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Aristippe, ou De la Cour/Texte entier

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ARISTIPPE

OV
DE LA COVR.

AVANT-PROPOS.



LAnnée mille ſix cens dix-huit, Monſieur le Landgraue de Hesse, Ayeul de Monſieur le Landgraue d’aujourd’huy, fit vn voyage aux Eaux de Spâ, qui luy auoient eſté ordonnées par les Medecins. À ſon retour, ſe trouuant ſur la frontiere de France, & ayant ſceu que Monsieur Le Duc d’Espernon eſtoit, en ſon Gouuernement de Mets, il eut enuie de voir vn Homme, dont l’Histoire luy auoit tant parlé. Il auoit appris d’elle, que la Vertu auoit eſlevé cet Homme, & que la Fortune ne l’auoit pû abbaisser ; Que ses disgraces avoient eſté plus glorieuſes & plus éclatantes que ſa faueur ; Qu’il eut la force de reſiſter à vn Parti, qui faillit à renuerser l’Eſtat ; & qu’il merita les bonnes graces d’vn Roy, auquel il ne manquoit rien que d’eſtre né, en vn meilleur Siecle.

Monſieur le Landgraue, touché de l’admiration d’vne ſi longue & ſi durable vertu, iugea cet illuſtre Vieillard, digne de ſa curiosité, & luy fit l’honneur de le venir viſiter à Metz. Par malheur, la Goutte le prit le lendemain qu’il y arriva : Et quoy qu’elle euſt accouſtumé de le traiter aſſez doucement, eſtant pluſtoſt vn repos forcé, qu’vne veritable douleur, il falloit pourtant la receuoir en malade, & garder le lit, tant qu’elle duroit. Cette attache le retint plus qu’il ne penſoit, en vn lieu, où ſans cela il ne ſe fuſt pas ennuyé. Elle nous donna auſſi le moyen de le conſiderer de plus prés.

Comme il eſtoit Prince qui aymoit les Lettres, il employoit les heures de ſon loiſir, & les interualles mesmes de ses maux, ou à lire les bons Liures, ou à s’entretenir, auec les Sçauans, qui les entendoient. Alors il y en auoit un prés de ſon Alteſſe, dont elle faiſoit vne eſtime particuliere, & qui en effet n’eſtoit pas vn homme commun. D’ordinaire elle l’appelloit Son Aristippe, & quelquefois son sage sçavant, pour expliquer le nom d’Aristippe, qu’elle luy auoit donné.

C’eſtoit un Gentilhomme de iugement exquis, & d’experience conſommée ; Catholique de Religion, François de naiſſance, & originaire d’Allemagne ; âgé de cinquante-cinq ans ou enuiron. Il auoit le don de plaire, & sçavoit l’art de perſuader. Il ſçauoit de plus, la vieille & la nouuelle Cour ; & ayant obserué dans pluſieurs voyages qu’il auoit faits, les mœurs & le naturel des Princes & de leurs Miniſtres, on trouuoit en luy vn Threſor des choſes de noſtre Temps ; outre les autres connoiſſances qu’il auoit puiſées dans l’Antiquité, & acquiſes par la Meditation.

Ie fus ſi heureux que de faire d’abord amitié aueque luy. Il me preſenta à Monſieur le Landgraue, & dit du bien de moy à toute ſa Cour. Il fit meſme trouuer bon à ſon Alteſſe, que i’aſſiſtasse aux Conuersations qu’ils auoient enſemble, à l’iſſuë de son diſné. En partant d’Allemagne, ils auoient choisi Corneille Tacite, pour eſtre le compagnon de leur voyage, & ne s’en eſtoient pas mal trouuez. Il les auoit diuertis à Spâ, & par les chemins ; & lors qu’ils arriuerent à Mets, ils en eſtoient au commencement de l’Empire de Veſpaſien.

Ariſtippe eſtoit le Lecteur & l’Interprete : Apres auoir leû, il faiſoit des reflexions ſur les choſes qu’il venoit de lire ; quelquefois en peu de mots, & paſſant legerement ſur les choſes ; quelquefois auſſi en s’y arreſtant, & par des diſcours aſſez eſtendus ; ſelon que la matiere le deſiroit, ou que Monſieur le Landgraue l’exigeoit de luy. Il y auoit plaisir à ouïr vn Philoſophe parler de la Cour ; & ſi ce Sophiste qui ſe rendit ridicule deuant Annibal n’euſt pas plus mal-parlé de la Guerre, ie m’imagine qu’Annibal ne ſe fuſt pas moqué de luy.

Les affaires publiques ſont ſouuent ſales & pleines d’ordure : On ſe gaſte pour peu qu’on les touche : Mais la ſpeculation en eſt plus honneſte que le maniment : Elle ſe fait auec innocence & pureté. La Peinture des Dragons & des Crocodiles, n’ayant point de venin qui nuiſe à la veuë, peut auoir des couleurs qui reſiouïſſent les yeux ; Et ie vous auouë que le monde qui me deſplaiſt tant en luy-meſme, me ſembloit agreable & diuertiſſant, dans la conuerſation d’Ariſtippe.

En cette conuerſation, habile & ſçauante, comme dans vne Tour voiſine du Ciel, & baſtie sur le riuage, nous regardions en ſeureté, l’agitation & les tempeſtes du Monde. Nous eſtions Spectateurs des Pieces qui ſe ioüoient par toute l’Europe : Ariſtippe nous faiſoit les Argumens de celles qui ſe deuoient ioüer, & sa Prudence tant acquiſe que naturelle, ſçachant tout le Paſſé & tout le Preſent, nous apprenoit encore quelques nouuelles de l’Auenir. I’eſtois attaché à ſa bouche, depuis le commencement de la Conuerſation iusques à la fin, & ie l’eſcoutois auec vne attention ſi peu diuertie, qu’il ne m’eſchapoit pas vn ſeul mot de ce qu’il disoit. Mais pour faire place à ce qu’il deuoit dire le lendemain ; eſtant retiré en ma chambre, i’escriuois le ſoir les Diſcours que i’auois oüis l’apreſdinée, & me déchargeois ſur le papier, d’vn fardeau de perles & de diamans, comme les appelloit le bon Monſieur Coeffeteau, à qui ie les communiquois tous les matins.

En ce temps-là, i’auois autant de ſujet de me louer de la fidelité de ma memoire, que i’ay raiſon de me plaindre des ſupercheries, qu’elle me fait auiourd’huy. Seneque le Pere conte des miracles de la ſienne, dans la Preface de ſes Controuerſes. Ie ne vay pas ſi auant que luy, & ne veux rien auancer de moy, qui ſente le Charlatan. Mais il eſt tres-vray que, l’année mesme des Conuerſations d’Ariſtippe, ayant eſté à vn Sermon qui dura deux heures, ie l’eſcriuis tout entier, à mon retour de l’Egliſe ; veritablement ſans m’aſſuiettir aux paroles aueque ſcrupule, mais auſſi ſans perdre quoy que ce ſoit de la subſtance des choſes.

Il y a encore des teſmoins de ce que ie dis : I’en puis nommer d’eminente qualité, qui ſont pleins de vie ; Et perſonne ne doit trouuer eſtrange, qu’apres vn effort de memoire, qu’on crût n’eſtre pas petit, ie me ſois ſouuenu de ſept Diſcours de mediocre grandeur, qu’Ariſtippe fit, ſept iours de ſuite. Vne ligne de l’Hiſtoire de Veſpaſien luy ſeruit de Texte pour commencer, & les prieres de Monſieur le Landgraue l’obligerent à ne pas ſinir ſi-toſt.

De parler du merite des Diſcours, je ne penſe pas qu’il soit necessaire. Ie ne veux point alleguer l’approbation qu’ils ont euë, deçà & delà les Monts. Il me ſuffira de dire qu’ils ont eſté leûs par ceux qui corrigent les Edits & les Ordonnances, & que Monſieur le Cardinal de Richelieu, les ayant portez aveque luy en Italie, me les rendit à Paris, au retour du fatal voyage de Lyon. Ce fut non ſeulement auec des paroles tres-ciuiles, mais auſſi avec des Notes tres-obligeantes, dont il borda les marges du Manuſcrit. Voilà qui me plaiſt. Il ne ſe peut rien de plus ioly. Cecy ſe peut dire beau. Ie ſçay bien de qui il entend parler, etc.

Ces ſortes de marques, qu’il auoit accouſtumé de faire ſur les Compositions d’autruy ſont connuës de ceux qui le voyoient dans la vie ſecrette, & qui eſtoient receus en ſon Cabinet, aux heures de ſes diuertiſſemens. Tant y a que ſon Eminence eut la bonté de ne rien prendre pour ſoy, de tout ce qu’elle leût dans les ſept Diſcours : Elle diſtingua les temps & les lieux ; & me fit la grace de conſiderer, que quand Ariſtippe parloit à Mets, elle eſtoit encore Monſieur de Luçon, & que Monſieur de Luynes n’eſtoit pas encore Conneſtable.


MAis il n’eſt pas temps de raconter les Auantures des Diſcours, puis qu’elles ne ſont pas encore finies, & qu’il leur reste vn voyage à faire, aux dernieres parties du Septentrion. Leur Eloge, non plus, ne doit pas eſtre tiré du teſmoignage qu’on a rendu d’eux, en France & en Italie : Il faut l’attendre du iugement qu’en fera la Reine, à laquelle ie les enuoye en Suede. Eſtant eclairée au point qu’elle l’eſt, elle les connoiſtra mieux par leur monſtre que par le rapport d’autruy ; & preſuppoſé qu’elle les deſire, il vaut mieux contenter d’abord ſa curioſité, que de laſſer ſa patience dans vne longue Preface.

N’apportons point tant de façon à noſtre Preſent, & faiſons paroiſtre Ariſtippe deuant elle, le pluſtoſt que nous pourrons. Ne nous amuſons point à l’Inutile des Dialogues : Le plus ſouuent il embaraſſe le Necessaire. Il ſe pert trop de temps aux ciuilitez & aux complimens ; aux bons iours et aux bons ſoirs. I’ay crû qu’il ſeroit bon de retrancher toutes ces ſuperfluitez, & d’apporter icy les choſes pures & ſimples, comme ie les conseruay auec ſoin, dans mes papiers, apres les auoir recueillies, auec plaiſir, de la bouche d’Ariſtippe.

Mais auant que de paſſer outre, il n’y aura point de mal de faire ce que feroit Ariſtippe, s’il eſtoit au Monde, & qu’il fuſt luy meſme ſon Hiſtorien. Ayant commencé par vn nom, qui portera bonheur à noſtre Volume ; ſans differer dauantage, rendons luy les hommages qui luy ſont deûs. La vertu de Christine merite quelque choſe d’extraordinaire : Mais le Temps present eſt pauure, pour vne telle reconnoiſſance : Il faut luy chercher des honneurs dans la vieille Rome, & au Païs des Triomphes. Et pourquoy ne renouuellerons nous pas en cet endroit l’ancien vsage des Acclamations, qui eſtoient des Triomphes de tous les iours ? Ils ne demandent point de pompe, comme les autres, & la deſpense s’en peut faire par la Pauureté.

Qu’on loüe donc, qv’on benisse la Fille dv grand Gvstave, la grande l’incomparable Christine ; povr les bons exemples qv’elle donne a vn mavvais Siecle ; pour avoir acheveˈ la guerre, et pour avoir fait la paix, pour sçavoir regner, et pour n’ignorer rien de ce qui merite d’estre scev. C’est Christine qvi s’est opposeˈe a la barbarie, qvi revenoit, et qvi a retenv les Muses, qui s’enfuyoient. C’est elle qvi connoist sovverainement des Sciences et des Arts. Elle met le prix avx ovvrages de l’esprit. Comme elle reçoit des applavdissemens de tovs les pevples, elle rend des Oracles en tovtes les Langves. On ne pevt point appeller de ses opinions non pas mesme a la Posteriteˈ.

Si cela eſt, & ſi elle approuue mon Liure, où il ſera aſſeuré de l’approbation publique, où il n’en aura pas beſoin. Mais il ne faut pas faire ce tort au Public, de croire qu’il puiſſe eſtre d’un autre auis que Christine. Le Monde ne voudroit pas deſplaire à vne Perſonne, qui luy fait tant d’honneur, & qui l’embellit ſi fort ; en contrediſant la meſme Perſonne, qui iuge ſi ſainement, & qui opine ſi bien.

DISCOVRS

PREMIER


CEst une opinion ſinguliere de certains Philoſophes affirmatifs, Que le Sage n’a beſoin de perſonne, & que tout ce qui eſt ſeparé de luy, ne luy ſert de rien. Par là ils oſtent l’Amitié du nombre des choſes neceſſaires, & luy donnent rang ſimplement, parmi celles qui sont agreables. Et neantmoins de plus honneſtes gens qu’eux, ie veux dire les Philoſophes de la Famille de Platon & de celle d’Ariſtote, ont crû que ſans l’Amitié, la Felicité eſtoit imparfaite & defectueuſe, & la Vertu foible & impuiſſante. Ils ont dit que les Amis eſtoient les plus vtiles, & les plus deſirables des Biens eſtrangers. Ils les ont conſiderez, non pas comme les ioüets & les amuſemens d’vn Sage en peinture, mais comme les aides & les appuis d’vn homme du Monde.

Il n’y a que Dieu ſeul, qui ſoit pleinement content de ſoy-meſme, & de qui il faille parler en termes ſi hauts & ſi magnifiques : Il n’y a que luy, qui, eſtant riche de ſa propre eſſence, iouïſſe d’vne Solitude bienheureuſe, & abondante en toutes ſortes de biens ; luy qui puiſſe operer ſans inſtrumens, comme il agit ſans trauail ; luy qui tire tout du dedans de ſa nature, parce que les choſes en ſont ſorties de telle façon, qu’elles ne laiſſent pas d’y demeurer. Les Hommes au contraire ne peuuent, ni viure, ni bien viure ; ni eſtre hommes, ni eſtre heureux, les vns ſans les autres. Ils ſont attachez enſemble, par vne commune neceſſité de commerce. Chaque Particulier n’eſt pas aſſez de n’eſtre qu’vn, s’il n’eſſaye de ſe multiplier en quelque ſorte, par le ſecours de pluſieurs ; Et à nous conſiderer tous en general, il ſemble que nous ne ſoyons pas tant des Corps entiers, que des Parties couppées que la Societé reünit.

Les Offenſez demandent iuſtice ; les Foibles ont beſoin de ſupport, les affligez de conſolation ; mais tous ont vniuerſellement beſoin de conſeil. C’est le grand Element de la Vie ciuile : Il n’est gueres moins neceſſaire que l’eau & le feu : & les deux moyens d’agir, que la Nature nous a fournis, ſe rapportent à cette fin ; la raison et la parole nous ayant eſté données principalement, pour le conseil. Les beſtes ſont emportées, par la ſubite impetuoſité de leur naturel, & par la preſence du premier objet. Les Hommes ſe conduiſent par la deliberation, & par le diſcours. Ayant le don de chercher, & de choiſir, ils peuuent paſſer d’abord du Preſent à l’Auenir, & du Premier au Second, pour s’y arreſter, s’ils s’y trouuent bien.

Les Pyrates ſe ſeruent de Conſeil : Le Conſeil eſt en vsage parmi les Sauuages ; À plus forte raiſon parmi les Peuples ciuiliſez. Mais par tout, il faut que les Sages l’empruntent d’autruy, parce que leur Sageſſe leur doit eſtre ſuſpecte, aux choſes qui les regardent. L’Homme eſt ſi proche de ſoy-mesme, qu’il ne peut trouuer d’entre-deux, ni d’eſpace libre, pour le debit du conſeil qu’il ſe veut donner : il ne ſçauroit empeſcher que les deux Raiſons, qui deliberent en luy, ne ſe confondent dans la communication, celle qui propoſe eſtant trop meslée, auec celle qui conclut.

Il faut donc que celuy qui conſeille, soit vne perſonne à part, & diſtincte de celuy qui eſt conseillé. Il faut qu’il y ait vne diſtance proportionnée, entre les objets, & les facultez qui en iugent ; Et comme les yeux les plus aigus ne ſe peuuent voir eux-mesmes, auſſi les jugemens les plus vifs manquent de clarté, en leurs propres intereſts. Quelque connoiſſance naturelle que nous ayons, & quelque lumiere qui nous vienne de plus haut, nous ne deuons point reietter les moyens humains, ni meſpriſer ce ſurcroiſt de raiſon, & ce plus grand eſclairciſſement de verité, qui ſe tire de la Conference.

Reconnoiſſons l’imperfection de l’Homme, ſeparé de l’Homme, & l’auantage qu’a la Societé, ſur la Solitude. Puis que l’Amy de Dieu, & le Conducteur du Peuple de Dieu, bien qu’vne Nuée miraculeuſe marchaſt le iour deuant luy ; bien que la nuit vne Colonne de feu fiſt la meſme chose, & qu’elles ſe posaſſent au lieu où il falloit camper, ne laiſſa pas de prendre vn Guide, pour s’en ſeruir aux autres difficultez qui pouuoient ſuruenir en ſon voyage ; y aura-t’il quelqu’vn, apres cela, qui ne demande des guides, & qui ne cherche des aides ? Qui ſe fiera de telle ſorte aux auantages de ſa naiſſance ? qui s’endormira ſi negligemment ſur les faueurs qu’il attend du Ciel, que de s’imaginer que l’aſſistance d’autruy luy soit inutile, que de croire que ſa ſeule fortune, & ſa ſeule ſageſſe luy ſuffiſent, pour bien gouuerner, & pour bien conduire ?

Ceux qui ſe ſont eſleuez au delà de la commune condition des hommes, y ſont montez par quelques degrez : Ce n’est pas le Hazard qui les a iettez, au deſſus des autres ; Ce n’est pas auſſi leur Vertu qui a tout fait ; Les Seruices de quelqu’un ſe rencontrent ordinairement, parmi les Merueilles de leur vie ; & il eſt visible par la ſuite de tous les temps, que les Princes qui ont le plus gaigné, ſont ceux qui ont eſté le mieux ſecondez. De tant d’exemples, dont il y a foule dans les Hiſtoires, ie ne veux que celuy, ſur lequel nous nous arreſtaſmes hier, & qui obligea ſon Alteſſe à me faire parler auiourd’huy.


VEſpaſien avoit veſcu ſous la Tyrannie, & s’eſtoit ſauué par miracle des mains de Neron. Mais il ne ſe contenta pas de ſon propre ſalut, apres la mort de ce Monſtre : Il prit du cœur, & entreprit dauantage, pour le Bien Public. Voyant que d’autres Nerons menaçoient le Monde, & que de nouueaux Monſtres ſe deschaiſnoient, il ſe hazarda de conſeruer le Monde, en ſe ſaiſiſſant de l’Empire. Il embraſſa la protection du Peuple Romain, dont la fleur eſtoit presque toute tombée, par le glaiue, ou par le poiſon ; & le demeurant s’eſpuiſoit chaque jour, à remplir les Iſles et les Cachots. Il en fuſt pourtant demeuré à ſa bonne volonté, & à ſes bonnes intentions : Il euſt veû acheuer d’eſteindre toutes les lumieres du Senat, & perir la Republique deuant ſes yeux, ſans les puiſſantes ſollicitations, & les viues pourſuites de Mucien, qui luy mit, comme par force, la Couronne sur la teſte, et le fit Empereur, en deſpit de luy.

Il eſbranla premierement l’eſprit de Veſpaſien, qui ſe tenoit aux choſes preſentes, bien qu’il ne les approuuaſt pas, & n’oſoit eſtre autheur du changement qu’il deſiroit. Et apres l’auoir ietté dans l’irreſolution, il le preſſa de tant de raiſons, & le combatit de tant d’eloquence, qu’il fut à la fin contraint de faire le reſte du chemin, & de s’engager, dans la Cauſe Publique, par vne ouuerte declaration.

Or il est beſoin de ſçauoir, que ce Mucien n’eſtoit pas homme à n’apporter dans vn Parti, que de belles paroles, & de bons deſirs. D’abord il fortifia Veſpaſien d’hommes & d’argent ; Il luy acquit des Prouinces, & luy amena des Legions. Il n’eſpargna point ſa perſonne, quand il crut qu’il faloit payer de la vie, & voulut eſtre l’Executeur de la pluſpart des choſes, dont il avoit eſté le Conseiller.

Les Princes à faire ne peuuent ſe passer de ces gens-là, & les Princes faits en ont grand beſoin. Il n’y en a iamais eu de ſi fort, qui de ſa ſeule force ait pû porter le faix de tout le Gouuernement ; Iamais eu de ſi jaloux de ſon authorité, qui ait pû regner tout ſeul, & eſtre veritablement Monarque, à prendre le mot, dans la rigueur de ſa ſignification. Auſſi eſt-ce vn ieu & vne inuention des Platoniciens, pour flater la Royauté, & la mettre au deſſus de la condition humaine, de dire que Dieu donnoit deux eſprits aux Rois, pour bien gouuerner. Platon ſe iouë souvent de la sorte : Il philoſophe poëtiquement, & meſle la Fable dans la Theologie. Ce double Eſprit eſt de ſa façon ; Et il vaut encore mieux l’expliquer de l’Eſprit du Roy, & de celuy de ſon Confident, que d’auoir recours aux Miracles, qu’il ne faut employer qu’en cas de neceſſité, non pas meſme pour l’honneur & pour la gloire des Rois.

Il eſt certain qu’ils ont vn fardeau ſi diſproportionné à la foibleſſe d’vn Seul, que s’ils ne s’appuyoient sur pluſieurs, ils feroient vne cheute, des le premier pas qu’ils voudroient faire. S’ils n’appelloient leurs Amis à leur secours, & s’ils ne diuiſoient la maſſe du Monde, ils seroient bien-toſt punis de la temerité de leur ambition, & accablez de la peſanteur de leur fortune. La multitude des ſoins qui leur viennent de toutes parts, ne leur laiſſeroit pas la respiration libre : la foule des affaires les eſtoufferoit, à la premiere audience qu’ils voudroient donner.

Il y a diuers degrez de Seruiteurs, qui trouuent tous leur place, dans l’adminiſtration de l’Eſtat. Il y a des Eſprits d’vne mediocre capacité, qui defrichent, qui preparent, qui entament les affaires. Ils sont bons à commencer la beſogne. Ils font les chemins, & oſtent les difficultez, qui ſont à l’entour des choſes. Le Prince met ces Eſprits à tous les iours, & ſe deſcharge ſur eux, des plus groſſieres fonctions de la Royauté.

Il y a d’autres eſprits d’vne plus haute elevation, à qui il peut fier de plus importans emplois, & donner vne plus noble part en ſes deſſeins. Ceux-cy gouuernent ſous luy, & aueque luy, & ne ſont pas mauuais Pilotes, dans les Saiſons douces, & ſur les Mers peu agitées.

Mais que le Prince eſt heureux & que le Ciel l’aime, s’il ſe rencontre, en ſon temps, des Esprits du premier Ordre ; des Âmes egales aux Intelligences, en lumiere, en force, en ſublimité ; des Hommes que Dieu crée expres, & qu’il enuoye extraordinairement, pour preuenir, ou pour forcer les maux de leur Siecle ; pour empeſcher ou pour calmer les orages de leur patrie.

Ce ſont les Anges tutelaires des Royaumes, & les Eſprits familiers des Rois. Ce ſont les ſeconds des Alexandres & des Ceſars. Ils ſoulagent le Prince, dans ſes grands trauaux : Ils partagent aueque luy les ſalutaires inquietudes, ſans leſquelles le Monde n’auroit point de tranquillité. Si dans les Eſtats où nous viuons, nous auons de ces gens là, beniſſons leurs Veilles, qui sont ſi neceſſaires au Repos public, & ſous la protection deſquelles nous dormons ſeurement, & à noſtre aiſe. Ces excellentes Veilles ne ſeroient-elles point cause, Monseigneur, que les Poëtes Grecs ont donné à la Nuit le nom de sage et de conseillere ? Ie viens de me l’imaginer ; & les Grammairiens donnent bien quelques fois aux Poëtes des explications plus eloignées.

