Architecture rurale, second cahier, 1791/Du toisé du pisé

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Du toisé du pisé.

On entend par toiſe quarrée une ſurface qui comprend ſix pieds de longueur & ſix pieds de hauteur, dont ſix pieds multipliés par ſix pieds produiſent trente-ſix pieds quarrés ou une toiſe quarrée.

Si un mur a 36 pieds de longueur, ou ce qui eſt la même choſe, ſix toiſes de longueur ſur ſix pieds ou une toiſe de hauteur, je demande combien il contiendra de toiſes quarrées ? On ſent que ſix toiſes de longueur multipliées par une de hauteur ne peuvent produire que ſix toiſes quarrées ; mais ſi le même mur avoit ſemblable longueur de ſix toiſes & qu’il eût quatre toiſes de hauteur, il eſt certain que ſix multipliés par quatre donneroient la quantité de 24 toiſes quarrées.

C’eſt ainſi qu’on meſure tous les murs, ſoit des bâtimens, ſoit des clôtures ; on prend avec une toiſe leur longueur, enſuite leur hauteur, après quoi on les multiplie ; leur produit donne la quantité des toiſes quarrées que contient la ſurface d’un ou de pluſieurs murs.

Voilà toute la ſcience du toiſé des murs ; rien ne ſeroit plus facile à comprendre, ſi les murs étoient tous faits d’une égale épaiſſeur, & leurs matériaux de la même valeur ; mais l’art de bâtir, exigeant des murs plus ou moins épais ſuivant l’objet auquel on les deſtine, & le toiſé de la maçonnerie étant différent dans tous les pays, font que l’on ſe trouveroit dans l’erreur lors des comparaiſons des prix que j’ai à faire : c’eſt donc pourquoi je vais entrer dans quelques détails.

Lorſque le propriétaire d’une maiſon ſe flatte que la maçonnerie ne lui coûte que 12 l. la toiſe, il ne ſait pas que l’uſage du toiſé lui augmente ce prix ; ſi le mur qu’il fait faire n’a qu’un pied d’épaiſſeur, il ſera vrai alors qu’on ne lui fera payer la toiſe que 12 l. ; mais s’il a un pied & demi d’épais, le maître maçon ne lui comptera toujours que ce même prix de 12 l. en lui augmentant le nombre des toiſes.

Exemple.

Un mur de ſix toiſes de long, une de haut, & ſeulement d’un pied d’épaiſſeur, produit ſix toiſes quarrées, leſquelles, à 12 l. la toiſe, montent à la ſomme de 
 72 l.
Le même mur d’un pied & demi d’épais ſera porté dans l’article de compte également à 12 l. la toiſe ; mais au lieu de ſix toiſes quarrées, l’entrepreneur y en ajoutera la moitié de plus, c’eſt-à-dire, qu’il mettra neuf toiſes au lieu de ſix qu’il paſſera 12 l. chacune, & qui monteront alors à la ſomme de 
 108 l.
On voit donc que, quoique le maître maçon ou l’entrepreneur n’emploie dans ſon compte pour un mur de dix-huit pouces d’épaiſſeur que 12 l. la toiſe quarrée, la vérité eſt qu’elle revient au maître de la maiſon ou du mur de clôture à 18 l. La preuve en eſt, que ſix toiſes quarrées à 18 l. montent à la ſomme de 
 108 l.
En ſuivant cette progreſſion, on trouvera qu’un mur en maçonnerie qui n’a qu’un pied d’épaiſſeur coûte la toiſe quarrée 
 12 l.
Et s’il a un pied & demi, il revient à 
 18 l.
A deux pieds 
 24 l.
A deux pieds & demi 
 30 l.
A trois pieds 
 36 l.
A trois pieds & demi 
 42 l.
A quatre pieds 
 48 l.

On établit en général pour baſe dans toute la France le toiſé des murs en pierres à un pied d’épaiſſeur, & on n’augmente pas le prix ; mais le toiſé à proportion que les murs ſont plus épais.

