Aristippe, ou De la Cour/Avant-propos

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Augustin Courbé (p. 3-14).

ARISTIPPE
OU
DE LA COUR.


AVANT-PROPOS.



LAnnée mille six cens dix-huit, Monsieur le Landgrave de Hesse, Ayeul de Monsieur le Landgrave d’aujourd’huy, fit un voyage aux Eaux de Spâ, qui luy avoient esté ordonnées par les Medecins. A son retour, se trouvant sur la frontiere de France, & ayant sceu que Monsieur Le Duc d’Espernon estoit, en son Gouvernement de Mets, il eut envie de voir un Homme, dont l’Histoire luy avoit tant parlé. Il avoit appris d’elle, que la Vertu avoit eslevé cet Homme, & que la Fortune ne l’avoit pû abbaisser ; Que ses disgraces avoient esté plus glorieuses & plus éclatantes que sa faveur ; Qu’il eut la force de resister à un Parti, qui faillit à renverser l’Estat ; & qu’il merita les bonnes graces d’un Roy, auquel il ne manquoit rien que d’estre né, en un meilleur Siecle.

Monsieur le Landgrave, touché de l’admiration d’une si longue & si durable vertu, jugea cet illustre Vieillard, digne de sa curiosité, & luy fit l’honneur de le venir visiter à Metz. Par malheur, la Goutte le prit le lendemain qu’il y arriva : Et quoy qu’elle eust accoustumé de le traiter assez doucement, estant plustost un repos forcé, qu’une veritable douleur, il falloit pourtant la recevoir en malade, & garder le lit, tant qu’elle duroit. Cette attache le retint plus qu’il ne pensoit, en un lieu, où sans cela il ne se fust pas ennuyé. Elle nous donna aussi le moyen de le considerer de plus prés.

Comme il estoit Prince qui aymoit les Lettres, il employoit les heures de son loisir, & les intervalles mesmes de ses maux, ou à lire les bons Livres, ou à s’entretenir, avec les Sçavans, qui les entendoient. Alors il y en avoit un prés de son Altesse, dont elle faisoit une estime particuliere, & qui en effet n’estoit pas un homme commun. D’ordinaire elle l’appelloit Son Aristippe, & quelquefois son sage sçavant, pour expliquer le nom d’Aristippe, qu’elle luy avoit donné.

C’estoit un Gentilhomme de jugement exquis, & d’experience consommée ; Catholique de Religion, François de naissance, & originaire d’Allemagne ; âgé de cinquante-cinq ans ou environ. Il avoit le don de plaire, & sçavoit l’art de persuader. Il sçavoit de plus, la vieille & la nouvelle Cour ; & ayant observé dans plusieurs voyages qu’il avoit faits, les mœurs & le naturel des Princes & de leurs Ministres, on trouvoit en luy un Thresor des choses de nostre Temps ; outre les autres connoissances qu’il avoit puisées dans l’Antiquité, & acquises par la Meditation.

Je fus si heureux que de faire d’abord amitié aveque luy. Il me presenta à Monsieur le Landgrave, & dit du bien de moy à toute sa Cour. Il fit mesme trouver bon à son Altesse, que j’assistasse aux Conversations qu’ils avoient ensemble, à l’issuë de son disné. En partant d’Allemagne, ils avoient choisi Corneille Tacite, pour estre le compagnon de leur voyage, & ne s’en estoient pas mal trouvez. Il les avoit divertis à Spâ, & par les chemins ; & lors qu’ils arriverent à Mets, ils en estoient au commencement de l’Empire de Vespasien.

Aristippe estoit le Lecteur & l’Interprete : Apres avoir leû, il faisoit des reflexions sur les choses qu’il venoit de lire ; quelquefois en peu de mots, & passant legerement sur les choses ; quelquefois aussi en s’y arrestant, & par des discours assez estendus ; selon que la matiere le desiroit, ou que Monsieur le Landgrave l’exigeoit de luy. Il y avoit plaisir à ouïr un philosophe parler de la Cour ; & si ce Sophiste qui se rendit ridicule devant Annibal n’eust pas plus mal parlé de la Guerre, je m’imagine qu’Annibal ne se fust pas moqué de luy.

Les affaires publiques sont souvent sales & pleines d’ordure : On se gaste pour peu qu’on les touche : Mais la speculation en est plus honneste que le maniment : Elle se fait avec innocence & pureté. La Peinture des Dragons & des Crocodiles, n’ayant point de venin qui nuise à la veuë, peut avoir des couleurs qui resjouïssent les yeux ; Et je vous avouë que le monde qui me desplaist tant en luy-mesme, me sembloit agreable & divertissant, dans la conversation d’Aristippe.

En cette conversation, habile & sçavante, comme dans une Tour voisine du Ciel, & bastie sur le rivage, nous regardions en seureté, l’agitation & les tempestes du Monde. Nous estions Spectateurs des Pieces qui se joüoient par toute l’Europe : Aristippe nous faisoit les Argumens de celles qui se devoient joüer, & sa Prudence tant acquise que naturelle, sçachant tout le Passé & tout le Present, nous apprenoit encore quelques nouvelles de l’Avenir. J’estois attaché à sa bouche, depuis le commencement de la Conversation jusques à la fin, & je l’escoutois avec une attention si peu divertie, qu’il ne m’eschapoit pas un seul mot de ce qu’il disoit. Mais pour faire place à ce qu’il devoit dire le lendemain ; estant retiré en ma chambre, j’escrivois le soir les Discours que j’avois oüis l’apresdinée, & me déchargeois sur le papier, d’un fardeau de perles & de diamans, comme les appelloit le bon Monsieur Coeffeteau, à qui je les communiquois tous les matins.