Les Poëtes, Vostre Altesse le ſçait mieux que moy, ont eſté les plus anciens Precepteurs du genre humain. Ils luy ont enſeigné les premiers principes de la Politique & de la Morale. Icy donc, comme ailleurs, ils ont deſcouuert & marqué du doigt la Verité : Les Philoſophes l’ont depuis eſtalée & miſe en ſon iour. Ayant reconnu cette neceſſité de Societé, & ce defaut qui ſe trouve dans la Solitude, outre leur Jupiter Conſeiller, & leur Minerve Conſeillere ; outre les Dieux & les Demons, dont ils ont accompagné leurs Heros, ils leur ont encore donné des Hommes, pour les aſſister en leurs entrepriſes, ou d’autres Heros, pour entreprendre & pour agir auec eux.

À mesure qu’Hercule coupe les teſtes de l’Hydre, Iolas y applique le feu, afin de les empeſcher de renaiſtre. Diomede ne fait rien, ſans Vlysse. Les actions d’Agamemnon naiſſent des conseils de Neſtor : Et ce Prince, ayant à faire vn souhait, qui comprenne tous les autres, ne deſire, ni de plus puiſſantes forces que les ſiennes, ni des richeſſes qu’il n’auoit pas, ni la deſtruction de l’Empire d’Aſie, ni l’accroiſſement de celuy de Grece, mais ſeulement dix hommes qui fuſſent ſemblables à Neſtor : Agamemnon nous monſtrant, par là, que dans la crainte qu’il auoit de perdre Neſtor, veû l’extreme vieilleſſe où il eſtoit, il apprehendoit de manquer de gens, pour mettre en ſa place ; & Homere nous faiſant voir, qu’vn Neſtor ſe peut quelquesfois trouuer en un Siecle, mais que dix Neſtors ne ſe peuuent que ſouhaiter.

Ce ſouhait n’a point fait de tort à la bonne renommée d’Agamemnon : La Grece ne luy a point reproché de s’eſtre laissé gouuerner à Neſtor : Pour cela le Roy des Rois n’a pas eſté eſtimé moins ſage, ni moins digne de la souueraine Authorité. Au contraire, c’eſt vn Axiome dans la Politique, qui paſſe pour une propoſition d’eternelle verité, & qui est auſſi vieux que la Politique meſme, Qu’un Prince mal-habile ne sçavroit estre, ni bien conseilleˈ, ni bien servi.

Que ſi receuoir conseil, preſuppoſe quelque auantage du coſté de celuy qui le donne ; l’inferiorité de la part de celuy qui le reçoit, ne laiſſe pas d’auoir ſon merite. Il eſt à ſon tour le Superieur : Il reprend la premiere place, quand il met la main à l’œuvre, & que, par l’execution des choſes deliberées, il change les regles en exemples, & les belles paroles en bons effets. Car quoy qu’on ait dit autrefois à Rome, que Laelius eſtoit le Poëte, & que Scipion eſtoit l’Acteur, & qu’il ſoit vray que celuy qui compoſe les vers agit plus noblement que celuy qui les recite ; il n’est pas pourtant vray que la Perſonne, qui execute les entrepriſes glorieuſes, produiſe vne operation moins releuée que celle, qui ſeulement les conſeille. Le Conſeiller ne conserue ſon auantage, que dans les commencemens des Choſes, mais il le perd dans l’euenement : Et, dans les commencemens meſmes, il ne l’a pas tout entier ; celuy qui est conseillé, ne demeurant pas inutile & ſans mouuement, tandis que dure l’action de celuy qui le conſeille.

La Nature ſemble nous monſtrer ce que nous diſons, & en a formé ie ne ſçay quel crayon dans l’ame de l’Homme, où l’Intellect, qu’on nomme patient, & qui eſt le siege de la doctrine, quoy qu’il ſoit eclairé, par la lumiere de l’Intellect qui agit, ne ſouffre pas neantmoins de telle ſorte, que de ſon chef aussi il n’agisse. Il juge de la connoiſſance qu’il a reçeuë : Il tourne, il remuë, il deſplie, il estale en luy-meſme cette connoiſſance. Apres l’auoir comparée aux autres, il en recueille des conſequences & des concluſions. Et ainſi on peut dire, qu’il trauaille en compagnie : Et s’il pâtit, c’eſt de la plus belle eſpece de paſſion, qui ne gaſte & ne corrompt pas, comme celle d’vne playe, ou d’une bruſlure, mais qui acheue & qui perfectionne, comme celle de l’illumination en l’Air, & de la reception des images dans les yeux.

Parlons moins ſubtilement, & d’vne maniere plus populaire. Concluons qu’il est neceſſaire d’auoir des mains, pour s’aider vtilement des outils ; & d’auoir de la prudence, pour vser comme il faut de celle d’autruy. La Sageſſe elle-meſme eſt irreſoluë & peu aſſeurée, quand elle manque d’approbation, & qu’elle eſt reduitte à ſon propre teſmoignage. Le raisonnement concerté ne nuit point à la premiere apprehenſion que nous auons de la verité des choſes ; & nostre Ariſtote dit là deſſus, que le ſel ne fait point de mal au poiſſon de mer, & que l’huile aſſaiſonne les olives. Le Courtiſan eſtourdi & intereſſé, met toutes les affaires en deſordre, & ruïne au lieu d’edifier : Mais le Miniſtre ſage & fidele, qui diuise egalement son affection, entre le Roy & l’Eſtat, rend de tres-grands ſeruices à l’vn & à l’autre, & se peut dire, à mon auis, aueque raiſon, le temperament de la pvissance d’vn sevl, & le bien commvn de la Repvblique.

Mais mon opinion particuliere ſeroit peu de choſe, & n’auroit pas aſſez de force, pour former & conclure ce Diſcours, ſi ie ne la confirmois par la reconnoiſſance publique, enuers des personnes ſi vtiles au bien general du Monde, & par les preuues eclatantes d’affection & d’eſtime, que les Princes ont renduës eux-mesmes, à la ſageſſe, & à la fidelité de leurs Miniſtres.

Ie laiſſe la Grece, où ils ont regné aueque les Rois ; Ie laiſſe la Perſe, où les Rois ont regné par eux, & où ils eſtoient nommez les yeux du Roy ; c’est-à-dire, comme l’explique vn excellent homme, les yeux du Roy, touſiours ouuers & touſiours veillans, pour le ſalut du Royaume ; qui regardent en meſme temps, deuant, derriere, à droit, & à gauche.

Ie m’arreste à Rome, où les Empereurs voulant corriger l’amertume qui ſe trouue dans les mots de ſeruitude & de ſuietion, ont honnoré pareils Seruiteurs du titre d’Amis. Ils les ont appellez leurs Compagnons ; quelquesfois les Compagnons de leurs peines, les Compagnons de leurs guerres, & de leurs victoires, & ont meſme trouué bon que le Peuple les appellaſt ainſi.

Ils leur ont fait eriger des Statuës, vis à vis des leurs. Ils les ont fait depoſitaires de leur Eſpée, avec permission de s’en servir contre eux-meſmes, si le bien de l’Eſtat le requeroit, & s’ils ſe rendoient indignes de leur puissance. Ils ont fait battre de la monnoye, où eſtoit l’Image d’vn General de leurs Armées, & ces paroles à l’entour, Belizaire la gloire des Romains : & on voit encore auiourd’huy vne Medaille d’argent, d’vn coſté de laquelle est repreſentée la figure de Valentinien, & de l’autre coſté celle d’vn de ses Suiets, aſſis dans la Chaire Consulaire, tenant des papiers en la main droitte, & en la gauche vn baſton, avec vn Aigle perché deſſus. On peut voir aussi dans l’Histoire Auguſte, ce ſuperbe Monument, consacré à la memoire d’vn grand Ministre, à Misitheˈe le Pere des Princes, & le Tvteur de la Repvblique.

L’Inſcription est ſinguliere, & la qualité de Pere du Prince n’eſt pas commune, pour ce temps-là, le ſiege de l’Empire n’ayant pas encore eſté transferé de Rome à Conſtantinople ; car apres que cela fut, cette qualité fut comme erigée en titre d’office, & on appelloit vulgairement ceux qui auoient la principale direction des affaires, les Peres de l’Empire, et de l’Emperevr.

L’Histoire eſcritte, depuis Constantin, ne parle d’autre choſe que de cette Dignité du Patriciat. La Poësie meſme ne s’en eſt pas teuë ; & il y a encore des Vers moqueurs, que fit le Poëte Claudien, contre l’Eunuque Eutropius, Consul & Patrice de l’Empire. Sa cheute eſt celebre dans les Liures de ce Siecle-là, & Saint Iean Chryſoſtome en a fait un Homilie preſque toute entiere. Les Vers moqueurs marquent particulierement la confiscation de ſon bien, & en voicy le ſens à peu pres, si ma memoire ne me trompe. Pourquoy pleures-tu la perte de tes richeſſes, qui tomberont entre les mains de ton Fils ? L’Empereur ſera ton Heritier, & ce n’eſt que de cette ſorte qu’il faloit que tu fuſſes le Pere de l’Empereur. Mais ma memoire m’eſt reuenuë, & le François m’a fait trouuer le Latin ;


Direptas quid plangis opes, quas Natus habebis ?
Non aliter poteras Principis eſſe Pater

Surquoy me reſſouuenant que la Croix de Iesvs-Christ avoit pris la place des Aigles Romaines, & qu’alors les Empereurs eſtoient deuenus domeſtiques de la Foy, & membres de l’Egliſe, d’Eſtrangers & de Persecuteurs qu’ils eſtoient auparavant ; i’ay pensé qu’ils pouuoient auoir emprunté ce terme des Lettres Saintes, & du Diſcours du Patriarche Ioseph.

Ce grand Ministre ſe glorifie, dans la Geneſe, que Dieu l’a donne′ pour Pere à Pharaon, (quoy que peut eſtre il fuſt plus ieune que luy) qu’il a eſte′ eſtabli Prince de tovte la Maison Royale, et Seignevr de tout le païs d’Egypte : Et les meſmes Lettres Saintes nous apprennent, vn peu deuant, que Pharaon tira ſa bague de ſon doigt, & la mit en celuy de Ioſeph ; qu’il le fit monter sur vn Chariot de triomphe ; qu’il fit faire commandement par vn cri public, que tout le monde se prosternaſt devant luy ; qu’il luy dit en pleine & generale assemblée, tu es, ne plvs, ne moins qve Pharaon, et ie n’ay rien qve mon Nom, et mon Throsne plvs que toy.

Il ne se peut rien adiouſter à vn si illustre teſmoignage du reſſentiment d’vn Prince bien conseillé : Et ie vous prie, qu’y a-t’il à dire & à s’imaginer, apres cela ? Vous voyez que la plus haute idée, que i’avois pû conceuoir de la dignité du Miniſtere, eſt authoriſée par le plus ancien de tous les exemples de cette nature. Il n’y a pas moyen d’aller plus loin, dans l’Hiſtoire ; & ie vous auouë, Monseigneur, que ie ſens quelque tentation de vaine-gloire, de ce qu’vn grand Prophete m’explique par la

bouche d’vn grand Roy.

DISCOVRS

DEUXIESME


CEtte Verité eſtablie, que les Rois ne ſçauroient regner ſans Miniſtres ; il est presque auſſi vray, qu’ils ne ſçauroient viure, ſans Fauoris. Le Bien ne s’arreſte pas au lieu de ſa ſource : il veut couler & s’eſpandre ; Et ce n’eſt qu’vn Bien commencé, s’il ne croiſt par la communication, & s’il ne s’acheue, en ſe dilatant. Mais adiouſtons quelque choſe de plus eſtrange & d’auſſi certain. On nous a aſſuré il y a long temps, de la part de la Raiſon, que ſi vn Homme eſtoit tout ſeul dans le Ciel, & qu’il ne fuſt pas en sa puiſſance d’en faire part à vn autre, il s’ennuyeroit de ſa propre felicité, & voudroit deſcendre du Ciel en Terre.

Je dis donc ſur ce fondement, que les plus ſages Princes qui ſoient au Monde ; que les Augustes & les Antonins, s’ils y revenoient ; que les Constantins & les Theodoſes, peuuent auoir de legitimes affections, & aimer raiſonnablement celuy-cy plus que celuy-là.

Qve ce soit vostre pevple, qvi soit vostre Favori : Cet auis fut donné autresfois à vn grand Prince, mais par vn Philoſophe vn peu trop ſeuere. De deffendre aux Rois le plus doux vſage de la volonté, & de les deſpoüiller de la plus humaine des paſſions, ce ſeroit estre Tyran des Rois, & ne leur permettre pas qu’ils fuſſent hommes : ce seroit les lier à la grandeur de leur condition, & les cloüer sur le Throſne. Quelle rigueur, de vouloir qu’ils n’apparoiſſent iamais, ſous vne forme semblable à la noſtre ? qu’ils ne puiſſent jamais ſe deſfaire d’une grauité qui les incommode ? Eſt-ce vn crime d’auoir vn Confident, dans la compagnie duquel on vienne chercher du repos apres le trauail, & des diuertiſſemens apres les aſſaires ?

La Vertu n’a garde d’eſtre auſtere & farouche à ce point là : Elle ne deſtruit pas la Nature ; Elle en corrige ſeulement l’imperfection ; Elle ſçait rendre iuſtice ; mais elle ſçait auſſi faire grace : Elle donne rang dans la Charité à qui que ce ſoit ; L’Eſtranger y eſt receu comme l’Hoſte, & le Barbare comme le Grec ; Mais elle reserue l’Amitié pour le petit nombre : Elle n’eſpouſe pas tout ce qu’elle embraſſe.

Dans le Ciel, où ſe trouuent les Idées & les premieres formes des choſes, n’y a-t’il pas des regards bien-faiſans, & des inclinations fauorables, pluſtoſt pour ceux-cy, que pour ceux-là, d’où naiſſent sur la Terre les Predeſtinez & les Eleus ? N’y a-t’il pas eu vne Nation choiſie, qui a eſté preferée à toutes les autres Nations ? Elle a eſté nommée la part & l’heritage du Seigneur : le Seigneur luy a dit, ie seray ton Diev, et tv seras mon Pevple. Dans la Maison des Patriarches, cette preference eſt touſiours tombée d’vn coſté, à l’excluſion de tout le reſte. Les Cadets ont emporté le droit d’Aiſneſſe, & les auantages de la Nature ont fait place aux ordres de Dieu.

Et quand le Fils de Dieu luy-meſme eſt venu au Monde, outre les ſoixante & douze Diſciples qui eſtoient de ſa ſuite, & qui s’auoüoient à luy, il a appellé douze Apoſtres, pour luy rendre vne plus particuliere ſuietion, & eſtre plus proches de ſa Perſonne. Entre ceux-là meſme, il y en a eu trois, à qui il s’eſt ouuert plus familierement qu’aux autres : Il leur a montré des marques de ſa Diuinité, qu’il auoit cachées à leurs Compagnons : Il leur communiqua beaucoup de ſecrets de l’Auenir, dans l’agitation de ſa prochaine mort, & parmi les inquietudes de ſes dernieres pensées.

Encore a-t’il teſmoigné plus de tendreſſe pour l’vn des trois, que pour les deux autres. Saint Iean ne fait point de difficulté de ſe nommer le Cher & le Fauori de son Maiſtre. Il se glorifie par tout de cette faueur ; & il me semble qu’il en vsa auec aſſez de liberté, lors qu’il s’endormit, dans le ſein d’un Maiſtre ſi grand & ſi redoutable. Considerez-le dans le Tableau de la ſainte Cene, & voyez comme il repose ſa teſte negligemment, ſur vn lieu, où les Seraphins portent leurs regards, auec reuerence.

Puis, donc, que l’Autheur et le Consommateur de la Vertu, aussi bien que de la Foy, a eu ſes inclinations & ſes amitiez, & n’a pas touſiours voulu commander à la Nature ; le Prince ne doit point craindre d’aimer, apres vn Exemple de telle authorité, qui luy en donne toute permiſſion ; & par les principes d’vne plus ſage Philoſophie, que n’eſt celle de Zenon & de Chryſippe, il peut eſtre ſenſible, ſans qu’on le puiſſe dire Intemperant.

Il faut ſeulement que les mouuemens de ſon ame ſoient iustes & bien reglez. Qu’il face du bien ; mais qu’il garde de la proportion & de la meſure, en la diſtribution du bien qu’il fait ; Qu’il ne pouſſe pas incontinent, dans le Conſeil, ceux qui luy auront eſté agreables, dans la Conuerſation. Il doit faire difference, entre les personnes qui plaisent, & celles qui ſont vtiles ; entre les recreations de ſon Eſprit, & les neceſſitez de son Eſtat ; Et s’il n’apporte vne grande attention, dans l’examen des differens ſuiets qu’il employe, il fera des Equiuoques, dont ſon Siecle pâtira, & qui luy ſeront reprochez, par les Siecles à venir.

Les Courtiſans ſont la matiere, & le Prince eſt l’Artiſan, qui peut bien rendre cette matiere plus belle, mais non pas meilleure qu’elle n’eſt : Il peut y aiouſter des couleurs & de la façon, par le deſſus ; mais non pas luy donner aucune bonté interieure : Il en peut faire vne Idole, & vn faux Dieu ; mais il n’en peut pas faire vn Eſprit, ni vn habile homme.

Il ſe voit de ces Idoles, en païs meſme de Chreſtienté. Il y a touſiours eu d’indignes Heureux ; touſiours des Guenuches careſſées dans le Cabinet des Rois, & veſtuës de toile d’or. Il y a eu en Égypte des beſtes ſur les Autels : Il y a eu par tout des defauts & des vices adorez. Ce que ie m’en vais dire à voſtre Alteſſe, ie l’ay appris d’elle, & ie le trouue digne de l’eſprit de Marc Antonin le Philoſophe. Il y a vne Authorité aueugle & müete, qui ne connoiſt, ni n’entend ; qui paroiſt ſeulement & qui ebloüit ; qui eſt toute pure authorité ; ſans aucun meſlange de Vertu, ni de Raiſon. Il y a des Grands qui ne ſont remarquables, que par leur Grandeur, & leur Grandeur eſt toute au dehors, & toute ſeparée de leur perſonne.

Ces Grands, Monſeigneur, me font ſouuenir de certaines Montagnes infructueuſes, que i’ay veuës autrefois, allant par le Monde. Elles ne produiſent, ni herbe, ni plante : Elles touchent le Ciel, & ne ſeruent de rien à la Terre : leur ſterilité fait maudire leur eleuation. Ceux-cy, de meſme, ne sont pas moins inutiles, qu’ils sont grands ; Et ie les regarde, comme de vaines monſtres du pouuoir & de la magnificence des Rois ; comme des Coloſſes qu’ils ont eleuez, & des Pyramides qu’ils ont baſties. Ce sont des fardeaux, & des empeſchemens de leurs Royaumes, qui peſent à toutes les parties de l’Eſtat. Ce ſont des ſuperfluïtez, qui occupent plus de place que toutes les choſes neceſſaires. Cela s’entend à les conſiderer, dans vne foibleſſe encore innocente, & auant qu’ils ayent adiouſté l’iniuſtice de leurs actions, à l’indignité de leur perſonne.

Voilà les beaux ouurages de la Fortune ; Voilà les meſpriſes & les extrauagances de cette Deeſſe, sans yeux & ſans iugement, à qui Rome a donné tant de Noms, & a dedié tant d’Autels. Vous auez bien ouï parler de quelques Reines hipocondriaques, qui ont eu de l’amour, pour vn Nain, & pour vn Maure, voire pour vn Taureau, & pour vn Cheval : La Fortune est à peu pres de l’humeur de ces Princeſſes mal-ſages ; Elle choiſit d’ordinaire le plus laid & le plus mal-fait : En la demande de la Preture, elle prefere les eſcrouëlles de Vatinius à la Vertu de Caton : Pour ne rien dire de pis, elle fait des profuſions, & ne paye pas ſes debtes.

Mais nous parlons d’un Fantoſme, lors que nous parlons de la Fortune : La force des Aſtres, & la neceſſité du Deſtin sont encore d’autres Fantoſmes, que l’opinion des Hommes ſe forme, & apres leſquels ie ne ſuis pas d’auis de courir. Cherchons quelque cauſe plus apparente de cette faueur qui ſemble n’auoir point de cause, & voyons à peu pres quelle eſt la naiſſance de cette mauuaiſe Authorité.

Ce que nous cherchons ſeroit-ce point vn tranſport de paſſion, qui ſort ſans raiſonnement, de la partie animale, & s’arreſte au premier objet qui plaiſt, & à la premiere ſatisfaction de la volonté.

Seroit-ce point vn jeu, & vne fantaiſie de la Puiſſance ; vn exercice, & vne occupation de la Royauté, qui prend plaiſir à faire des choſes eſtranges ; à eſtonner le Monde par des Prodiges ; à changer le deſtin des Petits & des Miſerables ; à peindre & à dorer de la bouë ?

N’eſt-ce point, au contraire, vne erreur ſerieuse & deliberée, vne tromperie de bonne foy, faitte à ſoy-meſme par ſoy-meſme ; aidée par l’impoſture de l’apparence, qui desguiſe quelquefois les hommes de telle sorte, qu’ils ne ſont reconnoiſſables qu’à Dieu ? Il eſt certain que le plus ſouuent ils portent des marques ſi douteuſes, & ce qui paroiſt d’eux eſt ſi faux, qu’il n’y a que Celuy qui les a faits, qui ſçache leur veritable prix.

Mais l’Effet, que nous auons tant de peine à tirer de l’obſcurité des Cauſes, ne ſeroit-ce point vn preſent de l’Occaſion ? Car d’ordinaire elle offre aux Princes des Seruiteurs ; Elle les oblige à prendre ce qu’ils trouuent à leur main, & ce qui leur paſſe deuant les yeux. Leur impatience ne pouuant ſouffrir de retardement, & leur molleſſe eſtant ennemie de toute ſorte de peine ; pour s’eſpargner les longueurs de la recherche, & les difficultez du choix, ils mettent en œuure les inſtrumens les plus proches, & gardent, par couſtume, ceux qu’ils n’auoient pris que, par rencontre.

Pour concluſion, cette Faueur qui s’esleue ſi haut, ſans auoir de fondement, ne ſeroit-ce point pluſtoſt vn effet de l’amour propre, & vne complaiſance, que perſonne ne refuſe à ſes opinions ? Ne ſeroit-ce point noſtre honneur, que nous croyons engagé, dans la perfection de noſtre Ouurage ? Ne ſeroit-ce point vn leuain de cet orgueil naturel, caché dans l’eſprit des hommes, & qui enfle particulierement le cœur des Rois, quand il eſt queſtion de maintenir vne faute qu’ils ont faitte, & de ne pas auouër qu’ils peuuent faillir ?

Quoy que puiſſe eſtre cette Faueur, ce n’eſt point vne creature de la Vertu ; non pas meſme de la Vertu du Sang : Le merite n’y a point de part ; non pas meſme le merite de la Race. Les Affranchis de Claudius, les Valets des Enfans de Constantin, les Gouuerneurs des Enfans de Theodose, les Euſebes & les Eutropes ne ſont point de legitimes Fauoris, & beaucoup moins de legitimes Miniſtres. Et certes, i’ay pitié de l’Empire, & i’ay honte pour l’Empereur, quand je voy l’Empire & l’Empereur, dans ces mains ſeruiles & mercenaires.

Ie voy, auec horreur, ces vilains ſpectacles des Regnes infortunez, ces productions monſtrüeuſes des mauuais Temps. Temps aueugles, & pleins de tenebres ; Malheureux en Princes, & ſteriles d’Hommes. Et, à voſtre auis, y a-t’il eu de Solitaire ſi eloigné de la Cour, & prenant ſi peu de part aux choſes du Monde, qui ait pû regarder, ſans deſpit, les choſes tellement hors de leur place, & le Monde renuerſé de cette ſorte ? Y a-t’il eu de ſi tranquille Contemplatif, qui ait pû voir ſans emotion, des gens de neant s’emparer de la conduite des grands Eſtats, & s’asseoir au Timon ; bien qu’ils ne deuſſent eſtre qu’à la Rame ? Cela s’est veû neantmoins, & aſſez ſouuent. Le Consulat a eſté profané plus d’vne fois, par des perſonnes infames : Et tel, qui ſous vn autre Regne euſt eſté caché, parmi le Bagage, a eu le commandement de l’Armée.

