Aristippe, ou De la Cour/Avis prononcé et depuis escrit

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Augustin Courbé (p. 216-244).

AVIS PRONONCÉ,
ET DEPVIS ESCRIT,
OU
EXTRAIT D’UNE CONVERSATION,
dans laquelle il fut parlé des Ministres,
& du Ministere.


A MONSIEUR GIRARD,
Official, & Archidiacre d’Angoulesme.



VOus aurez ce que vous avez desiré de moy ; car qui sçauroit refuser un homme qui demande de si bonne grace ? Quand mesme cet homme ne seroit pas mon parfait Ami, ne seroit pas mon Reverend Pere en Dieu, ne seroit pas le commencement d’un Archevesque, & de plus de la moitié d’un Monseigneur ? Quand cet homme (un peu de patience, je ne suis pas au bout de la periode) quand cet homme, dis-je, si considerable par son charactere, & par son merite, n’auroit pas sur moy, & sur mes papiers, le droit que luy donnent une affection, & une fidelité de quarante ans.

Je vous envoye donc, Monsieur, mon Avis de l’autre jour, le Favori d’Aufuste, de la derniere revision, & la Lettre a la Reine de Suede. Vous communiquerez tout cela à Monsieur nostre Gouverneur, puis qu’il cherche du divertissement, & qu’il croit en trouver, dans mes Papiers. Mais je vous prie de l’avertir, que dans l’Avis rien n’a esté adjousté à la vive voix. Si j’y voulois apporter de l’ordre, je falsifierois la chose, qui ne fut point traittée methodiquement, & selon les regles de l’Art. La voicy de la sorte qu’elle se passa,dans la liberté de la Conversation, apres la lecture qu’on nous fit du premier & du cinquiesme Discours d’Aristippe.


IL ne faut pas que le Prince suyve ses inclinations, quand il faut qu’il choisisse ses Ministres. Hors d’ici le caprice & les fantaisies : Ailleurs qu’il se joüe, & qu’il se divertisse, tant qu’il luy plaira. En ces grands Choix, il doit user de la severité de son jugement, & y apporter premierement l’indifference de sa volonté. Ce doit estre une pure operation de sa raison, libre & despoüillée d’amour & de haine.

Apres une exacte recherche, & une serieuse deliberation ; apres s’estre pleinement satisfait, sur toutes les difficultez qu’il s’est faittes à luy-mesme, & qui luy ont esté faittes par autruy, il conclurra que le loisir de ce Particulier estoit dommageable à la Republique, & qu’elle perdoit autant de temps, qu’il en mettoit à se reposer. Mais en suite, ayant esprouvé la Personne qu’il a choisie, & ayant receu les services qu’il a esperez ; s’il veut faire justice, il fera de son Ministre son Fauori, & ne luy laissera rien à desirer, de la reconnoissance d’un Prince obligé. Il est juste qu’il ne departe pas des honneurs communs à une vertu extraordinaire ; qu’il ne dispense pas ses graces avarement, en un lieu où le Ciel a versé toutes les siennes.

Mais souvenez vous, Monsieur, que je parlois d’Agrippa, & de Mecenas, qui sont morts il y a long temps ; & qui n’ont point laissé de leur Race. Quoy que la Terre soit grande, & que le nombre des Peuples qui l’habitent ne soit pas petit, Auguste n’eust pas pû trouver, en toute son estenduë, deux meilleurs & plus efficaces instrumens des glorieuses Entreprises qu’il meditoit. Il avoit besoin de ces deux hommes, pour l’establissement de cette Paix eternelle, qu’il avoit dessein de donner à l’Univers. Ces gens là luy estoient necessaires, pour persuader l’obeïssance, aux personnes libres ; pour faire reverer ses armes, par les Vaincus ; pour rendre agreable à un chacun, une Puissance redoutée de tout le Monde.

