Architectes contemporains - Victor Baltard

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Architectes contemporains - Victor Baltard
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 788-811).
ARCHITECTES CONTEMPORAINS

VICTOR BALTARD.

M. Baltard, que la mort frappait il y a quelques semaines, n’était pas seulement, par le nombre et l’importance des monumens qu’il avait construits ou restaurés, un des représentans les plus en vue de notre école d’architecture. La part plus ou moins directe qu’il eut pendant bien des années à toutes les grandes entreprises de peinture, de sculpture, de gravure même, accomplies par l’ordre et aux frais de l’administration municipale, — l’influence souvent prépondérante qu’il exerça, comme directeur des travaux d’art de la ville de Paris, sur le développement ou l’emploi des talens contemporains, — la double autorité en un mot que lui donnaient ses propres œuvres et sa situation administrative, — tout semble le rendre jusqu’à un certain point responsable de ce qui a été fait de nos jours, et avec un succès inégal, pour l’embellissement de notre ville; tout tend à associer son nom au souvenir des tâches publiques imposées à notre école en dehors des commandes et du patronage de l’état.

Il ne faudrait pas pourtant s’exagérer si bien le rôle de M. Baltard dans les affaires de l’art contemporain qu’on se crût le droit d’expliquer en toute occasion, par cette action officielle d’un homme, les mérites ou les fautes d’autrui, qu’on en vînt par exemple à mettre au compte du directeur des travaux de la ville les belles peintures monumentales dues aux pinceaux d’Hippolyte Flandrin, de M. Alexandre Hesse, de M. Lenepveu, ou telles peintures médiocres dont les murs de nos églises ont été quelquefois revêtus. Ce qui est juste seulement, c’est de ne pas isoler des preuves personnelles faites par M. Baltard les œuvres produites à son instigation ou sous sa surveillance, et, tout en laissant une part principale à chacun des artistes qui les ont signées, de mesurer aussi celle qui lui revient dans l’inspiration de l’ensemble. Hâtons-nous d’ajouter que, quelque jugement que l’on porte sur les travaux qui ont rempli sa vie, cette vie même si constamment studieuse, si obstinément réglée et dominée par la mâle passion du devoir, ne saurait éveiller chez personne d’autre sentiment que le respect. Ceux qui en ont été les témoins les plus rapprochés n’ont pas besoin, pour en garder pieusement la mémoire, qu’on leur rappelle ce qu’elle a été; mais ceux qui ne connaissent de M. Baltard que ses ouvrages, ceux qui l’auront vu vivre de loin pour ainsi dire, ignorent peut-être avec quelle inflexible droiture, avec quelle dignité dans le caractère, il a parcouru depuis les premiers pas jusqu’aux derniers la carrière que son talent lui avait ouverte. Il ne sera donc pas superflu de montrer, en citant quelques faits, comment, au lieu de dépendre simplement d’une chance heureuse à un moment donné, les succès de M. Baltard et sa fortune d’artiste ont été préparés par l’énergie des efforts de sa jeunesse, de plus en plus justifiés par les généreux labeurs de son âge mûr, et combien l’habile architecte, dont la place est marquée parmi les plus considérables de notre temps, mérite aussi le renom d’honnête homme, dans la plus haute, dans la plus sérieuse acception du mot.


I.

Par la date de sa naissance comme par le tempérament de son esprit, Victor Baltard appartenait à cette génération d’artistes qui, sans prendre bruyamment parti dans les querelles entre les disciples et les adversaires de la doctrine dite classique, sans se dérober ni s’asservir aux traditions de la vieille école ou aux exigences de la nouvelle, ne devait accepter les unes et les autres que sous bénéfice d’inventaire, et, dans la pratique, travailler avec la même impartialité à réformer ce qu’elles pouvaient avoir de téméraire ou d’immobile, d’indéterminé ou d’absolu. Né à Paris le 19 juin 1805, par conséquent un peu avant Hippolyte Flandrin, avant Simart et d’autres peintres ou sculpteurs destinés à constituer un jour avec lui, au milieu des luttes engagées, une sorte de phalange intermédiaire ou, si l’on veut, de tiers-parti, il arrivait à l’âge d’homme au moment où Delacroix dans la peinture, David d’Angers dans la statuaire, Duban et ses amis dans l’architecture, avaient déjà tenté le combat et remporté leurs premières victoires. Enhardis par le succès, les chefs du mouvement ne songeaient guère qu’à marcher en avant, au risque de laisser le pays affranchi à peu près livré à lui-même. Restait pour les survenans à organiser le présent conformément aux besoins de l’esprit nouveau aussi bien qu’aux souvenirs judicieux du passé, à profiter de l’indépendance récemment conquise sans pour cela méconnaître la nécessité d’une discipline; il fallait enfin tenir compte des périls à éviter au moins autant que des avantages obtenus, et faire intervenir la prudence là où il ne s’était agi encore que de résolution et de vivacité dans l’attaque.

Parmi les jeunes artistes dont l’éducation s’achevait il y a environ un demi-siècle, nul mieux que Baltard n’était préparé à cette tâche délicate, à cette entreprise de conciliation entre les idées despotiques dont avait vécu l’ancien régime et les réformes trop radicales qu’entendaient introduire les novateurs. Fils d’un contemporain et d’un ami de Percier, de Guérin, de Lethière, de tous ceux qui, sous l’influence de David, avaient le plus contribué à faire de l’imitation de l’antique la loi principale et comme la religion de l’école française, il s’était, dans la familiarité de ces croyans, pénétré dès l’enfance d’un salutaire respect pour l’objet de leur foi, en même temps qu’il se sentait prémuni contre les entraînemens fanatiques par l’excès même du zèle qu’affichaient quelques-uns d’entre eux, par l’intolérance systématique dont ils se paraient comme d’une vertu. D’ailleurs, si le futur architecte trouvait auprès des amis de son père des leçons d’autant plus profitables qu’elles étaient en réalité à double fin, les enseignemens et les exemples qu’il recevait à tout instant de son père lui-même devaient naturellement lui inspirer, avec l’aversion pour la routine, le goût et l’habitude de compter sur soi et sur sa propre expérience plus encore que sur la tradition.

La vie et les doctrines de l’homme dont le jeune Baltard portait le nom n’avaient en effet que bien peu de rapport avec les mœurs intellectuelles d’une époque qui, entre autres préjugés imposés par David, gardait la superstition des spécialités une fois choisies, des efforts étroitement limités. C’était un artiste d’une trempe particulière, et, pour le temps, d’une singulière indépendance dans les idées, que ce Louis-Pierre Baltard, architecte, peintre, sculpteur, graveur, écrivain même à ses heures, qui, sans avoir jamais eu de maître, par la seule force de sa volonté et l’opiniâtreté de son travail, réussit à se rendre capable d’exposer avec succès aux divers salons des tableaux, des bas-reliefs, des projets de monumens de toute sorte, de construire à Lyon le remarquable Palais de Justice, à Paris les chapelles de Sainte-Pélagie et de Saint-Lazare, enfin de graver, outre un grand nombre de planches d’histoire ou de paysage, celles qui composent les recueils intitulés Paris et ses monumens, Vues des monumens antiques et des principales fabriques de Rome, et le plus connu de tous, la Colonne de la Grande-Armée. Peut-être le légitime orgueil que lui inspiraient la variété de ses aptitudes et la spontanéité de ses progrès se révélait-il parfois chez ce fils de ses œuvres un peu plus solennellement que de raison. Lorsque, dans des termes conformes à la phraséologie du dernier siècle, il se déclarait avec quelque emphase « l’élève de la nature et de la méditation,» il ne laissait pas, à ce qu’il semble, de s’exagérer les bienfaits de l’éducation exceptionnelle qu’il s’était donnée. Quoi qu’il en soit, il y avait dans le spectacle de cette vie si occupée et si féconde, dans l’activité de cet infatigable esprit, quelque chose de communicatif et de fortifiant dont l’intelligence de Victor Baltard devait profiter tout d’abord en attendant le moment où l’enfant, devenu artiste à son tour, montrerait qu’il avait conservé la mémoire et le respect de ces premiers exemples.