Mais outre les Euſebes, & les Eutropes, l’Histoire de l’Empire d’Orient ne manque pas de ces Exemples honteux. Elle nous monſtre de miſerables Eunuques, qui n’auoient appris qu’à peigner des femmes, & à filer, erigez tout d’vn coup en Chefs du Conseil, & en Capitaines Generaux. Et d’autres Hiſtoires plus recentes nous produiſent des Barbiers, des Tailleurs, des Valets de chambre, changez du ſoir au matin en Chambellans, en Ambaſſadeurs, &c. employez aux plus importantes negociations & aux plus illuſtres Charges de leur Païs. Ainſi quoy que puiſſe dire noſtre Homme, qui admire tant la Cour, & l’Art de la Cour, l’Ignorance audacieuſe a ſouuent presidé à la conduite des choſes humaines : Quoy qu’il iure qu’il a veû des rayons ſur le viſage de Monſieur le Duc de * * *, cette fauſſe lumiere eſt vne beveuë de ſes yeux, & vne illusion de ſon esprit. Les Sots ont ſouuent tenu la place des Sages, & vn temps a eſté, où ceux qui deuoient dicter les Loix, & prononcer les Oracles, ne ſçauoient, ni lire, ni écrire.

Ce n’eſt pas que leur ſens commun fuſt plus net, pour n’eſtre enueloppé d’aucune connoiſſance eſtrangere. Ils n’auoient, ni les biens naturels, ni les biens acquis : Ils auoient ſeulement ce qui ſuit d’ordinaire les biens naturels & les biens acquis ; ie veux dire la bonne opinion de ſoy-meſme, accompagnée du meſpris d’autruy. Quoy que ce ne ſoit pas la couſtume de ſçauoir les affaires, par reuelation, & qu’il faille les apprendre, par experience, ou deuancer l’experience, par la force du raiſonnement ; ils ſe perſuadoient que l’Authorité ſuppleoit à tout cela, & qu’immediatement apres leur Promotion, Dieu eſtoit obligé de leur enuoyer de l’eſprit, pour bien gouuerner, & de faire valoir l’election du Prince, par la ſubite illumination de ſes Miniſtres.

Il n’en va pas toutefois ainſi : C’eſt tout ce que Dieu a voulu faire, pour les Miniſtres de son Fils vnique, deſquels nous auons dit quelque chose, au commencement de ce Diſcours. Par là il s’eſt moqué de la ſuperbe Philoſophie. Il a confondu la Prudence humaine ; prenant ces Ames neuues & groſſieres, pour eſtre les Confidentes de ſes ſecrets ; les rempliſſant beaucoup, comme dit vn Ancien Chreſtien, parce qu’il y trouua beaucoup de vuide. Il a tiré des cabanes & des boutiques, ceux qu’il vouloit faire Rois & Docteurs des Nations. Il ne faut pas que les autres Ignorans pretendent d’eſtre eſclairez de la ſorte ; ni qu’au lieu de l’eſprit de Prophetie, de l’explication des Eſcritures, & du don des Langues, ils attendent du Ciel, la connoiſſance des choſes paſſées, la penetration dans celles de l’Auenir, la lumiere qui débroüille les intrigues de la Cour, la ſcience de faire la Guerre, & la dexterité de traiter la Paix.

Auſſi d’ordinaire ils reüſiſſent tres-mal, en vne profeſſion qu’ils n’ont point appriſe, & dans l’exercice de laquelle ils ſe ſont iettez indiſcrettement, ſans y apporter aucune preparation de diſcipline ; ſans faire aucun fonds d’experience ; ſans connoiſtre les premiers elemens de la Sageſſe ciuile. Il faut de l’adreſſe & de la methode, pour conduire vn Batteau, & pour mener vn Chariot. Il faut auoir appris les chemins, pour pouuoir ſeruir de Guide. I’ay veû des regles & des preceptes, pour ſe bien acquiter de la charge de Portier, & de celle de Concierge, quoy que ce ſoient deux meſtiers, qui ne sont pas extremement difficiles. Il faut donc apprendre tous les Meſtiers, & eſtudier tous les Arts, iuſques aux moindres, & aux plus aisez ; Et celuy, de conduire le genre humain, n’aura point beſoin d’instruction ? On gouuernera le Monde, au hazard & à l’auanture ? On iouëra, à trois dez, le ſalut des Peuples & des Royaumes ?

C’eſt bien tenir indignement la place de Dieu : C’eſt bien faire le Phaëton en ce Monde, & diſpenſer inegalement la lumiere & la chaleur, ſur la face de la Terre : C’eſt courir fortune d’en brûler vne partie, & de laiſſer geler l’autre. Les Fauoris ignorans courent chaque iour cette fortune, & ſont en ce perpetüel danger ; ie dis de ſe perdre, & de perdre leur Païs, lors meſme qu’ils ont rafiné leur ignorance, par l’vsage de la Cour, & que deux ou trois bons ſuccez, qui viennent de la pure liberalité de Dieu, leur donnent bonne opinion d’eux meſmes, & leur font accroire, qu’ils ont fait le bien qu’ils ont receu.

Toutes leurs actions sont alors des Contre-temps ; ſont de fauſſes meſures d’vne fauſſe regle. Au lieu de ſe ſçauoir arreſter à ce Poinct de l’Occaſion, ſi recherché par les Sages, & ſi necessaire pour la perfection des affaires, ils vont touſiours deuant ou apres : Ou ils le paſſent, ou ils n’y arriuent pas. Aujourd’huy ils declarent la Guerre, par colere ; demain ils demandent la Paix, par laſcheté. Ils flattent les Ennemis naturels de la Patrie, & offensent les anciens Alliez de la Couronne. En Eſpagne ils voudroient donner liberté de conſcience ; en France ils voudroient introduire l’Inquiſition. La Frontiere est nuë, & deſarmée ; & ils fortifient le cœur de l’Eſtat : Il leur prend enuie de raser la Citadelle d’Amiens, & d’en baſtir vne à Orleans.

Mais les Elections qu’ils font des autres, ſont bien dignes de celle qui a eſté faite d’eux. Pour l’Ambaſſade de Rome, ils propoſent au Prince vn bon Capitaine de cheuaux legers, & qui s’eſt signalé en pluſieurs combats. À leur recommandation, on met dans les Finances vn vieux Prodigue, qui en sa ieuneſſe a fait ceſſion de biens, mais qui parle admirablement de l’œconomie. Ils demandent la premiere Charge de la Iuſtice, pour vn homme veritablement de robbe longue, mais celebre, par le peu de connoiſſance qu’il a des Lettres ; mais de la Claſſe de celuy que nos Peres virent à Paris, quand les Ambaſſadeurs de Pologne y arriuerent. Ils firent à cet Homme leur compliment en Latin, & il les pria de l’excuſer, s’il ne leur reſpondoit pas, parce qu’il n’auoit iamais eu la curioſité d’apprendre le Polonnois.

Vous ſouſriez, Monseigneur, & vous vous eſtonnez de la grande Litterature de cet homme de robbe longue. Il faiſoit bien d’autres equiuoques, & on en conte quelques vns, qui ne me ſemblent pas mal-plaisans. Ce fut luy qui crût que Seneque eſtoit vn Docteur de Droit Canon, & que, dans ſes Liures des Benefices, il auoit traitté, à plein fonds, des Matieres Beneficiales. Vn * * * de ce temps-là luy fit accroire, que la Morée eſtoit le Païs des Mores ; & il n’eſt rien de ſi vray, qu’il chercha, dans la Carte, vn iour tout entier la Democratie, & l’Ariſtocratie, penſant les y trouuer, comme la Dalmatie, & la Croatie.

Il fait bon eſtre ſçauant, sous ces Regnes-là, & les Muſes ont beaucoup à eſperer de la protection de pareils Miniſtres. Mais paſſons outre, & ne conſiderons point l’intereſt des Muses, dont le deſtin eſt d’eſtre pauures & mal-traitées, sous toutes ſortes de Regnes, & par toutes ſortes de Ministres.

Ceux-cy ſe connoiſſent en hommes & en affaires, comme vous voyez. Apres auoir diſſipé le revenu de l’Eſtat, en des deſpenses mauuaiſes, ou ridicules ; afin de paroiſtre bons Menagers, ils laiſſent perdre vne occasion importante, faute de cinquante eſcus, qu’ils ne veulent pas qu’on baille, pour faire partir vn Courrier expres. Ils attendent le iour de l’Ordinaire, & s’imaginent que l’Occaſion l’attendra, auſſi bien qu’eux. Vn Docteur Politique qui les a ſifflez, & qui leur a mis, dans la teſte, cinq ou ſix mots de noſtre Tacite, pour les alleguer cent fois le iour ; ſur toutes choses, leur a recommandé le Secret, & la Dissimulation. Cette leçon faitte, ils font myſtere de tout ; ils ne s’expliquent que par des clins d’œil, & par des mouuemens de teſte. Au moins ils ne parlent plus qu’à l’oreille, non pas meſme quand ils loüent leur Maiſtre, & qu’ils diſent, que c’eſt le plus grand Prince de la Terre.

Cette religion du Silence eſt paſſée dans leur eſprit, iuſqu’à vne telle ſuperſtition, qu’ils font ſcrupule de donner les ordres neceſſaires, à ceux qui les doiuent executer ; tant ils ont peur de deſcouurir ce qui a eſté reſolu au Conseil. Ils eſcoutent attentiuement vn Alchimiste, qui leur promet des montagnes d’or : Ils reçoiuent à bras ouuerts vn Banni, qui leur fait aiſée la conqueſte de ſon Païs : Et, ſe repoſant sur la foy de l’vn et de l’autre, ils s’embarquent, dans vne grande Entrepriſe, & commencent vne groſſe Guerre, dont ils ſont las, des le ſecond iour. Ils font mille autres choſes ſemblables. Et ſi ces exemples ne ſont de ce Siecle, ils ſont des Siecles paſſez : S’il n’y a pas eu en France, & en Allemagne, de ces Ignorans preſomptueux, de ces ridicules Tout-puiſſans, il y en a eu en Eſpagne, & en Italie.

La miſere du Temps (il vaut mieux accuſer le Temps que le Prince) Cette miſere publique, qui a fait faire de la monnoye de fer & de cuir ; qui a donné du prix aux plus viles choſes, a mis auſſi en vsage ces gens-là, & les a introduits dans le Cabinet des Rois, où ils ont traiſné auec eux, toutes les ordures de leur naiſſance, & toutes les habitudes vicieuſes, dont les ames seruiles ſont capables. Car c’eſt icy vn Chapitre de leur Hiſtoire, que nous ne deuons pas oublier ; & il eſt certain que leur innocence n’a gueres plus duré à la Cour, que celle du premier Homme, dans le Paradis terreſtre.

D’abord, quoy que peut-eſtre ils ne fuſſent pas nez meſchans, ils ont crû qu’il falloit le deuenir, & ſe ſont desfaits de leur conſcience, pour trauailler, auec moins d’empeſchement, aux affaires de l’Eſtat. Ils ont penſé d’ailleurs, que l’orgueil eſtoit bienſeant à la dignité, que, s’ils paroiſſoient les meſmes qu’auparauant, leur condition ne ſeroit pas tout à fait changée, & que la courtoiſie les remettroit, dans l’egalité, de laquelle ils s’eſtoient tirez, auec tant de peine. Ainſi ils n’ont point apprehendé de tomber, dans la haine, pour euiter le meſpris. Ils ſe ſont fait craindre, ne pouuant ſe faire reſpecter. Ils ont eſtimé, qu’il n’y auoit point de moyen d’effacer la memoire de leur ancienne baſſeſſe, que par l’objet preſent de leur tyrannie ; ni d’empeſcher le Peuple de rire de leurs infirmitez, qu’en l’occupant à pleurer ſes propres maux, & à ſe plaindre de leur cruauté.

Auec ces belles Maximes, & cette Antipolitique, que ie vous ay vn peu eſbauchée, ils ont gouuerné le Monde ; mais ils l’ont gouuerné d’une eſtrange ſorte. Ils ont renuerſé ce qu’ils vouloient ſouſtenir ; Ils ont rompu ce qu’ils auoient deſſein de noüer ; Ils ont fait autant de ruïnes, qu’ils deſiroient faire d’eſtablissemens ; Ils ont gaſté autant de choses, qu’ils en ont maniées. Les cheutes des Princes, & les pertes des Eſtats ont eſté le ſuccez de leur Adminiſtration. S’eſtant ſaiſis de la Puiſſance souueraine, (ie les conſidere derechef, dans leur innocente infirmité) ils en ont vſé, comme les Enfans ſe ſeruent de leurs couteaux, qui s’en bleſſent le plus ſouuent, & en offenſent leurs Meres, & leurs Nourrices.


QVe ſi la temerité de ces gens-là n’a pas touſjours eſté malheureuſe : S’ils ſont arriuez au port, tenant vne route, qui apparemment les en eloignoit ; (car il est certain qu’il ſe voit de ces Miracles, & i’en connois quelques vns qui ſe ſont ſauuez, par des actions qui les deuoient perdre.) Il ne faut pas ſe fier pourtant à cette Felicité aueugle, qui les a guidez : Il faut les regarder, comme des Perſonnes tranſportées d’vne violente imagination, qui paſſent les riuieres en dormant, ſans ſçauoir nager, & courent par les precipices, sans faire vn faux pas. Il faut les admirer, Comme des bestes divines, & ne les pas imiter, comme des personnes raisonnables. Ie tiens ce mot du bon-homme Alexandre Picolomini, lors que ie le fus voir, paſſant à Siene, & que ie le trouuay ſur le lit verd, dont parle Monſieur de Thou.

Si vous eſtes jamais Fauoris (auec la permission de son Alteſſe, i’adreſſeray ma parole à ces deux ieunes Gentilshommes qui m’eſcoutent) ne vous propoſez point de pareils exemples : Ils ſont tres-dangereux, quoy qu’ils ſoient tres-eclatans. Ce sont des Flambeaux allumez ſur les Eſcueils : Ils font faire naufrage aux nouueaux Pilotes. Ce sont des Adreſſes, qui meinent à la mort ceux qui les ſuiuent ; qui ne ſeruent qu’à piper la Poſterité ; qu’à apprendre aux hommes à faillir ; qu’à donner du credit & de la reputation à

l’Imprudence.

DISCOVRS

TROISIESME


COmme ceux que nous laiſſaſmes hier, manquent de la capacité requiſe, & ont l’intelligence fort courte, & fort limitée ; il s’en trouue d’autres, qui l’ont trop vague, & trop eſtenduë, & qui raiſonnent auec excez. Ie parle de ces Speculatifs, qui visent d’ordinaire au delà du but ; qui quittent les chemins, pour prendre les routes ; qui s’égarent, pour arriuer pluſtoſt où ils vont.

Appellons-les, s’il vous plaiſt, des tireurs d’eſſences. Ils mettent leurs auis à l’alambic, & les reduiſent à neant, à force de les ſubtiliſer : ils evaporent en fumée les plus ſolides affaires. Disons que ce ſont des Heretiques d’Eſtat, qui veulent faire dans la Politique, ce qu’Origene a fait dans la Religion. Ils ſuiuent les ombres, & les images des choſes, au lieu de s’attacher à leur corps, & à leur realité. Ils embraſſent la Vray semblance, parce qu’ils l’ont peinte & embellie à leur mode ; mais ils rejettent la Verité, à cauſe qu’elle n’est pas de leur inuention, & qu’elle a ſon fondement en elle-meſme.

Ces Meſſieurs ſe figurent que, par tout, il y a du deſſſein & de la fineſſe, & que toutes les actions des hommes ſont meditées. Rien ne leur paſſe devant les yeux, dont ils ne cherchent le sens myſtique, & l’allegorique. Ils ne s’arrestent iamais à la lettre, ces ſubtils Interpretes des penſées d’autruy. Et quand deux Princes s’attaquent de toute leur force, & de toute la puiſſance de leurs Eſtats, ils croyent qu’ils s’entendent enſemble, pour tromper les autres Princes. Ils font des iugemens preſque auſſi plaiſans que ceux, qui diſoient à Athenes, qu’on ne ſe fiast pas à la mort du Roy Philippe, & qu’il s’eſtoit fait tüer tout expres, pour attraper les Atheniens.

On voit par ce mauſais mot iusqu’où peut aller la mauvaiſe ſubtilité, & quel eſt l’eſprit de la Grece, & de ces Speculatifs. Mais il y a eu des Speculatifs en tout Païs. Il y a touſiours eu des Alchimistes, & des Souffleurs, qui ont diſtillé les choſes humaines ; qui ont donné plus de liberté qu’ils ne deuoient, à leurs coniectures, & à leurs ſoupçons. Parce que Iunius Brutus contrefit le Sot, ils ont eu de la deſfiance de tous les Sots : Ils ſe ſont figurez, que tous les Niais imitoient Brutus ; que la ſimplicité apparente eſtoit vn artifice caché ; que ceux qui ne sçauoient rien, diſſimuloient leur ſcience, que le ſilence de ceux qui ne diſoient mot, couuroit de dangereuſes penſées.

C’eſtoit l’opinion qu’auoit vn Prince Romain d’vn certain Imbecille de ſon temps, que les Pages ſiffloient, & que personne n’eſtimoit que luy. L’Histoire rapporte qu’il en apprehendoit les vertus ſecrettes ; & que le meſpris vniuersel de la Cour, & vingt-cinq ans d’impertinences, ou faites, ou dites, à la face du grand Monde, ne l’auoient pû aſſurer de cet homme-là.

Du meſme Principe, de fauſſe ſubtilité, ſont nées ces Viſions, que noſtre homme trouue si ingenieuſes, & qui me ſemblent ſi ridicules ; que les Docteurs admirent, & que ie ne puis souffrir. En cet endroit Aristippe adreſſant ſa parole aux deux Gentilshommes, qui l’eſcoutoient ; Penſez-vous, leur dit-il, comme ces Docteurs ſubtils, qu’Annibal ne voulut pas prendre Rome, de peur de n’eſtre plus utile à Carthage, & de ſe voir obligé, par là, à finir la guerre, qu’il avoit deſſein de perpetüer ? À voſtre auis, Auguste choiſit-il Tibere pour son Succeſſeur, afin de ſe faire regretter, & rechercher de la gloire apres ſa mort, par la comparaiſon d’vne Vie, qui deuoit eſtre ſi differente de la ſienne ? Vous imaginez-vous que le conſeil qu’on trouua dans ſes Memoires, de mettre des bornes à l’Empire, fust vn effet de ſon enuie, contre ſa Poſterité ? Auoit-il peur, qu’vn jour un autre Homme fuſt plus grand Seigneur que luy, & commandaſt à plus de Sujets ? Est-il croyable que le meſme Auguste ne faiſoit l’amour, que par maxime d’Eſtat, & ne voyoit les dames de Rome, que pour apprendre le ſecret de leurs Maris ? Y a-t’il de l’apparence, que ſon ame ne ſe remüaſt que par reigle, & par compas ; que toutes ſes actions fuſſent ſi guindées, & tous ſes vices ſi eſtudiez ?

À mon auis, c’eſt faire le Monde plus fin qu’il n’eſt. C’eſt interpreter les Princes, comme quelques Grammairiens expliquent Homere : Ils y trouvent ce qui n’y eſt pas, & l’accuſent d’eſtre Philoſophe & Medecin, en des endroits, où il n’eſt que Faiſeur de contes & de chanſons. Contentons nous quelquefois du ſens litteral. Ne cherchons pas vn Sacrement ſous chaque ſyllabe, & ſous chaque point. Ne ſoyons pas ſi indulgens à noſtre eſprit, ni ſi curieux, dans celuy d’autruy. Il ne faut pas aller querir ſi loin la Verité, ni prendre les choſes de ſi haut. Il ne faut pas rapporter à des cauſes reculées, & aux Conſeils du Siecle paſſé, des ſuccez, ou arriuez fortuitement, ou à qui vne legere occaſion aura donné lieu.

Les Stoïques, qui n’ont pas voulu, qu’une feüille d’arbre ſe remuaſt, sans ordre particulier de la Prouidence, ni que le Sage levaſt le doigt, ſans congé de la Philoſophie ; ne iugeoient pas plus auantageuſement de Dieu, & de la Personne plus proche de Dieu, que ces Rafineurs preſument d’vn Homme, qui est ſouuent moins que mediocre ; qui n’a que le quart, ou la moitié de la partie raiſonnable ; qui de ſa vie ne ſongea à eſtre Sage, ni à s’approcher de Dieu. Il n’y a point de moyen, qu’ils ajuſtent leurs opinions à noſtre commune capacité : Ils ne peuvent deſcendre iuſques à nous. Dans le iugement qu’ils font des hommes, ils ne peuvent preſuppoſer une infirmité humaine, c’eſt à dire, vn principe d’erreurs & de fautes ; vne maladie de la naissance, de laquelle Alexandre & Ceſar ne ſont pas exempts ; vn defaut qui traiſne apres ſoy tant d’autres defauts, en la Perſonne des plus Parfaits ; en la conduitte des plus Sages ; & en celle de Salomon meſme, ſi vous le voulez.

Les Grands euenemens ne ſont pas touſjours produits, par les grandes cauſes. Les reſſorts ſont cachez, & les machines paroiſſent : & quand on vient à deſcouvrir ces reſſorts, on s’eſtonne de les voir ſi foibles & ſi petits. On a honte de la haute opinion qu’on en auoit euë. Vne ialouſie d’amour, entre des perſonnes particulieres, a eſté la matiere d’vne guerre generale. Des Noms baillez ou pris par hazard ; les Verds & les Rouges des Ieux du Cirque, ont formé les Partis & les Factions, qui ont dechiré l’Empire. Le mot ou le corps d’une Devise ; la façon d’vne Liurée ; le rapport d’un Domestique ; un conte fait au Couché du Roy ne ſont rien en apparence ; & par ce Rien commencent les Tragedies, dans leſquelles on versera tant de sſang, & on verra ſauter tant de teſtes. Ce n’est qu’vn nüage qui paſſe, & vne tache en vn coin de l’air, qui s’y perd pluſtoſt qu’elle ne s’y arreſte. Et neantmoins, c’eſt cette legere vapeur, c’eſt cette nuée preſque imperceptible, qui excitera les fatales tempeſtes que les Eſtats ſentiront, & qui ebranlera le Monde, iuſqu’aux fondemens. On s’eſt imaginé autrefois que c’eſtoient les intereſts des Maiſtres, qui mettoient en feu toute la Terre, & c’eſtoient les paſſions des Valets.

Ie ne doute point que le Roy de Perſe ne priſt des pretextes tres-ſpecieux, pour iuſtifier ſes armes, quand il vint en Grece, & que ſes Manifestes ne diſſent merueilles de ſes intentions. Il ne manqua pas de Pretenſions ni de Droits. Il n’oublia pas, que le grand Roy ne venoit que pour chaſtier les petits Tyrans ; & qu’il apportoit aux Peuples vne riche & abondante liberté, au lieu de leur maigre & ſterile ſeruitude. Il falſifia ſon deſſein, en pluſieurs autres façons, & iura, peut-eſtre, que ce deſſein luy avoit eſté inſpiré immediatement des Dieux immortels, & que le Soleil en eſtoit le premier autheur. Cependant quelques Manifeſtes qu’il fiſt voler, & quelque couleur de Iuſtice & de Religion qu’il donnaſt à ſon Entrepriſe, voicy la verité de la choſe.

Vn Medecin Grec, domeſtique de la Reine, ayant enuie de revoir le Port de Pyrée, & de manger des figues d’Athenes, mit cette fantaiſie de guerre, dans la teſte de ſa Maistresse, & la porta à y faire reſoudre ſon Mary. Si bien que le Roy des Rois, le puiſſant & redoutable Xerxes ne leua une armée de trois cens mille Combattans, ne coupa les Montagnes, ne tarit les Riuieres, ne combla la Mer, que pour conduire vn Charlatan en ſon Païs. Il me semble que ce galant-homme pouuoit bien faire ſon voyage à moins de frais, & en plus petite compagnie.

Mais il me vient de ſouuenir, Monſeigneur, d’vne autre choſe qui merite d’eſtre ſçeuë, & que vous ne trouuerez pas mal-plaisante. Elle arriua au Royaume de Macedoine, plus de quatre-vingts ans, deuant la naiſſance du Roy Philippe ; au temps de cette fameuſe Coniuration, qui d’vn Eſtat en fit deux, & qui partagea la Cour, les Villes, & les Familles.

