La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Ariella (1592)

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ARIELLA

(1592)

I

Par une claire matinée d’hiver, trois gentilshommes cheminaient à travers les rues du vieux Londres, éblouissantes de neige que dorait un chaud rayon de soleil. Tous trois portaient le costume mâle et gracieux du temps de la reine virginale : de hautes bottes, de larges chausses formant des centaines de petits plis, un vaste pourpoint et un petit mantelet court, tombant sur les épaules ; le tout, en velours de prix bordé d’or et orné de guipures flamandes, qui entouraient le col raide et retombaient en jabot sur la poitrine, les mains, et jusque sur les genoux.

Les cheveux coupés courts et la barbe taillée en pointe, donnaient une expression hardie et provocante à leurs silhouettes, qu’achevait un chapeau à larges bords, posé de biais, dont les glands d’or et le panache à plumes retombaient le long de leur dos.

Les trois fredonnaient un grossier refrain de matelots et tenaient la mesure en tapant de leur épée contre leurs éperons. Au milieu d’une strophe, ils furent soudain interrompus par une joyeuse exclamation de surprise. Un élégant officier de la garde venait à leur rencontre, et s’avançait en ouvrant les bras, au-devant de lord Glendower, l’aîné de la bande.

— Toi, Amias ! s’écria celui-ci avec joie, toi à Londres ! Tes sept tantes qui, telles des Parques, filent pour toi des jours d’ennuis et te séquestrent à Digby, loin de tout plaisir dangereux, t’ont donc enfin donné ton vol ? Salut, ami de ma jeunesse, sois le bienvenu !

Les deux hommes s’embrassèrent, comme c’était l’usage en ce temps, et se baisèrent tendrement, comme deux jeunes filles de nos jours.

— Et pourquoi ne pas venir me voir, ingrat ? questionna Glendower.

— Je ne suis ici que depuis peu de temps et je n’osais quitter mon service, s’excusa le jeune officier. Mais, aujourd’hui, je suis libre et tout à tes ordres.

— Parfait ! s’écria le Lord. Voici mes bons amis, sir Hazlitt et sir Cornwall. Quant à ce vaillant guerrier, son nom est Amias Rapely. Et maintenant, viens avec nous. Si tu devines où nous te menons, je te paye une fine.

— Et où pourriez-vous aller, demanda l’officier en prenant le bras du Lord, sinon dans une taverne ?

— Oh ! nous sommes très vertueux à Londres, plaisanta Glendower, tandis que tous quatre se remettaient en marche, et, de plus, très connaisseurs. Sais-tu ce que c’est que Mécène ?

— Je l’ignore, mais je suppose que c’est quelque saint papiste.

— Tu n’y es point. Ce fut un protecteur des arts et des lettres, et moi, regarde-moi bien, je suis aussi un Mécène, mais je protège de préférence les artistes femmes. Donc, écoute bien, nous nous rendons à cette heure chez les Blackfriars.

— Tu te moques, fit l’officier, incrédule, qu’iriez-vous faire dans un couvent de frères noirs ?

Les trois jeunes gens partirent d’un formidable éclat de rire.

— Écoute, Amias, reprit Glendower, c’est un joyeux monastère que celui où nous allons, car on y joue la comédie et il y a là des nonnains aussi aimables que belles.

— Comment dois-je l’entendre ?

— Jeune homme, aurais-tu dormi cent ans en quelque forêt enchantée ?

— Ami, tu connais notre vie de campagne. Les nouvelles n’y parviennent qu’à l’état de pain rassis.

— Mais il y a longtemps que ce n’est plus une nouveauté même ancienne, que nous possédions à Londres, notre théâtre fixe et même plusieurs, fonctionnant toute l’année. Jadis, les comédiens parcouraient le pays, jouant tantôt dans une église, tantôt dans une salle de tribunal, ou dans une école, ou, encore, dans le château d’un Lord, et, quand il le fallait, dans une grange, devant des matelots et des paysans.

— Oui, j’en ai vu à Stratford, repartit l’officier. Ils représentaient une pièce sanglante, à la fin de laquelle tout le monde était tué. Cela se passait en France.

— Sanglante ! s’écrièrent les trois amis à la fois. Tout le monde tué ? Cela ne peut être que Marlowe. Le drame ne s’appelait-il pas : Le Massacre de Paris ?

— Ainsi donc, reprit Glendower, à Londres, la cour entretenait sa troupe et chaque Lord, la sienne. Or, il y a juste seize ans, puisque c’était en 1576 et que nous sommes en 92, les comédiens du comte Leceister acquirent le couvent désaffecté des frères noirs et y montèrent leur scène.

— Ah ! je comprends. Et on y joue la comédie dès le matin ?

— Non, grand bénêt, railla Glendower, on ne fait que répéter la pièce qui doit être jouée ce soir. William Shakespeare veut, à l’aide de ce drame, donner le coup de mort aux tragédies copiées sur les anciens, telles que les font les écrivains savants. C’est une histoire d’amour qui, paraît-il, s’est passée à Vérone.

— Shakespeare ! fit l’officier, est-ce là un poète ? Je connais, à Stratford, un marchand de laine de ce nom.

— Très exact. C’est son père.

— Et son fils, William, le joyeux fainéant, écrit des pièces dont tout le monde parle ?