Quoy davantage ? C’estoient des Amis dignes d’Auguste : Esclairez des plus pures lumieres de la Sagesse, quand il falloit deliberer ; Bruslans de zele & d’affection, quand il falloit executer les choses deliberées. Tantost ils suyvoient les intentions d’Auguste, tantost ils les prevenoient : Ils n’obeïssoient pas seulement à ses paroles, & à ses commandemens, mais aussi à ses signes, & à ses desirs. Tout autre qu’eux n’eust pû soustenir l’eclat d’une vertu si vive & si agissante que la sienne ; bien loin de la pouvoir appuyer ; de la fortifier, comme ils faisoient, & de travailler avec elle.

N’est-il pas vray qu’un Prince qui a de pareils Ministres, peut prendre quelques heures de repos, sans prejudice du Repos public ; peut destendre la contention de son esprit, sans que ses affaires en pâtissent ? Je m’asseure que vous en demeurerez d’accord aveque moy : mais vous m’avouërez aussi que tels Appuis ne se trouvent pas en foule, sous un Regne, ni dans un Royaume ; non pas mesme dans l’Histoire, qui embrasse plusieurs Regnes, & plusieurs Royaumes. Semblables Aides sont de rares presens du Ciel. On a beau sçavoir choisir ; ces sortes d’elections ne se peuvent pas faire tous les jours. Tous les Siecles ne sont pas si heureux que celuy d’Auguste, & l’Homme dont le Monde a besoin, n’est pas quelquesfois encore né.


IL y a des Ames capables de peur (ce fut le second point de nostre Conversation) Belles ames d’ailleurs, & qui ne manquent pas de lumiere : Mais elles n’ont point de feu, ou il est si mal allumé, si foible & si languissant, qu’il ne paroist point avoir d’action. Ces ames ne sont propres qu’à exercer les vertus aisées ; elles ne sçavent agir, que quand elles ne trouvent point de resistance. Pareils Ministres n’ont garde de rien donner au Hazard. Ils voudroient un Dieu, pour caution, & plus d’un Oracle, pour asseurance, dans les moindres choses qu’ils entreprennent. Leur Maistre peut avoir du courage ; Mais la timidité de leurs conseils emousse tousjours la pointe de son courage : Ils le retiennent tousjours, & ne le poussent jamais.

Prenez garde, je vous prie, à ces habiles Poltrons, dont Aristippe nous vient de parler : Voyez comme une nouvelle experience met leur sagesse en desordre, comme un simple bruit, sans autheur, & sans fondement, les jette hors de leur assiette ordinaire. Quelque graves & dissimulez qu’ils soient, à la premiere alarme, le masque leur tombe à terre. On apprend toutes les affaires, sur leur visage ; On y lit l’apresdinée les Depesches, qu’ils ont reçeuës le matin (nous disoit un jour le bon & sage Monsieur Conrart.) Quoy qu’ils taschent de se couvrir, par un silence contraint, l’émotion de leur esprit paroist tousjours, dans le trouble de leurs yeux.

Quand nostre Philippes de Commines apprit, par la bouche du Duc de Venise, la Ligue, qui avoit esté concluë, contre le Roy Charles son Maistre, entre la Seigneurie, le Pape, le Roy des Romains, &. cette Nouvelle, dont il ne s’estoit point douté, durant le temps de son Ambassade, le surprit de telle sorte, s’il en faut croire le Cardinal Bembe, qu’il faillit à perdre subitement l’esprit. Et quand il fut sorti du Senat, avec un Secretaire de la Seigneurie, qui avoit eu ordre de l’accompagner, Mon amy, luy dit-il, je te prie de me redire ce que le Prince m’a dit, car j’ay oublié toutes choses : Je ne sçay qu’est devenuë, ni ma memoire, ni ma raison.