D’autres souvenirs d’ailleurs, plus intimes encore, méritaient de survivre dans son cœur et y furent en effet fidèlement gardés jusqu’à la fin. Comment Baltard aurait-il pu oublier les preuves de désintéressement données en toute occasion par ce digne homme, et d’un désintéressement d’autant plus méritoire qu’il fallait, sans autre ressource que le travail de chaque jour, pourvoir à l’entretien et à l’éducation d’une famille de onze enfans? Le moyen d’autre part de se laisser aller au goût des superfluités ou à la mollesse pour qui se rappelait avoir vu son père dessiner du matin au soir l’hiver, dans une chambre sans feu, courir les rues en habit par une température glaciale, en un mot s’interdire presque comme des infractions au devoir les facilités les mieux permises, les plus simples commodités de la vie? Sans doute il arrivait bien à Louis-Pierre Baltard de pousser assez souvent de ce côté les choses à l’extrême, témoin la privation de nourriture ou de sommeil qu’il croyait devoir s’imposer de temps à autre pour le seul plaisir de se soustraire à ce qu’il appelait la tyrannie du corps, — ou bien encore le bizarre engagement qu’il prenait vis-à-vis de lui-même, et qu’il réussissait à tenir, de faire le voyage de Paris à Lyon sans s’être un seul instant accoté, durant tout le trajet, contre le dossier du compartiment de la diligence où il avait pris place. Oui, c’étaient là des pratiques un peu puériles, mais ces vanités mêmes d’un faux stoïcisme avaient leur excuse dans une préoccupation vraiment philosophique des conditions de la dignité humaine. D’ailleurs, excès pour excès, mieux valent encore, on en conviendra, les entraînemens résultant d’un trop vif besoin de sacrifice que ceux dont l’amour de soi est la cause exclusive et la jouissance à tout prix l’unique fin.

Nourri à cette école de liberté dans les études et d’austérité dans les mœurs, Victor Baltard ne laissa jamais s’effacer en lui les traces de la double influence qu’il avait subie au début de la vie. Sans passer avec la même facilité que son père de la composition d’un projet d’architecture à l’exécution d’une gravure, d’un dessin de figures ou d’un tableau, il n’eut garde, une fois devenu architecte, de se cantonner si bien dans l’exercice de son art professionnel qu’il refusât de se rendre familière la connaissance, la pratique même de l’art du peintre ou du graveur; comme, sans suivre à la lettre toutes les traditions de rigorisme qui lui avaient été léguées, il s’en appropria l’esprit de manière à concilier avec un emploi honorable de la fortune acquise la fidélité personnelle aux coutumes de la simplicité.

Et cependant, si modestes que fussent ses habitudes pour tout ce qui n’était que question de forme et d’extérieur, Baltard, quant au fond des choses, n’était pas d’humeur à faire bon marché de ses idées. Les opinions qu’il avait une fois conçues, les privilèges qu’il estimait appartenir à lui-même ou à ses confrères, il entendait bien n’en rien abandonner, n’en rien rabattre. Confondant même parfois la cause de quelques-uns avec les intérêts généraux de l’art et son dévoûment pour les gens avec son zèle pour les principes, jaloux jusqu’au préjugé des prérogatives attachées au titre d’architecte, il apportait dans la défense de ce qu’il croyait un droit social ou une vérité esthétique une énergie qui n’avait d’égale que son intraitable confiance en ses amis. C’était de la meilleure foi du monde qu’il regardait ceux-ci comme à peu près infaillibles et que, le cas échéant, il prêtait appui même à leurs erreurs; c’était avec la même conviction ingénue que dans la discussion il se refusait à rien céder de ses idées ou de ses théories, quelque arbitraires ou, à certains égards, quelque hasardées qu’elles fussent. On peut dire de lui ce que Joubert disait de lui-même : en matière d’affection comme dans la spéculation pure, il avait le « cœur têtu, » et, si plus d’une fois il lui est arrivé par là d’étonner quelque peu ses adversaires, jamais du moins il ne leur a fourni un prétexte pour mettre en doute la loyauté de ses résistances et la sincérité parfaite de son obstination. — Mais revenons au temps où la partialité de Baltard ne témoigne encore chez lui que de la docilité filiale et où ses efforts n’ont d’autre objet que le progrès dans les études préparatoires, d’autre récompense que les premiers succès d’atelier.

On a vu qu’une part principale dans l’éducation du jeune artiste revient à celui qui, par ses leçons familières et surtout par les exemples de sa vie, avait su lui inspirer en même temps que la passion du beau le respect du devoir en toutes choses. Victor Baltard néanmoins n’eut pas son père pour unique maître. Sans parler de ses études classiques au lycée Henri IV, celles qu’il fit sous la direction de Percier pendant les années qui précédèrent son admission au concours pour le prix de Rome, l’apprentissage de la peinture commencé par lui dans l’atelier de Lethière, continué dans les galeries du Louvre et mené de front avec les travaux de sa profession spéciale, enfin les cours scientifiques ou littéraires du Collège de France et de la Sorbonne presque aussi assidûment suivis que les cours techniques des professeurs à l’École des Beaux-Arts, — tout avait contribué à donner à Baltard une instruction assez solide et assez étendue pour que, soit comme artiste, soit comme homme, il ne se trouvât un jour pris au dépourvu devant aucune tâche ni en flagrant délit d’ignorance sur quelque point ou dans quelque milieu que ce fût.

L’avenir semblait donc n’avoir pour Baltard que des promesses favorables, surtout depuis qu’il avait obtenu le prix de Rome à la suite du concours de 1833[1]; mais dans le présent l’extrême exiguïté des ressources matérielles ne laissait pas de le soumettre à des épreuves d’autant plus dures qu’elles ne pesaient pas sur lui seul. À l’époque où il arrivait à Rome comme pensionnaire de l’Académie de France, Baltard était déjà marié. Il avait épousé la sœur d’un de ses camarades d’école, M. Lequeux, destiné, lui aussi, à prendre rang parmi les architectes les plus distingués de notre temps, et bientôt la naissance d’un enfant, d’une fille, qui devait être jusqu’au dernier jour l’orgueil et la joie de sa vie, était venue lui imposer avec de nouveaux devoirs de nouvelles difficultés.

La somme allouée, aux termes des règlemens, à chaque pensionnaire suffit à peine pour les dépenses qu’exigent ses travaux et les nécessités de sa vie. Qu’est-ce donc lorsque, au lieu d’habiter la villa Médicis, de n’avoir à songer qu’à soi et aux moyens d’équilibrer un budget tout personnel, il faut avec cette faible somme pourvoir aux frais d’une installation au dehors et aux besoins d’une famille ! Baltard, il y a quarante ans, se trouvait en face de ce redoutable problème, et de moins braves que lui s’en fussent à bon droit effrayés; mais quoi? à défaut d’autres biens, il avait la jeunesse, l’espérance, une inaltérable sérénité d’esprit, il avait surtout, pour l’aider à supporter la gêne présente, la tendre complicité de celle qui devait, ensuite et toujours, rester si étroitement unie à sa bonne comme à sa mauvaise fortune et, jusqu’à l’heure de la séparation suprême, marcher avec lui dans la vie sans que sa main eût un seul instant quitté la sienne. Dès lors qu’importaient quelques privations, quelques périls même, à qui se sentait si bien en mesure de les affronter? Pendant les premiers temps de son séjour à Rome, le pauvre ménage, il est vrai, ne possédait en guise d’argenterie que des couverts de fer, et il fallut plus tard l’affectueuse intervention de M. et de Mme Ingres pour réformer à cet égard ses habitudes[2]. La frugalité de l’ordinaire, l’extrême simplicité de la toilette étaient, cela va sans dire, des lois imposées par les circonstances et forcément observées en toute rigueur. Que de compensations toutefois à ces menus sacrifices dans la pleine et libre jouissance de la nature et des chefs-d’œuvre au milieu desquels on vivait, dans l’amitié fraternelle de ces jeunes pensionnaires, — Flandrin, Simart, Ambroise Thomas, — dont les noms, alors inconnus, aujourd’hui célèbres, resteront inséparables de celui de Victor Baltard pour personnifier les souvenirs d’une époque et les efforts communs d’un groupe de talens ! Enfin, si pendant la première année de sa pension, qui était aussi la dernière du directorat d’Horace Vernet, les relations avec son chef hiérarchique ne furent pas toujours très faciles, si même, à l’occasion de je ne sais quel propos que le directeur l’accusait bien à tort d’avoir tenu, Baltard dut un jour recevoir à bout portant la demande au moins imprévue d’une réparation par les armes[3], la bienveillance constante qu’il rencontra chez le successeur d’Horace Vernet le dédommagea amplement des méprises dont il avait été l’objet, et, sa bonne humeur naturelle aidant, lui fit perdre jusqu’au souvenir de ses griefs, à plus forte raison de ses ennuis passés.