En ce temps-là, j’avois autant de sujet de me louer de la fidelité de ma memoire, que j’ay raison de me plaindre des supercheries, qu’elle me fait aujourd’huy. Seneque le Pere conte des miracles de la sienne, dans la Preface de ses Controverses. Je ne vay pas si avant que luy, & ne veux rien avancer de moy, qui sente le Charlatan. Mais il est tres-vray que, l’année mesme des Conversations d’Aristippe, ayant esté à un Sermon qui dura deux heures, je l’escrivis tout entier, à mon retour de l’Eglise ; veritablement sans m’assujettir aux paroles aveque scrupule, mais aussi sans perdre quoy que ce soit de la substance des choses.

Il y a encore des tesmoins de ce que je dis : J’en puis nommer d’eminente qualité, qui sont pleins de vie ; Et personne ne doit trouver estrange, qu’apres un effort de memoire, qu’on crût n’estre pas petit, je me sois souvenu de sept Discours de mediocre grandeur, qu’Aristippe fit, sept jours de suite. Une ligne de l’Histoire de Vespasien luy servit de Texte pour commencer, & les prieres de Monsieur le Landgrave l’obligerent à ne pas finir si-tost.

De parler du merite des Discours, je ne pense pas qu’il soit necessaire. Je ne veux point alleguer l’approbation qu’ils ont euë, deçà & delà les Monts. Il me suffira de dire qu’ils ont esté leûs par ceux qui corrigent les Edits & les Ordonnances, & que Monsieur le Cardinal de Richelieu, les ayant portez aveque luy en Italie, me les rendit à Paris, au retour du fatal voyage de Lyon. Ce fut non seulement avec des paroles tres-civiles, mais aussi avec des Notes tres-obligeantes, dont il borda les marges du Manuscrit. Voilà qui me plaist. Il ne se peut rien de plus joly. Cecy se peut dire beau. Je sçay bien de qui il entend parler, etc.

Ces sortes de marques, qu’il avoit accoustumé de faire sur les Compositions d’autruy sont connuës de ceux qui le voyoient dans la vie secrette, & qui estoient receus en son Cabinet, aux heures de ses divertissemens. Tant y a que son Eminence eut la bonté de ne rien prendre pour soy, de tout ce qu’elle leût dans les sept Discours : Elle distingua les temps & les lieux ; & me fit la grace de considerer, que quand Aristippe parloit à Mets, elle estoit encore Monsieur de Luçon, & que Monsieur de Luynes n’estoit pas encore Connestable.


MAis il n’est pas temps de raconter les Avantures des Discours, puis qu’elles ne sont pas encore finies, & qu’il leur reste un voyage à faire, aux dernieres parties du Septentrion. Leur Eloge, non plus, ne doit pas estre tiré du tesmoignage qu’on a rendu d’eux, en France & en Italie : Il faut l’attendre du jugement qu’en fera la Reine, à laquelle je les envoye en Suede. Estant eclairée au point qu’elle l’est, elle les connoistra mieux par leur monstre que par le rapport d’autruy ; & presupposé qu’elle les desire, il vaut mieux contenter d’abord sa curiosité, que de lasser sa patience dans une longue Preface.

N’apportons point tant de façon à nostre Present, & faisons paroistre Aristippe devant elle, le plustost que nous pourrons. Ne nous amusons point à l’Inutile des Dialogues : Le plus souvent il embarasse le Necessaire. Il se pert trop de temps aux civilitez & aux complimens ; aux bons jours et aux bons soirs. J’ay crû qu’il seroit bon de retrancher toutes ces superfluitez, & d’apporter icy les choses pures & simples, comme je les conservay avec soin, dans mes papiers, apres les avoir recueillies, avec plaisir, de la bouche d’Aristippe.

Mais avant que de passer outre, il n’y aura point de mal de faire ce que feroit Aristippe, s’il estoit au Monde, & qu’il fust luy mesme son Historien. Ayant commencé par un nom, qui portera bonheur à nostre Volume ; sans differer davantage, rendons luy les hommages qui luy sont deûs. La vertu de Christine merite quelque chose d’extraordinaire : Mais le Temps present est pauvre, pour une telle reconnoissance : Il faut luy chercher des honneurs dans la vieille Rome, & au Païs des Triomphes. Et pourquoy ne renouvellerons nous pas en cet endroit l’ancien usage des Acclamations, qui estoient des Triomphes de tous les jours ? Ils ne demandent point de pompe, comme les autres, & la despense s’en peut faire par la Pauvreté.

Qu’on loüe donc, qu’on benisse la Fille du grand Gustave, la grande l’incomparable Christine ; pour les bons exemples qu’elle donne a un mauvais Siecle ; pour avoir achevé la guerre, et pour avoir fait la paix, pour sçavoir regner, et pour n’ignorer rien de ce qui merite d’estre sceu. C’est Christine qui s’est opposée a la barbarie, qui revenoit, et qui a retenu les Muses, qui s’enfuyoient. C’est elle qui connoist souverainement des Sciences et des Arts. Elle met le prix aux ouvrages de l’esprit. Comme elle reçoit des applaudissemens de tous les peuples, elle rend des Oracles en toutes les Langues. On ne peut point appeller de ses opinions non pas mesme a la Posterité.

Si cela est, & si elle approuve mon Livre, où il sera asseuré de l’approbation publique, où il n’en aura pas besoin. Mais il ne faut pas faire ce tort au Public, de croire qu’il puisse estre d’un autre avis que Christine. Le Monde ne voudroit pas desplaire à une Personne, qui luy fait tant d’honneur, & qui l’embellit si fort ; en contredisant la mesme Personne, qui juge si sainement, & qui opine si bien.