Cet Exemple est singulier, soit du Secret gardé, entre tant de Senateurs, & tant d’Ambassadeurs, qui avoient traitté la Ligue ; soit de la surprise du Nostre, qui les voyant tous les jours, ne sentit jamais rien de leur Traitté. Neantmoins il ne doit pas perdre, pour cela, la bonne reputation, qu’il avoit meritée d’ailleurs. Un coup de foudre, en temps serain, peut estonner un homme, qui ne songe pas à la tempeste. Mais il y a des hommes, & j’en ay connu quelques uns, à qui tous les bruits sont des coups de foudre, & qui s’estonnent de tout. Il y a des gens que la confiance, & le desespoir prennent & laissent plusieurs fois, en un mesme jour.

Une si vilaine agitation, & si messeante à la dignité du Sage (je parle du Sage du Monde, & non pas du Sage des Stoïques) est bien eloignée de cette egalité d’esprit, qui doit paroistre, dans les divers changemens des choses humaines ; dans le flux & le reflux de la Cour. Ce n’est pas la constance qu’il faut tesmoigner, parmi les legeretez & les bizarreries de la Fortune. Le Pilote tremblera-t’il, & pâlira-t’il, à la premiere vague qui s’elevera, laissera t’il tomber de ses mains le gouvernail ? Quitera-t’il sa place ; Abandonnera-t’il le vaisseau, à la tempeste, si elle ne cesse pas si tost qu’il le veut ?

Il peut arriver une funeste nouvelle, qui causera un estonnement universel. On criera, par tout, que tout est perdu ; On viendra dire, qu’Annibal est aux portes de la Ville ; qu’une Province s’est revoltée, & qu’une autre branle. En cette consternation publique, le Ministre s’iroit-il cacher, au fond du Palais, pour pleurer les miseres de l’Estat, & faire des vœux, aveque les Femmes ? Au contraire, s’il me croit, il se fera voir dans les Places, & aux autres lieux plus frequentez : Il se presentera, par tout, à la mauvaise Fortune ; & parce qu’il ne craindra point, il meritera d’estre respecté. Un Poëte a dit plus que moy, Meruitque timeri non metuens.

Ni l’audace des mauvais Sujets, ni la foiblesse des gens de bien, ni les murmures du Peuple ignorant, ni les discours qu’il entendra, de sa chambre, de ceux qui parieront sa perte, dans sa basse-cour, ne seront pas capables de troubler cette serenité de visage, qui derive, au dehors, de la paix, & de la tranquillité du dedans.

Il rasseurera, par sa bonne Mine, les Cœurs Effrayez. Il se tiendra droit sur les ruïnes, qui fondront sous luy. Il ne desesperera point de la Republique : Mais considerant Qu’on se trompe aussi bien dans le desespoir, que dans l’esperance, et que les maladies dont on meurt, et celles dont on guerit, ont le mesme commencement ; apres avoir employé, en celle-cy, tous les remedes possibles, & n’avoir rien oublié des secrets de l’Art, il se jettera, entre les bras de la Providence, & recommendera à Dieu les affaires : Je tiens encore cecy du bon & sage Monsieur Conrart.


IL faut bien que cette asseurance, parmi des Estonnez, & ce calme dans l’ orage, procede de la sorte constitution de l’Ame, qui n’est point sujette aux desordres qu’excitent les passions, & ne branle point, de quelque impetuosité que la Fortune la choque : Mais quoy que puissent dire les Barbares de la Cour, ou si vous aimez mieux les nommer, les Courtisans ennemis des Lettres, l’estude de la Sagesse n’est pas un secours inutile à la Magnanimité, & au Jugement.

La veritable, la bonne Philosophie, car il y en a une fausse, & une mauvaise, nous rend la Mort familiere par une frequente Meditation : Elle nous oste la peur, & nous diminuë le mal : Elle nous apprend que les seules fautes que nous faisons, sont les seuls malheurs qui nous arrivent ; & que la consolation que reçoit un homme, qui ne perd point, par son imprudence, mais par l’infidelité d’autruy, est preferable aux bons succes de celuy qui gaigne, par son crime, & non pas par sa vertu.

