Ariane ou Le chemin de la paix éternelle/Chapitre 2
Entre les forêts et la mer.
Le matin.
Une petite plage ronde, pure et jaune.
Ariane endormie dans l’île de Naxos s’éveilla sans ouvrir les yeux, car elle voulait repasser dans son esprit tout ce qui était arrivé depuis le premier jour où la vue de Thésée avait fait naître en elle-même une seconde Ariane inconnue.
Les cèdres, les épées solaires, l’ouverture du gouffre bâti, les victimes vêtues de blanc, le Héros sans armes ni casque, le fil, la borne, l’avenue, les circuits brusquement coudés, l’interminable descente, l’interminable montée, la Bête, les nasaux baveux, les cornes, les mains monstrueusement larges, la lutte courte, le sang sur la terre, le retour à travers les ténèbres, la revue adorée du jour, la rosée sur le bout des herbes, le soir sur le sommet des cèdres, la marche molle, le départ, le premier mouvement du vaisseau, l’odeur de la mer, la couleur de la nuit, la fraîcheur de l’aube, et le second jour, et le second crépuscule et le débarquement.
Elle savait qu’elle avait dormi près du Tueur, côte à côte avec sa gloire, et elle s’éveillait dans une félicité parfaite, devant l’horizon d’une vie également heureuse et certaine.
Sa main s’étendit. Sa main retomba sur la terre. Sa main chercha, tourna, recula, étonnée. Toujours l’herbe ou le sable ou les fleurs froides ou la boue.
Elle appela :
« Thésée ! »
Elle ouvrit les yeux, et la bouche, et elle se dressa et elle leva les deux bras et une sueur affreuse glissa de ses cheveux. Ni auprès d’elle, ni devant elle, ni à ses pieds, ni dans ses bras…
Elle courut vers la mer, le vaisseau était démarré.
Loin, moitié sur le ciel et moitié sur les flots, un petit oiseau noir s’enfuyait, nef rapide qui portait la fortune de Thésée, si loin que la vue même le distinguait à peine et que le cri désespéré mourut avant de l’atteindre.
Folie ! elle entra dans la mer, jetant sa tunique aux galets. Les vagues heurtaient ses cuisses frissonnantes. L’eau monta jusqu’à son ventre.
Elle cria :
« O Proseïdôn, Roi des champs glauques, Pasteur des flots ! soulève-moi, emporte-moi jusqu’à celui qui est moi-même !… »
Poseïdôn l’entendit mais ne l’exauça pas. Une eau miraculeuse ravit Ariane plaintive, et la jeta doucement sur la mousse épaisse.
Et le vaisseau avait pour toujours disparu derrière le mur de la mer.
Au même instant, un grand bruit, la foule, les cris affolés, le craquement du sol des forêts.
« Io ! Evoé ! Qui est dans le chemin, qui est dans le chemin ? »
Les Bakkhantes dévalaient de la montagne, et les Satyres et les Pans, et le cortège bousculé sous les thyrses.
« Qui est dans le chemin ! Qui est dans la demeure ! Iakkhos ! Iakkhos ! Evoé ! »
Elles portaient des peaux de renard attachées sur l’épaule gauche.
Leurs mains agitaient des branches d’arbre et secouaient des guirlandes de lierre. Leurs chevelures étaient si pesantes de fleurs que leurs nuques se pliaient en arrière ; les plis de leurs seins étaient des ruisseaux de sueur, les reflets de leurs cuisses étaient des soleils couchants, et leurs hurlements se mouchetaient de bave envolée.
« Iakkhos ! Dieu beau ! Dieu fort ! Dieu vivant ! Iakkhos ! mène l’orgie ! Iakkhos ! fouette et guide ! Exaspère la multitude ! Refoule la cohue et les pieds rapides ! Nous sommes à toi ! Nous sommes ton souffle ! Nous sommes tes désirs turbulents ! »
Et voici : soudain elles aperçurent Ariane.
Alors elles se précipitèrent, elles lui prirent les bras et les jambes, elles tordirent ses cheveux désolés ; la première saisit la tête, et pesant du pied sur l’épaule, l’arracha comme une fleur lourde ; et les autres écartelaient les membrres, et la sixième déchirant le ventre, en tira la matrice petite, et la septième, fonçant la poitrine, déracina le cœur vomissant.
Le Dieu, le Dieu parut !
Elles se ruèrent sur lui, brandirent leurs trophées…
Il était nu, couronné de pampre. Une peau de faon pendait sur ses reins. Il tenait une coupe de buis.
Il dit :
« Laissez ces pauvres membres ».
Les Bakkhantes les jetèrent sur le sol, et, chassées par un geste, s’enfuirent brusquement dans la montagne, comme un troupeau piqué des taons.
Alors, il pencha sa coupe creuse qui ruissela merveilleusement ; et les membres se réunirent, et le cœur revécut tout à coup, et Ariane égarée se souleva sur la main.
« O Dionysos ! », dit-elle.
La nuit claire et sombre était dans la mer.
Le Dieu tendit les doigts en avant et parla, d’une voix grave et tendre.
« Lève-toi ! je suis le réveil.
» Lève-toi ! je suis la vie.
» Donne-moi la main…
» Viens avec moi…
» Voici le Chemin de la Paix Éternelle… »