Ingres avait pour Baltard une estime et une affection particulières. Il lui en donna la preuve en le chargeant de tracer l’architecture dans le tableau de Stratonice, auquel le maître travaillait vers la fin de 1835, et, de son côté, en s’acquittant de cette tâche sous les yeux mêmes d’Ingres, en subissant chaque jour du matin au soir l’autorité de sa puissante parole, l’influence pénétrante de ses enthousiasmes d’artiste et de ses généreuses colères, Baltard se prit pour l’homme qui se révélait ainsi à lui d’un sentiment d’ardente vénération, on dirait presque d’une passion de dévoûment dont, plus tard comme alors, personne n’eût été bien venu à prétendre critiquer l’exagération. Et cependant, si prompt qu’il fût en général aux vives émotions, Baltard n’était rien moins qu’un fanatique. Quand il s’agissait pour lui d’apprécier les idées ou les choses, il apportait dans ses jugemens autant de désintéressement que d’attention; mais, — nous avons eu l’occasion de le dire déjà, — dès que ceux qu’il aimait se trouvaient en cause, il ne consentait pas plus à sacrifier quoi que ce fût de leurs mérites présumés ou réels qu’il ne se sentait d’humeur à rien reprendre de lui-même une fois qu’il s’était donné. Ce fut donc tout entier qu’il se livra, tout entier qu’il ne cessa d’appartenir à Ingres, et, si le grand peintre put compter parmi ses disciples des admirateurs aussi convaincus de son génie, il n’en eut jamais de plus foncièrement attachés à sa personne, ni de plus zélés, de plus fervens dans les témoignages de leur respect.

Tandis que Baltard inclinait ainsi son intelligence et son cœur sous la bienfaisante domination du directeur de l’Académie, l’empire qu’il exerçait lui-même sur ses camarades permettait déjà de pressentir et justifiait d’avance celui qui devait un jour lui être attribué à Paris dans une sphère beaucoup plus vaste. Par la variété de ses connaissances, par la franchise de son caractère. Baltard, dès son arrivée à Rome, avait naturellement inspiré aux autres pensionnaires une confiance qu’augmentait encore son expérience personnelle des graves devoirs de la vie. Bientôt sa modeste demeure était devenue pour eux un centre où ils venaient chercher et où ils trouvaient soit d’utiles conseils pour leurs travaux, soit d’affectueux secours contre les tristesses de l’âme ou les découragemens de l’esprit. A de certains momens même, cette assistance n’était pas prêtée sous la forme de simples avis; elle consistait dans des mesures plus immédiatement efficaces, sauf, pour celui qui les prenait, à y sacrifier une bonne part de ses ressources et de son temps. C’est ainsi qu’à l’époque de la première invasion du choléra à Rome, en 1837, Baltard n’hésitait pas à recueillir chez lui, aux heures des repas, son camarade Simart, à qui la terreur avait presque fait perdre la tête, et que, un peu plus tard, lorsque celui-ci eut quitté Rome pour Naples, il s’employait à prévenir les conséquences fâcheuses qu’aurait pu entraîner cette absence, le tout avec une simplicité cordiale dont quelques mots d’une de ses lettres suffiront pour donner le ton. « Je suis allé ce matin à ton atelier, écrivait-il à Simart. Zaccarini (c’était le nom du praticien employé alors par le statuaire) y travaille tous les jours. Cependant je n’ai pas trouvé que ta figure d’Oreste[4] fût bien avancée. Ce motif ne t’empêchera pas sans doute de songer à ton retour, car tu as, comme on dit, plus d’un chat à peigner et particulièrement, mais sans allusion, le buste de ton compatriote[5]. Et ta Vierge de Troyes, y as-tu songé? Question oiseuse, mais l’as-tu composée? Si ta réponse est affirmative, pourquoi ne viendrais-tu pas la monter? Depuis environ quinze jours et avant qu’il parût en avoir le droit, le lion, je veux dire le choléra, est rentré dans son antre, de sorte que la température est devenue fort douce et extrêmement agréable... » Et comme s’il voulait, en faisant bon marché de sa propre énergie, mettre son ami en demeure de lui fournir un utile exemple, il ajoutait : « Si l’on avait un peu de cœur, on travaillerait ferme; mais la passion est éteinte, mon travail n’est plus que manuel, et la langueur s’ensuit... Si tu étais là, j’aurais recours à toi, toi l’homme du désespoir pour ton compte, mais qui dans l’occasion sais bien aussi remonter tes amis. »

Baltard avait beau dire, cette langueur dont il s’accusait engourdissait si peu son esprit et sa main, qu’il trouvait le temps d’ajouter à ses travaux réglementaires de nombreuses études destinées soit à lui servir de documens ou de modèles pour les monumens qu’il serait dans le cours de sa vie appelé à construire, soit à être reproduites par la gravure et publiées en corps d’ouvrage. Pendant cette même année 1837, la quatrième du temps de sa pension, nous le voyons mener à fin, pour son envoi, la Restauration en dix feuilles du théâtre et du portique de Pompée, conservée aujourd’hui à l’École des Beaux-Arts, — exécuter une suite de dessins d’après les encadremens des loges de Raphaël qui, sept ans plus tard, sera exposée au Salon, — enfin relever, mesurer, dessiner d’un bout à l’autre cette villa Médicis dont il publiera en 1847 la monographie en dix-huit planches, accompagnée d’une notice historique très instructive et très complète. Viennent les derniers mois de son séjour à Rome, et Baltard redoublera d’activité non-seulement pour terminer dans le délai voulu son envoi final (un projet de Conservatoire de musique), mais pour s’approvisionner, en vue de l’avenir, de tous les renseignemens que pourront lui fournir les grands monumens de l’antiquité et de la renaissance, pour recueillir, depuis les plus importans jusqu’aux moindres, tous les témoignages de l’art d’une époque ou d’une école.

Telles étaient d’ailleurs en toute occasion sa manière de procéder et sa coutume. Là où d’autres se seraient contentés d’un coup d’œil jeté en passant sur quelque débris plus ou moins curieux, il s’arrêtait assez longtemps pour l’étudier sous chacun de ses aspects, pour en reproduire toutes les faces; là où ils n’eussent trouvé matière qu’à un croquis, il ne quittait la place qu’après en avoir fait trois ou+quatre, comme dans ses recherches d’ensemble sur des monumens d’un certain ordre, sur ce qui a survécu des spécimens d’une architecture donnée, il arrivait à découvrir et à s’approprier avec le crayon plus de documens que n’auraient pu le prévoir les plus intéressés même ou les mieux informés. On en trouverait la preuve dans l’ample moisson qu’il rapporta d’un voyage entrepris à travers les Pouilles et la Calabre pour rassembler les élémens d’une publication archéologique qui devait être jointe à l’Histoire, par M. Huillard-Bréholles, des Normands et de la maison de Souabe dans l’Italie méridionale. Un homme dont le nom se rencontre toujours si honorablement mêlé aux grandes tâches accomplies de notre temps dans le domaine de l’érudition ou de l’art, M. le duc de Luynes, avait eu la pensée de cette publication. Le sujet était absolument neuf, les monumens de la Basse-Italie ayant été jusqu’alors ou dédaignés par les archéologues ou regardés par eux comme à peu près inabordables, en raison des difficultés de plus d’une sorte qu’aurait entraînées un essai d’exploration; mais, ce programme une fois arrêté, restait à trouver un jeune artiste assez expérimenté déjà pour qu’on pût se reposer sur lui du soin d’en remplir les conditions et en même temps assez résolu pour braver des fatigues certaines, peut-être, le cas échéant, des dangers. Le duc de Luynes demanda conseil à Ingres, qui s’empressa de lui désigner Baltard. Celui-ci partit donc bien décidé à se montrer digne de la confiance qu’on mettait en lui, et qu’il devait en effet justifier même au-delà de ses propres espérances. Lorsqu’il revint à Rome après une absence durant laquelle, comme il le disait, il n’avait eu, malgré plus d’un accident de santé et plus d’une rencontre au moins suspecte, « ni le temps d’être malade, ni le temps d’avoir peur, » le nombre des dessins qu’il rapportait dépassait presque de moitié celui qu’avaient paru promettre les renseignemens recueillis d’avance sur les trouvailles à faire et sur les lieux à visiter. Inutile d’ajouter que les clauses du contrat primitif se modifièrent en proportion. Ainsi qu’un écrivain bien informé, M. Timbal, le rappelait récemment dans une touchante notice nécrologique, « le Mécène fut aussi généreux que l’avait été l’artiste, » et Baltard, deux fois heureux, deux fois riche, puisqu’il avait réussi à augmenter le trésor de son savoir personnel et les ressources de sa famille, Baltard, rentré sous son paisible toit, se remit à la besogne, l’esprit plus dispos, le cœur plus léger que jamais.