Le Ministre dont vous vous imaginez que j’ay fait le Portrait, mais que je le garde dans ma cassette, estant appellé au Gouvernement, en ces temps fascheux, se doit appuyer, sur ces principes : Il doit passer, de la Philosophie des paroles, à celle des actions : Un accident impreveû ne renversera point ses regles, & ses maximes ; parce qu’il n’y aura point d’accident, qu’il ne prevoye, & qu’il ne sente venir de loin. Il n’apprehendera, ni le danger de sa personne, ni la ruine de sa fortune ; Il n’apprehendera que le blasme, & la mauvaise reputation : Et quoy que la Prudence soit une vertu, principalement occupée à la conservation de celuy qui la possede, la Prudence n’empeschera pas qu’il n’y ait plusieurs Biens, qu’il estime davantage que la Vie.

Mais quand les choses s’adouciront, & que le Temps sera devenu moins mauvais, il ne s’endormira pas, pour cela, dans la bonace, ni ne se relaschera de sa premiere vigueur. Nostre Sage ira au devant de tous les Desordres, non seulement avec des yeux vifs & penetrans, mais aussi avec un cœur ferme & intrepide. S’il voit paroistre quelque signe de changement, & le moindre presage de Guerre civile, il taschera d’estouffer le Monstre, avant qu’il soit né. On aura beau luy representer les inconveniens qui le menacent, en son particulier, s’il se veut opposer à la Faction naissante, il passera, sur toutes les considerations, qui arrestent la pluspart des autres Sages, & songera seulement à faire son devoir, sans se soucier avec combien de peril il le fera.

Quand il y aura, ou un Fils, on un Frere de Roy, qu’on voudra porter dans les broüilleries, il n’aigrira point ce Fils, ou ce Frere ; mais il le flatera encore moins. Il donnera des conseils au Pere, ou au Frere aisné, qui ne seront, ni timides, ni crüels. Et si on tasche d’eloigner de luy l’affection de ces jeunes Princes, il aimera mieux les servir, sans qu’ils luy en sçachent gré, que de leur plaire, en les desservant : Il ne regardera pas tant, à ce qu’ils sembleront vouloir alors, qu’à ce qu’ils voudront à l’avenir, ni tant aux interests d’autruy, dans lesquels on les embarque, qu’à leurs vrais & naturels interests, qui ne peuvent estre separez de ceux du Roy, & de la Couronne.

De cette forte il entreprendra la Cause publique, avec une probité courageuse, & ne tesmoignera pas de zele indiscret : Sa force sera, sans rudesse, & sans aspreté : Sa fidelité pour son Maistre sera, sans haine pour le Frere, ou pour le Fils de son Maistre. Il apportera une hardiesse respectueuse, & pleine de modestie, en des occasions où les autres gasteroient tout, par leur violence, ou par leur mollesse. En tout cas, comme il a esté dit d’abord, il faut qu’il soit resolu, au pis qui luy sçauroit arriver. Que pour sauver l’Estat, il soit prodigue de soy-mesme, cet Homme du Roy ; Qu’il ne s’engage pas simplement, dans une action hazardeuse, & dont l’evenement puisse estre douteux ; mais qu’il se devoüe à une mort asseurée, si le service de son Maistre l’exige de luy.

C’est cette qualité si necessaire au Ministre, d’aimer la Personne du Prince, aussi bien que son Estat. L’une & l’autre passion doit egalement posseder son ame, & l’une, sans l’autre, est deffectueuse. Nous allasmes plus avant ; & apres avoir respondu à ce qui fut allegué de l’Histoire de Daubigné, sur le sujet des Ducs de Joyeuse, & d’Espernon, je revins ainsi à nostre maniere.


