issue de l’idée d’une participation de misères et d’une solidarité d’intérêts qui lierait les unes aux autres, dans l’infini de l’espace et du temps, les générations des hommes, une très belle morale, celle dont George Eliot a donné la plus noble expression : — « Puissé-je atteindre — les cieux très purs ! être pour d’autres âmes — Le calice de vaillance en quelque grande agonie — Allumer de généreuses ardeurs, nourrir de pures amours, — Etre la douce présence du bien partout diffus — Et dans sa diffusion toujours plus intense[9] ; » — qui ne reconnaît là l’idée même du catholicisme ou de la catholicité, pour mieux dire, mêlée avec l’idée de la vertu du sacrifice ? Tant il est vrai que nous sommes imprégnés de christianisme ! In eo vivimus, movemur et sumus. Et si jamais nous le rejetons, ce sera sans doute le fait le plus considérable de l’histoire du monde, — après celui de son institution !

Pour tous ceux donc qui ne pensent pas qu’une démocratie se puisse désintéresser de la morale, et qui savent d’ailleurs qu’on ne gouverne pas les hommes à l’encontre d’une force aussi considérable qu’est encore la religion, il ne s’agit plus que de choisir entre les formes du christianisme celle qu’ils pourront le mieux utiliser à la régénération de la morale, et je n’hésite pas à dire que c’est le catholicisme.

Non pas du tout à ce propos que je méconnaisse la haute valeur du protestantisme, sa raison d’être historique, et les exemples de vertu qu’il a donnés, qu’il donne encore tous les jours ; mais le catholicisme a sur lui de grands avantages, dont le premier sans doute est d’être, selon le mot de Renan, « la plus caractérisée, et la plus religieuse de toutes les religions ». Le catholicisme est un gouvernement, et le protestantisme n’est que l’absence de gouvernement. C’est ce que prouve son histoire, qui n’est à proprement parler que celle de ses divisions. Représentez-vous une armée, dont les soldats refuseraient l’obéissance à leurs officiers, comme différant avec eux d’opinion sur une question de discipline ou de service : telle est l’image du protestantisme. « Placez Ignace de Loyola à Oxford, — a-t-on dit, et je n’ai pas besoin d’ajouter que c’est un protestant qui l’a dit, — il y deviendra certainement le chef d’un schisme formidable. Placez John Wesley à Rome, il y sera certainement le premier général d’une société dévouée aux intérêts et à l’honneur de l’Eglise. Placez sainte Thérèse à Londres, son enthousiasme inquiet se transforme en folie mêlée de ruse. Placez Joanna Southcote à Rome, elle y fonde un ordre de Carmélites aux pieds nus, prêtes à souffrir le martyre pour l’Église[10]. » Ou en d’autres termes, faute d’être un gouvernement, le protestantisme, dont on est convenu d’admirer la souplesse, perd à jamais ses moindres hérétiques, mais le catholicisme, dont on a si souvent méconnu la « plasticité », absorbe d’ordinaire, annule, et parfois réussit à utiliser les siens, parce qu’il est un gouvernement. N’est-ce pas peut-être une grande chose, pour gouverner, que de commencer par être un gouvernement ?