— Et qui mettent Londres sens dessus dessous. À son sujet, la cour et la noblesse, les poètes et les savants se divisent en deux partis qui se combattent violemment. Mais, aujourd’hui, nous comptons mettre fin à la gloire de ce clown.

— En quoi est-ce un clown ?

— En ce qu’il se permet d’écrire pour le peuple, fit Glendower avec animation, et qu’en recherchant l’approbation des filles et des matelots qui l’acclament, il introduit dans l’art un goût bas et grossier que nous ne saurions souffrir. Produire sur les planches des personnages tels que nous en voyons journellement, en plein jour, dans les rues, et, la nuit, dans les tavernes, qui boivent, jouent et se querellent, ce n’est pas de l’art, mon cher Amias, et c’est là tout ce que Shakespeare sait faire. Il s’est bien essayé dans la manière noble ; mais, après avoir piteusement échoué dans des saloperies telles que Vénus et Adonis, L’enlèvement de Lucrèce ou comme ses inepties s’appellent, comprenant qu’il ne pouvait rivaliser avec un Lilly et un Hughes, il s’est mis à écrire pour le peuple.

— Cela lui ressemble bien, remarqua l’officier. À Stratford, on raconte de lui des tours pendables et j’ai failli mourir de rire en entendant comme il avait été surpris à braconner et puni de prison.

— Shakespeare braconnier ? s’écria Glendower, c’est parfait ! Une arme de plus contre le doux cygne de l’Avon, comme l’appellent ses comédiens.

Les quatre jeunes gens étaient arrivés à la porte du théâtre et, passant fièrement devant le portier, pénétrèrent avec assurance dans la salle. Après que ses yeux se fussent habitués à l’obscurité qui y régnait, l’officier regarda autour de lui avec curiosité, se faisant expliquer les particularités qui le frappaient.

La décoration de la scène shakespearienne, ce lieu sacré voué à la vénération de tous les pays et de tous les temps, où Othello, Macbeth et Lear virent pour la première fois le feu de la rampe, consistait en une tenture qui, tantôt représentait une salle du trône et, en un tour de main, une salle d’auberge ou une forêt.

Le jour était signalé par une toile blanche, la nuit, par une toile noire, tombant du plafond. Un écriteau portait en lettres géantes l’indication du lieu où l’action se passait. Deux fauteuils signifiaient une salle d’auberge, une table, un encrier et une plume, un bureau. Les transformations se faisaient par un simple changement d’écriteau.

Le milieu de la scène était actuellement occupé par un balcon, auquel donnait accès, des deux côtés, un escalier.

Sur ce balcon, l’officier distinguait à présent une jeune fille d’une beauté vraiment céleste, avec un doux visage aux teintes délicates et l’expression enfantine d’une héroïne de contes de fée, des lèvres fraîches et pleines, et des yeux qui étincelaient comme des étoiles dans l’obscurité. Et, de tout cœur, il eût voulu joindre sa voix à celle du jeune comédien qui se tenait sous le balcon, lui adressant des paroles enflammées :

Two of the fairest stars in all the heaven
Having some business, do entreat her eyes
To twinkle in their spheres till they return.
What if her eyes were there, they in her head ?
The brightness of her cheek would shame those stars,
As daylight doth a lamp. Her eye in heaven
Would through the airy region stream so bright
That birds would sing and think it were not night.

« Deux des plus belles étoiles du firmament ayant affaire ailleurs, demandent à ces yeux de scintiller à leur place, jusqu’à leur retour.

« Mais qu’adviendrait-il, si son regard était là-haut et les étoiles sous son front ?

« L’éclat de ses joues humilierait les astres, comme la lumière du jour éteint celle d’une lampe,

« Tandis que son regard, transporté au firmament, répandrait ses rayons à travers les ondes de l’air,

« Si bien que les oiseaux se mettraient à chanter, croyant qu’il ne fait plus nuit. »

Ces paroles ne semblèrent point triviales au jeune officier, mais bien au contraire une musique à son oreille, et il se sentit froissé en entendant Glendower dire à ses amis :

— Ce que ce Shakespeare met de drôles de choses dans La bouche de Roméo ! À cet endroit, il faudra siffler.

— Ce jeune homme s’appelle Roméo ? demanda Rapely.

— Roméo, fils de Montégu, répondit Hazlitt, et la dame se nomme Juliette, fille de Capulet. Dans cette folle pièce, bien entendu, car, dans la vie réelle, il est le parfait Richard Burbadge à qui sont soumises toutes les intonations capables d’émouvoir le cœur humain, et elle, la délicieuse Ariella, une comédienne à qui tous, sans exception, nous faisons la cour. Celui qui se tient devant, est l’auteur et, à côté de lui, lord Southampton, son protecteur.

Les jeunes gens disparurent dans les coulisses, faisant la chasse aux jolies comédiennes. Seul, l’officier resta, fasciné par le tableau féerique du balcon. La scène terminée, Southampton applaudit des deux mains.

— Dans cette scène, tu t’es surpassé, mon doux cygne de l’Avon, dit-il en passant son bras autour du cou du poète.

Shakespeare, alors âgé de 24 ans, n’était point beau, mais en tout point un homme. Il eut un douloureux sourire.

— Ils n’en conviendront point, murmura-t-il. Ben-Jonson, Hughes, Marlowe, comme s’appellent tous mes adversaires, trouveront que le clown est devenu sérieux, et ce sera tout.