Ce fut la femme de Meleagre, Gouuerneur d’vne Place frontiere, & General de la Cauallerie, qui ietta son Mari dans la reuolte, & certes pour vn fort digne ſuiet. Sur le rapport qui fut fait au Roy de l’eſprit & de la galanterie de cette Femme, il luy prit enuie de la voir vn iour en particulier : Il ne luy fut pas difficile d’obtenir d’elle, une faueur qu’elle accordoit aiſément à de moins grands Seigneurs, & de moins honneſtes gens que luy. Elle n’auoit pas accouſtumé de laſſer la conſtance de ſes Amans, ni de faire mourir perſonne de deseſpoir. Le Roy s’eſtant donc rendu à l’aſſignation qu’elle luy donna, &, par malheur, ne l’ayant pas trouuée telle qu’il ſe l’eſtoit figurée, il luy teſmoigna d’abord ſon desgouſt, & ſe ſepara d’elle, preſque auſſi toſt, avec peu de ſatiſfaction. Cet affront fut ſenti ſi vivement par celle qui le reçeut, & qui n’auoit pas mauvaiſe opinion de ſon merite, qu’elle proteſta à l’heure meſme de s’en vanger. Et ne le pouuant mieux faire qu’en corrompant la fidelité de ſon Mari, & le deſbauchant du ſeruice de ſon Maiſtre, elle vsa pour cela de tous les charmes de ſon eſprit, & de ſon visage. Elle employa, sur vne ame credule, les plus ſubtiles inuentions, dont eſt capable vne ame artificieuſe. Et ne doutez point que dans la chaleur de ſa vengeance, elle n’euſt voulu auoir vne infinité de Maris, pour faire vne infinité d’Ennemis au Roy, & pour tirer raiſon, auec plus d’eſpées, de l’offense qu’elle croyoit en auoir reçeuë.

Ainſi Meleagre quitta le ſeruice du Roy, & s’embarqua dans le Parti du Tyran, ſans ſçauoir par quel mouuement il y eſtoit pouſſé, ni quelle paſſion il vengeoit. Il ioüoit vn perſonnage qu’il n’entendoit point : Il eſtoit le Soldat de ſa Femme, & penſoit eſtre vn des principaux Chefs de la Ligue. Par là on peut voir, qu’il eſt aiſé de ſe tromper, dans le iugement qu’on fait des actions des hommes, puis que les hommes meſmes, qui les font, y ſont les premiers trompez ; puis qu’ils n’en ſçauent pas touſiours la vraye cauſe. Ils ſont ſouuent inſtrumens aueugles, & ſans connoiſſance, de l’intereſt, ou de la paſſion d’autruy.

Les Speculatifs de Macedoine ne manquerent pas de publier de plauſibles, & de ſpecieuſes raiſons, de la reuolte de Meleagre. Les vns dirent, qu’vn reproche, que le Roy luy auoit fait, en preſence des Ambaſſadeurs de Theſſalie, luy entra si auant dans le cœur, & y fit vne ſi profonde playe, qu’il ne pût jamais en guerir, que les careſſes & les faueurs, qu’il receut, depuis ce temps-là, furent d’inutiles appareils, ſur ce cœur bleſſé, & que la memoire d’vne injure luy oſta le ſentiment de mille bienfaits. D’autres alleguerent le refus d’vne Charge, qu’il auoit demandée, pour ſon Fils, & que veritablement on ne donna pas à vn autre, mais qui fut ſupprimée, afin qu’elle n’entraſt pas en ſa Maiſon. Il y en eut qui excuſerent ſon changement, ſur l’amour de la Patrie, & ſur le zele de l’ancienne Religion, de laquelle le Tyran prenoit le pretexte, pour faire la guerre au Roy.

Tous les Historiens exercerent là deſſus leur ſubtilité, & tous furent ſubtils, & ingenieux à faux. Ils chercherent la ſource du Mal, qui d’vn coſté, qui d’vn autre, & pas vn ne la trouva : Pas vn ne parla du deſpit de la Femme de Meleagre, qui fut la ſeule cauſe de la defection de ſon Mari, & qu’on ne deſcouurit qu’en vn autre Siecle, & long temps apres la mort du Roy, du Tyran, & de Meleagre.


CEs deux courſes que nous auons faites, en Grece, & en Macedoine, eſtoient ſur noſtre chemin, & ie veux croire qu’elles n’auront pas eſté deſagreables à Voſtre Alteſſe. Mais ie croy de plus qu’elle iuge auſſi bien que moy, qu’il vaut encore mieux debiter des viſions, dans l’Hiſtoire que dans le Conseil, & que la mauuaise ſubtilité eſt moins dangereuſe, quand on raconte des choſes faittes, que quand on delibere des choſes à faire. Icy, pour ne rien dire de pis, elle eſt cause que les choſes ne ſe font point.

Les gens d’Athenes sont trop habiles, pour tromper les gens de Thebes : Ceux-là tendent leurs filets ſi haut, & ceux-cy volent ſi bas, qu’il faudroit qu’ils fiſſent un effort, pour y eſtre pris. Ie dis dauantage. Les Atheniens employent quelquefois leur fineſſe, à s’en faire accroire, & à ſe tromper eux-meſmes. De leurs faux principes, ils ne peuuent tirer que de fauſſes concluſions, & n’ont garde de negocier heureuſement, ni d’amener iamais leurs Aduerſaires de leur coſté ; se tenant touſjours en des termes ſi eloignez d’eux, & s’en approchant ſi peu, que bien loin de ſe pouuoir ioindre, ils ne ſe peuvent pas reconnoiſtre.

Il eſt mal-aiſé d’ouïr de plus beaux Parleurs, & de voir mieux debattre des Opinions. Mais auſſi n’en demandez pas dauantage : Ils mettent en cela tout leur ſoin, & toute leur induſtrie. Ils y apportent autant d’eſtude, que ſi le diſcours eſtoit la principale fin de la deliberation, & quelque choſe de plus que l’action meſme. Ils aimeroient mieux faire paroiſtre leur eloquence, en perdant l’Eſtat, que de le conserver, sans dire mot. Ils eſtiment que c’eſt bien davantage, d’emporter le deſſus au Conseil, ſur leurs Compagnons, que de battre à la Campagne les Ennemis. Si bien qu’ils content, quaſi pour rien, les diſgraces de la Guerre, eſperant touſiours d’en auoir leur reuanche au premier Traitté. Et là neantmoins ils rencontreront quelque Eſprit de fer, incapable de perſuaſion, qui couppera ce qu’il ne pourra desfaire ; &, par vne ferme & conſtante negative, briſera tous leurs filets, & toutes leurs ruſes, ſans prendre la peine de les demeſler.

Teſmoin ce Gouuerneur de Figeac, qui ſe trouua à vne Conference, qu’eut la Reine Catherine, avec les deputez du Roy de Nauarre, & du Parti Huguenot. C’eſtoit pour leur faire quiter, deuant le temps accordé, les Places de seureté, qui leur auoient eſté miſes, entre les mains. Elle auoit amené de Paris, vn homme tout-puissant en paroles, & à la Rhetorique duquel rien n’auoit eſté impossible, iuſques alors. D’abord il ſe fit admirer à l’Aſſemblée : Il excita en ſuite de plus douces paſſions, dans le cœur des Deputez : Apres auoir vaincu leur eſprit, il gaigna leur volonté. Et deſia les plus deſfians auoient oublié le Massacre, & ne vouloient plus de Places de ſeureté. On se contentoit de la parole du Roy, & le Traitté s’alloit conclurre, à la satisfaction de la Reine ; quand en vn moment tout ſon trauail fut gaſté, & toute l’eloquence de ſon Orateur renuersée, par la bruſque reſponse que luy fit le Gouuerneur de Figeac.

Cette Princeſſe s’eſtant addreſſée à luy, avec une mine de triomphante, & luy ayant demandé, (pluſtoſt pour couronner vne choſe faitte, et avoir des applaudiſſemens, que penſant auoir besoin de ſon opinion) ce qui luy ſembloit de la Harangue qu’il avoit ouïe : Madame, luy reſpondit-il, avec une parole ſi forte, qu’elle caſſa les articles du Traitté à demi-conclu, Il me semble qve Monsievr que voilà a bien estvdieˈ, mais mes compagnons ni moy ne sommes pas d’avis de payer ses estvdes, de nos testes.

Ce Monſieur neantmoins, dont je vous parleray une autre fois, eſtoit un tres-habile Negociateur : Il auoit reüssi ailleurs tres-heureuſement ; Et quoy qu’il regnaſt en l’Art de bien dire, il n’eſtoit pas pourtant de nos gens, qui ne ſçauent que parler : Il faiſoit ſervir cette ſcience à une meilleure, & ne preferoit pas, comme eux, la gloire de ſon eſprit, au bien du ſeruice de son Maiſtre.

Nos gens en effet ſont pluſtoſt Declamateurs que Miniſtres, pluſtoſt Sophiſtes que Conſeillers. Ils ne ſont point ſi faſchez du mauuais ſuccez des affaires, qu’ils ſont aises de l’honneur qui leur reuient, d’auoir bien harangué, ſur chaque propoſition debatuë, & de s’eſtre fait admirer aux Deputez, & à l’Aſſemblée. Leur vanité les console aiſément de leur malheur. Ce leur eſt aſſez, de traitter le Genre Deliberatif, ſelon les preceptes de Quintilien, & de ſçauoir manier les choſes, par tous les endroits que monſtre Ariſtote. Voilà la borne de leur ambition. Ils ſont ſatisfaits, s’ils n’ont point peché, contre les regles de l’Art ; Et ie les trouue, en cela, ſemblables à vn Medecin de Milan, que i’ay connu à Padoüe. Cet homme content de la poſſeſſion de ſa Science, et, comme il parloit, de la ioüiſſance de la Verité, ne cherchoit point particulierement, dans la Medecine, la gueriſon des Malades : Il se glorifioit meſme vne fois, d’en auoir tué vn, auec la plus belle methode du monde : è morto, diſoit-il, canonicamente, è con tutti gli ordini.

Dans les affaires aiſées, ils ſement des eſpines, pour les cueillir. Dans la moindre occurrence qui ſe preſente, ils font naiſtre mille difficultez ; Ils trouuent autant d’expediens, & ne forment, le plus ſouuent, aucune reſolution. Le grand nombre des choſes qu’ils voyent, en chaque ſuiet, leur oſtant la liberté du choix, & l’abondance les rendant pauures, ils s’embarraſſent, dans la multitude de leurs raiſons, & s’arreſtent d’ordinaire à la plus mauuaise, & voicy pourquoy : C’est parce que la plus mauuaise eſt le dernier effort de leur imagination deſia lasse, & que l’ayant eſté chercher, hors du ſens commun, qui eſt deſia eſpuiſé, il ſemble qu’elle ſoit plus à eux que les autres, qui ſont tirées de cette ſource publique, ou qu’ils ont priſes de l’experience.

À ce conte-là, la bonne choſe que c’est que cette Sobrieté de ſçauoir & de connoiſtre, ſi eſtimée par les Lettres Saintes ? Auoüons-le, à la honte de la Raison humaine, & de la ſubtilité des Sophiſtes : Vn grand Eſprit, tout ſeul, eſt vn grand inſtrument à faire des fautes ; Et ſi le iugement necessaire ne l’appeſantit, & ne l’emouſſe, pour l’aſſuietir à l’vſage, & l’accommoder à l’exemple & à la pratique, ſans doute cette viuacité penetrante ſera beaucoup plus propre à agiter des queſtions de Metaphyſique, qu’à donner de bons conſeils, qu’à bien entreprendre, & qu’à bien agir. En effet, les actions humaines veulent eſtre maniées humainement, c’eſt à dire par des moyens poſſibles & familiers ; d’vne façon, qui tienne du corps, comme de l’eſprit ; auec des raiſons, qui tombent quelquesfois, ſous les ſens, & ne demeurent pas touſjours, dans la haute region de l’ame.

Les Raffineurs, qui agiſſent autrement, ſont bons à troubler les Negociations, & ne valent rien à conclurre les Affaires. Ce ſont d’excellens Broüillons, pour remüer vn Eſtat, & de mauvais Miniſtres, pour le gouuerner. Ils reüſſiſſent dans le deſordre ; & comme les Demons de l’Air, ils ſe meſlent parmi le Tonnerre : Mais ils n’ont plus de force, ſi toſt que le calme eſt venu ; & cette pointe qui nous ebloüit, n’eſtant qu’vne lumiere d’Eclairs, il est tres-dangereux de prendre vne pareille adreſſe, dans la varieté des accidens, & dans les diuers deſtours de la Vie ciuile.

Mais quand ce ſeroit une veritable & continüelle lumiere, de laquelle ils ſeroient guidez ; quand ce ſeroit le Soleil luy-meſme, qui les conduiroit, ce n’eſt pas à dire, qu’ils trouuaſſent touſiours la fin qu’ils cherchent, & qu’ils arriuaſſent, où ils vont. Et de cela, Monſeigneur, i’aurois encore quelque choſe à dire, ſi le bruit d’vn carosse & de pluſieurs voix que ie viens d’oüir, ne m’auertiſſoit que voicy l’heure de l’audience, que Monsieur Le Duc d’Eſpernon a enuoyé demander à voſtre

Alteſſe.

DISCOVRS

QVATRIESME


MOnsievr le Landgraue ne manqua pas de ſe faire porter, le lendemain, à l’heure ordinaire, dans la Chambre de la Conuersation. Apres auoir teſmoigné à Ariſtippe, la ſatiſfaction qu’il auoit euë du dernier Diſcours, il le pria de ne paſſer point à vne nouuelle matiere, ſans acheuer celle qu’il auoit laiſſée imparfaitte. Ariſtippe luy obeït, & parla à peu pres en cette ſorte.
On ne ſçauroit croire, combien la Raiſon s’égare ; Ie parle de la plus droitte, & de la mieux eclairée ; & combien les Hommes ſe trompent ; Ie dis les plus habiles, & les plus intelligens. Qu’il y a loin des paroles à la choſe, & que ce n’eſt pas tout vn, de produire que de conceuoir ; d’executer que de diſcourir !

Dans la conception, & dans le diſcours, il ſemble que tout rit, & que tout veut plaire : Il n’y a que de la ioye, & du chatoüillement, pour l’eſprit, qui fait vn exercice agreable, en cherchant ce qu’il deſire, & croyant auoir trouvé ce qu’il cherche. En cet eſtat là, il reçoit comme les premiers plaiſirs de l’amour : Il gouſte les douceurs, qui naiſſent des nouuelles Opinions, & de la deſcouuerte de la Verité, ou de quelque choſe qui luy reſſemble. Tant que l’eſprit penſe, & tant qu’il raiſonne, perſonne ne le trouble, en la poſſeſſion de ſon objet : Il eſt maiſtre des deſſeins, & des entrepriſes : Il court apres de belles idées, qui se laiſſent prendre,

comme il veut ; & ne rencontrant, ni de contradiction, ni de reſiſtance, il ioüit de la pureté du bien intellectuel, qui ne s’eſt point encore alteré, par l’action.

Mais ce n’eſt pas tout que cela ; Il faut enfin quitter ces lieux enchantez, & ſortir de ces eſpaces vagues, pour entrer dans le veritable Monde. Il faut mettre la main à l’œuure, & agir, apres auoir medité. Et c’eſt alors que les choſes prennent vne nouuelle face, & qu’elles ne ſont plus ſi belles, ni ſi aiſées. C’est alors, que l’ame eſt dans le trauail, & dans les tranchées de l’enfantement ; C’est en ce temps-là que les penibles effets ſuccedent aux raiſonnemens voluptueux, & que ce qui paroiſſoit ami & fauorable, dans la penſée, se reuolte, & deuient contraire, dans l’operation. Ce n’eſt plus le Marchand au Port, qui trafique ſur la Carte, & ſe propoſe des gains ſans danger, & une nauigation ſans orage : C’eſt un Faiſeur de vœux, au milieu de la tempeſte ; qui ſe repent d’eſtre parti du logis ; qui iette ſa marchandiſe, en la Mer ; qui cherche vne planche, pour ſauuer ſa vie.

Les Vents ne ſe leuent point, contre les paroles, & les deliberations ne vont point donner, contre les Eſcueils. Le Cabinet eſt vn lieu de paix & de repos, où l’on trace, & où l’on figure tout ce qu’on veut : Mais d’ordinaire, on y trace, & on y figure des choſes, qui sont abſentes, & des obiets qui ſont eloignez. D’ailleurs, la peinture a beau repreſenter la choſe, ce n’eſt pas elle pourtant : Il y a touſiours de la difference : Et il ne faut qu’vn commencement de paſſion, qu’vn foible boüillon de cholere, qu’vne legere teinture de honte, qu’vne petite grimace, pour gaſter toute la reſſemblance, & pour faire vne autre choſe, voire vne choſe contraire, de celle qu’on eſtimoit la meſme, ou pour le moins la ſemblable.

Ie laiſſe, Monſeigneur, à voſtre penſée, la ſeconde partie de cette comparaiſon ; & conclus que les affaires ont des iours, des biais & des poſtures, qui ne ſe voyent, & ne ſe remarquent que dans les Affaires ; qui broüillent tous les traits, & toutes les notions, qu’on s’en eſtoit formées, hors de là. Ce ſont certains mouuemens, & certains temps, qui nous rendent meſconnoiſſable noſtre propre connoiſſance : L’eſtude ne ſçauroit les preuenir ; Le diſcours ne les peut ſeparer de l’action : Ils y tiennent & s’y attachent ſi fort, qu’il n’y a point de moyen de les en deſprendre ; & d’autre part, ils paſſent ſi viſte, & ſi imperceptiblement, qu’il eſt impoſſible de les copier.

Les Romains ont voulu le dire, quand ils ont dit, qu’on deuoit deliberer avec l’Occasion, & en la preſence des Affaires ; qu’on ſe deuoit conseiller avec l’Ennemy, & ſe reſoudre ſur ſa mine, & ſur ſa contenance ; que le Gladiateur prenoit conſeil, dans l’Amphitheatre ; que quelquefois il faloit rauir le conseil, pluſtoſt que le prendre.

Cela s’entend principalement à la Guerre, & des actions militaires : Mais il y a de la guerre, qui le croira ? meſme dans les actions paiſibles & deſarmées : Il faut combattre, par tout, de façon ou d’autre ; Et la Doute, l’Obiection, la Raiſon contraire ne nous attaquent pas touſiours de front, ni a deſcouvert ; Elles ſont ſouuent aux aguets, & aux embuſches.

Les difficultez qui s’eſtoient cachées à noſtre eſprit, ſe preſentent ſubitement à nos yeux. Le temps fait naiſtre ſes empeſchemens ; les Hommes les leurs. Vne ſeule circonſtance change toute la nature de l’Occaſion. Apres auoir conclu, il arriuera cecy ou cela ; ni cecy ni cela n’arriue ; mais vn troiſieſme euenement, qui met la Prevoyance en deſordre, & les Coniectures en confuſion.

Le deffaut eſt dans l’eſtoffe, & non pas dans l’Entrepreneur : L’Art ſera bien entendu, & le deſſein bien conduit ; Mais les inſtrumens ſeront mauuais ; mais le marbre & le bronze ſeront gaſtez. D’ailleurs, mille accidens, ie ne ſçay quels, peuvent ſortir de, ie ne ſçay où. Il peut venir des malheurs du Ciel, & de deſſous Terre : Vn esclat de foudre peut ruïner les materiaux : Vn vent renfermé peut faire ſauter le trauail en l’air. Et s’il en faut croire un ancien Poëte, les Dieux ſe veulent quelquefois ebattre : Ils prennent leur plaisir & leur paſſetemps, à ſe ioüer des pensées des hommes.


LA bonne, & la mauuaiſe Politique ſont egalement ſuiettes à ces derniers inconueniens, & rien ne ſe peut aſſeurer, contre le Ciel. Mais ſans que le Ciel s’en meſle, la Politique, de laquelle nous parlons, ne laiſſe pas d’eſtre malheureuse. Elle voit les cheutes, & les ruïnes de ſes Ouurages, en les baſtiſſant ; ou pluſtoſt elle n’en voit que les plans & les projets, parce qu’elle deſſeigne pluſtoſt qu’elle ne baſtit. Elle ſe figure des Affaires & des Entrepriſes, comme on s’eſt figuré autresfois des Republiques, & des Princes ; qui n’eſtoient qu’en eſprit, & ne pouuoient eſtre que par miracle. Que ſont-ce en effet, ces Affaires, & ces Entrepriſes, que de hardis, & de magnifiques ſonges, qui flattent la Partie imaginatiue, & amuſent inutilement la Raiſon ? Que ſont-ce que des contes admirables, & des Hiſtoires impoſſibles ?

Les Speculatifs compoſent ainsi des Romans, dans les Conſeils, & font des Propoſitions à peu pres ſemblables à celles de cet Artiſan, ſi fameux dans l’Hiſtoire d’Alexandre. Comme vous ſçauez, il trouva les Coloſſes petits, & les Pyramides baſſes. Il voulut tailler vne Statuë, qui dans vne de ſes mains porteroit vne Ville, & verſeroit vne Riuiere de l’autre.

Ceux-cy reſvent auſſi magnifiquement, & leurs penſées ne ſont pas moins vaſtes, ni moins deſreglées. Il n’y a point de proportion de la grandeur de ce qu’ils conçoiuent, à la mediocrité de ce qui eſt faiſable. Les matieres ne ſont point capables de leurs formes, & leurs pieces ne ſe peuuent ioüer, parce qu’elles ne ſe peuuent accommoder au Theatre. Il y faut trop d’engins, & trop de machines. Pour de telles pieces, il n’y a point d’Acteurs, en toute l’Europe : La repreſentation en ſeroit difficile au Roy de Perſe, & ils prennent, pour cela, le Prince de la Mirande.

Ne vous imaginez pas, Monſeigneur, que ie veüille rire. Au premier voyage que ie fis en Italie, ie vis vn de ces beaux Eſprits, qui proposa la conqueſte de la Grece, à vn Prince qui n’eſtoit gueres plus puiſſant que celuy, que ie viens de vous nommer. Mais voſtre Alteſſe remarquera, s’il luy plaiſt, en paſſant, que le Pere de ce bel Eſprit eſtoit de Naples, & ſa Mere de Florence, & qu’ils auoient eu ſoin, de le faire nourrir à la Cour de Rome. N’eſt-il pas vray qu’il choiſiſſoit un moyen bien proportionné à ſa fin ; & qu’il ſuſcitoit un grand Ennemy au grand Turc ? Ne faloit-il pas qu’il fuſt aſſeuré de beaucoup de Miracles, pour penſer faire quelque choſe de ſi peu de forces ?

Il faut pourtant auoüer la verité, à ſon auantage ; Ie ne vis iamais d’imagination ſi fertile, ni ſi chaude, que la ſienne. Il ne ſe pouuoit voir de raiſonnement plus viſte, ni qui couruſt plus de païs, ni qui reuinſt plus difficilement au logis. Mais cette fertilité, & cette eſtenduë ne faiſoient que fournir matiere à l’extrauagance, & donner plus d’eſpace à des penſées folles. Plus ſa raiſon alloit loin, plus elle s’eloignoit de ſon but.

Apres vne longue Conference, que i’eus aueque luy, ie reconnus que ce grand desſein, qu’il appelloit l’Intereſt de Dieu, & l’Affaire de la Vierge Marie ; & qu’il alloit ſolliciter à la Cour des Princes, n’auoit, pour fondement, que le deſir d’vne intelligence auec les Coſaques, l’eſperance de quelque reuolte en quelque lieu, la parole d’un Hermite Grec, & la viſion d’vn Melancholique. C’eſtoit neantmoins, comme ie vous ay dit d’abord, vn fort bel Esprit. Il y auoit grand plaiſir à l’eſcouter ; & hors de Conſtantinople, & de la Grece, autour de laquelle tournoit ſon

extrauagance, il ne laiſſoit pas d’eſtre Sage, ſur d’autres matieres. Ie luy ay oüi rendre des Oracles, & dire des choses qui me ſembloient revelées ; tant ie les trouuois au deſſus de la portée ordinaire de l’eſprit humain.

Il pechoit ſeulement en ſubtilité : Il auoit trop de ce qui eleve, & qui remuë, & trop peu de ce qui fonde, & qui affermit ; Son repos meſme eſtoit agité : Il dictoit des depeſches, en diſnant : il dormoit les yeux ouuerts : Et ie vous feray dire, Monſeigneur, par vn de ſes Domeſtiques, qui vit encore, & qui couchoit d’ordinaire dans ſa chambre, que de ces yeux ouverts, il ſortoit des rayons ſi affreux, que ſouuent il en eut peur, & qu’il ne s’y accouſtuma iamais bien.