Cependant le moment allait venir où il faudrait quitter avec Rome cette douce vie de travail désintéressé et de contemplation studieuse, où la lutte s’engagerait forcément non plus dans la pure sphère des idées, mais sur le terrain des questions pratiques et des affaires. Encore quelques mois, et tout sera fini de ces années intermédiaires entre l’époque où l’on a cessé d’être un apprenti et celle où il s’agit bon gré mal gré de montrer qu’on est passé maître. Adieu la discipline tutélaire sous laquelle on s’abritait encore, et qui, sans supprimer la responsabilité de chacun, en diminuait au moins les périls; adieu aussi ces rêves en commun, cette heureuse confraternité entre jeunes gens à qui le présent donnait une sécurité égale, et qui jusqu’alors n’avaient guère envisagé les chances incertaines de l’avenir que comme des menaces à longue échéance! Hélas ! c’est là maintenant ce qu’il faut se préparer à aborder en face, c’est sur soi seul, sur le mérite des efforts isolés, qu’on devra compter désormais. Baltard ne voyait pas sans quelque trouble s’approcher ce moment décisif. « L’idée, écrivait-il, du départ de Rome accompagnée de l’idée du retour dans Paris, le passage prochain de l’état d’écolier à celui d’homme appelé à donner son numéro parmi d’autres hommes forts et sévères, la certitude que, quels qu’aient été les succès de l’écolier, ils ne préjugent rien sur la position qu’on va occuper,... toutes ces réflexions m’assombrissent. » Et lorsque quelques années plus tard il aura justement conquis cette position, lorsque le problème aura été résolu tout à l’avantage de l’artiste, avec quel sentiment de pieuse gratitude, avec quelle fidélité attendrie il restera attaché à la mémoire de tout ce qui a instruit, ému ou charmé sa jeunesse ! « Heureux, écrira-t-il alors, ceux à qui il est donné de jalonner le passé par les souvenirs des lieux où leur pensée s’est élevée et agrandie en face des beautés de l’art et de la nature, où ils se sont sentis vivre davantage par l’affection qu’ils portaient aux hommes et aux choses!.. Après le toit paternel viennent les écoles, les lieux d’étude, les pays classiques... C’est Rome pour ceux qui ont eu le bonheur d’y demeurer, c’est pour moi et pour d’autres la Villa Médicis. »

On j)eut dire de la tendresse vouée par Baltard à Rome, à l’Académie de France et au maître illustre qui la dirigeait, qu’elle avait quelque chose de vraiment filial, et qu’en la confondant presque avec sa vénération pour son propre père, l’ancien pensionnaire devait jusqu’à la fin conserver à l’égal des plus religieuses affections de son cœur les impressions qu’avait reçues à l’origine ou les croyances qu’avait adoptées son esprit. Comment un homme aussi persévérant dans le culte des souvenirs n’aurait-il pas au moment du départ ressenti vivement, avec le regret d’un passé désormais clos pour lui, l’inquiétude de l’avenir, tout contraire peut-être, dans lequel il allait entrer ? Baltard toutefois n’était pas homme à se complaire dans les agitations stériles, encore moins dans les molles tristesses. Après les inévitables chagrins de la séparation, il prit bravement son parti, et, si en rentrant dans Paris il se savait exposé au risque d’y attendre plus ou moins longtemps le succès, il y revenait du moins bien préparé pour la lutte et très résolu à l’entreprendre de son mieux et au plus tôt.

II.

Une des premières occasions qui se présentèrent pour Baltard de produire son talent devant la foule fut le concours ouvert à la suite de la translation à Paris des restes de l’empereur Napoléon. Aux termes du programme ou plutôt de l’avis publié par l’administration, — car tout s’était borné à un appel aux artistes sans qu’aucune condition technique eût été d’avance imposée à leurs travaux, — les architectes, les sculpteurs, les peintres même, s’étaient empressés de participer à ce concours, et depuis Duban, M. Labrouste, M. Duc, jusqu’à Debay et M. de Triqueti, jusqu’à Achille Devéria, quatre-vingt-un d’entre eux avaient exposé à l’École des Beaux-Arts leurs projets pour l’exécution du tombeau que la loi du 10 juin 1840 ordonnait de placer sous le dôme de l’église des Invalides.

Libre de donner carrière à son imagination, sans autre obligation en fait que le devoir de s’en tenir au lieu indiqué, Baltard, contrairement à la plupart des concurrens, avait eu la pensée d’établir la sépulture de Napoléon non pas au niveau du sol de l’église, mais dans un caveau creusé à une certaine profondeur et auquel aurait donné accès une galerie souterraine se prolongeant sous la grande nef, galerie dont la porte se serait trouvée dans le piédestal d’une statue équestre érigée au centre de la cour royale, par conséquent à l’extérieur de l’église. Sauf l’idée assez regrettable de placer l’entrée d’un pareil monument dans le piédestal d’une statue qui d’ailleurs, en s’élevant à cette place, semblait transformer Napoléon en gardien de son propre tombeau, le projet de Baltard se distinguait par la grandeur de l’ordonnance, par l’heureuse combinaison des diverses parties. Aussi obtint-il l’unanimité des voix dans la commission instituée pour juger les résultats du concours. Malheureusement un autre travail tardivement envoyé, si tardivement même qu’on soupçonna l’auteur de ne l’avoir entrepris qu’après avoir eu connaissance des œuvres de ses rivaux et surtout des bonnes dispositions du ministre à son égard, un autre projet fut, unanimement aussi, placé par la commission au même rang que celui de Baltard. Conseillée ou non, cette bienveillance des premiers juges permit à l’administration de trancher la question dans le sens de ses préférences personnelles, et ce fut Visconti qu’elle chargea d’édifier le tombeau de Napoléon.

Nous n’avons pas à insister ici sur les détails se rattachant à l’issue de ce concours, ni à mesurer la part plus ou moins grande qu’a pu prendre celui qui en profitait aux faits qui l’avaient amenée. Bornons-nous à dire que là où Baltard eût paru excusable de garder quelque ressentiment, c’est à peine s’il donna lieu de croire qu’il voulût même se souvenir. A aucune époque, il n’essaya de se venger de Visconti en médisant de son talent ou en usant de sa propre influence pour diminuer ou compromettre la sienne. Jamais il ne se déroba au devoir de louer, quand l’éloge était légitime, l’architecte auquel la faveur, au moins autant que la justice, avait attribué la grande tâche qui avait failli lui échoir à lui-même, et l’un des derniers jours de sa vie encore, par les dernières paroles qu’il devait prononcer en public[6], il signalait dans les œuvres de Visconti des mérites qu’un autre à sa place n’eût pas peut-être proclamés d’aussi bonne grâce, ni reconnus au fond d’aussi bon cœur.

Les suffrages dont Baltard avait été honoré par les membres de la commission et le commencement de notoriété que le projet exposé avait valu à son nom n’eurent en somme d’autre conséquence que la nomination du jeune architecte au poste de sous-inspecteur des travaux de reconstruction de la Halle aux vins. Pour qui avait pu, quelques jours auparavant, rêver la mission de construire un monument héroïque, c’était tomber bien brusquement des sphères de l’idéal sur l’humble terrain de la réalité. Baltard pourtant ne fut pas étourdi de la chute. Heureux de trouver, faute de mieux, du travail, il se résigna vaillamment à servir en sous-ordre, en attendant que le moment vînt pour lui de faire acte de chef à son tour. Bien lui en prit, car, au bout de quelques mois, le zèle qu’il avait montré dans ses modestes fonctions lui valut d’être appelé à des occupations plus dignes de lui. Les travaux entre autres qu’il exécuta, avec le concours de son ancien condisciple Simart, pour la décoration de la barrière du Trône, le mirent si bien en crédit auprès de l’administration municipale que celle-ci lui confia le soin de diriger toutes les entreprises ayant pour objet l’entretien, la restauration ou l’embellissement intérieur des diverses églises de Paris. Il convient d’ajouter que cette importante charge, Baltard ne la devait pas seulement aux muets témoignages de son talent ou aux services qu’il avait déjà rendus. Un membre du conseil municipal alors justement influent, un artiste dont le nom, inséparable de celui d’Ingres, a aussi inévitablement sa place dans les souvenirs des premiers encouragemens reçus, des premières grandes tâches accomplies par les principaux élèves du maître, M. Gatteaux, provoqua en faveur de Baltard la décision dont il s’agit, comme à peu près à la même époque il obtenait pour le pinceau d’Hippolyte Flandrin les murs, bientôt si noblement consacrés, d’une chapelle à Saint-Séverin et du sanctuaire de Saint-Germain-des-Prés.