— Que nous importe ! fit Southampton en riant. Tu triompheras d’eux tous. À partir d’aujourd’hui, une ère nouvelle s’ouvre pour la poésie anglaise. Que veux-tu de plus ?

— Eh bien, êtes-vous satisfait ? demanda Burbadge en s’approchant.

— Très satisfait.

Le poète jeta un coup d’œil sur Ariella, qui n’avait pas quitté le balcon et, appuyée des deux bras à la balustrade, semblait perdue en un rêve.

— Et vous, Ariella, mon opinion vous serait-elle indifférente ? pourquoi ne me la demandez-vous pas ?

— Parce que je sais que je ne vous satisfais jamais, sir William, répondit-elle sans bouger.

— Aussi, je ne suis pas satisfait.

— Eh bien, n’avais-je pas raison ?

— La scène du balcon peut passer, mais la rencontre de Juliette et de Roméo ne saurait me convenir.

— Voulons-nous la recommencer ? proposa Burbadge à la comédienne.

— Il le faudra bien.

Lentement, elle descendit les marches.

— Alors, nous commençons.

Mais, dès les premiers mots, Shakespeare interrompait les comédiens.

— Ne pouvez-vous pas vous mettre dans la tête que c’est un sonnet que vous récitez là ? cria-t-il. Ne rompez pas les vers, Burbadge, et vous, Ariella, ne savez-vous pas donner un baiser ?

— Il paraît que non.

— Dois-je vous l’enseigner ?

— Il faudrait savoir d’abord si je veux l’apprendre.

— Elle a toujours une réponse toute prête, dit Shakespeare, en se tournant vers Southampton. C’est une récalcitrante, surtout avec moi. Mais il est des moyens d’apprivoiser ces douces colombes.

Ariella haussa les épaules.

— Essayez-le donc, sir William. De vous, j’accepte le défi.

— Revenez à votre sujet, supplia Burbadge.

— Le sujet est précisément un baiser. Un baiser qu’Ariella souffle en l’air au lieu de le poser sur vos lèvres.

S’approchant de Juliette, il lui prit la main.

Ce n’était plus Shakespeare, c’était Roméo en personne, et, pourtant Shakespeare plus que jamais, lorsqu’il déclama ces vers :

« If I profane with my unworthy hand
This holy shrine, the gentle fine is this :

My lips, two blushing pilgrims, ready stand
To smooth that rough touch with a tender Kiss.

« Si, de ma main indigne, je profane ce tabernacle, mon amende sera que sur vos lèvres, tels deux pèlerins rougissants, les miennes amortissent la rude étreinte, avec un doux baiser. »

— Il est capable de le faire, murmura Glendower, revenu auprès de Rapely avec ses amis, mais je ne le souffrirai point.

— As-tu quelque droit sur elle ? demanda l’officier.

Glendower nia, mais sa jalousie était à tel point excitée qu’oubliant les règlements du théâtre, il fit, de la coulisse, des signes à Juliette qui se troubla et s’embrouilla, trouvant de moins en moins les intonations que lui demandait l’auteur. Tout à coup, Shakespeare devina ce qui se passait.

— Ah ! je vois, fit-il, offensé, Burbadge somnole après une nuit d’orgie, et vous, Ariella, êtes distraite. Ne regardez pas dans les coulisses.

Il tapa du pied, Ariella tressaillit.

— Maîtrisez-vous, Shakespeare, cria Glendower à haute voix. Traitez cette douce créature avec la délicatesse qu’elle mérite.

— Je ne suis pas aussi douce que je le parais, railla Ariella, je me défends moi-même, Mylord. Portez vos services là où on les réclame… et les désire.

— Vous transgressez notre règlement, dit Shakespeare en se tournant vers les jeunes gens. Je vous invite à quitter la salle.

Les gentilshommes s’apprêtaient à sortir, mais Glendower les retint :

— Sommes-nous des valets qu’on renvoie ? cria-t-il.

— Vous êtes des malotrus, leur lança Ariella.

— Veuillez quitter le théâtre immédiatement, ordonna lord Southampton en s’approchant. Vous savez que notre reine désire que les règlements soient respectés, même si ce ne sont que des règlements de théâtre.

Glendower tourna sur ses talons et sortit fièrement, suivi de ses amis.

— J’ai subi une défaite, dit-il pour prévenir la raillerie des camarades. Aussi longtemps que le braconnier sera auprès d’elle, je n’ai rien à espérer. Mais ce soir l’ensevelira à jamais et la chasse sera libre.

— Où allons-nous ? demanda l’officier.

— À la taverne de la sirène, mon innocent, répondit Glendower en riant, au rendez-vous de tous les gens d’esprit.

Pendant ce temps, Shakespeare avait recommencé son beau sonnet et cette fois, à partir du moment où le poète toucha sa main, Ariella sembla tout à fait dans son rôle : ses yeux se fixèrent sur lui, avec l’étonnement ingénu d’un amour naissant.

Good pilgrim, you do wrong your hand
Which mannerly devotion shows in this ;
For saints have hands that pilgrim’s hands do touch
And hand to hand is holy palmer’s kiss.

« Bon pèlerin, vous faites tort à votre main, qui nous témoigne ainsi sa dévotion polie ; car les saints ont des mains pour toucher les paumes des pèlerins, et le toucher des paumes est le baiser des pieux pèlerins. »

Have not saints lips and holy palmers too ?