ON a dit autresfois, de deux Macedoniens, que l’un aimoit Alexandre, pas que l’autre aimoit le Roy. Il n’est pas bien de partager une chose, qui doit demeurer entiere. Pourquoy separer le Roy d’avec Alexandre, & mettre en pieces ce pauvre Prince ? Cette division est violente, & outrage la Nature. C’est coupper un corps en deux. Les interests du Roy sont inseparablement unis à ceux de l’Estat : Et je vous auoüe, que je ne puis approuver la bassesse du Cardinal de Birague, qui disoit ordinairement, Je ne suis pas Chancelier de France ; Je suis Chancelier du Roy : Il pouvoit adjouster ; & de la Reine sa Mere, de laquelle il estoit Creature. Pour ne rien dire de pis, il me semble qu’il ne doit point estre loüé de ce mauvais Mot.

Les bons Princes protestent eux-mesmes qu’ils sont à autruy, & qu’ils se doivent à la Republique. A plus forte raison luy doivent-ils les Magistrats, & les autres Officiers. Ils n’ont donc garde de donner & d’oster en mesme temps une mesme chose : Ils ont l’ame trop noble, pour estre capables d’une si vilaine avarice. Se repentiroient-ils de leur liberalité ? Voudroient-ils reprendre en secret, un Present qu’ils ont fait solennellement à tout le monde ? J’appelle ainsi l’administration de la Justice, les bons Juges, & les bonnes Loix.

Sans doute, cet Homme de Milan contoit la France pour rien : Il ne pouvoit pas luy mieux faire voir, que par là, qu’il estoit Estranger, & qu’elle luy estoit indifferente. Mais n’en desplaise au Cardinal de Birague, le Ministre aimera tout ensemble le Roy de l’Estat. Et, s’il aime encore quelque autre chose, ses secondes affections se rangeront tousjours, sous la sujetion, & sous les ordres de la premiere.

S’il se marie, il ne prendra point d’alliance, qui soit suspecte à l’Éstat, & qui donne de jalousie au Prince. Mais c’est trop que cela : Il renoncera à sa Patrie ; Il rompra toutes les chaisnes de la Nature ; Il sacrifiera tout au bien de l’Estat, si le bien de l’Estat le desire ainsi. Il fera voir que dans une Monarchie il peut y avoir un jeune Brutus, qui prefere son devoir à ses Enfans, & les sçait perdre, quand il est besoin, pour le service du Roy. Ce sera un autre Marquis de Pisani, qui dit un jour sur le sujet de sa Fille unique ; de cette Fille, qui a esté depuis, & qui est encore aujourd’huy, la merveille de son Siecle, Si je sçavois qu’apres ma mort, elle deust estre femme d’un homme, qui ne fust pas serviteur du Roy, je t’estranglerois, tout à cette heure, de mes propres mains.

Mais si le Ministre n’est point marié, & s’il garde mesme continence, ce sera un avantage aux Affaires de son Maistre, encore plus asseuré, & sujet à moins d’inconveniens. Ce ne sera pas peu que celuy qui doit perpetuellement agir, soit du courage, soit de l’esprit, ne connoisse point les voluptez defenduës, qui ont abruti tant de Sages, & mené tant de Victorieux en triomphe : Mais la bonne chose qu’il n’ait pas mesme de legitimes passions, qui amusent pour le moins, & divertissent, si elles ne desbauchent, & ne corrompent. Les soins domestiques, qui usurpent tant de temps, sur les affaires, n’emporteront pas une heure de ce Ministre. Il ne pensera point à la durée de sa Famille ; Il n’aura de pensée que pour l’eternité de l’Estat. Son affection qui eust esté divisée entre une Femme, des Fils, & des Gendres, qui se fust ecoulée en d’autres suites, & d’autres dependances du Mariage, & dont la moindre partie fust venüe à son Maistre, sera unie & ramassée en ce seul Objet. Son Ame, estant vuide des petits soins, se remplira toute de ceux du Public, &c.