Il ne serait point possible ici de suivre pas à pas Baltard dans la carrière qu’il fournit à partir de ce moment, tant comme inspecteur des églises de Paris que comme architecte employé par la ville à l’achèvement des bâtimens du nouveau Timbre, que la mort de M. Paul Lelong avait laissés interrompus, ou à la construction d’autres monumens diversement importans. La nomenclature seule des travaux conçus ou dirigés par lui dépasserait de beaucoup les limites que nous devons nous imposer. Sans compter certaines transformations partielles de l’Hôtel de Ville aujourd’hui détruites, hélas! comme le reste, sans compter à plus forte raison les décorations éphémères pour les fêtes successivement données sous le second empire dans cet immense édifice, il faudrait bien des pages pour tout mentionner, — depuis l’essai encore timide de la polychromie dans la nef de la petite église de Saint-Louis-d’Antin jusqu’à l’emploi qui en est fait pour ainsi dire à force ouverte sur les murs de Saint-Germain-des-Prés et sur les voûtes de Saint-Roch, — depuis les belles restaurations de Saint-Eustache et de Saint-Étienne-du-Mont jusqu’aux bâtimens pour divers services de la ville élevés de chaque côté de l’avenue Victoria. Il nous suffira de rappeler, sans relever les preuves une à une, que, si l’usage de la peinture décorative s’est depuis trente ans de plus en plus généralisé à Paris, c’est en grande partie à l’action exercée par Baltard que l’on doit rapporter cette sorte de renaissance d’un art pendant si longtemps tombé en désuétude.

Dans le domaine de l’architecture proprement dite, n’est-ce pas aussi à Baltard qu’appartient l’honneur d’avoir, mieux qu’aucun autre, su approprier aux conditions du beau les progrès que la science moderne n’avait poursuivis qu’en vue de l’utile, et de s’être servi en artiste des procédés ou des matériaux qu’on aurait pu croire exclusivement réservés aux travaux d’un ordre tout industriel? Le parti vraiment admirable qu’il a réussi à tirer de la fonte dans la construction des Halles centrales de Paris montre bien en ce sens l’ampleur libérale de ses doctrines et la rare sagacité de son esprit. Les Halles d’ailleurs ne sont pas seulement le chef-d’œuvre de Baltard, le titre principal à la réputation qu’il a obtenue et qui devra lui survivre : de toutes les grandes entreprises d’architecture menées à un en France depuis un quart de siècle, aucune n’a aussi manifestement que celle-ci le caractère exact de sa destination. Si le nouveau Palais de Justice, les vastes guichets du Louvre sur le quai, la salle de travail à la Bibliothèque, si quelques autres beaux spécimens encore de l’art contemporain se recommandent par des mérites supérieurs au point de vue du goût, de la délicatesse ou de la majesté des formes, le tout, en ce qui concerne l’invention même, la stricte convenance, la logique dans l’ordonnance générale et dans les combinaisons de détail, n’en laisse pas moins à l’œuvre de Baltard une valeur exceptionnelle et une éloquence d’autant plus pénétrante qu’elle est à la fois moins pompeuse et plus imprévue.

A l’époque où Baltard fut chargé de remplacer par des constructions plus dignes d’une ville comme Paris les tristes auvens qui abritaient les boutiques entassées sur la place du marché des Innocens et sur les places environnantes, ces halles nouvelles qu’on se décidait à établir avaient déjà leur légende. Nous ne parlons pas des accroissemens successifs du centre d’approvisionnement de Paris depuis que de l’île de la Cité et de la place de Grève, où ils avaient été primitivement installés, le marché dit Marchê-Palud à cause du sol marécageux qu’il couvrait et le marché appelé déjà Alle ou Halle avaient été vers 1180 transférés par ordre de Philippe-Auguste sur une partie de l’emplacement que les Halles centrales occupent aujourd’hui : nous voulons parler de la période toute moderne, de celle qui commence avec l’année 1810. Napoléon, dit-on, traversant un jour de cette année le quartier des Halles, fut frappé de la mauvaise disposition des divers marchés dont elles se composaient et de l’aspect misérable que présentaient ces milliers d’échoppes plus ou moins délabrées, d’étalages en plein vent ou de grossiers parapluies en guise de toitures. Il voulut, — nous répétons les paroles qu’on lui prête, — que « le peuple eût aussi son Louvre, » et, quelques mois plus tard, un décret paraissait au Moniteur ordonnant « la reconstruction et l’agrandissement des Halles.» Malheureusement, on le sait de reste, les événemens qui survinrent n’étaient pas de nature à favoriser l’exécution de ce projet. Le décret demeura à l’état de lettre morte pendant les dernières années de l’empire, et, tant que dura la restauration, tout se borna à quelques acquisitions de terrains et à quelques déblaiemens partiels.

En 1838 seulement, l’administration municipale entreprit d’étudier sérieusement la question et d’aviser aux moyens de donner, sinon un Louvre au peuple, comme on le lui avait un peu emphatiquement promis, du moins aux marchands et aux acheteurs un édifice assez bien combiné et assez spacieux pour satisfaire à toutes les conditions d’emmagasinage, de circulation et de salubrité. Les projets affluèrent à l’Hôtel de Ville, les enquêtes, les séances des commissions se multiplièrent, les envoyés à l’étranger recueillirent et rapportèrent les documens les plus propres à éclairer qui de droit. Bref, on travailla sans relâche, et cependant il fallut près de quatorze années encore avant qu’on arrivât à formuler des conclusions et à déterminer un programme. Enfin, dans les derniers jours de l’année 1851, on statua tant sur l’adoption d’un plan que sur le choix d’un architecte. Baltard, ayant pour adjoint M. Callet, qui devait mourir peu après, fut chargé de reconstruire les halles, non pas, tant s’en faut, telles que nous les voyons aujourd’hui, mais sous la forme de huit pavillons en pierre, isolés les uns des autres, et affectés chacun à un service particulier, à l’exposition et à la vente d’un genre spécial de denrées.

Qui n’aurait cru dès lors que l’on touchait au terme des ajournemens et des incertitudes? Bientôt en effet les travaux, activement poussés, aboutissaient à l’achèvement d’un de ces pavillons, et l’on posait déjà les fermes du comble lorsque les réclamations, les protestations même des plus directement intéressés vinrent soulever des difficultés nouvelles et tout remettre une fois de plus en question. L’entassement à outrance de ces pierres, destinées pour ainsi dire à embastiller des fruits ou des légumes, ne laissa pas d’effrayer les gens qui devaient par état subir, eux aussi, une incarcération quotidienne dans la même citadelle, et, les mauvais plaisans s’étant à leur tour unis aux mécontens, on n’appela plus que « le fort de la halle » ce trop robuste spécimen des sept autres monumens futurs.

Baltard n’était pas en réalité responsable de l’erreur commise, puisqu’il n’avait fait que mettre en œuvre les idées qui avaient prévalu dans le sein du conseil municipal, et néanmoins ce fut à lui qu’on s’en prit. Sa situation devenait critique, surtout depuis que l’empereur, après un examen sur les lieux, avait paru condamner les travaux en cours d’exécution et les travaux conformes qui devaient suivre. Bien plus l’ordre formel fut donné d’arrêter le tout et de suspendre les paiemens de l’agence. Sous un coup aussi terrible, un autre eût fléchi; Baltard se redressa. Au lieu de perdre son temps ou de compromettre sa dignité dans des essais de justification inutiles, il ne répondit à ses détracteurs que par les efforts nouveaux de son talent, et, au bout de quelques jours d’un travail acharné, il produisait des plans, bien personnels cette fois, où la fonte, la brique et le verre remplaçaient partout les pierres de taille, où l’air et la lumière se substituaient à l’atmosphère obscure d’un local inexorablement muré, et les grandes voies intérieures divisant Tine superficie unique au morcellement du sol en enclos séparés.