« Les saints n’ont-ils pas des lèvres, comme les pèlerins, continua Shakespeare. »

Ay, pilgrim, lips that they must use in prayers.

« Certes, des lèvres pour la prière », fut l’espiègle réponse.

O then, dear saint, let lips do what hands do ;
They pray, grant thou, lest faith turn in despair.

« Oh alors, que les lèvres fassent ce que font les mains ; elles implorent, toi, exauce leur prière, pour que la foi ne tourne au désespoir. »

Et il sembla que ce n’était plus Shakespeare, mais Roméo qui implorait, et ce n’était plus de la comédie, mais une profonde sincérité, quand Ariella répondit à mi-voix :

Saints do not move, though grant for prayers’ sake.

« Les saints ne se meuvent pas, lors même qu’ils consentent », et qu’elle se laissa faire doucement.

Then move not, while my prayers’ effect I take
Thus from my lips by yours, my sin is purged.

« Eh bien, ne te meus pas, tandis que je recueille le fruit de mes prières ; ainsi, par tes lèvres, les miennes seront lavées de tout péché. »

Les lèvres du poète effleurèrent celles de la comédienne. Alors il se fit comme un miracle. Non seulement Ariella ne se défendit point, mais elle frissonna toute, et une rougeur brûlante inonda ses joues. Personne ne s’en aperçut, mais Shakespeare sentit la main de la jeune fille, fiévreuse, dans la sienne.

— Eh bien, Burbadge, dit-il brusquement, comprenez-vous ce que je veux ?

— Parfaitement, répondit l’acteur en jetant un regard significatif sur Ariella, mais je crains de ne pas réussir comme vous.

La répétition reprit son cours, les acteurs recommencèrent la scène du balcon. Southampton suivait, le dos tourné à la rampe.

— Qu’as-tu contre Ariella ? demanda-t-il tout bas à son protégé. Tu la traites mal, t’inspire-t-elle de la répulsion ?

— À moi ? Au contraire.

— Pourtant cela en a tout l’air.

— Non, mon cher Lord, je voudrais lui dire ce que Roméo dit à Juliette. Mais un homme qui a eu une femme et trois enfants, et cet ange capricieux ? Vous voyez bien, cela ne va pas. Je ne suis pas non plus un Lord, pour lui offrir un palais une calèche de cour. Mais voyez donc comme elle est belle… comme elle appuie la main contre sa joue.

« Que ne suis-je le gant à cette main, pour baiser cette joue ! »



II

Jamais la taverne de la sirène n’avait été aussi fréquentée que ce jour-là. Le cotillon court de la jolie hôtesse flottait comme une bannière au vent tandis qu’elle s’empressait de tous côtés pour satisfaire tous les clients, matelots ou Lords, sans distinction.

Chacun recevait son verre d’ale bien plein et une parole aimable par-dessus le marché.

Dans un enfoncement de la pièce obscure, dont la voûte semblait peser sur la tête des buveurs et dont les murailles décorées de panneaux rouges, étaient noires de fumée, quatre hommes étaient assis à une longue table. Ces hommes jouaient un rôle important dans la littérature de l’époque. C’étaient Ben Jonson, le critique redouté ; Christophe Marlowe, le génial compétiteur de Shakespeare ; John Lilly, le poète de la cour partout fêté, favori de la reine Elisabeth, et le dramaturge Thomas Hughes.

Non loin d’eux avaient pris place Glendower et ses amis, avec quelques autres jeunes Lords ; à une troisième table, toute proche, étaient attablés des artisans et des matelots, et tous parlaient de l’événement du jour : la représentation annoncée de Roméo et Juliette.

Ben-Jonson prenait Shakespeare violemment à parti.

— Je ne nie pas la grandeur de ses dons, dit-il, mais il n’en est que plus blâmable s’il en abuse pour détruire le goût élevé, le noble idéal de tant de siècles, et porter à la scène les figures, les mœurs, les particularités et le langage de la populace. Il ne respecte aucune tradition, se moque de toutes les règles et jette, pêle-mêle, tous les genres et toutes les formes, avec une sorte de joie sauvage et destructrice, plaçant la simple prose à côté du vers cadencé, comme il mélange le subtil, le délicat et le tragique au grotesque, au vulgaire et jusqu’au grossier. En assistant à ses pièces, on se croit tantôt à une tragédie et tantôt à une farce.

— Très juste, fit Marlowe en coupant la parole au pédant. Shakespeare aspire à créer un drame populaire. Il n’écrit pas pour les savants, mais pour le monde entier qui ne saurait s’intéresser exclusivement aux questions d’État. Il cherche à rendre la vie telle qu’elle est, le monde suivant son cours, et où, il faut en convenir, le rire côtoie journellement les larmes. Je considère cette voie comme la seule vraie.

— Vous prêchez pour votre paroisse, cria Thomas Hughes, car vous, aussi, êtes infidèle aux règles de l’art élevé. Mais, comme c’est avec moins de succès, vous êtes moins dangereux.

— Je n’ai pas l’audace de Shakespeare, murmura Marlowe, ni peut-être son génie. Voilà tout. Tous, vous blâmez Shakespeare, sa manière et son but, et vous jouissez de vos critiques. Mais moi, je dois voir comment un autre réussit ce que j’ai tenté, comment un plus grand atteint ce que j’ai ambitionné, c’est là ce qui me rend misanthrope. Je hais Shakespeare, peut-être parce qu’au fond, je l’admire et, il faut bien l’avouer, parce que je l’envie.