Il n’en eſt pas tout-à-fait de même du piſé : on établit ſa moindre épaiſſeur à un pied & demi, & on augmente de même le toiſé à fur & à meſure que le mur ſurpaſſe cette épaiſſeur ; & ſi le mur de piſé a moins de 18 pouces, pour cela, on ne diminue pas le prix, par la raiſon qu’il faut plus de ſoin & de perte de tems pour conſtruire un mur de 12 à 15 pouces que s’il en avoit 18 : celui-ci, il eſt vrai, emploie plus de terre à preſſer ou à piſer ; mais le ſurplus de main d’œuvre ſe trouve bien compenſé par la gêne que cauſent les autres murs qui ont moins de groſſeur.

La raiſon en eſt frappante ; les ouvriers ſont plus à leur aiſe dans le moule qui doit faire un mur de 18 pouces d’épais, que lorſque ce moule eſt plus reſſerré pour bâtir des murs plus minces ; car entre les deux coudes d’un ouvrier piſeur, il lui faut bien, pour l’aiſance de remuer, ces 18 pouces de largeur.

Etabliſſons donc pour première règle, que tous les murs de piſé depuis un pied & demi d’épaiſſeur juſqu’à la moindre qu’on voudra donner ou plutôt qu’on pourra faire, ſeront payés au même prix de la toiſe quarrée ; c’eſt-à-dire, que les murs de 10, 12, 15 pouces plus ou moins d’épaiſſeur doivent être portés au même prix que s’ils en avoient 18 ; établiſſons pour deuxième règle que tous les murs qui excéderont cette épaiſſeur d’un pied & demi, ſeront toiſés en augmentation du nombre de toiſes, & payés ſur le pied du prix convenu entre les propriétaires, entrepreneurs ou ouvriers, quoiqu’ils n’aient entendu les uns ou les autres dans le marché que la toiſe ſuperficielle des murs.

Il ne me reſte plus qu’à faire remarquer que l’on ajoute au toiſé des murs, la largeur ou l’épaiſſeur avec la hauteur de toutes les faces en retour d’équerre ou de biais, ſoit pour les angles des bâtimens, ſoit pour les ouvertures des portes, fenêtres & œils-de-bœufs, ſoit pour les linteaux, renfoncemens pour les cheminées & tous autres objets que l’on peut faire en conſtruisant un bâtiment. En voici la raiſon : les ouvriers pour pratiquer tous ces ouvrages minutieux dans leurs murs, ſont obligés à beaucoup de ſoin & de peine pour poſer une ou pluſieurs têtes du moule & autres outils, afin de parvenir à les bien arrêter & fixer ; & je puis dire, avec vérité, que cette addition de toiſé peut à peine les dédommager de la perte conſidérable de tems qu’ils y emploient ; je puis ajouter auſſi, que ces foibles augmentations ſont peu conſéquentes à l’égard de la totalité de la dépenſe d’une maiſon ; c’eſt ce que je prouverai au moyen d’autres détails que je crois néceſſaire à donner au public qui ſeront accompagnés d’un devis fait ſur les plans d’un bâtiment en piſé ; je termine donc cet article par obſerver que ſoit pour l’intérêt des maîtres de maiſons, ſoit pour celui des entrepreneurs & ouvriers, qui ſans doute s’empreſſeront de faire exécuter & d’apprendre l’art du piſé, on ne doit point changer les règles que je viens de décrire, étant d’ailleurs de la plus grande équité de les ſuivre.

Estimations du prix que peut coûter le pisé dans chaque pays.

Dans celui où la journée des manœuvres vaut 30 ſ. & celles des compagnons maçons 45, la toiſe quarrée d’un mur de piſé (toujours entendu d’un pied & demi d’épaiſſeur) reviendra à l’entrepreneur ſans la fourniture de ſes outils à 
 3 l. 15 ſ.
Dans celui où cette journée coûte 25 ſ. pour les premiers & 40 pour les ſeconds 
 3 l.1 5 ſ.
Dans celui où ces journées valent 20 ſ. pour les manœuvres & 35 pour les maçons 
 2 l. 15 ſ.
Dans celui où elles ne coûtent plus que 15 ſ. pour les journaliers & 30 ſ. pour les compagnons, la même toiſe quarrée ne reviendra qu’à 
 2 l.1 5 ſ.
Enfin dans les pays ou dans le canton où la journée des manœuvres ne vaut que 12 ſ. & celle des maçons 24, le piſé ne coûtera plus la toiſe quarrée que 
 1 l. 16 ſ.