Étant un gouvernement, il est aussi une « doctrine, » et une « tradition », dont j’ai connu récemment toute la force en lisant le dernier écrit de Tolstoï sur la Guerre et l’Esprit chrétien. Combien, me disais-je, le catholicisme n’a-t-il pas été sage, et politique même, en refusant toujours de livrer l’Écriture aux interprétations du sens individuel ! Car il est écrit : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfans, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Oui, cela est écrit. Et il est écrit ailleurs : « Je vous le dis encore une fois, il est plus facile qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’un riche entre au royaume des d’eux. » Mais si la lettre de ces paroles n’est pas développée par l’esprit de la tradition, quel effet ne produiront-elles pas sur un humble lecteur—infimæ sortis, pauperculæ domus — puisqu’elles ont fourvoyé dans ce dédale d’erreurs le plus grand écrivain de la Russie contemporaine ! J’entends maintenant ce qu’on voulait dire autrefois quand on réduisait toute la querelle entre protestans et catholiques à la « matière de l’Église ». La notion même et, pour ainsi parler, le concept d’une Écriture ou d’un Livre ne se sépare pas de l’institution d’une autorité qui l’explique. « Eh quoi ! disait déjà saint Augustin, tandis qu’il n’est pas de science ou d’art si faciles qu’ils ne réclament un guide et un maître, la religion, seule au monde, n’aurait pas besoin qu’on l’enseigne et qu’on la dirige ! » Se peut-il rien de plus contradictoire ? Qui ne voit que si l’Écriture était assez claire de soi pour toute intelligence, elle ne contiendrait rien qui surpassât les lumières de l’homme, auquel cas nous n’avions pas besoin d’un Dieu pour nous la « révéler ? » Mais si la « révélation » était entière, et qu’elle n’eût pas besoin d’être perpétuellement éclairée comme d’en haut, alors nous serions Dieu lui-même. Le protestantisme a sans doute « la raison » pour lui, mais une religion n’est pas une philosophie, et il faut reconnaître que le catholicisme a pour lui « la logique ».

Et il a enfin de n’être pas seulement une « théologie » ou une « psychologie » mais une « sociologie » si je l’ose ainsi dire, et c’est là, sachons-le bien, à l’heure critique où nous sommes, son plus grand avantage. Essayez en effet d’atteindre et de définir l’essence du protestantisme : c’est le salut individuel qui est sa grande affaire. Le pêcheur s’y confond, il s’y abîme, et pour parler comme Luther, il s’y « engloutit » dans la conscience de son indignité, dans la terreur de son juge, dans l’effroi de la damnation. « Les moindres manquemens lui semblent des crimes », n’y ayant « indulgences » ni « œuvres » qui puissent les réparer. La préoccupation même de la foi détruit ainsi l’espérance en son cœur, et dans le naufrage de l’espérance sombre à son tour la charité. Comment en effet s’occuperait-on des autres, quand on est à ce point inquiet de soi-même, et d’autant plus inquiet que la conscience est justement plus scrupuleuse ou plus farouche ?[11] Mais, dans le catholicisme, — à quelque monstrueux abus que la doctrine des indulgences et des œuvres ait pu donner lieu quelquefois, — il suffit de la ramener à son premier principe pour en apercevoir clairement la fécondité sociale. Les mérites des uns « s’appliquent » au salut des autres. La carmélite aux pieds nus qui pleure dans son cloître sur les péchés du mondain, les efface. Le moine qui s’en va mendiant sur les routes rachète la femme adultère au prix des humiliations qu’il essuie. Il s’établit ainsi, dans la société catholique idéale, une circulation de perpétuelle charité. Les vivans y prient pour les morts, les morts y intercèdent pour les vivans. Une justice plus clémente, un Dieu plus tendre à la faiblesse humaine y accorde aux élus la grâce des réprouvés. Et du centre à la circonférence de ce cercle infini, où l’humanité se trouve enveloppée tout entière, il n’est personne en qui ne retentissent, pour le désoler, les péchés, mais aussitôt, et pour le consoler, les mérites aussi des autres…