— Et vous pensez sérieusement que Shakespeare parviendra à expulser le drame régulier ? demanda Lilly inquiet.

— Il n’y manque plus grand’chose. Je pense que Kye, Lodge, Beale, Greene et moi, avons suffisamment enfoncé les murailles. Depuis que les comédiens se sont libérés de l’influence des Lords et qu’ils ont choisi ce Shakespeare comme poète de leur scène populaire, il n’y a plus un chat qui se soucie des comédies de cour, et toute la noblesse d’Angleterre, à sa tête notre glorieuse reine, rivalise avec les marchands, les matelots et les artisans, pour applaudir des deux mains à ses pièces. On les critique, mais ni votre Alexandre et Diogène, ni aucune autre pièce écrite dans les règles, n’a autant plu que Henri II, Peine d’amour perdue, Tout est bien qui finit bien, La comédie des erreurs et, avec Roméo et Juliette, les comédiens prophétisent une véritable révolution de la scène et du goût.

— Nous verrons bien, grommela Ben-Jonson en balançant sa tête sur le gros bouton d’or de sa canne.

— Excusez-moi, cria Glendower de l’autre bout de la salle, mais il me semble que vous faites bien des embarras pour un marchand de laine de Stratford.

— Feriez-vous reproche à Shakespeare de ses origines ? demanda Marlowe. Il est en tous cas plus commode de naître avec les rentes d’un Lord, que de les acquérir.

— Que voulez-vous dire ?

— Shakespeare touche, pour ses pièces et comme participant du théâtre des Frères-noirs, un traitement annuel de deux mille pounds, revenu que plus d’un Lord pourrait lui envier et assez gentil pour un marchand de laine.

— Bah, il n’en reste pas moins un homme sans culture, fit le Lord avec dédain.

— Je suis un adversaire de Shakespeare, remarqua Ben-Jonson, mais, en ceci, je dois vous donner tort. Il est désordonné, quelquefois même cru, mais c’est un poète de talent et, croyez-m’en, un vrai poète est toujours aussi cultivé que né.

— Le voici en personne, chuchota Lilly. En effet, Shakespeare venait de pénétrer dans la salle, accompagné de Burbadge et de quelques autres comédiens, et alla se placer à la table des matelots, qui le reconnaissant, s’écartèrent avec respect.

— Vous allez voir, dit lord Glendower à ses amis, comme je vais lui régler son compte.

Puis, se tournant vers les écrivains, il lança, si haut que chacun pouvait l’entendre :

— Très honoré Ben-Jonson, vous êtes bien de l’avis que nos entrepreneurs de spectacles font jouer les rôles féminins par des femmes, comme moyen d’attirer le public. Les fictions de ces grossiers poètes ne suffisant pas, ils prennent à leur secours des clowns et de jolies filles. C’est ainsi que prospère le théâtre du peuple.

— Je tiens que les rôles d’hommes doivent être tenus par des hommes, et ceux des femmes, par des femmes répondit Ben-Jonson.

Shakespeare ne sembla pas avoir entendu la provocation, car il n’interrompit pas son entretien avec les acteurs, auxquels il développait le plan de son Richard III.

— Ce sera un rôle pour toi, Burbadge ! Là, tu pourras déchaîner en tempête tous les éléments de la nature humaine : lâcheté et courage, hypocrisie et amour ; la haine et la soif du sang, ainsi que les remords et l’angoisse du trépas.

— Sera-ce donc un drame cruel, comme Titus et Andronicus ? demanda Burbadge.

— Oui et non. Je n’ai écrit mon Titus Andronicus que pour dépasser le Hérode de Marlowe, qui triomphait alors sur toutes les scènes. Mais, aujourd’hui, cela n’est plus nécessaire. Ce sera un drame sanglant, mais sans horreurs ni exagération.

— La pièce d’aujourd’hui, recommença Glendower en s’adressant aux Lords, est une fabrication tout à fait ordinaire. J’ai assisté à la répétition. Il n’y a pas de doute, la pièce sera sifflée. Mais, aussi, que peut-on attendre de mieux d’un braconnier ?

— Qui est un braconnier ? cria un matelot de la table du poète.

— Sir Rapely nous a conté cela, poursuivit le Lord, sans se laisser distraire.

— Comment ? Racontez-nous cette histoire ! Cela n’est pas mal ! crièrent tous les Lords à la fois.

— Mon Dieu, au fond, c’est une histoire tout à fait inoffensive, dit l’officier interrogé.

Shakespeare, avec de joyeux amis, alla chasser et voler du gibier dans le parc de Charlecote appartenant à Sir Lucy. Il fut attrapé et puni.

Le matelot s’était planté, les mains dans les poches, devant la table des Lords.

— Je suis Jack de la marine de Sa Majesté, dit-il, et je vous dis : Vous mentez !

— Impudent ! cria l’officier, en faisant mine d’empoigner le marin.

Ses compagnons le retinrent.