Sur quoi j’obſerverai qu’il faut ajouter à chacun de ces prix le bénéfice de l’entrepreneur, qui doit d’ailleurs répondre de ſon ouvrage & ſupporter de petites pertes qui arrivent toujours aux bâtimens, malgré les plus grandes précautions ; il faut encore ajouter à ce prix les planches de liaiſon que j’ai ci-devant indiquées ; enfin ces prix donnés ſont ſous la condition que les ouvriers prendront la terre pour faire le piſé à 50 ou 60 pieds de diſtance de leur moule.

Une choſe bien remarquable dans ce genre de conſtruction ſe découvre dans la manière de le toiſer : on ſe reſſouvient que j’ai dit qu’un mur de maçonnerie augmente de valeur lorſqu’il devient plus épais ; mais le piſé ne ſuit cette gradation de plus haut prix qu’après une forte épaiſſeur telle que celle de 18 pouces qui eſt la plus uſitée, & qui eſt ſuffiſante à preſque toutes les conſtructions, ſur-tout aux murs de clôture ; ce qui eſt bien conſolant & avantageux à tous ceux qui ont à bâtir : ainſi ces prix que je viens de donner s’appliquent tous à l’épaiſſeur de 18 pouces, tandis que la maçonnerie ſur cette dimenſion les augmenteroit de moitié ; avantage inoui qu’a encore le précieux art du piſé ſur elle.

Preuve.

Un mur en maçonnerie d’un pied d’épaiſſeur coûtera la toiſe quarrée 12 l.

Un mur de piſé de la même épaiſſeur vaudra ſuivant le prix moyen des cinq eſtimations ci-deſſus 2 l. 13 ſ. & y ajoutant les planches de liaiſon, on peut compter ſur 3 l. la toiſe quarrée.

Un mur en maçonnerie de 18 pouces d’épaiſſeur produira moitié plus de toiſes, ce qui porte chacune d’elles à 18 l., le même mur en piſé auſſi de 18 pouces d’épaiſſeur ne ſera pas toiſé plus que s’il n’avoit qu’un pied de gros, par conſéquent ſon prix reſtera le même à 3 l. par toiſe.

Il réſulte de cette différence que la toiſe quarrée d’un mur de piſé d’un pied & demi d’épaiſſeur coûte ſix fois moins qu’en maçonnerie faite en mortier de chaux & ſable, de manière que ſi une maiſon en pierres coûtoit ſix mille francs à bâtir, on épargneroit en conſtruiſant la même maiſon en piſé, cinq mille livres ; mais les pauvres habitans de la campagne, pour épargner le mortier, ſur-tout ceux des villages où l’on trouve des pierres, font conſtruire leurs chaumières avec un mortier ſans chaux ; & par cette économie forcée, ils conſtruiſent des murs qui ne leur dépenſent que l’extraction de la pierre, la voiture, ou le tranſport, (ſi elle ſe trouve dans leur champ), les échafaudages & la main d’œuvre.

Évaluons cette mauvaiſe construction.

Pour extraire d’une carrière la pierre néceſſaire pour un mur de 18 pouces d’épaiſſeur, il en coûtera environ 
 2 l.
Pour la voiturer, environ 
 2 l.
Pour la main d’œuvre du mortier, du tranſport des pierres, échafaudages & de la confection d’un mur de 18 pouces d’épaiſſeur 
 2 l.

Total de la dépenſe de cette conſtruction par toiſe 
 6 l.

La toiſe quarrée d’un mur en pierre, fait ſans chaux ni ſable, ſurpaſſera donc de moitié la valeur d’une ſemblable fait en piſé ; mais, comme je l’ai obſervé, ces bâtiſſes en pierres faites avec un mortier de boue ne peuvent ſouffrir de comparaiſon avec celle du piſé ; il n’eſt abſolument que la bonne maçonnerie en mortier de chaux qui puiſſe ſervir de parallèle au piſé : ainſi, outre que cette vicieuſe conſtruction nuit à l’état d’un peuple éclairé & individuellement aux poſſeſſeurs, elle coûte beaucoup plus que le piſé, partant elle doit être rejetée.

