Architecture rurale, second cahier, 1791/Des causes de la solidité du pisé & de quelques détails néceſſaires

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Des causes de la solidité du pisé & de quelques détails néceſſaires.

Pour faire le moins de répétitions que je pourrai, je prie le lecteur de lire la page 23 du premier cahier, & j’y ajoute que lorſque les ouvriers peu ſoigneux battent plus de 4 pouces d’épaiſſeur de terre, les coups du piſoir laiſſent des miſes ou couches qui n’ont preſque pas été preſſées, ce qui fait le plus mauvais ouvrage ; il faut abſolument que le piſoir chaſſe avec force la terre non piſée contre celle qui eſt piſée au deſſous, de manière que cet outil lie ces deux terres ſi étroitement, que le tout ne faſſe plus qu’une ſeule maſſe ou une ſeule pièce.

C’eſt avec cette attention néceſſaire, je le répète, que l’on peut faire avec la terre ſeule des bâtimens qui durent plus de deux cents ans, & que lorſqu’il ſe trouve dans la terre de petits cailloux ou graviers, on fait des murs qui ſont ſi difficiles à percer : en voici la cauſe.

L’ouvrier piſeur, battant ſans ceſſe, attrape par fois avec ſon piſoir un caillou ou un gravier, ce qui l’enfonce dans la terre au même inſtant qu’un autre reçoit un autre coup qui l’oblige auſſi de chercher un gîte, d’où tous deux ſont bientôt dérangés pour s’enfoncer plus avant & obliquement, juſques à ce que les coups redoublés du piſoir les aient forcés de ſe ranger chacun dans une place d’où ils ne peuvent plus remuer : la terre compriſe entre ces graviers, ſe trouve non-ſeulement bien comprimée par le piſoir, mais encore elle ſe trouve ſingulièrement ſerrée entr’eux : c’eſt ce qui fait que le piſé bâti avec la terre graveleuſe acquiert une ſi grande dureté, qu’après un ou deux ans, il faut pour le rompre y mettre le ciſeau, tout de même qu’on taille les pierres.

Puiſque le mélange des terres eſt néceſſaire pour faire de bon piſé, il préſente donc une économie à tous les propriétaires, ſur-tout à ceux qui n’ont pas ſous la main dans leur poſſeſſion la terre de la qualité requiſe. On en ſent la raiſon : ſur un tombereau de terre graſſe ou onctueuſe qu’on ſera forcé bien ſouvent de faire voiturer de près ou de loin, on pourra, en le mélangeant, employer trois, même juſques à quatre ou cinq autres tombereaux de terre qui ſe trouvera ſur le lieu du bâtiment qu’on aura à faire.

Mais ſi le pays eſt gras, (c’eſt ainſi qu’on appelle ceux qui abondent en terre graſſe, franche, glaiſe ou argille, & où l’on confond tous ces noms) ſi le pays eſt gras, dis-je, ou ſi la nature des terres eſt tenace, on les mélangera avec de la terre plus maigre, même de la pouſſière des chemins auxquelles on ajoutera des plâtras ou des décombres, & il eſt bon d’obſerver en paſſant qu’on peut s’éviter de pulvériſer ces derniers, puiſque des éclats de pierres ou de petits cailloux de la groſſeur d’une noix ne peuvent nuire à la bonté du piſé, au contraire, ſervent à reſſerrer la terre intimement entr’eux, comme je viens de l’expliquer.

Dans les pays maigres, tels que ſont les ſablonneux ou autres, & où on ne peut ſemer que du ſeigle, de l’avoine ou autre denrée de médiocre qualité, on fera des fouilles à proximité de la maiſon ou des murs de clôture que l’on aura à conſtruire ; & ſi les terres qui en proviendront n’ont pas la qualité ſuffiſante, on en fera voiturer de meilleure en petite quantité, en la faiſant prendre dans les lieux écartés & que j’ai ci-devant déſignés, à l’effet d’uſer d’autant d’économie qu’on pourra.