— Calme-toi, mon brave Jack, lui cria Shakespeare vers qui se dirigèrent tous les regards. L’honoré gentleman a dit la vérité. Mais il aurait dû ajouter que je composai sur Lucy, une satire qui fut placardée à la grille de son parc, et que, depuis, il n’ose plus se laisser voir à vingt lieues à la ronde, de peur d’être moqué. Si Dieu veut, tu auras occasion de le voir dans la personne d’un juge de paix, dans ma comédie Les joyeuses commères de Windsor. Alors toute l’Angleterre pourra se moquer de lui.

— Comment vous plaît ce bijou ? demanda lord Glendower qui se préparait à décocher à son rival, sa flèche la plus empoisonnée.

Il tendit à Hazlitt un objet que les Lords se passèrent de main en main.

— Superbe ! Ravissant ! Magnifique ! Quel goût impeccable ! s’exclamèrent-ils.

— À qui destinez-vous ces pierres étincelantes ? questionna la jeune hôtesse, en s’arrêtant à la table des Lords, une demi-douzaine de cruches dans les mains.

— À la belle Juliette, fit le Lord d’un air fanfaron.

— Peine d’amour perdue, murmura Shakespeare.

— La résistance d’une comédienne, continua Glendower, est à mettre en ligne avec l’obstination d’un Hébreu qui veut faire une bonne affaire. Les diamants pèseront d’un plus grand poids dans la balance de la belle Ariella, que des serments d’amour.

— C’est maintenant que vous mentez, dit Shakespeare, Ariella se rit de vos présents.

— Vous me paierez cette insolence, cria Glendower en se levant et en mettant la main à son épée. Ses compagnons imitèrent son exemple. Mais Shakespeare n’était pas homme à se laisser provoquer deux fois. Déjà la lame brillait à son poing.

Au même instant, la voix de Jack se fit entendre :

— Mettez-les dehors !

En un clin d’œil, les matelots, armés de bâtons de chaises, tombèrent sur les Lords que l’exiguïté de la salle empêchait de se servir de leurs armes, et qui gagnèrent la rue, couverts de bleus et poursuivis par les quolibets des vainqueurs.

Shakespeare revint, en souriant, vers les comédiens, et les clients de la taverne mis en gaîté par la lutte, portèrent un toast au poète, vidant en son honneur plus d’un bon verre d’ale.

Mais, quand Shakespeare, au sortir de la taverne, voulut se rendre au théâtre, il fut appréhendé par un Shériff qui évidemment l’attendait, et malgré ses protestations, le conduisit au palais de justice.

En vain, Burbadge se précipita chez Southampton et celui-ci, chez la reine, Shakespeare devait expier l’offense faite à un Lord et, le soir même, être conduit à la Tour, et cela, au moment où toute la ville, dans un état de surexcitation indicible, se rendait en masse au théâtre des Frères-noirs, pour assister à Roméo et Juliette.



III

Lord Glendower, sir Hazlitt, sir Rapely et sir Cornwall étaient venus occuper leur avant-scène, bien avant le commencement de la représentation.

Le peuple remplissait déjà les galeries. Au parterre, des bourgeois, des artisans, des étudiants et des officiers se faisaient passer le temps en jouant aux cartes, tandis qu’au paradis, la cruche d’ale passait de main en main, et que le cassement des noix faisait un bruit caractéristique. Comme les loges communiquaient directement avec la scène et que les gentilshommes avaient le singulier privilège de s’y installer sur des sièges ou d’y fumer leur pipe, étendus sur des nattes, lord Glendower, sitôt qu’il put supposer qu’Ariella s’y trouvait, se hâta vers les coulisses, décidé à profiter de l’avantage que lui donnait l’absence du poète.

Il n’eut pas à chercher longtemps. Ariella se tenait derrière le rideau de la scène, rayonnante de beauté juvénile, qu’une souple robe de soie blanche et une rose blanche dans les cheveux, rehaussaient encore.

Lorsque le Lord vint la saluer, ses grands yeux éloquents se fixèrent sur lui avec un déplaisir étonné.

— Qui cherchez-vous, Seigneur ? dit-elle avec vivacité. Certes, c’est vous que je m’attendais le moins à trouver ici ce soir.

— La ravissante et non moins malicieuse Ariella, n’a-t-elle point deviné depuis longtemps que lord Glendower est son esclave ?

— Épargnez-moi vos flatteries à double sens, répondit Ariella, tandis qu’un sourire méprisant relevait le coin de sa lèvre en fleur.

— Je dis la pure vérité en vous confessant le charme sous lequel vous me tenez enchaîné.

— Pas un mot de plus. C’est par vous que Shakespeare est à la Tour. Je vous abhorre.

— Abhorrez-vous aussi ces pierres ? demanda Glendower en ouvrant son écrin et faisant chatoyer les diamants aux yeux de la jeune fille.

Juliette pâlit. Après avoir toisé le Lord de haut en bas et de bas en haut, elle le laissa, comme un écolier penaud.

Glendower se mordit les lèvres et retourna à sa loge, le visage inondé de rougeur. On venait d’allumer les chandelles jaunes qui éclairaient péniblement la salle, mais qui en revanche, la remplissaient d’une fumée argentée d’un aspect féerique, qui contribuait à transporter le public mangeur de pommes et casseur de noix, dans l’état d’âme voulu.

On n’attendait plus que la reine pour commencer.

Derrière un pilier, au parterre, se tenaient Christophe Marlowe et Ben-Jonson, le premier, dans un état d’énervement indicible.

Il passait, à chaque instant, la main dans ses cheveux, non pour les lisser comme il le croyait, mais pour les ébouriffer de plus en plus.