A l’égard de la comparaiſon que je pourrois faire du piſé avec les pans de bois, lattes & torchis, dont quantité du peuple françois font uſage, ſur-tout au nord du royaume, je ne peux mieux la faire ſentir qu’en m’appuyant d’un mémoire & de ſon rapport fait par la ſociété royale d’agriculture en octobre 1790.

« Le torchis n’eſt capable tout au plus que de faire de mauvaiſes clôtures en comparaiſon du piſé dont la conſtruction peut réſiſter à tout, être employée utilement à toute eſpèce de bâtiſſes, & joindre l’économie aux formes de l’architecture.

J’ai bien vu (c’eſt l’auteur du mémoire qui parle) dans les provinces de Champagne, de Picardie, de Normandie & autres, quelques mauvais murs de jardin conſtruits en ce genre ; mais il faut leur donner une baſe du double de leur épaiſſeur au ſommet : ces murs n’ont ordinairement que 5 à 6 pieds de hauteur ; il ſeroit impoſſible de leur faire ſupporter aucune charge, ils éboulent d’eux-mêmes en peu de tems malgré les ſoins des propriétaires, un hiver humide les détruit ſans reſſource.

En ce qui concerne le torchis des bâtimens, il faut preſque toujours pour le ſoutenir une charpente : je vais avoir l’honneur de vous donner, MM. une idée de la conſtruction en torchis, telle qu’il s’emploie dans les différentes provinces où on en fait uſage ; je vous détaillerai enſuite une partie des inconvéniens qui réſultent de cette conſtruction vicieuſe & onéreuſe, & je finirai par dire deux mots ſur le piſé pour établir la comparaiſon.

Pour conſtruire une maiſon en torchis, il faut d’abord faire la carcaſſe d’une charpente dont les montans ont 3 à 4 pouces d’équariſſage ſur 7, 8 à 9 pieds de long ; ces montans ſont entretenus perpendiculairement avec des tenons par le haut & par le bas, qui entrent dans des mortaiſes percées dans des traverſes de 7 à 8 pouces de groſſeur, & le tout eſt ſoutenu de diſtance en diſtance par des jambes de force qui croiſent les montans diagonalement ; ſi on conſtruit pluſieurs étages, la même opération ſe répète, & la ſolive tranſverſale qui les ſépare, eſt percée également de mortaiſes pour recevoir les montans du premier étage ; tous ces montans, jambages ou membrures ſont diſtans de 12 & même de 15 pouces les uns des autres : cette charpente ainſi enjambée eſt arrêtée par de petites chevilles formant l’échelle, & ces dernières ne ſont ajuſtées qu’au moyen d’une coche que l’ouvrier torcheux fait à chaque montant : cet ouvrage achevé, on fait le torchis avec de la terre franche (toute autre terre ne vaut rien, elle ne tiendroit pas.) Lorſque les ouvriers l’ont pétrie en boue très-claire, ils y répandent une quantité de paille d’avoine ou de foin, ſuffiſante pour lier le tout enſemble, en la pétriſſant de nouveau avec les pieds : deux ouvriers enſuite ſe placent des deux côtés de la cloiſon, & poſent le torchis en l’entrelaçant dans les traverſes, l’alongent & l’étendent du haut en bas avec les mains. Malgré les précautions qu’on pourroit exiger des ouvriers, il y a toujours infiniment de vides, & toutes les parties en ſont chambrées en tout ſens : après cette opération, & lorſque la ſuperficie eſt à moitié ſèche, on recouvre le torchis avec un autre mortier qui ſe fait de terre franche, de chaux & de balles d’avoine. Ce mortier s’applique avec la truelle, & ſert à recouvrir la ſurface du torchis juſqu’à l’épaiſſeur des montans.

Voilà la manière de conſtruire en torchis : il s’agit maintenant de démontrer les inconvéniens qui en ſont inſéparables.

D’abord la dépenſe indiſpenſable de la charpente s’élève ſeule plus haut que le prix d’une maiſon de pareille forme conſtruite en piſé, ſuivant le procédé de M. Cointeraux, & fait une conſommation conſidérable de l’objet auquel nous devons d’autant plus d’attention, que nous regrettons tous les jours de voir nos forêts ſe dépeupler & ſe tarir au point de nous en faire redouter la pénurie.

Le torchis, laiſſant toujours des vides dans ſon application, & contenant par ſa fabrication beaucoup de paille, occaſionne le ſéjour habituel des rats & des ſouris, des puces & des punaiſes, dont les maiſons de ce genre ſont infectées.