Est-ce à dire que nous puissions attendre du « catholicisme », ou, en général, de la « religion » ce que depuis trois ou quatre cents ans nous avons vainement attendu de la « science » ? Nous ne le pourrions, en tout cas, que dans la mesure où nous aurions la « foi » ; — qui est la chose qu’on ne se donne point. Mais, dans toutes les affaires de ce monde, comme il y a des temps de parler, il y en a de se taire, et d’autre part, pour le moment, je ne vois pas ce que nous objecterions bien à la doctrine catholique sur la séparation des « sciences morales » par exemple, et des « sciences naturelles ». Ç’a été la chimère de Taine, on le sait, que de vouloir à tout prix, comme il disait, les « souder » les unes aux autres, et rien n’est plus laborieux, ni plus triste en un sens, dans ses derniers écrits, que la peine qu’il se donne pour se persuader à lui-même qu’il y a réussi. Mais quand tous nos instincts seraient en nous d’origine purement animale, — ce que d’ailleurs on peut refuser absolument d’admettre, — ils ne laisseraient pas de différer étrangement d’eux-mêmes, depuis six mille ans que l’objet de la civilisation a été de nous soustraire aux servitudes de la nature. Nous n’en formerions pas moins dans l’univers, en dépit de Spinosa, comme un « empire dans un empire ». Et ce nouveau déterminisme, ce déterminisme moral, étant la condition de l’humanité, n’aurait rien de commun avec celui qui « conditionne » les phénomènes des sciences physiques et naturelles. On a reproché jadis au spiritualisme officiel, — celui de Cousin et de Jouffroy, — qu’il voulait partout et à tout prix mettre de la morale. Si le positivisme contemporain est tombé dans l’excès contraire, et s’il a prétendu, lui, traiter la morale comme il faisait la physiologie, il ne s’est pas moins écarté du vrai but. Rien ne l’autorisait à opérer cette confusion, qui a eu pour premier effet de placer la moralité sous la dépendance du savoir. C’est un premier point dont nous pouvons convenir avec l’enseignement de l’Eglise ; — et je n’ai pas besoin d’en montrer l’importance.

En voici un second. L’erreur peut-être la plus grave que la philosophie du dernier siècle ait commise, — en la personne de Diderot autant ou plus que de Rousseau, — c’est d’avoir substitué le dogme de la bonté naturelle de l’homme à celui de sa perversité foncière. Ici ou ailleurs, j’ai tâché plusieurs fois de montrer ce qu’un sceptique tel que Bayle, qu’on n’accusera pas de timidité d’esprit, appelait « la nécessité d’un principe réprimant ». Si la nature est immorale, elle l’est en nous comme en dehors de nous. Nous, qui le croyons d’une certitude absolue, comment donc serions-nous étonnés ou choqués de ces paroles de l’Encyclique Humanum Genus. « La nature humaine ayant été viciée par le péché originel, et à cause de cela étant devenue beaucoup plus disposée au vice qu’à la vertu, l’honnêteté est impossible si l’on ne réprime pas les mouvemens tumultueux de l’âme et qu’on ne place pas les appétits sous l’empire de la raison… Mais les naturalistes nient que le père du genre humain ait péché, et par conséquent que les forces du libre arbitre soient en aucune façon débilitées ou inclinées vers le mal. Tout au contraire, ils exagèrent la puissance et l’excellence de la nature, et mettant uniquement en elle le principe et la règle de la justice, ils ne peuvent pas même concevoir la nécessité de faire de constans efforts et de déployer un grand courage pour contenir et gouverner ses instincts désordonnés. » C’est ici la vérité même. On n’est, en la reconnaissant, ni protestant, ni catholique ; on peut être évolutionniste. Que dis-je ! c’est surtout aux évolutionnistes qu’il est impossible de se former une autre idée de la nature humaine. Le sang qui coule dans nos veines n’est-il pas en effet pour eux celui qui coulait, aux temps préhistoriques, dans les veines de nos premiers ancêtres, et n’y charrie-t-il pas toujours en quelque sorte le feu de leurs instincts lubriques ou féroces ? Si l’apologétique orthodoxe a sans doute ses raisons pour n’avoir pas tiré plus de parti de cet argument, quelques partisans de l’idée d’évolution, — dont nous sommes, — y ont été en partie séduits par cet argument même. Et c’est un second point dont nous pouvons tomber d’accord : la vertu n’est que la victoire de la volonté sur la nature. Ce qui revient à dire, sans métaphore, que la volonté ne se détermine qu’en se dégageant de la nature.