Enfin, la porte conduisant à la loge royale fut ouverte par deux pages, et Elisabeth, la virginale reine, qui tenait la plume d’une main non moins sûre que le sceptre, entra, suivie de sa Cour. La grande et maigre femme, habillée à la mode du temps, d’une double jupe en brocard et velours, de manches à gigot, et d’un col raide orné de dentelles d’or, paraissait non seulement majestueuse, mais opulente de formes. Seul, son visage émacié et pâle, couvert de taches de rousseur, donnait un démenti à cette ampleur.

Après avoir embrassé la salle d’un regard circulaire, elle s’assit. Au même instant, le son d’une cloche arrêta le cassement des noix et le froissement des cartes. Le rideau se leva lentement.

Dès la première scène, le langage savoureux et les joyeuses plaisanteries des serviteurs des Capulets et des Montéguts égayèrent la galerie et mirent le parterre en belle humeur.

La physionomie pittoresque de la nourrice excita des rires approbateurs, tandis que Mercutio, avec son récit de la reine Mab, fixait l’attention des loges.

La rencontre de Roméo et de Juliette, merveilleusement rendue par Ariella et Burbadge, enflamma toute la salle. Dès le premier acte, le succès alla grandissant, se transformant en délire enthousiaste. Le public tout entier, depuis la souveraine jusqu’au dernier des matelots, suivait en retenant son haleine, le tragique destin des deux amants et le merveilleux poème. Quand le rideau tomba sur la scène de la fin, ce fut une tempête d’applaudissements. Shakespeare fêtait un triomphe inconnu jusqu’à lui.

C’est le moment que les Lords, d’accord avec les adversaires du poète, avaient choisi pour troubler l’unanimité des suffrages, par une dissonance criarde. Mais, à peine Glendower et ses amis eurent-ils commencé de siffler, qu’un regard de la reine leur intima l’ordre de se taire. Alors Marlowe, se levant, clama à haute voix, le nom de l’auteur.

Ce n’était pas l’usage d’appeler un auteur sur la scène. C’est pourquoi il se produisit un silence pendant lequel tous les yeux se tournèrent vers Marlowe. Mais aussitôt que le public l’eut reconnu et qu’il eut compris l’extraordinaire hommage rendu à un rival, les loges, le parterre et les galeries se joignirent à son appel.

Mais il se passa un long temps avant que le rideau ne se levât. Les cris de la salle forcèrent enfin le directeur à se présenter au public et à lui faire part, d’un air gêné, que le poète ne pouvait paraître.

Il s’ensuivit un de ces colloques familiers, comme il ne pouvait s’en produire que sur ce vieux théâtre anglais où l’intimité entre acteurs et spectateurs était si grande.

— Shakespeare doit paraître, commandait le public.

— Cela lui est malheureusement impossible, répondait le directeur.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Le directeur jeta un regard inquiet sur la loge royale, haussa les épaules et se tut.

Soudain parut Juliette qu’on venait de voir étendue morte dans son cercueil, criant avec la bravoure qui la caractérisait et la rendait si irrésistiblement belle :

— Shakespeare ne peut paraître parce qu’à la suite d’une querelle avec quelques Lords insolents, il a été arrêté et conduit à la Tour.

La première impression qui suivit ces paroles fut de la stupéfaction. Mais le public ne demeura pas longtemps consterné et se livra bientôt à un accès de fureur, qui se traduisit par des cris, des coups de sifflets et des trépignements. Lord Glendower et ses amis se virent assaillis de noix et de pommes, arrosés de bière, et durent évacuer leur loge. L’indignation générale prenait les proportions d’une émeute : les uns réclamaient à cors et à cris la mise en liberté du poète ; les autres engageaient le peuple à se faire justice sur les Lords ; en vain, la reine fixait sur le parterre son regard sévère et dominateur.

Le hasard voulut qu’à ce moment Shakespeare traversât, les menottes aux mains, une ruelle derrière le Black-Friars-Theatre, escorté par les hallebardiers qui le conduisaient à la Tour. Au moment où il passait la porte, il entendit son nom clamé par des centaines de voix. Alors, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il renversa ses gardiens et se précipita sur la scène.

En proie à une émotion surhumaine, il avança jusqu’à la rampe où, tombant à genou, il s’appuya sur l’une de ses mains enchaînées et, de l’autre, salua le public.

Deux hallebardiers le rejoignaient à cet instant, mais, troublés par l’aspect de la salle en délire, ils s’arrêtèrent derrière leur prisonnier. Des couronnes et des fleurs tombèrent aux pieds de celui-ci, et, finalement, la reine elle-même se leva, prit une rose qui ornait son sein virginal, et la jeta au poète.

Puis elle quitta sa loge.

Peu à peu, l’effervescence se calma : le rideau put être descendu, et le public se dispersa, tandis que, sur la scène, les comédiens entouraient Shakespeare, et que Burbadge lui posait une couronne sur le front.

Soudain parut l’officier des hallebardiers suivi de ses hommes, il enjoignit à Shakespeare de le suivre. En vain, les comédiens supplièrent et menacèrent, l’officier saisit le poète assez rudement par le bras, en conseillant à ses amis de respecter la loi.