À vn Homme fait de cette ſorte, on pourroit donner, pour bien gouuerner, le meſme auis qu’on donna à cet autre, pour ſe bien porter. Il faudroit luy dire, s’il vouloit laiſſer parler le monde, Eſpaiſſissez vous vn peu le sang. Temperez voſtre feu, par voſtre flegme. N’vſez pas de toute voſtre raiſon : Ne ſoyez pas tout intelligence, & tout lumiere. Faites-vous beſte quelquefois, ou pour le moins semblable à la beſte : c’eſt à dire arreſtez-vous au plus proche obiet, & ioüiſſez, d’auiourd’huy, ſans vous tourmenter tant de, demain. Ne vous laiſſez point accabler l’eſprit à cette Preuoyance infinie, qui va chercher les maux, iuſqu’au bout du Monde, & iuſques dans la derniere Poſterité, qui ſe iette ſi auant dans l’Auenir, qu’elle en quitte le Preſent, & abandonne les choſes qui ſont, pour celles qui peuuent eſtre. »

N’avez-vous point oüi parler de l’ame de ce Philoſophe, laquelle d’ordinaire ſortoit de ſon corps, pour aller faire des courſes, & des voyages ? Vn iour que cette ame vagabonde voulut retourner, comme de couſtume, elle ne trouua plus de corps, qui fuſt en eſtat de la recevoir, parce que le ſien auoit eſté aſſaſſiné, dans l’interualle qu’elle s’eſtoit éloignée de luy. Si la Grece n’eſt pas menteuſe, ce pauure Philoſophe medita plus long temps qu’il ne faloit, & ſa meditation luy couſta la vie.

Mais voicy le ſens moral de la Fable : Elle veut dire que ſi nous voulons viure, il ne faut pas nous deſtacher tout à fait du corps, ni nous ſeparer de la matiere. Il ne faut pas que noſtre raiſon s’eloigne de noſtre intereſt preſent, & de l’affaire dont il s’agit : Il ne faut pas qu’elle penſe courir à tout, & emporter tout ; ni qu’elle s’imagine de battre le Turc, auec des paroles, & de conquerir le Monde, par ſubtilité.

En certaines occaſions, prenons vne ame du Septentrion, où il entre plus de terre que de feu, & quittons cet eſprit d’Orient, dont le feu eſt ſi ſubtil, qu’il ſemble pluſtoſt eſtre illusion que verité. Desfions nous de l’eloquence d’Athenes, & de la sageſſe de Florence : Celle-cy n’a de rien ſerui à ceux qui l’ont pratiquée, & ſes Docteurs sont deuenus eſclaues, en l’enſeignant. Ie vay bien plus auant ; Ce qui s’appelle, delà les Monts, la Furie Françoiſe, a plus d’vne fois reüſſi tres-vtilement, delà les Monts : Ie ne dis pas à la Campagne, & à la Guerre : Ie dis à Rome, Ie dis dans le Conclaue ; qui eſt la grande Affaire de Rome ; qui eſt le Champ de la Politique ; qui eſt le Theatre de la Prudence.

Mais voicy dequoy bien eſtonner la ſubtilité perpetuelle, & le raiſonnement ſans fin de nos Diſtillateurs des Maximes de Tacite : Voicy quatre paroles, ſans plus, pour oppoſer à tout le babil de cette inſolente Politique, qui en deſpit du Deſtin, & à l’excluſion de Iupiter, voudroit preſider au Gouuernement des choſes humaines.

C’eſt la Prudence elle-meſme, qui nous conſeille de ne prendre pas touſiours ſes conſeils. Elle nous auertit qu’elle ne ſe meſle point de regler les Extremitez, ni de conduire le Deſespoir ; Elle nous dispenſe, en quelques rencontres, de ce qu’elle nous auoit ordonné, en d’autres : Sans l’offenſer, nous pouuons aller à trauers champ, quand il y a du peril, à droit & à gauche ; & eſſayer ſi vn excez nous guerira, quand les remedes ont mal operé ; & nous ietter, entre les bras de ſon Ennemie, quand elle n’eſt pas aſſez forte, pour nous defendre.

Ainſi, comme vous voyez, on peut eſtre imprudent, du conſentement de la Prudence. Et à ce propos, il n’y aura point de mal que je die à voſtre Altesse, ce qui m’arriua vn jour traittant avec vn Seigneur François, qui iuſques alors auoit eſté extremement heureux, & qui neantmoins auoit de la peine à prendre parti, dans vne occasion, où il faloit vn peu hazarder. Eſtant preſſé de conclure, & de ſe reſoudre, Ouy, dit-il, mais ſi ie le fais, je donneray beaucoup à la Fortune. Ie ne pûs pas m’empeſcher de luy reſpondre ; Vous deuez tant à la Fortune, Monsieur, vous auez tant receu d’elle : Ce ne ſera donc pas luy donner beaucoup, ce ne ſera que luy rendre quelque choſe.

Et de fait, comme la Fortune va d’ordinaire, où elle a accouſtumé d’aller, & ne veut pas perdre ſes premiers bienfaits, elle veut auſſi que ceux qu’elle favoriſe ſe fient en elle ; Elle veut qu’ils facent quelques auances, & qu’ils ne luy demandent pas raiſon de toutes les choſes qu’elle fait. Il ne faut pas eſtre touſiours ſi regulier, & ſi methodique : Il faut eſtre hardi, pour eſtre heureux. Mais ce ne ſont pas proprement ceux, dont nous parlons auiourd’huy, qui manquent de courage, & de hardieſſe. Nous verrons ces Sages timides, dans noſtre premiere Conference, où i’eſſayeray de faire leur portrait, de memoire. Vostre Alteſſe me l’a ainſi ordonné : Elle veut abſolument que ie me

ſouvienne de tout ce que ie voulois oublier.

DISCOVRS

CINQVIESME


LA Cour a eſté gouuernée, par vne autre ſorte de gens, & il y a encore auiourd’huy de ces gens-là. Le Peuple les appelle Sages : Et en effet, ils n’ont pas faute de bon ſens, & d’experience : Ils connoiſſent la nature des Affaires, & la poſſibilité de chaque choſe : Mais d’ordinaire leur connoiſſance demeure cachée, dans leur eſprit, & n’y produit qu’vne vaine & oisiue contemplation : Elle n’eſt fertile qu’en penſées ſteriles : C’eſt vne vertu qui finit en elle-meſme ; c’eſt vne puiſſance, qui ne ſe reduit iamais en acte ; Soit qu’ils ne ſe ſentent pas aſſez forts, pour entreprendre le bien qu’ils voyent, & qu’ils ayent les yeux meilleurs que le cœur ; Soit que leur auantage eſtant plus certain, dans le Preſent, ils le preferent à vn bien, qui n’eſt pas encore venu.

Quoy qu’il en soit, ils ſe conſeillent eux-meſmes, au lieu de conſeiller leur Maiſtre : Ils reſpondent à leurs ſentimens, & non pas à ſes demandes ; Et s’ils craignent la rigueur du temps, & l’incommodité des chemins, ils n’ont garde de luy propoſer vn voyage, au mois de Ianuier, ni de luy perſuader de paſſer les Alpes, s’ils ont des affaires à Paris. Leurs auis ſortent tous de la partie inferieure ; ſont tous terreſtres & materiels. L’Intereſt l’emporte touſiours, sur l’Honneur, & ſur la Raiſon. Ne ſentant point en leur ame de plus noble tentation que celle du gain, ils opinent avec la meſme baſſeſſe, & les meſmes conſiderations, que feroit un Fermier, ou vn Receueur, s’il eſtoit aſſis en la meſme place.

Que le Vaiſſeau, qui les porte, periſſe s’il veut, & que le Public y coure fortune, ils ſe consolent aiſément du naufrage de l’Eſtat, pourueû qu’il y ait vn Eſquif, dans lequel ils puiſſent gaigner le bord, & mettre leur Famille en ſeureté. Nous nous tromperions bien, ſi nous les prenions pour ces zelez violens, qui veulent eſtre Anathemes, pour leurs Freres ; & qui demandent avec inſtance, qu’on les efface du Liure de Vie, & qu’on pardonne à la Nation.

Toutefois il ne ſe peut pas dire abſolument, qu’ils ayent de mauuais deſſeins, contre l’Eſtat, & qu’ils en deſirent la ruïne. Ils ſe reſeruent ſeulement leurs premieres, & leurs plus tendres affections : Hors de leur intereſt, ie penſe que celuy de leur Maiſtre leur ſeroit fort cher. Mais le malheur eſt qu’ils ne ſont iamais abſens de leur intereſt, non plus que d’eux-meſmes. Ils ſe trouuent, en quelque lieu qu’ils iettent la veuë : Leur vtilité particuliere ſe preſente par tout à eux, comme à cet ancien Malade, ſa propre figure, qu’il voyoit perpetuellement deuant luy. Ils ne ſe peuuent ſeparer des Affaires, pour les regarder, auec quelque liberté de iugement. Ils ne peuuent tirer de leur ame, leur raiſon toute ſimple, & toute pure, ſans la meſler, dans leurs paſſions : De ſorte qu’encore qu’ils deſcouurent vne Conjuration qui ſe forme, ils ne s’y oppoſent pas neantmoins, de peur d’offencer les Coniurez, & de laiſſer de puiſſans Ennemis à leurs Enfans. Ils n’ont pas le courage de proferer vne verité hardie, ſi elle eſt tant ſoit peu dangereuſe, à l’eſtabliſſement de leur fortune, quoy qu’elle ſoit tres-importante, au ſeruice de leur Maiſtre.

Infirme & miſerable Prudence ! Ils ne conſiderent pas qu’vn Eſpion, qui donne des auis, ne nuit pas dauantage qu’vne Sentinelle qui ne dit mot ; & qu’ils ſont auſſi bien cauſe de la perte du Prince, par leur ſilence, que les autres, par leur trahiſon : Ils ne conſiderent pas que le laiſſant dans le peril, d’où ils le pourroient tirer, ils ne contribuënt pas moins à ſa ruïne, que ceux qui le pouſſent, & le precipitent. Ils ne voyent pas que l’Infidelité ne fait point de mal, que la Foibleſſe ne ſoit capable de faire.

Cela eſtant, Monſeigneur, ne ſeroit-ce point d’eux, que l’Eſprit de Dieu voudroit parler, au vingt-deuxieſme Chapitre de l’Apocalypſe, quand il met les Timides au nombre des Empoiſonneurs, des Aſſaſſins, & des autres hommes execrables ? quand il les condamne tous à la ſeconde Mort, à cette Mort si terrible, & ſi eſtrange, à ce Lac ardent de feu, & de ſouffre ?

Ie ne ſçay point la vraye intention du Saint Eſprit, & ne veux pas aſſeurer qu’ils ſoient compris, dans vne ſi rigoureuſe Sentence. Mais ie voy bien pourtant que ce ſont les derniers, & les pires de tous les laſches, & qu’il n’eſt point ſi honteux de fuïr dans le combat, que de donner vn conſeil timide. Car pour le moins, ſi on tombe, dans ce malheur, à la guerre, on peut s’excuſer, ou ſur le deſauantage du lieu, ou ſur le nombre des Ennemis, ou ſur la faute des Siens. Et comme le plus ſouuent la pouſſiere, le vent, & le Soleil meritent la gloire du Victorieux, auſſi ſont-ils coupables de la perte du Vaincu. Au pis aller, on ſe iuſtifie, en accuſant la Fortune, qui de tout temps a eſté eſtimée Maiſtreſſe des Euenemens, & Arbitre ſouueraine des Batailles.

Il n’en eſt pas ainſi des Aſſemblées Politiques, où cette Puiſſance aueugle n’a point d’entrée ; où l’Eſprit agit librement, & ſans contrainte ; où la Prudence exerce ſes operations en repos, & ne trouue aucun de ces obſtacles, & de ces empeſchemens, qui s’oppoſent aux effets de la Valeur. C’eſt pourquoy toutes les excuſes des Soldats, & des Capitaines, n’ont point de lieu, pour les Conſeillers, & pour les Miniſtres : Vn homme ſage ne peut pas garantir les Succes ; mais il doit reſpondre de ſes intentions, & de ſes Auis.

Il n’eſt donc point de pareille laſcheté à celle qui commence des le Logis, & qui ne s’emeut pas, ſimplement, par les approches, & par la preſence du Peril, mais qui n’en peut ſouffrir la ſeule imagination ; mais qui fremit au moindre recit, qui luy en eſt fait. Et ſans mentir, il faut bien qu’elle procede de l’entier aneantiſſement de la liberté, qui naiſt auec l’homme, & d’vne derniere corruption de ce Principe de generoſité, & de ce ſentiment d’honneur, que nous auons tous, puis qu’elle eſt cauſe qu’on refuſe meſme ſon adueu, & ſon conſentement à la Verité, puis qu’en cet eſtat là on n’eſt pas ſeulement capable de la propoſition du Bien difficile. Il n’y a pas ſeulement moyen d’obtenir d’eux, qu’ils facent bonne mine, en vn lieu de ſeureté ; qu’ils ſe declarent, ſans danger, pour la Patrie ; qu’ils diſputent ſes droits, dans vne chaire, & la ſeruent de la langue. Choſe eſtrange ! Ils aiment mieux accepter la Seruitude, ſous le tiltre de la Paix, que de conclure à vne defenſe, qui ſe doit faire, auec les bras, & le ſang d’autruy.

Encore voyons-nous des Gens, qui attendent pour s’eſtonner, que la mauuaise fortune ſoit venuë : ils ont l’eſprit hardi, quoy qu’ils ayent l’ame timide. Ces gens là parlent hautement, quand il y a du Temps, & de la Terre, entre le Danger & eux. Ciceron eſtoit courageux de cette ſorte de courage : Il ne luy echappa iamais vn mot, qui ne fuſt digne de la grandeur de la Republique ; Il eſtoit vaillant, pour le moins dans le Senat ; & il proteſte, ce me ſemble, en quelqu’vne de ses Lettres, que ſi on l’euſt conuié au Feſtin des Ides de Mars, il n’y fuſt rien demeuré de reſte.

Vn ſemblable Citoyen n’eſt pas propre à ſe battre en düel : Il n’iroit pas volontiers en pourpoint aux harquebuſades. Il a plus de ſoin que les autres, de la conſeruation de ſa Vie, parce qu’il croit qu’elle vaut plus que la leur, & qu’il n’eſt pas meſſeant, de craindre la perte d’vne choſe precieuſe. Il redoute la Mort ; Ou pour mieux parler, la Nature la redoute en luy : Mais il ne redoute point l’Enuie, ni la Haine ; Mais il meſprise egalement les menaces des Grands, & le murmure du Peuple. Si ſes forces ne sont pas ſuffiſantes, pour abbatre la Tyrannie, il employe ſa voix, & ſon haleine, pour exciter les autres au recouurement de la liberté. Il crie pour le moins aux armes, le plus fort qu’il peut, & contredit au Mal, s’il ne peut y reſiſter. Toutes ſes opinions vont à la grandeur, & à la gloire de ſon Maiſtre. Il fait profeſſion d’inimitié, avec tous les Ennemis de l’Eſtat. La deſfaueur, & la Pauureté ne luy ſont point facheuſes, quand il les ſouffre pour la bonne Cauſe : Et la Mort meſmes ne le ſurprenant pas, & luy donnant loiſir de la bien conſiderer, il ſe reſout enfin à la receuoir en homme de bien, & fait vaillance de neceſſité. Par vne longue & serieuſe meditation, il ſe forme vn courage acquis, qui n’eſt pas moins ferme que le naturel.

Nos Prudens ne viennent point iuſques là. Outre la Mort, ils admettent tant d’autres ſortes d’extremitez, qu’il s’en rencontre touſiours quelqu’vne, qui les arreſte, des le premier pas qu’ils font, vers le Bien. Ils deſeſperent, auant qu’il faille ſeulement craindre. Ils ont touſiours de tres-grands motifs, de tres-fortes conſiderations, de tres-importantes cauſes (ce ſont les termes dont ils ſe ſeruent) pour ne ſe pas acquiter de leur deuoir. Et parce qu’il n’y a point de Maxime, dans la Politique, qui ne ſoit combatuë par vne autre Maxime, auſſi certaine, & auſſi probable qu’elle ; & que l’Auenir a autant de formes, & de viſages, que noſtre Imagination luy en veut donner, ils ne le tournent, pour le regarder, que du coſté qui peut faire peur, & ſe defendent, par la Raiſon, contre la Raiſon.

Ils conſiderent touſiours que les actions des hommes ſont expoſées à beaucoup d’inconueniens, & ne conſiderent iamais, que tout le mal qui peut arriuer n’arriue pas : Soit que Dieu le deſtourne, par ſa grace ; ſoit que nous l’eſquiuions, par noſtre addreſſe ; ſoit que l’imprudence du Parti contraire en rompe le coup ; eſtant tres-vray que nos fautes nous iettent ſouuent, en des perils, d’où celles de nos Ennemis nous tirent. Mais eux prenant les choſes au pis, & preſuppoſant, pour certains, tous les accidens qui ſont douteux, ils reglent leurs deliberations, comme s’ils deuoient tous auenir, & d’ordinaire n’agiſſent point, pour vouloir agir trop ſeurement.

Au moins n’enfoncent-ils gueres les affaires, & ne les conduiſent que rarement à leur dernier point. Ils ſe contentent d’vne legere mediocrité de ſucces, & du commencement de leur bonheur. Ils n’oſent s’en promettre la continuation, iuſqu’à la fin de la moindre choſe. Tellement qu’auec leur froide, & leur peſante ſageſſe, ils peuvent differer la cheute, mais ils ne l’éuitent pas : Ils appuyent les ruïnes, qu’ils ne ſont pas capables de releuer : Ils gaignent pour le plus, quelques iours, ou quelques ſemaines, & tiennent les Affaires en eſtat, en attendant que de plus hardis qu’eux y viennent trauailler efficacement.

C’eſt vne remarque d’Ariſtote, que comme la viuacité de l’esprit d’Alcibiade deuint extrauagance, en la perſonne de ſes Enfans, la ſolidité de l’eſprit de Phocion, ſe changea en peſanteur, quand elle descendit de luy à ſa Race. Mais diſons plus qu’Ariſtote : Diſons que la ſageſſe de ces Ministres n’attend pas ſi long temps à degenerer, en foibleſſe, en langueur, en laſcheté : Auant que de paſſer ainſi corrompuë à leurs Enfans, & à leur Poſterité, elle ſe gaſte des la ſortie de leur ame, & ſans en venir à l’action ; Elle paroist foible en leurs propoſitions, & en leurs conſeils, qu’on ne peut appeller, ni prudens, ni ſages, ſans parler improprement, ſans faire tort à de ſi beaux noms, sans offenſer la veritable Sageſſe.

Quelle erreur ! de s’imaginer que la Sageſſe ne puiſſe iamais eſtre courageuſe ; qu’elle doiue touſiours craindre, & touſiours trembler. Ces nouueaux Sages connoiſſent les Sages de l’Antiquité : Ils ont leû Ariſtote auſſi bien que nous, & n’ont pas fait neantmoins leur profit de ce vieux Oracle, rapporté par Ariſtote, Qv’il favt appeller le peril av secours dv peril, et sortir d’vn mal, par vn avtre mal.

Quelque deplorable que ſoit la condition preſente des choſes, ils ne peuuent ſe reſoudre à la nouueauté, & au changement : Ils aiment mieux ſouffrir le changement, que le faire, & l’attendre, que le preuenir. Au lieu d’obeïr à l’Oracle, & de tenter le ſecond peril, ils s’accouſtument, & ſe familiariſent avec le premier. Au lieu de faire vn effort, pour ſe tirer du mauuais pas, où ils ſont tombez, ils y cherchent une posture ſupportable, pour y ſejourner. Ils ſe trouuent bien dans le Mal, pourueû que le Mal ne les preſſe pas, & qu’ils en reculent la derniere extremité. Ce leur eſt aſſez que la Mort soit remiſe à vne autre fois, & que cependant, on les laiſſe iouïr de quelque intervalle de mauuaise Vie. Sans doute ils ſeroient de l’opinion du Poëte Eſpagnol, qui diſoit que la Fievre quarte estoit une bonne choſe ; parce qu’auec elle, on eſtoit aſſeuré de viure un an ; pour le moins de viure six mois ; pour le moins de ne mourir pas de mort ſubite.

Ce n’eſt donc pas regner, ce n’eſt pas vaincre, ce n’eſt pas triompher, ce qu’ils font : C’eſt ſeulement viure, & encore viure d’vne eſtrange ſorte. C’eſt paſſer du matin à l’apreſdiſnée ; c’est ſe traiſner iuſqu’au lendemain. Leur gouuernement n’eſt ni paix, ni guerre, ni treſve : C’eſt vn repos de pareſſe ; c’eſt vn somme d’aſſoupiſſement, qu’ils procurent au Peuple par artifice, & qui n’eſt, ni bon, ni naturel.

Ils ne ſçauent point guerir ; ils ſçauent ſeulement farder les Malades, & leur faire le viſage bon. Ils veulent appriuoiſer la Rebellion, en la careſſant : Ils la ſaoulent de bienfaits, & de gratifications ; Mais par là ils la rendent plus puiſſante, & non pas meilleure ; Ils augmentent ſa force, & ne diminuënt point ſa malice. Quelquesfois ils luy oſtent quelques hommes, qui ſont à vendre, & des auantages qui ne luy ſeruent de rien ; & ne voyent pas que c’eſt cultiuer le deſordre, que de toucher ainſi legerement à ſes branches, & à ſes reiettons ; & ne mettre point le fer à ſon tronc, & à ſa racine.

Toute leur Experience n’eſt qu’vne Hiſtoire de malheurs, arriuez à ceux qui oſent, & qui entreprennent. Tout ce qui n’eſt pas aiſé, ils le nomment impoſſible ; Et la Peur leur groſſiſſant les obiets, & leur multipliant, preſque à l’infini, chaque indiuidu ; quand trois Malcontens ſe retirent de la Cour, aueque leur train, ils ſe figurent vne armée d’Ennemis, à la Campagne, qui entraiſne les Villes, & les Communautez apres elle, ſans trouuer de reſiſtance. Apres quoy, ils ne ſe mettent point en deuoir de les chaſtier, mais ils taſchent de les adoucir ; & au lieu de les aller viſiter avec des canons, & des ſoldats, ils leur enuoyent des gens de robbe longue, chargez d’offres, & de conditions, & leur promettent beaucoup plus, qu’ils ne pourroient eſperer de la Victoire.

Ainſi ils obligent le Prince à deſcendre de son Throſne, pour traitter aueque ses Suiets. D’vn Souverain, ils font vne Perſonne priuée, & d’vn Legiſlateur, vn Aduocat. Par cette breche, ils rompent l’Entre-deux qui le ſepare du Peuple, & changent la Puissſſance en Egalité. Les Coupables montent ſur le Tribunal, & deliberent de leur propre fait, aueque leur Iuge. Ils nomment le lieu de la Conference, & on l’accepte : Ils choiſiſſent pour conferer, les Perſonnes en qui ils ont plus de confiance, & on les leur donne. Et là il ne ſe parle, ni de pardon, ni de grace : Ce ſeroient des termes trop rudes, & qui leur feroient mal aux oreilles ; Mais le Maiſtre offenſé declare ſolennellement, que tout a esté fait, pour le bien de ſon ſeruice, & ſçait bon gré, à ſes Seruiteurs infideles, des iniures qu’il a receuës d’eux.

Enfin le deſſein de nos Gens n’eſtant que de congedier la Compagnie, & de ſeparer les Alliez ; ils leur accordent plus qu’ils ne demandent. Ils ſont prodigues de la Foy publique : Ils ne menagent point le nom du Roy ; Et de cette ſorte, ils le mettent ſur le bord de deux extremitez egalement dangereuſes : Car ſoit qu’il veüille tenir ſa parole, en ruinant ſes Affaires, ſoit qu’il reſtabliſſe ſes Affaires, en violant ſa parole, il est touſiours reduit à vne deplorable election ; ou de hazarder ſon Eſtat, pour eſtre fidele ; ou de manquer à ſon honneur, pour demeurer Roy.