Le torchis, à la deſſication ſe reſſerrant, ſe ſépare des pans de bois, & laiſſe par-là circuler un air dangereux qui occaſionne de fréquentes fluxions, des maux d’yeux, des maladies de toutes ſortes, aux gens qui habitent ces maiſons.

Le bois, à ſon tour, en ſéchant, laiſſe échapper les petites traverſes, & j’ai fréquemment vu des maſſes de torchis tomber d’entre les deux montans qui le contenoient, conſéquemment point de sûreté dans ſa maiſon ; car on juge facilement d’après cela que rien n’eſt plus aiſé que la démolition ſans bruit d’une maſſe de torchis, qui ayant 12 à 15 pouces de large entre les montans, laiſſe une plaie ſuffiſante pour le paſſage d’un malveillant qui voudroit s’introduire.

Les réparations ſont continuelles, les bois ſe pourriſſent rapidement, la deſſication, étant très-longue par une terre pétrie ou baignée d’eau, fait qu’il eſt toujours dangereux d’habiter ces maiſons trop tôt ; la fermentation produite par la chaux & la balle qui entre dans la compoſition du mortier de revêtement, laiſſe long-tems une odeur fétide & dangereuſe.

Les pluies & les brouillards imbibent les parties de paille ou de balle qui reſſortent peu après la conſtruction, paſſent entre les montans & le torchis qui ſe déjoignent, & renouvellent fréquemment une fraîcheur funeſte dans ces cloiſons.

Si ces maiſons ſont conſtruites depuis un certain tems, elles deviennent très-périlleuſes, parce qu’elles ſont ſujettes à s’écrouler ſans avertir, les bois étant tous pris à mortaiſes & tenons, & le torchis entretenant toujours, comme je l’ai dit, l’humidité, s’échauffent, ſe pourriſſent intérieurement & s’échappent, quoique la charpente préſente une ſurface ſaine.

Les incendies ſont terribles, & le feu ſe communique avec tant de rapidité, que ces maiſons ſont dévorées par les flammes avant qu’on puiſſe ſouvent y porter le moindre ſecours : les bois une fois enflammés, le torchis s’allume, & brûle comme de la tourbe, ce qui fait que les incendies ſont d’autant plus dangereux que le feu ſe concentre : & lorſque l’on croit être parvenu à l’éteindre, rien n’eſt plus ordinaire que de le voir reprendre avec plus de vigueur par le torchis farci de paille ou de foin dans lequel il couvoit.

Je ne m’étendrai pas ſur une infinité d’autres inconvéniens, ni ſur la lenteur & le prix exceſſif de ces ſortes de conſtructions ; l’expoſé ci-deſſus ſuffira pour établir la comparaiſon que je me ſuis propoſée.

Le piſé ſe conſtruit avec toutes ſortes de terres indifféremment, pourvu qu’il n’y ait pas trop de ſable : on n’emploie dans ſa conſtruction ni bois, ni chaux, ni paille, ni foin : la manière de piſer comprime la terre, lui donne une adhérence étonnante, fait une ſeule maſſe, ne laiſſe circuler aucun air, ne donne aſyle à aucun inſecte, ne communique aucune odeur, peut être habité à l’inſtant que les ouvriers en ſortent, ſans qu’on ait à craindre, ni humidité, ni vapeurs dangereuſes : il eſt d’une grande économie, d’une ſalubrité précieuſe, d’une ſolidité à toute épreuve & ſur-tout à l’abri du feu ; c’eſt une vérité conſtante, confirmée par le fait, comme il eſt confirmé que le torchis eſt une conſtruction vicieuſe en tous les points.

J’ai cru devoir, Meſſieurs, vous faire ces obſervations pour appuyer de nouveau la ſupériorité du piſé ſur tout autre genre de conſtructions économiques : le piſé eſt depuis long-tems employé dans quelques cantons du royaume ; il eſt ignoré dans beaucoup d’autres ; c’eſt à vous, Meſſieurs, qu’il appartient de le propager, de faire ceſſer cette ignorance qui a abſorbé une prodigieuſe quantité de bois dans les pays même où il eſt fort rare, pour conſtruire à grands frais en charpente & en torchis de frêles & inſalubres habitations qu’il eſt tems de remplacer par le piſé dont M. Cointeraux ſait tirer un ſi bon parti pour en conſtruire des maiſons qui réuniſſent tout à-la-fois l’élégance, la ſolidité, la ſalubrité & une économie précieuſe : vous avez loué ſa méthode, vous en avez donné une analyſe qui fait honneur à la ſociété & à l’auteur ; il me reſte à former des vœux pour la voir employer dans toutes les campagnes de cet empire.