Avec la même facilité nous admettrons encore que la question sociale » ne soit qu’une « question morale ». C’est le titre, aussi bien, qu’un philosophe allemand donnait naguère à l’un de ses livres, et assurément ce serait un grand point de gagné si jamais nous en comprenions toute la signification : La Question sociale est une Question morale[12]. Cela veut dire, en effet, que l’on aura beau s’en flatter, il n’existe pas, il n’y aura jamais de moyens scientifiques de détruire l’inégalité des conditions parmi les hommes, — et après tout, faut-il souhaiter qu’il y en eût ? — mais il y aura toujours, il y a toujours eu des moyens moraux d’atténuer ce que les conséquences de cette inégalité ont de plus troublant encore pour l’esprit que de douloureux pour le cœur. Cela veut dire que le « contrat social » n’est pas un contrat d’assurances, et que, par suite, aucun de nous ne saurait se décharger sur un pouvoir anonyme du fardeau de ses devoirs envers ses semblables, ni profiter des avantages de la société sans en subir ou sans en acquitter que les charges de finances. Et cela veut dire enfin qu’indépendamment des obligations de ne pas faire, il y en a pour nous d’agir, dont la première est de travailler à détruire en nous la racine de l’égoïsme, qui est notre attache animale à la vie… Mais je ne traite pas ici la « question sociale, » et il me suffit d’avoir indiqué ce que l’on veut dire quand on la transforme en une question morale. Car on voit la conséquence, et qu’au lieu d’en chercher la solution dans les analogies de l’histoire naturelle, comme font nos sociologues ; ou dans l’extension tyrannique des pouvoirs de l’Etat, comme font les socialistes ; ou dans la destruction de toute société, comme les anarchistes, on ne la trouvera pas non plus, cette solution chimérique, mais on n’en approchera qu’en la demandant à la morale de l’effort individuel !


La conclusion est évidente. Lorsque l’on tombe d’accord de trois ou quatre points de cette importance, il n’y a pas même besoin de discuter les conditions, ou les termes, d’une entente ; — et elle est faite. Si les bonnes volontés conjurées et continuées de plusieurs générations d’hommes ne suffiront certainement pas pour mettre ces trois ou quatre points hors de doute, ce serait une espèce de crime, et, en tout cas, la plus impardonnable sottise que d’essayer de diviser ces bonnes volontés contre elles-mêmes, ou de les dissocier, pour des raisons d’exégèse et de géologie. Supposé d’ailleurs que le progrès social fût au prix d’un sacrifice passager, qui ne coûterait rien à notre indépendance non plus qu’à notre dignité, mais seulement quelque chose à notre vanité, l’hésitation ne serait pas permise. Il faut vivre d’abord, et la vie n’est pas contemplation ni spéculation, mais action. Le malade se moque des règles, pourvu qu’on le guérisse. Lorsque la maison brûle, il n’est question pour tous ceux qui l’habitent que d’éteindre le feu. Ou si l’on veut encore quelque comparaison plus noble à la fois et peut-être plus vraie, ce n’est ni le temps ni le lieu d’opposer le caprice de l’individu aux droits de la communauté, — quand on est sur le champ de bataille.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. La Religion, par André Lefèvre, p. 572, 573.
  2. Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. Édition Didot, t. IV des Œuvres, p. 395.
  3. L’Avenir de la science, p. 37.
  4. L’Avenir de la science, p. 163.
  5. Discours sur l’Histoire universelle, Part. II. ch. 28,
  6. Nouvelle Vie de Jésus, préface de l’auteur, p. IX.
  7. Il y a ici, dans les traductions françaises : « Sous réserve des droits acquis », ce qui me semble une traduction trop libre et un peu abusive du latin Salva justitia.
  8. Études sur la littérature contemporaine, t. VIII, p. 182, 183
  9. Cité par W. H. Mallock, dans son livre : Is life worth living, p. 81. 82.
  10. Macaulay, Essais philosophiques, trad. G. Guizot, p. 275.
  11. Voyez Taine, Littérature anglaise ; t. II, la Renaissance chrétienne.
  12. Th. Ziegler, Die soziale Frage eine sittliche Frage, 1890.