Mais ſi, auant tout cela, & les choses eſtant encore entieres, il deſire prendre vne reſolution genereuse, & digne de luy : s’il ne veut plus, que ſa bonté ſoit vne rente, & vn reuenu certain aux Rebelles ; s’il ſe laſſe d’eſpuiſer ſes coffres, pour ſouldoyer les armées de ſes Ennemis, & de payer tous les jours vne choſe qu’il n’acquiert iamais : Alors ces habiles Conſeillers luy viennent repreſenter, auec beaucoup de mines & de grimaces, qu’il ne faut pas aigrir les Affaires ; que les Sages cedent à la violence du Temps, comme les Dieux à la neceſſité du Deſtin ; que les Princes, qui ont regné deuant luy, n’ont oſé remüer cette pierre ; qu’il y auroit de la preſomption, à vouloir mieux faire que ſes Peres ; que la Guerre eſt vn mauuais moyen, de reformer les Eſtats ; que de mettre vn Corps en pieces, pour le raieunir, c’eſt vn remede de Magicien ; que de bruſler sa Maison pour la nettoyer, c’eſt vn conſeil d’Ennemi, c’est une reſolution de Furieux.

Ce n’eſt pas tout que cela. Ils eſtalent en ſuite de grands Lieux-communs, ſur les loüanges de la Paix & du Repos. Ils employent tout l’art des Rhetoriciens, à luy exagerer les miſeres de la Guerre. Ils n’oublient pas la profanation des Temples ; les Loix diuines & humaines violées ; afin de faire couler leur propre laſcheté, dans ſon eſprit, ſous ces termes ſpecieux, & de luy perſuader qu’ils ont raiſon, ne voulant pas luy auoüer qu’ils ont peur. Ils viuent ainſi aupres du Prince, & ſe maintiennent, entre Luy, & les Rebelles, par le commun beſoin qu’on a de leur entremiſe, à conduire ce ſale traffic, & à conſeruer deux Partis en vn Eſtat, ſans que l’vn puiſſe deſtruire tout à fait l’autre.

Ils ſont auſſi le plus ſouuent bons Amis des Eſtrangers. Que ſert-il de le diſſimuler ? Ils apprehendent beaucoup plus de deſplaire au Roy leur Voiſin, que de deſſervir le Roy leur Maiſtre. De ſorte qu’il ne faut point parler ſous leur Miniſtere, de proteger les Foibles, contre l’oppreſſion des plus Forts, de reſveiller les Pretentions qui dorment ; d’entreprendre rien hors du Royaume ; quelque Iuſtice, quelque Bien-ſeance, quelque Facilité, qui ſemble perſuader telles Entrepriſes. Ils condannent la memoire de Charles huitieſme, & maudiſſent les voyages d’Italie : ils ſe moquent meſme de ceux de la Terre Sainte, iuſqu’à offenser la pieté des Siecles paſſez ; Ne craignant point de redire apres un Impie de celuy-cy, que c’eſtoient des fievres du Temps, & des maladies Populaires ; que c’eſtoient des ieuneſſes de nos Princes, & des chaleurs de foye de leurs Conſeillers. Vn de ces gens-là m’a souſtenu qu’Alexandre n’auoit iamais eſté ; que ſon Hiſtoire eſtoit vn Roman ; que celuy d’Amadis n’eſtoit pas plus fabuleux, ni plus eſloigné de la Vray-ſemblance.

Que ſi la molleſſe de leurs Conſeils ne preuaut pas touſiours à la vigueur & aux bonnes inclinations de leur Maiſtre : Si quelque iniure ſenſible, & qui ne ſe peut diſſimuler, oblige l’Eſtat à un reſſentiment public ; Alors ne pouuant pas blaſmer la choſe, dans ſon principe, ils la deſcrient tant qu’ils peuuent, dans les ſuittes, & par ſes effets. Et comme ſi la Victoire ne valoit pas les frais de la Guerre, quand vne Ville a eſté prise sur l’Ennemi ; C’eſt perdre, diſent-ils, que de gaigner de la ſorte. Tant de gens de bien sacriſiez à la vanité d’un ſeul (ce ſeul ſera peut-eſtre vn Prince du Sang, ou vn Fils de France ;) Tant de Millions ſortis du Royaume, pour l’acquiſition d’vne Bicocque ! La ſeule deſpenſe de l’Artillerie acheueroit de nous ruiner, ſi nous faiſions vne ſeconde Conqueſte.

Pareils Miniſtres ne pouuoient ſe conſoler à Carthage des victoires d’Annibal en Italie : ils crioient dans le Conſeil, quand on apportoit de bonnes nouvelles, & qu’on verſoit à pleins boiſſeaux les bagues des Cheualiers Romains, qui auoient eſté tuez à la Guerre ; Qu’il garde ſes Anneaux de fer, & ſes Trophées de papier, & qu’il nous rende nos Hommes, & noſtre Argent. Iamais les affaires de la Republique ne furent ni plus fleuriſſantes, ni plus ruinées : Elle n’eut iamais, ni plus de reputation au dehors, ni plus de miſere, dans ſes entrailles.

Pareils Miniſtres ont eſté cauſe de la fin des deux Empires, & ont perdu Rome & Conſtantinople, par la fatale molleſſe de leurs conſeils. Ils ont ouuert la porte à tous les Barbares : ils ont honteuſement acheté la Paix, ſoit des Goths, ſoit des Vandales, ſoit des autres Peuples de l’Aquilon, d’où tout le Mal deuoit venir, dans le Monde. Ils ont conté pour rien ce deſhonneur de l’Empire, & cette infamie du Nom Romain, pourueu que par la douceur du Mot, ils puſſent corriger l’amertume de la Choſe, & que quand ils payoient Tribut à leurs Ennemis, il leur fuſt permis de dire qu’ils donnoient Penſion à leurs Alliez. Ils ne ſe ſont point ſouciez de la fortune de l’Auenir, & de ce que deuiendroit la Poſterité, pourueu qu’ils puſſent autant viure, que l’Eſtat qu’ils gouuernoient pourroit durer.

Faiſons leur grace neantmoins encore vne fois, & ne les accuſons point de trahiſon. Ie croy qu’ils ne voudroient pas vendre, & liurer leur Maiſtre ; Mais ils ne sont pas faſchez que le Monde ſçache qu’ils le peuuent faire : Ils ne font point de difficulté de le mettre à prix, en certaines occaſions : Ils ſouffrent qu’on le marchande ; Ils baillent meſmes des eſchantillons aux Marchands, quoy qu’ils ne ſe veüillent pas deſſaiſir de la Piece entiere. C’est vne de leurs Maximes, Qv’on pevt tromper qvelqvesfois le prince, povr son propre bien : & quand ils s’entendent auec les Miniſtres des autres Princes, ils appellent cela, travailler au bien general de la Chreſtienté, & maintenir la paix entre les Couronnes.

N’a-t’on pas bien crû du temps de nos Peres, que Barberouſſe, & André Dorie, n’eſtoient pas en mauuaiſe intelligence ? On ne pouuoit pas dire pourtant, que l’un ne fuſt bon Serviteur de Soliman, & l’autre de Charles : mais ils auoient beſoin l’vn de l’autre, pour faire valoir leurs ſeruices, aupres de leurs Maiſtres, & pour bien garder la place qu’ils y tenoient. Le Turc loüoit le Chreſtien, & en parloit comme du ſeul homme, qui luy donnoit de la peine : Le Chreſtien rendoit la pareille au Turc, par des paroles auſſi obligeantes, & auſſi auantageuſes. Et vn Eſclave d’Alger dit, ſur ce ſuiet, aſſez plaiſamment au Vice-Roy de Sicile, que jamais vn Corbeau ne creue les yeux à vn autre Oyſeau de ſon eſpece ; & que ſi Dorie eſtoit ruïné, Barberouſſe auroit peu de credit, à la Porte du Grand Seigneur ; comme auſſi Dorie deſcendroit de plus d’vn degré, à la Cour de l’Empereur, par la ruïne de Barberouſſe.

Ils s’aidoient donc, & se fauoriſoient reciproquement, dans la continüation de la Guerre, qui eſtoit leur Meſtïer, & leur Affaire. Et puisque des Hommes ambitieux, par conſequent qui aimoient honneur ont eſté capables d’un pareil trafic, ie vous laiſſe à penſer, si des Hommes qui n’aiment que leur intereſt, & qui ne connoiſſent point d’autre Honneſte que l’Vtile, ne ſeront pas bien aiſes de conſeruer leur authorité par vn semblable commerce. Ne voudront-ils pas, à voſtre avis, ſe rendre neceſſaires pour durer ? Ne feront-ils pas pour la Paix, qui leur doit eſtre vne moiſſon d’or, & une moiſſon qui ne manque point, ce que les autres faiſoient pour la Guerre, dont la recolte est ſi incertaine, & les fruits ſont ſi aigres & ſi amers ?


TEl eſt le procedé de nos Sages dans l’Adminiſtration de l’Eſtat, & dans la haute Region du Miniſtere. Mais quand ils deſcendent plus bas, & que leurs deuoirs sont plus aisez ; pour cela ils ne s’acquitent pas mieux de ce qu’ils doiuent. Les affaires des Particuliers, qui dependent d’eux, prennent meſme train que les Publiques. En des Occaſions ſeures & faciles, où ils pourroient monſtrer de la force à bon marché, ils ne peuuent s’empeſcher de faire voir leur naturelle foibleſſe. Ils ne voudroient pas perdre l’amitié de ceux, dont ils rauiſent le bien ; & en meſme temps, ils craignent & offenſent les meſmes personnes. Ils s’entretiennent auec tout le monde, par des reſponſes generales, & qui n’obligent point preciſément. On ne part iamais mal ſatisfait d’aupres d’eux. Ils ne brauent, ni ne rebutent iamais personne. Ils ne donnent que de belles paroles, & de bonnes eſperances.

À celuy qui leur demande iuſtice, ils font des ciuilitez, & des complimens : ils preſentent des roſes & des violettes à qui a beſoin de pain. Apres vous auoir tenu vn an en longueur, vous promettant de iour à autre, de vous donner contentement ; à la fin quand vous les preſſez de la conclusion, ils vous prient de leur dire ce que c’eſt, & vous font voir que toutes les fois que vous auez parlé à eux, ils n’ont iamais eu deſſein de vous eſcouter.

Vn Pretendant en Cour de Rome, y ayant eſté traitté de cette sorte, & s’en retournant chez ſoy, comme il en eſtoit venu, trouua vn gibet à la ſortie de Bologne (la Cour de Rome y eſtoit alors) & s’eſtant arreſté quelque temps deuant ce gibet, à regarder vn Pendu qu’on venoit d’y mettre, on dit qu’il s’eſcria, tout d’vn coup, à haute voix, Qve ie t’estime hevrevx, mon Ami, de n’avoir point affaire av liev d’ovˈ ie viens ? Vous voyez à qui ils ſont cauſe que les gens d’affaires portent enuie, & en quel lieu ils obligent d’aller chercher la felicité. Et en effet, Mort pour Mort, & Bourreau pour Bourreau, il vaudroit encore mieux vne prompte Mort, & vn Bourreau diligent.

Ils ſçavent ainſi laſſer la patience des Solliciteurs ; Ainſi ils ſe vengent de l’importunité des Supplians, & ne ſe mettent point en cholere, pour les mettre au deſeſpoir. En quoy, à dire le vray, leur procedé eſt ie ne ſçay quoy de bien rare, & bien digne de noſtre conſideration. Rien ne ſe peut imaginer de plus doux, ni de plus tranquille que leur malice. Il entre dans leur poiſon, autant de ſucre que d’arſenic ; & l’egalité de leur humeur eſt ſemblable au calme de cette Riuiere, où les corps les plus legers vont à fonds, ſans qu’il paroiſſe vne nuée, en l’air, ni qu’il y ait vne haleine de vent, qui la pouſſe.

Vn Homme de cette sorte, est un ſçauant Artiſan de Calomnies : Il ne manque iamais de plaſtre, ni de couleurs ; Il ſçait preparer & polir admirablement les mauuais offices. Il blaſme auec des Eloges, & non pas auec des Inuectiues. En apparence, il rend teſmoignage au grand Merite, & en effet, il donne des ſoupçons de la grande Reputation. Vous diriez qu’il plaint ceux qu’il accuſe, & qu’il a pitié de ceux qu’il veut ruïner. La Rhetorique apprend à meſdire groſſierement ; Il a trouué vne façon bien plus delicate de faire la meſme chose. Cela s’appelle frapper ſans leuer le bras : C’eſt bleſſer, ſans qu’il coule de ſang de la playe, ni qu’il paroiſſe de coup. Il ſe deſguiſe en Ami, pour haïr, auec plus de ſeureté. Et afin qu’il ſoit crû charitable, dans le moment meſme qu’il aſſaſſine, il ne tuë perſonne, dont premierement il ne face l’Oraiſon funebre.

« Tous les yeux, dit-il au Prince, ſont tournez sur luy. Les Soldats l’appellent leur Pere, & le Peuple penſe que c’eſt ſon Interceſſeur, enuers voſtre Majesté. Il ne tient qu’à luy, qu’il ne ſe preuale de cette faueur vniuerſelle, & que de la poſſeſſion de tant de Cœurs, il ne forme vn Parti qui porte ſon nom. Ie croy neantmoins qu’il ne voudroit pas manquer à ſon deuoir, & qu’il n’a que de bonnes intentions. Les Aſtrologues & les Poëtes luy promettent bien vn Royaume ; Mais outre que ce ſont gens, qui ne tiennent pas ce qu’ils promettent, c’eſt peut-eſtre vn Royaume d’outre-mer ; Il doit peut-eſtre l’aller conquerir aux dernieres extremitez de la Terre. Cependant il y a de l’apparence qu’il ſe contentera de la place, que voſtre Majesté luy donne, apres elle. Son ambition ſera plus sage & plus modeste, que celle des autres Ambitieux. Il ſe peut, Sire, que ſes deſſeins respecteront la Couronne de ſon Maiſtre, & les Loix de sa Patrie. »

La ialouſie du Prince s’allumant, par ces excuſes magnifiques, & par cette douceur apparente, meſlée de cette raillerie amere ; la desfiance entre en ſon ame, aueque l’eſtime. Mais il reſte encore quelque choſe à faire. Le trauail est heureuſement commencé ; mais il n’en doit pas demeurer là, & le Courtiſan diſſimulé paſſe plus avant. Il adiouſte, « que quoy qu’on puiſſe dire, & quelque crime qu’on allegue, il ne ſçauroit conclure à la condannation d’vn Homme, qui autresfois a ſi bien ſerui ; qu’il faut que Philippe ou Alexandre ſe conſeille, en cecy, avec ſoy-meſme, & auec les Dieux Immortels ; qu’il conſidere s’il y a plus de dommage, à ſe desfaire d’un Seruiteur de ce merite, qu’il n’y a de peril, à ne s’en desfaire pas. Vous ne pouuez le perdre, ſans un notable intereſt de voſtre Eſtat ; Vous ne le pouuez conserver, ſans un danger euident de voſtre Perſonne : Regardez, Sire, lequel des deux vous eſt le plus proche, ou voſtre Eſtat, ou voſtre Perſonne. Voyez s’il vaut mieux vous desfier touſiours de cet Homme là, ou vous en aſſurer par le ſeul moyen que vous en auez. Vn Souverain peut-il eſtre en ſeureté, tant qu’il y aura vn Particulier qui peut corrompre le Senat, deſbaucher des Legions, & faire reuolter les Peuples ? »

De cette ſorte, ſans faire de hautes exclamations, ni employer les figures violentes, il persuade vne Ame timide, & pouſſe la Crainte, dans la cruauté. Ainſi la Cruauté fait la douce, & paroiſt officieuſe, & bien-faiſante. Par des loüanges empoiſonnées, & pires mille fois que la meſdiſance toute ſeche, il opine à la mort, en diſant qu’il ne veut pas opiner. Il ſe deſcharge de l’enuie du meurtre, par le biais dont il ſe ſert, pour en faire la propoſition. Il defere ſon Ennemy, en euitant le nom odieux d’Accuſateur. Acheuant de le deſtruire, luy donnant le dernier coup, il diſſimule encore ſa haine ; il fait encore le bon, & le pitoyable.

Mais auec tout cela, il a si grand’peur qu’il ne meure pas, & que la Ligue ſoit la plus forte, qu’apres auoir ietté, ou Philippe, ou Alexandre, dans des reſolutions extremes, il fait ioüer vn autre ieu de l’autre coſté. Il auertit Celuy qu’il a entrepris de ruïner, « qu’il n’y a plus de moyen de le ſeruir au Palais, contre vne infinité d’Ennemis ſecrets, qui luy rendent de mauuais offices : Que pour luy, il ne connoiſt plus le Preſent, & ne ſçait que penſer de l’Auenir, voyant le Prince dans des humeurs ſi eſtranges, & ſi eloignées de la premiere douceur de ſon Naturel ; Qu’il eſtime heureux ceux qui ſont retirez, en leur Maiſon, & qui ont quitté vne Cour, où les Gens de bien ont perdu leur place, n’y pouuant plus eſtre que teſmoins de la violence des Meſchans. Qu’il eſt ſur le point de demander son congé, afin qu’il ne ſemble pas approuver, par ſa presence, le Mal qu’il ne ſçauroit empeſcher, par ſes conſeils ; & que, ni ſes yeux meſmes, ni ſes oreilles, n’ayent aucune part aux choſes qui ſe preparent. »


VOilà vne petite Monſtre de ce grand Commerce de Piperie, que l’on exerce à la Cour. Et c’eſt à peu pres ce que vouloit dire, apres noſtre Tacite, l’Hiſtoire manuſcrite que nous auons veuë,

par son, pessimvm inimicorvm genvs lavdantes. C’eſt l’explication, ou la paraphraſe du passage d’Ammian Marcellin, quand il parle de la Cour de l’Empereur Conſtance ; & ce ſera encore, ſi vous le voulez, le commentaire de ces deux Vers de la diuine Ieruſalem, que le feu Roy Henri Le Grand trouvoit ſi beaux, & ſi dignes de Monsieur le ****

Gran Fabbro di calunnie, adorne in modi
Noui, che ſono accuſe, & paion lodi.

C’eſt particulierement au Païs de ces deux Vers, où il ſe trouve de ces excellens Trompeurs ; & il me ſouuient d’vn des principaux Miniſtres de la premiere Cour de la Chreſtienté, qui eſtoit paſſé Maiſtre en cette belle ſcience. De ſi loin qu’il voyoit vn homme, à qui il venoit de rendre vn mauvais office, il luy crioit à haute voix, l’ho servita Signor. Et auec ces maximes de Piperie, il a gouuerné fort long temps le Monde : Il eſt paruenu à vne extreme vieilleſſe, en ne refuſant, ni n’accordant rien ; en ne diſant, ni ouy, ni non ; en receuant les deux Parties, auec la meſme ſerenité de viſage. Qu’il meure donc, quand il luy plaira, ce Romain ſi peu digne de la vieille Rome ; ſi eloigné de la candeur, & de la ſincerité de l’ancien Fabrice, on pourra mettre, ſur ſon Tombeau, auec verité, Qu’il a menti soixante & dix ans, & que la Comedie, qu’il a ioüée, a duré toute ſa vie.

Il eſt vray que nous apprenons de quelques exemples, qu’on a veſcu autresfois aſſez heureuſement, ſous ces molles & languiſſantes Dominations, & qu’elles n’ont pas touſiours eſté funeſtes à la Patrie. Mais il faut prendre garde dans l’Hiſtoire, ſi l’Adminiſtration que nous loüons, n’eſt point la ſuite d’vn meilleur Regne, ſi ce n’eſt point la chaleur qui reſte d’vn feu qui n’eſt plus, & le mouuement du branle qui a ceſſé. Il faut remarquer ſi ce ne ſont point les vertus des Peres, qui souſtiennent l’infirmité des Enfans, & leur eſpargne qui fournit à leurs desbauches. Car en effet, apres vn long ordre, les Affaires vont preſque d’elles-meſmes, & la Police ne peut pas ſi toſt recevoir d’alteration, se reſſentant encore de la bonne impreſſion que quelque grand Prince y aura laiſſée. D’ailleurs, c’eſt le naturel des choſes du Monde, de demander du temps, & d’auoir de la peine à paſſer d’un eſtat à l’autre. De ſorte que s’il est arriué, que la Republique ſoit demeurée ferme, ſous telles Puiſſances, foibles, debiles, mal aſſeurées, elle eſtoit peut-eſtre obligée de ſon repos, aux bons & ſolides fondemens, qui auoient eſté posez de longue-main, quoy qu’on ne miſt au deſſus, que du chaume, ou de la terre. Ce n’eſtoit pas tant vn fruit du Gouuernement preſent, que les reſtes de l’heureuſe

Conduite du paſſé.

DISCOVRS

SIXIESME


A Cette ſcrupuleuſe & défiante Sageſſe, il ſe peut oppoſer vne certaine Vertu brutale, s’il m’eſt permis de la nommer de la ſorte. Mais pour la faire mieux reconnoiſtre, & pour la définir en la deſcriuant, ne la nommerions nous point vne Probité paſſionnée, indocile, impetüeuſe ; qui ſuit pluſtoſt la fougue de la Nature, que la diſcipline de la Raison ; qui a plus de courage que d’addreſſe ?

Au commencement il ſemble que ce ſoit vigueur, & ce n’eſt que dureté ; On la prendroit pour force, & ce n’eſt que violence ; dans laquelle l’eſprit ſe fixe, penſant ſe roidir, & deuient immobile, pour vouloir eſtre trop ferme. Or eſt-il qu’il importe de ſçauoir tourner & plier l’eſprit, ſelon l’exigence des occaſions, & la varieté des ſuiets qui se preſentent. Si on ne le rend ſouple & maniable ; s’il n’eſt capable de diuerſes formes, dans vn Monde ſi changeant que celuy-ci, ſon Vsage qui doit eſtre vniuerſel, & n’auoir point d’objet defini, trouue des bornes, des l’entrée de la carriere ; s’arreſte à quelques rencontres, qu’il luy faut choiſir ; ne s’eſtend qu’à vn tres-petit nombre de choſes. Et ces choſes arriuant assez rarement ; les Miniſtres au contraire deuant agir châque iour, il ne ſe peut pas que d’vne ſeule drogue, ils facent toutes ſortes d’operations, & que du meſme feu qu’ils eſchauffent, ils puiſſent encore rafraischir.

I’auoüe bien qu’ils ont beaucoup de cœur, & que leurs intentions peuuent eſtre bonnes ; Mais il n’y a point d’art ni de methode, pour conduire ces auantages de la naiſſance. Ils ſont faits tout d’vne piece : Et s’il eſt queſtion de paſſer par quelque ouuerture difficile ; au lieu qu’ils doiuent baiſſer la teſte, il leur faudroit hauſſer la muraille : Il faudroit contraindre le Temps, les Hommes & les Affaires, de leur obeïr, & de les ſuyure. Ainſi ne voulant iamais entrer, dans le ſens d’autruy ; ne pouvant jamais changer de place, ne connoiſſant point d’autre Raiſon que la leur, ils ne ſont pas fort propres à gouuerner les Eſtats, où il eſt beſoin de prendre de nouueaux auis, ſur la nouueauté des accidens qui arriuent, & où quelquesfois le Pilote peut apprendre quelque choſe des Paſſagers.

Quelle malheureuſe regularité, pour vouloir aller tout droit, de ne ſe deſtourner pas d’vn Abyſme, qui eſt au milieu du chemin ; de donner à trauers des Eſcueils, pour auoir l’honneur de ne point gauchir ; de reietter la bonne reſolution, parce qu’vn autre l’a propoſée ? Cependant les Genereux imprudens tombent à toute heure dans ces Abyſmes, & heurtent ſans ceſſe contre ces Eſcueils : Ne pouuant paruenir à la premiere gloire de la Vertu, qui ſeroit de ne point faillir ; ils negligent la ſeconde, qui eſt de ſçauoir r’habiller ſes fautes : Ne pouuant eſtre parfaits, ils ne veulent point eſtre penitens.