Extrait du rapport.

La ſociété nous a nommés, M. de Charoſt & moi, pour lui rendre compte du mémoire de M. Cautru de la Montagne, intitulé : Avantages du pisé sur le torchis, démontrés par comparaison.

Les caractères de l’une & de l’autre de ces conſtructions ont été ſi bien déterminés ; les avantages du piſé ſur les torchis, tellement démontrés ; les inconvéniens, les imperfections & les dangers de celui-ci rendus ſi évidens par le mémoire de M. Cautru de la Montagne, que nous ne pourrions que répéter ce qu’il en a dit.

Pour détruire les préjugés, nous engageons M. Cointeraux de faire imprimer dans ſon Traité ſur l’Architecture rurale le Mémoire de M. Cautru de la Montagne. Au Louvre, en octobre 1790. Signé de Bethune Charost & Boncerf.

Je certifie cet extrait conforme à l’original & au jugement de la ſociété. A Paris, octobre 1790.

Signé Broussonet, ſecrétaire perpétuel. »


Je dois ajouter à ces authenticités que les boulangers des faubourgs de Lyon préfèrent, pour mettre leurs farines, les greniers bâtis en piſé, parce qu’ils ont l’expérience que les rats & la vermine ne peuvent s’introduire dans ces murs maſſifs ; tandis que les autres conſtructions leur fourniſſent, par d’innombrables joints, les moyens de ſe cacher, de s’y retirer & d’y nicher.

Mais rien au monde n’eſt meilleur marché que le piſé ; c’eſt bien l’article de toutes les dépenſes d’un bâtiment & de tous ceux qui compoſent les devis, qui eſt le moins cher. Qu’on imagine la plus chétive conſtruction que l’eſprit humain puiſſe faire, par exemple, une cloiſon faite avec des planches brutes, même des échalas : eh bien ! la toiſe de ces meſquines conſtructions coûtera plus qu’une toiſe de piſé. Non, rien n’eſt meilleur marché que la cage d’une maiſon en piſé ; & c’eſt avec cet élément précieux (la terre ſeule) qu’on bâtit de gros murs dont la toiſe n’égale pas en valeur la moindre ſéparation ; c’eſt donc avec ce genre ſimple de bâtir qu’on loge ſainement l’humanité, qu’on lui procure des commodités par des diviſions d’appartemens fort peu diſpendieuſes, qu’on la met en sûreté par de bonnes clôtures, qu’on peut multiplier les ſéparations des animaux domeſtiques, enfin qu’on peut faire tout ce que l’on veut à bien peu de frais.

Le piſé qui exclut tous les matériaux ; le piſé, avec lequel on peut bâtir en tous lieux & par tout pays, encore une fois, eſt un préſent que Dieu a fait à tous les peuples : ſi l’agriculture eſt la baſe de toutes les ſciences, le piſé eſt auſſi le premier de tous les arts ; mais quelques artiſtes ont penſé que ſon économie leur eſt préjudiciable, ce qui n’eſt pas. L’agriculture nuit-elle aux ſavans, aux artiſans de tous les métiers, aux fabriques, au commerce ? non ſans doute, de même le piſé ne nuira pas aux architectes & entrepreneurs : la richeſſe des bâtimens reſtera pour les villes, & leur ſimplicité pour les campagnes ; les fabriques ſe multiplieront par le piſé, & le commerce fleurira.

Que ceux qui s’écartent des vieux uſages ſont à plaindre ! que mes concitoyens vantent le bien que mes différens & nouveaux procédés peuvent leur procurer, je n’aurai pas le chagrin de voir retarder le fruit que doit produire ce cours d’architecture : j’attends leur ſecours & celui des autres nations, qui m’aideront à compléter cet ouvrage en multipliant leurs ſouſcriptions.