Pour le coup, le problème était résolu, et résolu de manière à défier les objections, de quelque côté qu’elles pussent venir. Personne d’ailleurs n’eut la tentation d’en élever contre le projet lui-même. A peine essaya-t-on de signaler les prétendus emprunts que Baltard aurait faits aux plans antérieurs d’un de ses confrères, imputation dont il devait plus tard se justifier dans les pages qui accompagnent les planches du recueil publié par lui en 1863[7]. Lorsque la première moitié du gigantesque édifice, terminée dans le courant de 1857, eut permis de pressentir ce que serait l’ensemble, il n’y eut qu’une voix pour louer l’insigne habileté avec laquelle l’architecte avait su créer une œuvre uniforme sans monotonie, simple sans pauvreté, et surtout si bien conçue au point de vue pratique qu’elle est devenue le modèle d’après lequel les reconstructions des anciens marchés ont été ou sont encore entreprises dans toutes les grandes villes de l’Europe.

Les Halles de Paris, telles qu’elles existent aujourd’hui, abritent une superficie de 40,390 mètres, superficie qui se trouve doublée par les caves pratiquées partout sous le sol. Si, en examinant les dispositions extérieures et intérieures de cet immense entrepôt, on s’attache à la signification qu’elles tirent des besoins auxquels il fallait pourvoir, des exigences imposées par la nature des objets à préserver et par l’affluence des gens que ces objets attirent, il est impossible de ne pas reconnaître combien, à tous égards, le contenant est ici en juste rapport avec le contenu. Précautions pour maintenir au degré qui convient la température de ces rues couvertes où s’entasse, sous le zinc des toitures, tout ce qui végétait hier en plein air, tout ce qui vivait dans les champs, dans les bois ou au fond des eaux, — mesures propres à assurer la ventilation sans introduire la tempête, à faire pénétrer un jour suffisant sans donner accès aux rayons desséchans du soleil, à faciliter enfin la circulation de la foule au milieu de cette ville de boutiques sans sacrifier l’espace nécessaire aux marchandises et aux vendeurs, — rien n’a été négligé par l’architecte, rien n’a échappé à son ingénieuse sollicitude. Et cependant la vigilance et la sagesse dont il a fait preuve dans les aménagemens nous semblent, si remarquables qu’elles soient, moins dignes d’attention encore que les qualités déployées par lui dans toutes les parties du travail qui en intéressent directement l’élégance ou la solidité[8]. Ce n’est pas seulement un ingénieur, c’est un artiste, et un artiste assurément bien inspiré, qui a déterminé les proportions de ces sveltes colonnes de fonte, la forme à la fois souple et ferme de ces arcades, les profils de ces trois étages de toitures s’élevant au-dessus des douze pavillons qu’encadrent, sans les isoler les uns des autres, des voies intérieures coupées à angle droit et aboutissant chacune à une vaste baie, dont l’ampleur même fait ressortir par le contraste l’ossature fine et les lignes serrées des constructions environnantes. C’est la main d’un artiste aussi qui a diversifié par les combinaisons de l’appareil l’aspect de ce soubassement en briques sur lequel reposent toutes les faces de l’édifice, ou qui a dessiné, ici les divisions en compartimens réguliers de l’espace compris entre les arcades et les toitures, là les barreaux croisés ou parallèles entre lesquels l’air et la lumière pénètrent dans l’intérieur de chaque marché. En un mot, soit qu’on en considère l’ensemble, soit qu’on en étudie les détails, les Halles centrales apparaissent comme le spécimen le plus achevé, comme le type par excellence de l’architecture appartenant en propre au temps où nous vivons : architecture issue de nos besoins mêmes et de nos idées modernes, architecture vraiment nouvelle, dont on pourrait ailleurs, dans quelques gares de chemins de fer par exemple, trouver le pressentiment et jusqu’à un certain point la promesse, mais qui ne s’était encore, qui ne s’est depuis lors manifestée nulle part sous des formes aussi caractéristiques ni aussi judicieusement expressives.

Nous avons cru devoir insister sur ce qui se rattache à la construction des Halles de Paris, parce que cette grande œuvre marque à la fois dans la biographie de l’artiste et dans l’histoire de son talent un moment principal. Mieux qu’aucune autre, elle résume et met en relief les mérites particuliers de Baltard, cette ouverture et en même temps cette rectitude d’esprit qui le poussaient aux innovations en le préservant des aventures, cette aptitude singulière à trouver le secret du beau dans une saine appréciation de l’utile, la grandeur ou l’élégance de la composition dans la simplicité même des moyens. Suit-il de là que, de tous les autres monumens dus à l’architecte des Halles, aucun ne saurait suffire pour lui assurer une place parmi ceux de ses confrères dont les noms survivront à notre époque? Une pareille conclusion serait injuste. Les Halles nous semblent à tous égards l’œuvre la mieux réussie de Baltard, mais il a prouvé ailleurs, avec moins d’éclat il est vrai, avec moins d’égalité surtout dans les inspirations générales ou dans les procédés d’agencement partiels, qu’il n’était au-dessous d’aucune tâche, si difficile, si impraticable même en apparence qu’elle fût.

Ainsi, comment ne pas reconnaître les obstacles qu’il a eu à vaincre et les témoignages d’habileté qu’il a donnés dans la construction de l’église de Saint-Augustin? Le terrain sur lequel l’édifice devait s’élever avait à peu près la forme d’un éventail, et, pour se conformer aux prescriptions de l’édilité parisienne, il fallait, en bâtissant cette église, subordonner la direction des murs extérieurs à colle des deux voies obliques percées d’avance sur ses flancs, la largeur de la façade à l’étroit espace compris entre ces deux voies, un peu avant le point où elles convergent. De là, dans les dispositions intérieures, l’obligation pour l’architecte de remédier à ce défaut de parallélisme et de rétablir par une sorte de fiction l’équilibre des lignes. C’est ce que Baltard a travaillé et jusqu’à un certain point réussi à faire en ouvrant sur chacun des côtés de la nef une série de chapelles en fausse équerre, dont les dimensions vont grandissant à partir de l’entrée de l’église jusqu’au chœur. Sans doute cette nef, avec son plafond surbaissé, n’a pas toute la majesté digne du lieu, sans doute encore l’emploi apparent de la fonte dans un pareil monument est loin d’être aussi opportun, aussi heureux qu’il l’avait été dans la construction des Halles. Ce n’est pas sans une surprise mêlée de regret que l’œil voit se dresser le long des murs latéraux cette succession d’étroits piliers en métal supportant des statues d’anges coulées dans le même moule et dont on a vainement, au moyen de l’enluminure, essayé de vivifier l’inerte uniformité. Il serait difficile aussi de passer condamnation sur le réseau également métallique qui, en adhérant aux parois inférieures de la coupole, semble encager les lignes architectoniques et en arrêter l’élan là où il importait surtout de l’accentuer, de le stimuler pour ainsi dire par une extrême sobriété dans les formes accessoires; mais, ces points et quelques autres étant réservés, il n’y a que justice à louer les belles proportions de cette coupole et des grands arcs au-dessus desquels elle s’élève, l’effet imposant que produit le maître-autel à la place où il est érigé, enfin l’ordonnance conforme à la fois aux traditions religieuses et à la logique pittoresque, qui fait du sanctuaire un point de mire pour les regards de quiconque entre dans l’église, et un centre principal pour les adorations des fidèles. Certes l’église de Saint-Augustin n’est pas une œuvre irréprochable. Dans les mauvaises conditions qu’imposait ici la configuration du terrain, la périlleuse gageure acceptée par Baltard n’a pas été si bien gagnée qu’il n’y ait plus aujourd’hui qu’à en admirer les résultats. Il s’en faut de beaucoup toutefois que cette gageure ait été perdue, et, si celui qui s’est risqué à la soutenir n’a pas toujours trouvé dans son imagination des ressources à la hauteur de son courage, il a bien souvent lutté avec succès contre des difficultés que nul autre peut-être n’aurait même eu la pensée d’aborder.