APres quoy, il ne sera point en peine de chercher des Langues venales, & des Plumes mercenaires. Il sera bien mieux loüé, par la Voix publique, que par celle des Particuliers. Ce ne seront pas quelques Orateurs affamez, & mendians ; quelques Poëtes crottez, & mal vestus, qui diront du bien de luy : Ce seront des Provinces entieres, soulagées de Tailles, & de Subsistances : Ce seront de grandes & bonnes Villes, conservées dans leurs anciens Privileges. Les Benedictions, les Applaudissemens le suyvront par tout. On l’appellera, en mesme temps, le Port des Miserables, & l’Escueil des Violents ; la Consolation du Peuple, & l’effroy des Estrangers, à cause qu’il les mettra à la raison, par sa prudence, & ne les offensera pas, par sa vanité.

Ainsi les Ennemis de l’Estat admireront la Vertu, dont ils auront sujet de se plaindre. Et que ne donneroient-ils alors pour un Homme, qui leur donnera tant de peine ? De combien de leurs Millions voudroient-ils acheter nostre Ministre ? Quelles promesses, quels artifices n’employeroient-ils, s’il y avoit moyen, je ne dis pas de le desbaucher tout à fait, mais de l’adoucir le moins du monde ? Il n’est rien qu’ils ne fissent, pour ammollir la fermeté de ce cœur, & pour empescher cette bouche, de dire la verité. Mais celuy qui croit posseder la source des Perles & la racine de l’Or ; Ce Roy qui se vante, d’avoir le prix de toute chose, en ses coffres, n’est pas assez riche, pour payer seulement le silence du Ministre, que je me figure.

Nostre Conference finit par une Digression, qui ne fut pas desagreable à la Compagnie & par deux Exemples, qui sont bien eloignez l’un de l’autre, mais qui tous deux vous plûrent egalement. Il ne faut pas que j’oublïe ce dernier point de l’avis de l’autre jour.


UNe Femme & des Enfans sont de puissans empêchemens, pour arrester un Homme, qui court à la Gloire. Quiconque en a, a baillé des gages à la Fortune, & n’entreprend rien qu’avec retenuë, de peur de perdre ce qu’il a baillé. La triste representation du deuil de sa Veusve, & du bas âge de ses Enfans, luy passe continüellement, devant les yeux ; Elle entre, en toutes ses deliberations. Et quand son esprit s’eschappe, par un mouvement genereux, cette seconde pensée vient incontinent, qui le remet, dans le train ordinaire des ames communes. Il ne marche à la Campagne, que selon qu’on luy fait signe de la Cour : Il leve le siege de devant une Place, qui n’en peut plus, pour obeïr aux ordres secrets qu’il a receus de sa Femme. Dans les plus honnorables occasions, il regrette la fumée d’Ithaque : il souspire l’absence de Penelope : Il prefere les rides d’une Vieille, qui l’attend au logis, à l’Immortalité qu’on luy promet, s’il veut demeurer à l’Armée.

Cet Homme qui s’est marié, est devenu un autre dans le mariage. Auparavant il croyoit que c’estoit pieté, de se hazarder, pour la Patrie ; & il croit à cette heure que c’est cruauté, de ne se pas conserver, pour sa Maison. Il ne songe plus à la Vertu, parce qu’il ne la peut pas laisser, par son Testament : Il ne se soucie que des Richesses & des Charges, qui peuvent passer de luy aux Siens ; pour lesquels il a des desirs si dereglez, & une ambition si aveugle, qu’il ne connoist plus, ni Dieu, ni Roy, & ne s’arreste, ni aux Autels, ni aux Throsnes, quand il s’agit de leur interest.

Si Stilicon n’eust point esté marié, sa fin euft esté aussi heureuse, que la premiere partie de sa vie avoit esté eclatante. L’Empereur Theodose, à qui il avoit rendu de tres-utiles, & de tres signalez services, le jugea digne de son Alliance, & luy donna en mariage sa niepce Serene, qui estoit sa Fille, par adoption. Il receut depuis, une seconde marque de Grandeur, & eut l’honneur d’estre Beau-pere de l’Empereur Honorius. Mais il luy sembla peu que sa Fille fust Imperatrice, si son Fils estoit cependant Sujet de sa Sœur, & demeuroit personne privée. Le malheur voulut qu’il eut ce Fils, & qu’il aima ce Fils plus que son devoir. Eucherius fut cause que Stilicon mourut Criminel de Leze Majesté, & Ennemi de l’Estat ; quoy qu’auparavant il eust esté Tuteur du Prince, & Protecteur de l’Estat ; quoy qu’il eust desfendu l’un & l’autre, contre les trahisons de Ruffin, & les entreprises des Barbares.