Les gardes prirent entre eux le poète couronné et s’apprêtaient à l’amener à la Tour. Mais, en sortant du théâtre, ils se heurtèrent à un nouvel et insurmontable obstacle. Excité par les étudiants et les matelots, le public s’était massé dans la rue et réclamait avec des cris assourdissants la liberté du prisonnier, et, comme l’officier faisait mine de se frayer un chemin à l’aide de son épée, le brave Jack, toujours prêt à risquer sa vie pour Shakespeare, excita le peuple à attaquer les soldats et délivrer de force le grand William.

Déjà les pierres volaient sur les hallebardiers, lorsque Southampton parut, acclamé par la foule, et interpella l’officier :

— Mettez Shakespeare en liberté, commanda-t-il, au nom de la reine !

L’officier rengaina son épée, ses hommes détachèrent les menottes, et la foule, poussant des cris de joie et lançant les casquettes en l’air, accompagna en triomphe Shakespeare et Southampton à la taverne de la sirène, où de nombreux amis et admirateurs du poète restés sous le charme de l’immortel chef-d’œuvre, lui firent une ovation et vidèrent plus d’un verre de noble vin, à la santé du créateur de Roméo et Juliette.



IV

Lorsque Shakespeare quitta la célèbre taverne accompagné de son ami Southampton, il remarqua deux silhouettes masquées, qui le suivaient. Il s’arrêta à plusieurs reprises pour les laisser passer, mais, chaque fois, les ombres s’arrêtaient aussi et disparaissaient dans quelque ruelle, pour reparaître inopinément aussitôt qu’il reprenait sa route.

Arrivé devant la porte de sa maison, il s’attarda en conversation avec Southampton, ce qui parut impatienter les mystérieux poursuivants, qui s’approchèrent résolument.

— Ces masques ne me disent rien de bon, dit Shakespeare, je parie dix contre un qu’ils sont à la solde de Glendower pour nous assaillir.

— Non, William, répondit son ami, je connais le Lord. Il est arrogant et frivole, mais incapable d’une vilenie.

— En tous les cas, prenons nos précautions.

Shakespeare tira son épée et s’adossa à sa porte. Quand les deux formes virent briller la lame aux rayons de la lune, car il n’y avait point de lanternes dans la rue et l’astre nocturne lui-même avait peine à traverser l’épais brouillard, elles étouffèrent un rire qui sonna si argentin et espiègle, que Southampton dit à voix basse :

— Ce sont des voix de femmes, William. Une aventure galante te sourit. J’y suis de trop. Qui sait quelle orgueilleuse lady descend de son Olympe vers le poète couronné ? Bonsoir.

Il s’éloigna d’un pas rapide et Shakespeare remit son épée au fourreau.

Les deux femmes semblaient se concerter. Enfin, l’une d’elles s’avança et frappa légèrement la joue du poète de son éventail.

— Maître William, commença-t-elle, vous avez trouvé grâce devant une puissante dame qui brûle d’amour ardent pour vous. Si vous daignez me suivre, les délices suprêmes de l’amour vous attendent, et tout ce que votre imagination d’artiste a rêvé dans Vénus et Adonis et Roméo et Juliette, deviendra réalité.

Shakespeare ne douta pas un seul instant de la sincérité de ces paroles, car Londres, à cette époque galante, était coutumière d’aventures de ce genre, plus ou moins poétiques, mais jamais il ne s’était senti moins disposé à écouter le séduisant appel d’une aristocratique Putiphar.

— Excusez-moi auprès de votre maîtresse, répondit-il, mais mon âme est, cette nuit, pleine d’une émotion sainte, et je ne puis tomber aussi subitement de mon ciel sans nuage, sur cette terre de brouillards anglais.

— Ah ! vous en aimez une autre !

Shakespeare garda le silence.

— Ma maîtresse, poursuivit l’inconnue, est belle, spirituelle, jeune et riche. Veuve depuis deux ans, elle dispose librement de sa main et de son cœur. Ce n’est pas une femme galante qui vous invite, la chose est sérieuse et honorable.

— Je vous remercie.

— Vous aimez, maître William, dit le masque avec vivacité, et dois-je vous dire votre idéal ? Son nom est Ariella.

— Et quand cela serait ?

— Je vous plaindrais, car votre Juliette vient de se faire enlever par lord Glendower.

— Ce n’est pas vrai, cria Shakespeare, cela ne peut être vrai. Cet angélique visage ne ment point. Ariella ne peut abandonner ni son art ni son poète.

— Oh merci, merci, William ! fit soudain une voix bien connue. Vous ne vous trompez pas, Ariella est fidèle à son art, à la poésie et à son Shakespeare.

Au même moment, le deuxième masque se découvrit et Shakespeare reconnut le ravissant sourire de sa Juliette. Il saisit les deux mains d’Ariella et les baisa avec transport.

— Ne mécomprenez pas ma démarche, murmura la comédienne, mais mon cœur se serait brisé du trop-plein de son bonheur. Je devais vous voir, vous parler aujourd’hui même. Devant les autres, je ne pouvais pas dire…

— Quoi, divine Ariella ?

— Aidez-moi, balbutia-t-elle. Près de vous, je ne sais plus rien de tout cela, plus rien. Si, je sais une chose : vous devez m’écrire une pièce…

— Tout ce que vous voudrez.

— Une pièce très sérieuse et très drôle… et nous l’appellerons…

— Comment, ma bien-aimée ?

La récalcitrante apprivoisée.