L’église de Saint-Augustin est un des derniers travaux de Baltard, j’entends des travaux dont la responsabilité lui revient tout entière. Ceux qu’il eut à surveiller comme directeur des différentes entreprises d’architecture, de peinture, de sculpture ou de gravure, ordonnées par la ville, — depuis que son ancien titre et ses fonctions d’inspecteur des églises avaient été échangés contre un titre et un office bien autrement importans, — les soins de chaque jour qu’exigeaient de lui soit les mille détails administratifs du service dont il était le chef, soit les œuvres d’art projetées ou mises en train, — les conseils souvent délicats à donner aux artistes et aux commissions, à ceux qui distribuaient les tâches comme à ceux qui devaient les accomplir, — d’autres occupations encore, après comme avant l’achèvement de Saint-Augustin, furent continuellement imposées à Baltard sans arriver jamais à lasser ses forces, encore moins à refroidir son zèle. Gardant et utilisant jusqu’au bout son intelligence alerte, toujours prête à tout, à la solution d’un problème d’affaire aussi bien qu’à l’examen d’une question d’esthétique, ami de l’action, du travail sous toutes les formes, du devoir à tous les degrés, Baltard a été dans l’acception la plus exacte du mot un vaillant. Peut-être aux yeux de ceux qui n’ont eu avec lui que des relations passagères, son ardeur même a-t-elle pu prendre parfois les semblans d’une orgueilleuse fantaisie de l’esprit; peut-être, à le voir au hasard d’une rencontre si entier dans ses opinions, si difficilement porté à donner raison à ses adversaires, et plus difficilement tort à ses amis, s’est-on cru le droit d’expliquer par le goût de la domination cette confiance apparente en soi-même. Rien de moins fondé pourtant. Le ton volontiers un peu tranchant qu’on pouvait reprocher à Baltard n’exprimait en réalité que l’énergie de ses convictions personnelles, comme la partialité où il s’obstinait à l’égard des idées ou des hommes qu’il avait une fois adoptés était chez lui une affaire de fidélité et de conscience bien plutôt que le fait de l’entêtement. Aussi quiconque avait l’occasion de l’approcher familièrement savait-il vite à quoi s’en tenir sur les vrais motifs de sa raideur ou de sa hauteur prétendue.

Ne suffisait-il pas d’ailleurs, pour deviner ce qu’il y avait dans cœur de Baltard, de regarder attentivement sa personne, d’écouter l’accent de sa voix, de suivre les mouvemens intérieurs que traduisait si franchement, si honnêtement, sa belle et vive physionomie? Jamais homme n’eut des dehors moins trompeurs. L’aspect à la fois sympathique et séduisant que donnaient à son visage une chevelure blanchie bien avant l’âge de la vieillesse et des traits restés jeunes longtemps après que la jeunesse avait fini, un langage précis sans sécheresse sur des lèvres qui, même en se prêtant à l’expression ironique, gardaient je ne sais quoi d’aimable et de naturellement bienveillant, un mélange en un mot de finesse et de bonhomie, de fermeté virile et d’animation naïve, — tels étaient les signes d’après lesquels on pouvait, sans se méprendre, pressentir les inclinations intimes de Baltard et les caractères de sa complexion morale. En tout cas, ses travaux si nombreux, si variés, le bon emploi à tous égards qu’il a fait de sa vie, montrent assez ce qu’il faut penser de lui, et combien, pour parler comme Montaigne, « son existence a été étoffée des plus riches parties et désirables. L’homme en lui a vécu avec une puissance extrême.»

Oui, par les qualités de l’intelligence comme par l’élévation des sentimens et la vigueur du caractère, par l’âme aussi bien que par l’esprit, Bal tard est un exemple de ce que peut et de ce que doit être un artiste qui veut avant tout se comporter en homme. Homme, il l’a été dès les premières années de la jeunesse et ensuite dans toutes les situations, à tous les momens difficiles ou brillans de sa vie. Il l’était encore pendant le siège de Paris, lorsque, malgré son âge et l’altération grave de sa santé, il s’imposait les fatigues du service dans les rangs de la garde nationale, lorsqu’il se résignait, sinon sans déchirement, au moins sans plainte, à la perte d’un de ses enfans d’adoption tué en défendant son pays, et que, dans sa maison même, à ce foyer accoutumé de famille d’où les obus allemands ne purent pas le chasser, il voyait son petit-fils bien-aimé dépérir et bientôt succomber sous les étreintes de la maladie. Enfin c’est en homme que, le moment venu, il s’est à son tour préparé à recevoir la mort, qu’il n’a cessé de regarder en face depuis le premier jusqu’au dernier jour de ses longues souffrances, et que, pour aguerrir les siens contre le coup dont ils allaient être frappés, il leur montrait dans la séparation prochaine la promesse d’une éternelle réunion. Soutenu par une foi religieuse dont l’ardeur, même au milieu des occupations et des affaires, ne s’était jamais attiédie, il donna aux êtres chéris qui l’entouraient l’exemple de la sérénité dans le courage, et lorsque le 13 janvier 1874 l’heure sonna pour lui du départ sans retour, lorsque sa femme et ses enfans se penchèrent sur son lit de mort pour recueillir son adieu suprême, ce fut en murmurant ces mots : « au revoir... en Dieu, » qu’il leur adressait avec un dernier sourire de tendresse une dernière exhortation à la patience et à l’espoir.


III.

Si, pour apprécier le talent de Baltard, on en rapproche les œuvres de celles qu’ont produites les architectes français depuis un demi-siècle, nul doute que la comparaison ne mette en relief chez l’architecte des Halles et de Saint-Augustin des facultés d’invention d’autant plus remarquables qu’elles se développent souvent en raison inverse des conditions ingrates ou de l’aridité des tâches. L’originalité de Baltard consiste dans l’énergique bon sens avec lequel il arrive à dégager la signification essentielle d’un programme imprévu, d’un procédé si inusité qu’il soit, et à découvrir les moyens d’accomplir une besogne que de moins clairvoyans ou de plus timides auraient probablement jugée impraticable. Un exemple entre bien d’autres suffira.

Quiconque a vu ce qui était, il y a trois ans encore, l’Hôtel de Ville, se rappellera ce pompeux escalier en fer à cheval élevé, au temps du second empire, dans la petite cour centrale. Certes au point de vue des convenances archéologiques, comme au point de vue de l’art lui-même et du respect des proportions, l’idée qu’avait eue l’administration municipale était assez étrange d’encombrer ainsi cet étroit espace, d’ajouter cette énorme et toute moderne pièce de rapport à un petit monument de la fin du XVIe siècle, — et cela non pour quelque nécessité du service quotidien, mais dans l’unique dessein de donner plus d’éclat aux fêtes dont l’Hôtel de Ville était à de certains jours le théâtre. D’autres que Baltard n’eussent pas volontiers consenti à tenter l’aventure; en tout cas, il ne semble guère possible qu’ils l’eussent menée à meilleure fin. Puisqu’il s’agissait seulement ici d’éblouir le regard et de combiner des effets pittoresques, on serait mal venu à critiquer les contours agités de cet escalier de parade serpentant, ainsi que les colonnes qui le soutenaient, au-dessus de deux étages de bassins d’où émergeait tout un peuple de statues et d’où jaillissaient çà et là des jets d’eau. On ne saurait sans injustice se montrer fort sévère pour ce tumulte de lignes, pour ce luxe de formes épisodiques, pour ces fantaisies difficilement acceptables, j’en conviens, partout ailleurs, mais qui, le thème une fois donné, avaient leur raison d’être ou plutôt leur place nécessaire dans une construction toute décorative, dans une œuvre moins architectonique par sa destination que théâtrale. C’est ce qu’on peut dire aussi de l’arc de triomphe, de la fontaine monumentale, des vastes portiques dont Baltard, à l’époque de l’inauguration du boulevard du Prince-Eugène, dut orner la place de la barrière du Trône pour la cérémonie à laquelle l’empereur présida. Là, comme dans la cour de l’Hôtel de Ville, il ne songea, et il eut raison de ne songer qu’à produire, par la richesse des élémens de composition, un effet correspondant à l’esprit de la solennité même. Il avait, en édifiant les Halles centrales, imprimé à l’ensemble et à toutes les parties du monument le caractère exprès de l’utilité; en face de tâches qui devaient tirer tout leur sens d’un principe absolument contraire, il ne se proposa d’autre but que la magnificence, et procéda résolument pour la seule satisfaction des yeux.