Dans les plaines arides & ſablonneuſes, on a ſouvent la reſſource des pieds des côteaux, des bords des rivières, des fonds des vallées les plus voiſins, d’où l’on peut faire voiturer de la bonne terre pour le piſé. J’ai reconnu, par exemple, que les rives de la Seine & de la Saône en contiennent beaucoup ; & j’ajoute que les limons ou bourbes des rivières contribuent à rendre la terre propre au piſé : on peut trouver quelquefois des terres graſſes ou onctueuſes dans les foſſés, dans les chemins & tous lieux bas ; finalement par-tout on peut faire fouiller dans le ſein de la terre ou faire voiturer la petite quantité dont on aura beſoin pour bâtir en piſé.

L’avantage le plus eſſentiel que ce genre de conſtruction peut procurer à un peuple, dans quelque partie qu’il habite dans l’univers, eſt celui de pouvoir conſtruire par-tout des logemens, granges & écuries, ſoit ſur les plus hautes montagnes, ſoit dans les vallées les plus profondes, ſoit dans les plaines les plus vaſtes, ſoit en un mot dans les déſerts : on ſait que dans ces lieux trop éloignés des maiſons habitées, ſi on y veut conſtruire des chaumières, des fermes ſuivant l’uſage ordinaire, il faut ſonger à s’y pourvoir de tout, parce qu’il y manque de tout, juſqu’à l’eau : avec le piſé on n’a point cette idée déſeſpérante, on poſsède dans le moment tout ce dont on a beſoin ou à quelque choſe près pour bâtir, les ouvriers n’ont qu’à ſe rendre ſur les lieux avec leurs légers outils, ils bâtiſſent ſur-le-champ ſans embarras & ſans eau.

Cet art ſimple, oublié dans un coin de la France, auroit été bien avantageux pour éviter des dangers auxquels des hommes malheureux ont été expoſés. J’ai vu des habitans dans les Alpes grimper ſur des rochers, preſque inacceſſibles, en riſquant d’y perdre la vie, à l’effet d’y aller recueillir des foins & des grains qui croiſſent ſur des plaines qui ſe trouvent ſur ces hautes montagnes : ces pauvres gens pour gagner ces récoltes, y ſéjournent quantité de jours & eſſuient toutes les injures du tems ; s’ils avoient ſu pouvoir s’y former des habitations avec tant de facilité, ils s’y ſeroient établis & ne ſeroient plus aujourd’hui dans la misère : on y verroit maintenant des bourgades heureuſes & plus de richeſſes dans la patrie ; j’ai donc bien penſé de n’avoir pas fait comme mes concurrens qui ſe ſont contentés de reſter chez eux & d’envoyer, ſuivant la vieille coutume, leurs mémoires pour concourir au prix de la queſtion contre les incendies ; j’ai voulu voir par mes yeux tous les uſages qu’on employoit dans la campagne ; à cet effet, j’ai viſité la cabane du pauvre pour ſavoir comment il y vivoit, comment il la bâtiſſoit ; il eſt tems enfin pour le bien de la nation de mettre à profit le réſultat de mes recherches & les encouragemens aſſurés aux citoyens qui font des découvertes ou perfectionnent les anciennes d’une manière utile. Si l’on trouve mon travail néceſſaire, j’ai lieu d’eſpérer que je n’aurai point en vain ſacrifié plus de ſix ans d’étude, de voyages, & d’expériences pour la choſe publique.

    leur travail de choiſir la moindre paille, & la plus petite racine qui ſe ſeroient introduites par mégarde dans la terre & de la jetter dehors : en un mot le piſé eſt eſſence minérale imitant la pierre, & tient à la vraie conſtruction ; par conſéquent tout ce qui peut ſe fuſer ou ſe pourrir doit en être exclu.