LE Prince d’Orange Maurice n’estoit pas un homme commun, & ses actions meritent bïen d’estre regardées. Particulierement, il est à considerer (ces reflexions sont d’un Academicien d’Italie) qu’encore qu’il fist profession d’une Secte, qui ne permet pas seulement le mariage, mais qui l’ordonne, & qui le commande, il n’a jamais neantmoins voulu se marier. Soit qu’il ait crû qu’il ne seroit pas des Enfans, qui luy ressemblassent, soit qu’il ait apprehendé que, s’il en avoit, la consideration de leur fortune le pourroit porter à entreprendre quelque chose, au prejudice de la Liberté publique ; soit qu’il n’ait pas voulu partager son affection, qu’il pensoit devoir toute entiere à sa Patrie.


VOilà à peu pres mon Avis de l’autre jour. Puis que vous n’avez pas trouvé bon qu’il se perdist en l’air, avec le son des paroles, & que Monsieur nostre Gouverneur ne sera pas fasché de le voir, sur le papier, vous m’obligerez de le luy porter, & de luy en faire, de ma part, un petit present. Si j’estois en estat de sortir, je vous soulagerois de cette peine, & vous espargnerois une harangue. Mais je sçay que les peines, que vous prenez, pour moy, vous sont douces, & que les harangues ne vous coustent gueres.

Ce n’est pas d’aujourd’huy, mon cher Monsieur, que je m’explique mieux, par vostre bouche, que par la mienne. Vous avez esté plus d’une fois mon Ambassadeur (je me sers de vos termes) soit aupres de Monsieur le Mareschal d’Effiat, soit aupres de Monsieur le Comte d’Avaux : Vous-vous estes fait escouter chez ces bons Seigneurs, & m’y avez fait valoir d’une estrange sorte. Passons plus avant dans nostre Histoire. De ma confidence vous estes entré, en celle de Monsieur l’Archevesque de Thoulouze, & de Monsieur l’Evesque de Lysieux. Vous leur promettiez de mes Lettres, pour m’obliger de leur en escrire, & ils ont esté au devant de vous, quand ils ont sçeu que vous en aviez, à leur donner. Avant qu’il se parlast de Jansenius, & des Jansenistes, Monsieur l’Abbé de saint Cyran vous appelloit mon Aurore : Il vous recevoit à bras ouverts, & vous avez tousjours esté bien traitté des autres Illustres de nostre Siecle. Celui-cy à mon avis, ne vous traittera pas moins favorablement que ceux là. Il a besoin de se divertir, & vous viendrez, pour cela, tout à propos. Apres tant de fascheuses affaires, & tant de tristes objets, dont nostre Province a esté remplie, depuis quelque temps, il pourra se delasser l’esprit, & se resjoüir les yeux, sur les Crayons que vous luy mettrez entre les mains.

Pour le Portrait que vous luy avez promis, c’est une autre chose. Il n’a garde d’estre dans ma cassette, comme vous vous imaginez. Il est encore dans l’idée du Peintre, & par consequent il seroit difficile que vous pussiez vous acquiter de vostre promesse. Pareilles pieces demandent du loisir, & de la meditation. Un vieux Artisan, comme moy, a quelque honneur à perdre, & doit avoir soin de conserver la bonne opinion qu’on a de luy : Il doit respecter le jugement du Public, & n’abuser pas des faveurs qu’il en a receuës. Je ne veux plus peindre, mais je veux encore moins barboüiller.


FIN.