Qui sait au surplus? Peut-être cette extrême diversité dans les programmes était-elle pour l’imagination de Baltard un stimulant plus puissant et plus sûr que la grandeur même ou la beauté des sujets; peut-être son talent avait-il besoin, pour produire tous ses fruits, de changer ainsi d’atmosphère, d’être sans cesse sollicité au mouvement, à la lutte avec l’inconnu, avec l’inaccoutumé tout au moins. Il y a dans le monde des arts comme ailleurs deux sortes d’esprits, les esprits recueillis dont les facultés ne se développent qu’au sein des paisibles études, et les esprits faits pour l’action qui portent leurs habitudes pratiques jusque dans le domaine idéal et leurs inclinations militantes jusque dans le travail solitaire. Baltard est certainement un de ceux-ci. Ne demandez pas à ses ouvrages cette correction patiemment recherchée, cette finesse dans les détails, ce style élégamment néo-classique qui distingue les monumens construits par Duban ou par M. Duc, ni cette fermeté renouvelée de la manière romaine dont Léon Vaudoyer a marqué ses travaux, comme M. Labrouste a le souvenir et le goût des formules, simples parfois jusqu’à la sécheresse, de l’art étrusque. Ne vous attendez pas non plus à y rencontrer l’expression sans merci de ce dévoûment aux exemples et aux traditions du moyen âge dont M. Viollet-Le-Duc a fait la règle ou plutôt la religion de sa pensée. Tout respectueux qu’il se montre envers l’antique, tout instruit qu’il est, — et il l’a prouvé dans plusieurs de ses restaurations, — des secrets de l’art national au XIIIe siècle ou au XVIe Baltard n’affecte pas plus de reconstruire sous notre ciel les monumens d’Athènes ou de Rome que d’imposer à notre époque les goûts ou les coutumes des temps féodaux. Éclectique plutôt que doctrinaire, préoccupé à la fois des enseignemens que nous a légués le passé et des innovations que comporte, des améliorations qu’appelle l’état présent de nos mœurs, il ne se refuse ni aux réformes d’aucun genre là où les intérêts de l’art et de l’histoire ont pu être méconnus ou compromis, ni aux mesures, si matérielles qu’elles soient, provoquées par des besoins modernes. Tout en travaillant un des premiers à restituer scrupuleusement à nos vieilles églises l’aspect qu’elles avaient à l’origine, il s’est un des premiers aussi appliqué à les rendre plus habitables et plus saines. Si, par déférence pour la vérité historique, il n’a pas craint d’enduire de vives couleurs les colonnes d’une nef romane ou les voûtes d’un sanctuaire de la renaissance, il n’a pas hésité davantage à soulever les dalles d’un pavement pour établir un calorifère souterrain ou à démonter une ancienne porte pour en matelasser les vantaux.

Cette conciliation entre les souvenirs d’un autre temps et les exigences du temps où nous vivons, ce mélange d’érudition, de rigueur scientifique et d’accommodement avec nos mœurs, Baltard n’entendait pas seulement en faire le principe et l’objet de ses propres travaux, il voulait encore que ceux dont il avait la surveillance ou la direction fussent inspirés par les mêmes pensées et soumis aux mêmes lois, qu’ils portassent franchement, comme il disait, « la physionomie de leur époque et leur date. » Sans doute, il est plus d’une fois advenu que ses recommandations sur ce point ont été prises trop au pied de la lettre. A force de prétendre se soustraire aux dangers de la contrefaçon archaïque, certains artistes employés à la décoration de nos églises n’ont réussi qu’à créer un anachronisme entre le caractère pittoresque de leurs œuvres et celui de l’architecture qui les encadre, ou à substituer l’amusement mondain du regard à l’émotion religieuse sous prétexte de sincérité dans le style et d’aisance dans les formes de l’exécution. En revanche, combien de fois et avec quelle justesse la mesure n’a-t-elle pas été observée par les peintres et par les sculpteurs qui concouraient, sous les yeux de Baltard, à l’embellissement de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Gervais, de Saint-Étienne-du-Mont, de Saint-Eustache, de Saint-Sulpice, de bien d’autres églises encore dont l’actif directeur des travaux d’art de la ville de Paris a successivement entrepris d’orner les murs, de reconstituer les verrières, de repeupler les niches ou les tympans! Que, en se rappelant l’intervention de Baltard dans ces divers travaux, on se garde d’en exagérer les mérites au détriment de ce qui appartient aux artistes eux-mêmes, il n’y aura là, nous le disions en commençant, rien que de strictement équitable, mais on n’en a pas moins le devoir de tenir grand compte de cette intervention. Ne fût-ce qu’à cause des occasions qu’il leur fournit, des moyens qu’il leur facilita de prouver leurs talens, nombre de peintres et de statuaires parmi les plus importans de notre époque doivent beaucoup à Baltard. C’est ce que ni ceux qui voient aujourd’hui leurs œuvres ni les historiens à venir de l’art contemporain ne sauraient oublier.

Dans les entreprises auxquelles il n’a participé que par ses conseils et par son influence comme dans ses travaux absolument personnels, Baltard s’est donc toujours montré aussi peu enclin à immobiliser l’art qu’à le pousser, par un besoin immodéré du changement, aux essais périlleux ou irréfléchis. La prudence chez lui fut au niveau du zèle, le savoir égal au désir d’innover. Si dans l’application qu’il a faite de cette science et de ce bon vouloir il lui est arrivé de commettre des fautes, si même, aux remarquables qualités qui recommandent son talent, il n’a pas en général joint un goût très pur, un sentiment très délicat de l’ornement, en tant que conséquence directe et rationnelle des formes particulières de la construction, jamais du moins il n’a consenti à ériger en droits les licences de la fantaisie ou en axiome esthétique l’imitation servile des anciens chefs-d’œuvre. Étranger à tous les partis, il a su se tenir à égale distance de tous les extrêmes et, contrairement à des tendances trop communes aujourd’hui, à des engouemens ou à des dédains aussi injustes les uns que les autres, professer le respect du passé sans pour cela tout sacrifier du présent, ni désespérer systématiquement de l’avenir.


HENRI DELABORDE.

  1. Le programme de ce concours était un projet d’École militaire. Outre le premier grand prix remporté par Baltard, deux seconds grands prix furent décernés, dont l’un au futur architecte du nouveau Louvre, M. Lefuel.
  2. Baltard conserva religieusement jusqu’à la fin de sa vie les couverts d’argent qu’Ingres, alors directeur de l’Académie de France, lui avait apportés un jour en lui intimant, d’un ton qui ne permettait pas de réplique, l’ordre de les accepter « comme il les aurait reçus de la main de son père et comme l’obéissance d’ailleurs le lui prescrivait. » Le bienfait méritait d’être d’autant mieux apprécié qu’il se déguisait avec moins d’adresse sous les apparences d’un acte d’autorité. Baltard en fut touché jusqu’au fond du cœur, et, bien peu de temps avant sa mort, c’était encore avec des larmes de reconnaissance dans les yeux qu’il répétait à celui qui écrit ces lignes les paroles naïvement impérieuses par lesquelles Ingres avait entendu vaincre les scrupules de son subordonné et lui interdire d’avance toute objection.
  3. Les choses fort heureusement en restèrent là. Informée des susceptibilités d’Horace Vernet et de l’étrange suite qu’il prétendait y donner, l’ambassade de France se mêla de l’affaire et s’empressa, comme il convenait, de l’arranger.
  4. Aujourd’hui au musée de Rouen.
  5. Il s’agit ici du buste de M. Jourdan, dont le conseil municipal de Troyes venait de confier l’exécution à Simart, et qui est conservé aujourd’hui dans le musée de la ville.
  6. Notice sur l’École de Percier, lue dans la séance publique annuelle de l’Académie des Beaux-Arts le 15 novembre 1873.
  7. Monographie des Halles centrales de Paris, in-folio.
  8. Une épreuve aussi concluante qu’imprévue fut faite en 1870 de l’énorme poids que pouvaient supporter ces constructions si frêles en apparence. Pour l’approvisionnement de Paris, un peu avant le commencement du siège, on entassa sur le sol des Halles, c’est-à-dire au-dessus des voûtes en briques et des points d’appui en fonte établis dans les caves, autant de sacs de blé que le monument tout entier en pouvait contenir. Non-seulement aucun accident grave ne survint, mais on n’eut à constater nulle part la moindre déviation, le moindre fléchissement dans ces points d’appui et dans ces voûtes.