Quelque cauſe, bonne ou mauuaiſe, qu’ils ayent embraſſée d’abord, ils apportent vne obſtination aueugle à la ſouſtenir, & diſputent auſſi violemment pour le moindre de leurs ſentimens, que pour la Religion de leurs Peres. Volontiers ils ſeroient Martyrs de leurs Opinions. Ils continüent touſiours le Mal commencé, pour monſtrer qu’ils entreprennent, auec iugement, ce qu’ils font, auec perſeuerance.

Si vne propoſition qu’ils ont miſe en auant, par maniere de diſcours, & qu’ils ne croyent point veritable, vient à eſtre conteſtée, des là ils s’intereſſent à la defendre : Apres, ils ſe la perſuadent à demi : Dans le progres du raiſonnement, ils la tiennent tout à fait aſſeurée ; & ne la quittent point, que de Queſtion problematique qu’elle eſtoit, pour le plus, au commencement de la Conference, ils n’en ayent fait vn point de Foy, en ſa conclusion.

Si on les prie de conſiderer que les Ennemis ſont puiſſans, & en grand nombre ; ils reſpondent qu’il y a beaucoup de gens, & peu de Soldats ; que ce ne ſont point de vrais Ennemis, que c’eſt de la Canaille mutinée. Si on leur remonſtre que le paſſage de l’Armée ne ſe peut faire, par l’endroit qu’ils sſe ſont imaginez ; ils s’agitent, & ſe tourmentent là deſſus de telle façon, qu’il ſemble qu’ils pretendent de l’y faire paſſer, par la ſeule force de leurs paroles.

Ie ne me figure point icy des choſes qui ne ſont point. Ie ne fais point des Hommes artificiels : I’en connois, Monſeigneur, & ie vous les pourrois nommer, qui agiſſent de cette ſorte, dans les Conſeils ; qui ne ſe rendent, ni à la Raiſon euidente, ni à la Couſtume eſtablie, ni à l’Vſage receu. Ils oppoſent la ſingularité de leur Opinion au conſentement des Peuples, & à la foule des Exemples. Les Brefs, & les Bulles des Papes ; les Edits, & les Declarations des Rois ſont pour les autres, & non pas pour eux. Ils caſſent tous les Actes publics, quand ils ne s’accordent pas, aueque leur ſens particulier.

N’aſons-nous pas veû en Flandre, premierement, & depuis en Italie, vn Miniſtre Eſpagnol, qui eſtoit de cette humeur ? Il ne pût iamais ſe reſoudre à reconnoiſtre pour Roy de France, le feu Roy Henry Le Grand : Il ne le pût iamais appeller que le Bearnois, ou le Prince de Bearn, lors qu’il vouloit luy faire faueur. La Ligue eſtoit morte, & ſans eſperance de reſſusciter. La Paix de Vervins auoit eſté publiée, & tous ſes Articles executez. La Reconciliation du Roy s’eſtoit faite ſolennellement avec le Saint Siege. Le Roy d’Eſpagne luy enuoyoit des Ambaſſadeurs, & en receuoit de luy. Tout cela neantmoins ne flechiſſoit point l’eſprit du Miniſtre. Il vouloit eſtre plus contraire à la France, que l’Eſpagne, & plus Catholique, que l’Egliſe. Son opiniaſtreté excommunioit celuy, que le Pape auoit abſous. Et il en eſtoit encore en ces termes, l’année mil ſix cens dix, à la veille que le Bearnois s’alloit rendre Maiſtre d’une bonne partie de l’Europe. Et que ſçait-on s’il n’euſt pas commencé, par la Duché de Milan, dont ce Miniſtre eſtoit Gouuerneur, afin de luy faire changer de ſtile ?


LEs Sages, dont nous fiſmes hier l’examen, n’aſſeurent quoy que ce soit ; n’oseſoient iuger, qu’il ſoit iour en plein midy ; ne ſont point certains, ſi les choſes qu’ils voyent, ſont ou Objets ou Illusions. Quand on leur demande leur ſentiment, ils diſent touſiours, ie pense, & iamais ie ſçay ; & dans les affaires les plus claires, on ne peut tirer d’eux que, pevt-estre, il se pevt faire, et il favdra voir. Ce qui procede, ſelon l’avis d’Ariſtote, d’vne opinion generalement mauuaiſe, qu’ils ont conceuë du Monde, & des apparences. De ſorte qu’ils ſe peuuent tromper quelquefois ; mais on ne les trompe que rarement. S’ils perdent, ce n’eſt que pour vouloir trop bien ioüer : C’eſt d’eux-meſmes, & de leur malheur, qu’ils ſe doiuent plaindre, & non pas de l’auantage, & de la piperie de leur Ennemy. Auſſi cherchent-ils premierement la ſeureté, & en ſuite le profit. Ils ſe gouuernent, par le diſcours de la Raiſon, qui conclud à l’Vtile, & au Certain ; & ne viuent pas, ſelon l’Inſtitution Morale, qui ſe propoſe l’Honneſte, & le Hazardeux.

Imaginez vous tout le contraire des autres, dont il s’agit, qui ne s’expriment qu’en termes affirmatifs ; qui decident les matieres les plus douteuſes, & les plus embroüillées, par vn, cela est, il ne pevt eſtre avtrement, il faut de necessite′ absolüe qu’il arrive ainsi. D’ordinaire ils quittent le plus grand de leurs intereſts, pour la moindre de leurs paſſions. Ils preferent les loüanges aux preſens, & les remerciemens aux recompenſes. Ils ſe promettent merueilles de l’Avenir, & de la Fortune. Ils font valoir leurs doutes, leurs ſoupçons, leurs eſperances, jusqu’à l’infini.

Avoüons pourtant la verité, à l’auantage des Gens d’aujourd’huy : Ils valent mieux que les Gens d’hier. Au iugement d’Ariſtote, les Timides sont defectueux, en ce qu’ils n’aſpirent pas aux choſes, dont eſt digne le Magnanime, & en ce qu’ils n’aſpirent pas meſmes à celles, dont ils ſont dignes. Mais les Audacieux ne ſont exceſſifs, qu’en ce qu’ils aſpirent aux choſes, dont eſt digne le Magnanime, & non pas eux ; ie parle de la Magnanimité, comme vous voyez, dans la rigueur des Philoſophes, & non pas dans la licence des Poëtes ; qui appelleroient bien Magnanimes nos gens d’ auiourd’huy, puisqu’ils appellent ainsi leurs Geans, leur Phaëton, & leur Capanée.

Il eſt certain que cette Audacé & cette Fierté ne deſplaisent pas touſiours au Monde : en quelques rencontres elles ont eu de l’approbation, & des loüanges : Elles ont eſté eſtimées, & ont reüſſi en la perſonne de ce Romain, qui ſemble ſi honneſte homme à Monſieur Le Duc d’Eſpernon, & à Monsſieur Le Mareſchal Deſdiguieres. Voſtre Alteſſe veut bien que ie la face ſouuenir du ſtile, dont il eſcriuoit à l’Empereur.

La fidelité de ce Romain eſtoit ſans reproche : Et neantmoins il fut accuſé, en ſon absence, & trouua vn Delateur à la Cour. Il commandoit vne Armée en Allemagne, & auoit beaucoup de creance & d’autorité, dans sa Prouince, & parmi les Gens de guerre. Eſtant auerti de ce qui se paſſoit à Rome, & des mauuais offices qu’on luy rendoit au Palais, il eſcrivit à l’Empereur vne Lettre hardie & ſuperbe, dont voicy à peu pres les derniers mots. « Ma fidelité a eſté pure & entiere, iuſques icy, & ie ne changeray point, ſi on ne m’y force. Mais quiconque viendra pour ſucceder à ma Charge, ie suis reſolu de le recevoir, comme ayant entrepris ſur ma vie. Accordons novs, s’il vovs plaist, Cesar. À vovs tovt l’Empire, et a moy mon Govvernement. »

Ces Gens là difficilement s’entendent, auec l’Ennemy, mais ils se cabrent aiſément, contre leur Maiſtre. Ils ne ſont iamais rebelles, de deſſein formé, & par inclination au mal ; mais ils le peuuent eſtre, par deſpit, & par reſſentiment. Ils ne manquent point de fidelité, pourueû qu’on ſe fie en eux. Ils ne deſſeruent point, mais ils veulent ſeruir à leur mode. Ils veulent eſtre Arbitres de leur deuoir, & de leur obeïſſance.

Vn de ces Gens là (vous le connoiſſez, Monſeigneur) me voulut prouuer il n’y a pas long temps, qu’il ſeruoit ſon Maiſtre, en luy deſobeïſſant. Ce fut dans vn entretien, de pres de quatre heures, que i’eus aueque luy, lors que ie le fus viſiter, en son Gouuernement, de la part de voſtre Alteſſe. Par vne plaiſante diſtinction qu’il faiſoit du Roy, & de l’Eſtat, il me dit que de fraiſche datte, & dans vne occaſion, qui n’eſtoit pas encore paſſée, il auoit eſté tout droit au bien de l’Eſtat, ſans aſoir eſcouté pluſieurs differentes voix, qui le vouloient arreſter par les chemins, en luy alleguant le nom du Roy. À quoy il aiouſtoit, ſe fondant sur un principe, qu’il prenoit vn peu de haut ; que le Roy son premier Maiſtre, Pere du Roy d’à preſent, luy auoit commandé, auant ſa mort, que s’il venoit vn tel temps, & qu’il arrivaſt vn tel accident, il ne manquaſt pas à faire une telle choſe, quelque ordre contraire qu’on luy apportaſt de la Cour, pour l’en empeſcher. Qu’il auoit crû eſtre obligé, en conſcience, de ſuiure les intentions du plus grand, & du plus ſage Prince du Monde, qu’il n’auoit pas apprehendé de pouuoir faillir, ſe conformant aux sentimens de Celuy, qui ne faiſoit point de fautes.

Mais allez, ie vous prie, verifier ce commandement ſecret, qui n’eſt venu à la connoiſſance de personne ; non pas meſme de la Reine veuſve du feu Roy. Pour ſçauoir au vray ce qui en eſt, il faudroit employer les charmes de la Magie : Il faudroit euoquer l’Ame du plus grand, & du plus ſage Prince du Monde ; de celuy qui ne faiſoit point de fautes ; & luy demander, ſi le Ministre qui l’allegue, ne l’allegue point à faux. C’est vne raillerie de penſer eſtre encore à Philippe, sous le Regne d’Alexandre ; de vouloir perſuader à ſon Maiſtre, qu’on a raiſon de deſobeïr ; que l’opiniaſtreté a du merite ; qu’il ſuffit de bien ſeruir, quoy que ce ſoit, contre le gré de Celuy qu’on sert.

Que ces Gens là, qui ſeruent ainsi à leur mode, soient touſiours, s’il y a moyen, à deux cens lieuës de la Cour ; Qu’on les employe, s’il eſt poſſible, en des lieux obscurs, où les mauuais exemples, n’eſtant pas ſi regardez, ne ſont pas ſi dangereux. Mais il ſeroit mal de les appeller, aupres de la perſonne du Prince, où le reſpect n’eſt pas moins neceſſaire, que le ſervice, & où ils voudroient eſtre ses Tuteurs, pluſtoſt que ſes Conſeillers.

Ce ſont d’excellens Hommes, ie ne le nie pas ; mais cette excellence n’eſt pas bien en ſa place, sous la puiſſance d’vn autre. Ils aiment l’Eſtat & la Patrie ; mais ils haïſſent la Dependance, & la Suietion. Leur fin eſt droite ; mais leurs moyens ſont obliques, & ſemblent contraires à leur fin. Car ayant, pour obiet, le bien de la Monarchie, ils vsent de toute la licence, qui pourroit auoir lieu, dans le Gouuernement Populaire : Encore plus que cela : Voulant ſeruir, ils veulent ſeruir, en Souuerains. Ils m’ont dit eux-meſmes, dans noſtre entretien, de pres de quatre heures, qu’ils eſtoient trop Vieux, pour ſe remettre aux premiers elemens de leur deuoir ; Et moy en ſouſriant, à ce qu’ils diſoient, ie leur ay dit de plus, qu’ils eſtoient trop grands, pour apprendre cette leçon, qu’un Docteur de Cour donne à ſon Fils, dans l’Hiſtoire Grecque, mon enfant fais toy petit. Bons Gouuerneurs de Province, bons Gardiens de la Frontiere, bons Portiers du Royaume, tant qu’il vous plaira ; Mais bons Miniſtres d’Eſtat, & bons Courtiſans, ie ne l’accorde pas, de la meſme sorte.

Il y a des Affaires, dans leſquelles il ſe peut prendre diuers Partis ; & de pluſieurs biais qui s’offrent, on doit choiſir le plus propre, pour les bien manier. En telles Affaires, ils apportent la meſme paſſion, & ſe laiſſent aller aux meſmes emportemens, que nous avons deſia remarquez ſur le ſujet des Nouuelles. On ne ſçauroit les voir que dans l’vne, ou dans l’autre extremité. Ils aiment mieux tomber, que deſcendre. Ils desirent auoir Tout, ou Rien. Ils demandent, ou la Mort, ou la Victoire ; Quoy que neantmoins il me ſemble que ce soit beaucoup d’emporter les trois quarts, quand on ne peut obtenir le Tout ; & qu’entre la Mort & la Victoire, il y ait la Paix, qui est un Bien de valeur inestimable, & qui doit estre recherché des Vaincus, & desiré des Victorieux.

Mais ce qui nous semble ne les persuade pas, & ils n’ont point d’oreilles, pour nos remontrances. Il n’y a pas moyen de divertir leur imagination de son objet, & de luy faire changer de visée. Ils sont ennemis de tout accommodement, & si attachez aux regles qu’ils se prescrivent, & à la rigueur de l’exacte Justice, dont ils se picquent, qu’il est impossible de les rendre capables de l’Equité. Il n’est pas possible de leur faire prendre recompense d’une chose, quand elle est perduë : Ils veulent le mesme, & non le semblable : Ils combattent le sens de la Loy, par les termes de la Loy, & se font injure, en se faisant droit : Ils me font souvenir de ces Freres si Celebres dans l’Histoire, qui, ayant à partager egalement une succession, casserent un verre, pour le diviser, & couperent un habillement en deux, afin que chacun en eust la moitié.

Si ceux-cy ne vont pas jusques-là, & si c’est en dire trop ; disons à tout le moins que, dans les Affaires, ils ne connoissent point ces temperamens de si grand usage, & qu’on employe si utilement, pour la perfection des Affaires, pour joindre les choses esloignées, pour faciliter les difficiles. Ils ne connoissent point ces Relaschemens, ces Ajustemens, comme on parle aujourd’huy en Italie ; ce necessaire Milieu, qui semble souvent venir du Ciel, & dont on a besoin, pour conclurre les marchez, avec les Particuliers ; à plus forte raison les Traitez de Paix, entre les Princes, les Ligues offensives & deffensives, les Negociations, où il y va du salut des Peuples, & de la fortune des Royaumes.

Nos Farouches vertueux ne veulent point de ces Temperamens, & de ce Milieu : Dans un Estat qui meurt de vieillesse, ils voudroient faire la mesme chose, que s’ils gouvernoient, dans une Republique nouvellement establie ; qui seroit encore, dans la pureté de son institution, & dans la vigueur de ses premiers ordres. Ils ne parlent que du Pouvoir absolu, que de l’Authorité du Senat, que de la Force des Loix ; bien que ce soient choses qui vieillissent, comme les autres choses, & qui s’affoiblissent, en vieillissant.

Escoutez Caton, qui opine dans la Cause de Cesar. « Il faut, dit-il, le charger de chaisnes (il ne dit point : Il faut s’en saisir premierement.) Il faut l’envoyer, en cet estat là, à nos Alliez qu’il a offensez ; afin qu’ils se facent raison eux mesmes, & qu’il soit puni de ses Victoires injustes. Ces, il faut sont assez difficiles à executer, si la Faveur l’emporte sur la Raison. Il faut, continuë-t’il, qu’il vienne plaider sa Cause en personne, & qu’il nous rende compte de ses Neuf années de Commandement. Il faut que tout se passe, selon les Loix » ; c’est à dire, selon mon interpretation, il faut hazarder toutes les Loix, pour observer les Formalitez.

Vostre Altesse blasme, je m’asseure, cet austere Republicain, quoy que jamais homme ne fut plus loüé que luy. Ciceron n’estoit pas seulement son Amy particulier, il estoit son Admirateur public. Apres sa mort, il fit quelque chose de plus que son Oraison funebre, & ce qu’il fit donna occasion aux deux Anticatons de Cesar. Ciceron neantmoins parlant confidemment à Pomponius Atticus, avoüe que la Vertu de cet Homme, qu’il admiroit tant, estoit inutile à la Patrie. Il confesse que cet Homme divin, car ainsi le nommoit-il, estoit hors d’usage, & ne sçavoit pas s’accommoder à la portée de son Siecle ; que quand il opinoit au Conseil, il pensoit estre, dans la Republique de Platon, & non pas, dans la lie du Peuple de Romulus.

Ce mot de Ciceron explique un Vers de Virgile, auquel les gens de l’Eschole ne prennent pas garde, & qui merite la reflexion des gens de la Cour. Dans la description du Bouclier de son Heros, où diverses figures sont gravées, ayant voulu representer cette partie des Enfers, qui est habitée, par les Ames Saintes, il y fait presider Caton, avec souveraine authorité, & luy donne jurisdiction, sur ce Peuple de Justes, & de Bien-heureux ;

Secretosque Pios, his dantem jura Catonem ;

Et comme l’a traduit un Poëte de nos Amis,

Aux Justes assemblez Caton donne des Loix.

A prendre la chose à la lettre, la Maison des Cesars estoit offensée, par ces paroles, & leur Ennemy ne pouvoit estre beatifié, que leur Cause ne fust condamnée. Mais, à mon avis, Virgile s’entendoit en cecy, avec les Cesars. Sans doute il avoit descouvert à Auguste le secret de sa Fiction, qui loüe en apparence, & qui se moque en effet ; qui fait voir que la Vertu de Caton estoit de l’autre Monde, & non pas de celuy-cy. Virgile vouloit dire finement, & d’une maniere figurée, qu’il faloit chercher à Caton des Citoyens tout bons, & tout vertueux ; qu’il falloit luy faire un Peuple tout expres, pour estre digne de luy ; que Caton ne pouvoit trouver sa place, que dans une Societé, qui ne se trouve point, sur la Terre.

Voilà en effet, où il faut que les Catons aillent pratiquer leurs Paradoxes, & debiter leurs Maximes genereuses. Icy nous ne vivons pas en ce Païs-là. Nous ne sommes pas au Païs des Idées, & de la Perfection ; où les Ames sont deschargées de leurs Corps, sont gueries des Passions, sont purgées des autres infirmitez humaines. Qui vit jamais de Republique composée de Philosophes, beaucoup moins de Philosophes Stoïques ?

Le Monde a perdu son innocence, il y a long temps. Nous sommes dans la corruption des Siecles, & dans la caducité de la Nature. Tout est foible, tout est malade, dans les Assemblées des Hommes. Si vous voulez donc gouverner heureusement ; si vous voulez travailler au bien de l’Estat, avec succes, accommodez vous au deffaut, & à l’imperfection de vostre matiere. Desfaites-vous de cette vertu incommode, dont vostre Siecle n’est pas capable. Supportez ce que vous ne sçauriez reformer. Dissimulez les fautes qui ne peuvent estre corrigées. Ne touchez point à des Maux qui descouvriront l’impuissance des Remedes ; qui descrieront la Medecine, qui rendront ridicules les Medecins. Respectez ces fatales Maladies, qui sont envoyées d’en haut, & où il se remarque quelque chose d’estranger, & d’inconnu. Quand le doigt de Dieu paroist, il faut qu’il face peur à la main des Hommes.

A la bonne heure, contentez, s’il se peut, l’honneur & la dignité de la Couronne. Mais ne perdez pas la Couronne, pour en vouloir conserver l’honneur & la dignité. Ne vous attachez pas de telle sorte à cet Honneste, sauvage, rigoureux, & philosophique ; que vous ne le quitiez, si la necessité l’exige de vous, pour un autre Honneste, plus humain, plus doux, & plus populaire. Souvenez-vous que la Raison est beaucoup moins pressée, dans la Politique, que dans la Morale ; qu’elle a son estenduë plus large & plus libre, sans comparaison, quand il s’agit de rendre les Peuples heureux, que quand il ne s’agit que de rendre gens de bien les Particuliers. Il y a des Maximes, qui ne sont pas justes de leur nature, mais que leur usage justifie. Il y a des Remedes sales ; Ce sont pourtant des remedes : Dans ces salutaires Compositions, il entre du sang humain ; il entre de l’ordure, & d’autres vilaines choses : Mais la Santé est encore plus belle, que toutes ces choses ne sont vilaines. Le venin guerit en quelque rencontre, &, en ce cas-là, le venin n’est pas mauvais.

Messieurs les Catons, ne soyez pas trop honnestes, ni trop justes. Ne decernez point de prise de corps, contre ce Coupable, qui a une armée, pour se defendre de vos Sergens ; D’un Mutin, n’en faites point un desesperé. Au nom de Dieu ne forcez point ce nouveau Cesar, à passer le Rubicon ; à se rendre Maistre de sa Patrie, à dire ces paroles remarquables, en regardant les Morts d’une bataille, qu’il aura gaignée, ils ont voulu leur propre malheur ; Apres avoir fait de si grandes choses, on m’eust donné des Commissaires, si je ne me fusse servi de mes Soldats : J’eusse esté condamné, si mon Innocence n’eust esté armée : On me menaçoit de chaisnes, & de prison. On m’eust livré aux Barbares, si ma Cause n’eust esté aussi forte, qu’elle estoit bonne.

C’est un Monstre, je vous l’avoüe ; C’est un Prodige moral, que de voir un Citoyen, qui impose des Loix à sa Ville ; que de voir un Sujet qui traitte aveque son Prince. Mais souvent pareils Prodiges ne peuvent estre expiez, que par la dissimulation, & par l’indulgence. Quand on ne peut dompter ces sortes de Monstres, il faut essayer de les aprivoiser. S’il ne tient qu’à donner à un Victorieux, qui est armé, un aveu des choses passées, pour luy faire poser les armes ; ne vous opiniastrez point, à luy faire prendre une Abolition. Ne pointillez point sur les Formes, & sur les Paroles. Envoyez luy son Aveu, aussi ample, & aussi avantageux qu’il le pourra desirer ; Que ce soit luy qui le dicte, & que ce soit vous qui l’escriviez ; qu’il soit escrit en Papier doré ; qu’il soit tout peint, & tout parfumé de ses loüanges.

J’ay leû autrefois, avec quelque sorte d’indignation, une Lettre de Jean Mathieu Giberti, Evesque de Veronne, & Dataire du Pape Clement septiesme. Elle est adressée au Nonce de son Maistre, aupres du Roy de Hongrie ; Et par cette Lettre, il luy tesmoigne, « Que le Pape desire extremement la reconciliation du Royaume de Boheme, avec le Saint Siege ; Mais que luy, Dataire, prevoit un tres-grand empeschement, qui peut combattre l’extreme desir de sa Sainteté ; C’est qu’il n’est pas de la grandeur & de la dignité de l’Eglise, de rechercher, ni les Rois, ni les Royaumes ; & que, dans une Affaire de si grande reputation, l’ordre ne doit pas estre renversé, ni la bien-seance violée ; Que pour cet effet, il seroit à propos de trouver quelque moyen, qui obligeast les Bohemes à commencer les premiers cette pratique, & à faire les avances : Que se presentant au Cardinal Campege (qui estoit Legat en Allemagne) ils seront receus à bras ouverts, mais que ne se presentant pas, le Legat ne peut point aller au devant d’eux, ni le Juge solliciter les Parties ; Qu’il faut leur accorder ce qu’ils demandent, mais qu’il ne faut pas leur offrir ce qu’ils ne demandent pas. » N’est-il pas vray que voilà un grand Mesnager du Point d’honneur ? Cette espargne ridicule me desplaist, dans le procedé de Jean Mathieu Giberti, qui estoit d’ailleurs un excellent Homme.

Il me fasche encore, & j’ay despit, que nostre Demosthene ait esté de ces gens là. Je voudrois de bon cœur que ce fust un autre que luy, qui eust, dit dans le Conseil d’Athenes, sur le sujet d’une petite Isle, voisine de Samothrace, qui estoit contestée entre les Atheniens, & le Roy Philippe ; « Si le Roy vous veut rendre l’Isle, & que le mot de rendre soit porté par le Traitté, je vous conseille de la recevoir ; mais non pas s’il pretend de la vous donner, & s’il appelle Bien-fait la restitution de ce qui a esté usurpé sur vous. »

Vous voyez, par là, que les grands Personnages se sont amusez à des vetilles, & que celuy-ci faisoit plus de cas de la vanité du Mot que de la solidité de la Chose. Si l’Empereur Charles eust voulu faire un present de la Duché de Milan, à nos derniers Rois, & que Demosthene eust esté de leur conseil, il leur eust conseillé de refuser le present, de peur de faire tort aux Droits, qu’ils avoient sur la Duché. Il eust mieux aimé garder de justes pretensions, & se consoler par l’esperance de l’Avenir, que de joüir de l’avantage des choses presentes, & d’accepter la possession d’une seconde Couronne, avec des termes, qu’il n’eust pas crû estre de la dignité de la premiere.

En ce mauvais Monde, où nous vivons, quand on nous fait justice, imaginons-nous qu’on nous fait grace. Ne soyons point avares des termes, & des apparences, pourveû que l’essentiel nous demeure. Qu’on emporte quelques Tableaux, & quelques Giroüettes, pourveu qu’on nous laisse les Murailles & le Toit. Qu’on die que c’est Present, que c’est Grace, que c’est Aumosne, si on le veut : Quand la Piece sera nostre, il nous sera aisé de luy donner un plus beau Nom, & qui nous plaira davantage. Ayons avec honneur les Isles, qui nous appartiennent ; mais ayons-les, à quelque prix que ce soit. Loüons-nous d’un petit tort qu’on nous fait, plustost que de nous plaindre à la Posterité, d’une grande injustice qu’on nous a faite.

Il vaut mieux n’avoir pas la veuë si bonne & si penetrante, dans la discussion de ses Droits, de peur d’y descouvrir trop de justice. Il vaut mieux n’estre pas si habile, dans son propre fait, de peur d’en estre trop persuadé. Ce sentiment si subtil, & si delicat, des injures qu’on a receuës, n’est pas une chose bien commode, quand il s’agit de la reparation, qu’on en veut avoir. Une si haute opinion du merite de sa Cause, se sousmet difficilement au jugement, & à la decision d’autruy. Tout cela ne sert qu’à rendre impossible ce qu’on a dessein de faire, qu’à s’amuser dans des lieux, d’où il faut sortir, le plus promptement qu’il est possible. Ce ne sont pas des moyens d’agir ; ce sont des empeschemens de l’action ; ce ne sont pas des outils, pour applanir les difficultez de la Carriere ; ce sont des pierres au devant du But. Ce sont en effet des qualitez relevées, qui accompagnent d’ordinaire la Noblesse de cœur, & la generosité : Mais d’ordinaire elles nuisent plus qu’elles ne profittent : Pour le moins on ne les doit pas mettre à tous les jours, & les Foibles ne s’en peuvent pas servir utilement, contre les plus Forts.

Je ne sçay pas comme ils l’entendent. Mais il me semble qu’un Traitté ne sçauroit se conclurre plus malheureusement, & avoir un plus triste succes, pour une des deux Parties, que quand apres une longue Negociation ; apres une infinité de paroles jettées au vent, & d’Escrits qu’il faut mettre dans le feu, elle est obligée d’en appeller à un autre Siecle, & qu’elle rapporte au logis toute sa raison, & tout son honneur. On feroit bien mieux de quiter quelque chose de cette raison, & de cet honneur. Pourquoy non consentir à un accommodement, qui sera raisonnable, par la consideration de l’Utile ; & qui ne sera pas deshonneste, dans la necessité du Temps, à laquelle la generosité mesme, & la noblesse de cœur se doivent accommoder ?


NE nous laissons donc point ebloüir, à la reputation de la Sagesse des Grecs. Que les Orateurs d’Athenes ne nous persuadent pas plus les uns que les autres. Le Païs, l’Antiquité, le Merite de ceux qui ont failli, au lieu de justifier les fautes, les rend seulement plus visibles, & plus remarquables. Une fois en nostre vie, servons-nous de la liberté de nostre Jugement, qui ne doit pas tousjours estre subalterne, de celuy des Grecs, & des Romains. C’est un sujet de consolation, pour nostre pauvre Humanité, de voir qu’il y a eu de l’homme, dans les Heros.

Que cela me fait de bien, me disoit autrefois un excellent Homme, de voir que les Heros ont fuy ; que les sages ont fait des sotises ; que ce grand Orateur s’est servi d’un mauvais Mot ; que ce grand Politique a esté d’une mauvaise Opinion. Ces Exemples de Foiblesse & d’Infirmité, estoient les Spectacles, & les Passe-temps, qui divertissoient quelquefois cet excellent Homme. Il se mocquoit de Demosthene, & de son ridicule Point d’honneur : Mais il se mocquoit encore plus de Cleon, & de son extravagante probité.

Celuy-ci ayant esté appellé au Gouvernement de la Republique, voulut signaler l’entrée de sa Charge, par je ne sçay quoy de bien nouveau, & de bien estrange. Le lendemain de sa promotion, il envoya prier ses amis de venir chez luy, où estant tous arrivez, & chacun avec esperance d’avoir bonne part à sa fortune, il leur tint un discours, auquel pas un d’eux ne s’attendoit, & qui faillit à les faire tomber de leur haut. Il leur dit, qu’il les avoit assemblez en sa maison, pour les en chasser, & pour leur declarer que veritablement estant Personne privée, il avoit esté leur ami ; mais qu’estant devenu Magistrat, il croyoit estre obligé de renoncer à leur amitié. Il s’imagina que cette declaration estoit un original de vertu ; un acte de probité heroïque, la plus belle chose qui se fust faitte à Athenes, depuis la fondation de la Ville ; depuis Thesée jusques à Cleon. Il crut qu’il faloit qu’un homme d’Estat fust un Ennemy public ; que pour la premiere espreuve de sa vigueur, il se desfist de toutes ses inclinations, & de toutes ses amitiez ; qu’il rompist tous les liens de la Nature, & de la Societé.

J’ay veû de ces faux Justes, deça & delà les Monts. J’en ay veû, qui, pour faire admirer leur integrité, & pour obliger le Monde de dire, que la Faveur ne peut rien sur eux, prenoient l’interest d’un Estranger, contre celuy d’un Parent, ou d’un Ami, encore que la Raison fust du costé du Parent, ou de l’Ami. Ils estoient ravis de faire perdre la Cause qui leur avoit esté recommandée, par leur Neveu, ou par leur Cousin germain ; & le plus mauvais office qui se pouvoit rendre à une bonne affaire, estoit une semblable recommandation. Lors que plusieurs Competiteurs pretendoient à une mesme Charge, ils la demandoient, pour celuy qu’ils ne connoissoient point, & non pas, pour celuy qu’ils en jugeoient digne.

Je proteste icy derechef, que je n’amplifie point les choses. Je ne suis point exagerateur, comme celuy qui ne racontoit que des prodiges à vostre Altesse, & n’avoit rien veû de ce qu’il luy racontoit. Je vous rends raison, Monseigneur, de ma propre experience, & je pourrois nommer ceux de qui je parle. J’en ay veû qui avoient si grand’peur de favoriser quelqu’un, qu’ils desapprouvoient, qu’ils blasmoient, qu’ils condamnoient tout le monde, & le plus souvent, sans sçavoir pourquoy. C’estoit, en eux, plustost bizarrerie que cruauté ; plustost intemperance de langue, & bile qui s’exhaloit, que malice meditée, & dessein de nuire, conceu dans l’esprit, & digeré par le Temps, & par le Discours. Ils eussent appellé Jules Cesar, Yvrogne, une heure apres avoir dit de luy, qu’un Sobre estoit venu ruiner la Republique.

Vostre Altesse a oüi parler de ce Conseiller, qui opinoit ordinairement à la mort, & qui s’endormoit quelquefois aussi sur les Fleurs-de-Lis. Un jour le President de sa Chambre, recueillant les voix de la Compagnie, & luy ayant demandé la sienne, il luy respondit en sursaut, & n’estant pas encore bien resveillé, qu’il estoit d’avis, qu’on fist coupper le cou à cet Homme là. Mais c’est un Pré, dont est question, dit le President : Qu’il soit donc fauché, repliqua le Conseiller.

Encore une fois, ce n’est ni malice, ni cruauté ; c’est fantaisie, c’est chagrin, c’est bile, qui domine dans le temperament de ces Conseillers, & qui noircit de sa fumée, leurs premiers mouvemens, & leurs premieres paroles. Cette Humeur aduste imprime, sur leur front, une negative perpetüelle, avec laquelle ils vont estouffer les prieres, jusques dans le cœur des Supplians. Ils refusent les choses, qu’on ne leur a pas demandées, & qu’on n’a pas mesme dessein de leur demander.

Ces Conseillers ne sont pas ceux qui doivent estre appellez au Conseil des Rois. Quand ils seroient le contraire de ce qu’ils paroissent, ils ne seroient pas pourtant à loüer, d’avoir si peu de soin du dehors de la Vertu, & de l’apparence du Bien. Quand ils auroient l’ame bien-faisante, leur mine gasteroit tousjours leurs bienfaits : leur mauvaise humeur ruïneroit tout le merite de leurs bonnes actions. Voyez comme ils se remparent, d’une severité affreuse, & inaccessible ; comme ce Fantosme de severité rebute, & espouvente le Monde. Voyez comme ils s’estudient à se desfigurer l’exterieur ; comme ils portent ce vilain masque, aux Nopces mesmes, & aux Festins, où ils affectent aussi bien qu’ailleurs, de se montrer terribles, & redoutables.

S’il a esté dit autresfois d’un Grec, tres-homme de bien, & tres-vertueux, qu’il n’avoit pas sacrifié aux Graces ; il se peut dire de ces Espagnols, ou de ces François, tres gens de bien aussi, & tres-vertueux, que non seulement ils sont plus indevots que ce Grec ; mais que passant de l’indevotion à l’Impieté, bien loin de sacrifier aux Graces, ils en ont abbatu les Autels ; ils ont mis le feu au Temple de ces bonnes Deesses, ils s’efforcent d’en abolir tout à fait le culte. Achevons de faire leur Eloge, & de representer dans l’Espece, les Individus que vostre Altesse a remarquez, en diverses Cours, où elle a esté.

Il est impossible de s’approcher d’eux, sans se piquer : ils jettent des pointes, & des aiguillons, de tout le corps : Leurs loüanges mordent ; Leurs caresses egratignent : Et comme il y a certains Maladroits, qui choquent les Visages, qu’ils veulent baiser ; eux de mesme ne sçauroient obliger qu’en desobligeant : Ils ne sçauroient promettre, qu’avec des yeux & des sourcils, qui menacent. Ils accordent les faveurs, & les courtoisies, du mesme ton que les autres les refusent.

DISCOURS SEPTIESME.



JUsques icy nous n’avons attaqué personne, qui ne se puisse defendre. Et, si Vostre Altesse le trouve bon, excusons mesme ceux que nous avons accusez. Ne reprochons point aux hommes les vices de leur naissance. Soyons indulgens à l’infirmité humaine. Donnons quelque chose au temperament du corps, qui peut marquer l’esprit de ses taches. Compâtissons à la foiblesse des Esprits, puis que nous les recevons tels qu’on nous les baille, & que nous ne les prenons pas à nostre choix.

La subtilité de l’Intelligence, la solidité du Jugement, la Prudence courageuse, la Hardiesse considerée, ne sont pas des choses volontaires : Elles ne dépendent pas plus de nostre election, que la santé, & la belle taille. Nous sommes responsables de nos fautes, & non pas de celles de la Nature. Il n’y a personne qui soit tenu d’estre Habile ; Mais il n’y en a point qui ne soit obligé d’estre Bon : Et si nous ne pouvons fournir, à la gloire du Public, de la Valeur, & de la Sagesse, nous devons, pour le moins, contribüer de l’Innocence, au repos de la commune Societé.

Que dirons-nous donc de ces Heureux Insolens, qui combattent, à enseignes desployées, l’authorité des Loix, & de la Justice ; qui apportent au Gouvernement des Estats, un dessein formé de les ruïner ; qui prennent leur graisse, & leur embonpoint, du suc, & de la substance des Provinces espuisées ; qui bastissent leur Maison, du debris, & de la dissipation de tout un Royaume ?

Que dirons nous de ces Valets insupportables, qui vangent leurs moindres querelles, avec les bras & les armes de leur Maistre ; qui declarent Criminels de Leze-Majesté, tous ceux qui ne se prosternent pas devant eux ; qui par une Paix sanglante & crüelle, noire de deüil, & de funerailles, portent les Peuples au desespoir, reduisent les plus gens de bien, à ne pouvoir se sauver que dans la Revolte ?

Que dirons-nous enfin de ces lasches Courtisans, qui sont les Triomphateurs, & n’ont pas esté les Victorieux ; qui joüissent dans l’oisiveté, des peines, & des süeurs des grands Capitaines ; qui attendent à la Comedie, & au Bal, les nouvelles du gain des Batailles, & de la prise des Villes, dont il faut que les Generaux leur rendent conte ?

Regardez-les dans l’ancienne Histoire, & dans la Moderne. Voyez comme tout leur est butin, & tout leur est proye ; comme ils se paissent de tous les corps morts (ainsi parloit-on autrefois à Rome) & ne laissent que la perte, & l’affliction aux Familles desolées ; aux Orphelins, & aux Veuves. Car quoy qu’estant sortis de la bouë, ils ne soient, à bien dire, Parens de personne, ils croyent estre Heritiers de tout le Monde. Il n’est point d’Officier de la Couronne, point de Gouverneur de Place, dont ils ne pretendent que la succession leur appartienne. Ils ne pensent point estre en seureté, tant qu’il y a un Trou, & un Precipice, qui soit en la puissance d’un Autre.

Vostre altesse me fait signe que cette Description luy a plû : C’est qu’elle aime la Verité, quelque negligée, & en quelque desordre qu’elle puisse estre : Elle l’auroit trouvée belle, & les pieces de la Description seroient placées plus justement, si j’avois pris garde, de plus pres, aux Regles de l’Art. Mais la foule des choses rompt souvent les compas, & les mesures. Je represente, sans avoir dessein d’ajuster, ni d’embellir. Le Monde me fournit tout ce que je debite, qui ne desplaist pas à Vostre Altesse. Consultons encore, Monseigneur, la longue experience de ce vieux Monde, une experience, qui embrasse tant de Siecles, & tant de Païs. Demandons luy des nouvelles plus particulieres de ceux qui l’ont gouverné, en despit de luy ; de ces Gens, qui ont regné, sans Couronne, sans Droit, & sans Merite.

Telles Gens s’introduisent ordinairement à la Cour, par des moyens bas, & quelquesfois peu honnestes : Ils doivent quelquesfois le commencement de leur fortune, à une sarabande bien dancée, à l’agilité de leur corps, & à la beauté de leur visage : Ils se font valoir par des services honteux, & dont le payement ne se peut demander en public : Ils se mettent en credit, par la seule recommandation du Vice.

Leur dessein n’estant que de faire des propositions agreables, ils ne regardent point s’ils profitent, ou s’ils nuisent : Pourveu qu’ils plaisent, ce leur est assez. Et pour establir cét estroit commerce, qu’ils meditent, aveque le Prince, ils s’insinuënt dans son esprit, par l’intelligence qu’ils taschent d’avoir, aveque ses passions. Mais s’estant une fois emparez de son esprit, ils en saisissent toutes les avenuës, & n’y laissent pas seulement d’entrée à son Confesseur. Quelque foible & tendre que soit l’inclination qu’il a au Mal, ils l’arrosent, & la cultivent, avec tant de soin, que bien-tost il se forme un gros arbre, d’une petite semence, & une habitude violente & opiniastre, d’une legere disposition.

Ce sont des Petrones, & des Tigellins aupres de Neron : Ce sont des Advocats de la Volupté, qui plaident sa Cause, contre la Vertu, & y reüssissent beaucoup mieux que ne fit la Volupté elle-mesme, quand elle se presenta au jeune Hercule, & le harangua dans le Carrefour.

Il n’est pas croyable de combien de charmes ils se servent, sans employer ceux de la Magie, dont le Peuple ne laisse pas de les accuser. Bon Dieu ! combien sont-ils ingenieux à inventer de nouveaux plaisirs à une Ame saoule, & desgoustée ! Avec quelles poïntes, & quels aiguillons sçavent-ils resveiller la convoitise endormie, languissante, & qui n’en peut plus ! Pour cela ils ne manquent pas d’appetits extravagans, d’objets estrangers, & de viandes inconnuës. Ils en iroient plustost chercher, jusqu’au bout du Monde ; jusqu’au delà des bornes de la Nature ; jusques dans la licence des Fables. A leur dire, les Sybarites ont esté de grossiers Voluptueux : en matiere de delices, Naples, & Capoüe, les Corruptrices d’Annibal, n’y entendoient rien.

Toutefois, ils ne se rendent pas les Maistres, du premier coup : la Vertu & Eux disputent quelque temps de la Faveur, à la Cour d’un Prince de dix-huit ans : Tantost elle a le dessus, & tantost elle leur cede. Ils partagent, avec elle, les affections, l’esprit, & les heures. Burrhus est escouté ; Mais ils empeschent qu’il ne soit cru. Ils sont comme le contrepoids de Seneque ; Mais à la fin ils emportent tout à eux. Les Epicuriens destruisent autant, en trois jours, que le Stoïque avoit basti, en cinq ans. Au moins peut-on dire, qu’ayant pris la Place, ils desfont les Travaux piece à piece. Ils attaquent les bonnes parties de leur Maistre, l’une apres l’autre. Des pechez veniels, où ils ont trouvé cette jeune Ame, rendant du combat, & faisant de la resistance, ils la conduisent, de degré en degré, à la Tyrannie, & aux Sacrileges.

Au commencement, ils se contentent de luy souffler aux oreilles, qu’il n’est pas necessaire au Prince, d’estre si homme de bien ; qu’il suffit qu’il ne soit pas meschant ; Qu’il auroit trop de peine, à se faire aimer ; qu’il s’empesche seulement de se faire haïr ; Que la Probité solide & perpetuelle est trop pesante & trop difficile ; mais que son Image, qui ne charge point, a le mesme eclat que l’Original, & produit le mesme effet. Que, de temps en temps, un acte vertueux, qui ne couste gueres, fait bien à propos, peut entretenir la reputation. De là ils vont plus avant, & ne le laissent pas en si beau chemin : Apres luy avoir fait passer le Bien, pour indifferent, ils luy font trouver le Mal raisonnable : Ils donnent au Vice la couleur de la Vertu.

S’il luy prend envie de se desfaire d’un de ses parens, contre la defense expresse de la Religion de l’Estat, qui ne veut pas qu’on verse le sang de l’Empire, ils luy conseillent de le faire estrangler, avec la corde d’un arc, afin qu’il ne s’en perde pas une goutte, & que la Religion soit satisfaitte. S’il a un Inceste en teste, & que cet Inceste soit combatu de quelques remors ; ils viennent incontinent au secours de son esprit travaillé. Ils soulagent ses peines, par une subtilité merveilleuse ; luy representant, que veritablement il n’y a point de Loy, qui permette au Frere de coucher avec sa Sœur ; mais qu’il y a une Loy fondamentale de la Monarchie, & Maistresse de toutes les Loix, qui permet au Prince de faire ce qu’il luy plaist.

Pour authoriser les grandes fautes, ils ne manquent pas de grands Exemples. « Ce n’est pas en Turquie, luy disent-ils, & chez les Barbares, qu’il faut chercher des exemples : Le Peuple de Dieu, la Nation Sainte, vous en fournira plus qu’il n’en faut. Le Roy qui a basti le Temple, a esté aussi le Fondateur du Serrail, & on ne voit aujourd’huy, à Constantinople, que la copie de ce qu’on a veû autresfois, en Jerusalem. Vous vous contentez d’une seule femme ; Et le Sage par excellence, le Sage Salomon en a eu six cens, que l’Escriture Sainte nomme legitimes, sans compter celles, qui ne l’estoient pas. Mais vous avez bien oüi parler de la derniere volonté de David son Pere, & des belles choses qu’il ordonna, par son Testament. Je ne veux point vous exagerer ces choses : Considerez seulement par combien de Morts il conseilla à son Fils d’asseurer sa Vie.

Dans la Loy de Grace vous ne trouverez pas plus de douceur. Vous hesitez ; vous apprehendez de chasser un Frere, de mettre en prison un Cousin germain. Le Grand Constantin, ce tres-saint, tres-religieux, & tres-divin Empereur, comme il a esté appellé, par la bouche des Conciles, a bien fait plus, sans deliberer. Ne sçavez-vous pas qu’il fit mourir son propre Fils, au premier soupçon qu’on luy en donna ? Il est vray qu’il eut regret de sa mort, & qu’il reconnut son innocence : mais cette reconnoissance vint un peu tard, & son regret ne dura que vingt-quatre heures. Il crût en estre quitte, pour faire eriger, au Defunt, une Statuë, avec cette Inscription, à mon fils crispus, que j’ay fait mourir injustement.

Faites difficulté, apres cela, de vous descharger d’un fardeau, qui vous incommode ; d’oster de vostre chemin, un homme qui vous presse, dans le Monde, & qui vous marche, sur les talons ; un Cousin au troisiesme, ou au quatriesme degré ; qui a dessein de sauter tous ces degrez, pour se mettre en vostre place ?

Vous avez quelque consideration, pour le charactere & pour la personne des Ecclesiastiques, qui ne veulent pas vous rendre une obeïssance aveugle. Charlesmagne, qui est un des Saints de nostre Eglise, & un des Predecesseurs des Rois de France, n’eut pas le mesme respect que vous. Il tua de sa propre main un abbé revestu à l’autel, & prest de dire la Messe, qui luy avoit refusé je ne sçay quoy.

Vous espargnez l’Authorité absolüe ; Vous n’osez user de force, quand le bien de vos affaires vous le demande ; L’exemple du mesme Charlesmagne vous oste tout le scrupule, que vostre conscience vous pourroit donner. Quoy qu’on vous die de ses Capitulaires, il ne connoissoit point de meilleur, ni de plus grand droit que celuy des Armes : Le pommeau de son espée luy servoit de sceau, & de cachet. Ne pensez pas que j’en veüille faire accroire. Cecy est historique, & doit estre pris à la lettre : On trouve encore aujourd’huy des Privileges accordez, & des Donations de Terres faittes par ce bon & orthodoxe Empereur, presens Roland, & Olivier, qui sont seellées du pommeau de son espée, & qu’il promet de garantir, par le tranchant de la mesme espée. »

Il y a eu des Favoris ; je ne dis pas où, mais il y en a eu, qui ont fait au Prince ces dangereuses Leçons ; & je le sçay des Docteurs mesmes, qui leur avoient recueilli ces belles histoires.

S’ennuyant enfin de defendre des Crimes, qui n’ont point de Juge, & d’excuser une cruauté toute-puissante, ils ont dit franchement au Prince, que lors qu’il n’y avoit point d’exemple de quelque chose, il en faloit faire, que ce qui estoit inoüi, ne le seroit plus, quand il seroit fait ; qu’il estoit honteux à l’Authorité souveraine, de rendre raison de quoy que ce soit ; & messeant à qui a des Flottes, & des Armées, pour maintenir ses actions, de chercher des paroles, & des pretextes pour les deguiser.

Il n’y a point d’homme (c’est le langage des Sejans, & des Plautians) qui soit innocent en toutes les parties de sa vie, & qui en son ame ne haïsse ses Superieurs. Par consequent, le Prince ne sçauroit condamner que des Coupables, ni frapper que sur des Ennemis : Par consequent, il gratifie celuy à qui il oste le bien, de ce qu’il ne luy oste pas l’honneur, & de ce qu’il luy laisse la vie. Selon leurs Principes la Loyauté est une vertu de Marchand, & non pas de Souverain. Ils alleguent de je ne sçay quel Poëte, que dans le Ciel on met en mesme balance les sermens des Princes, & des Amants ; Que les Dieux se rient egalement des uns & des autres ; Que Jupiter commande qu’on les jette au vent, comme choses viles, & de nulle consequence.

Ainsi en bouffonnant, & en alleguant les Fables, ils persuadent tout de bon au Prince, qu’il n’est point obligé à sa parole, apres luy avoir persuadé qu’il n’est pas sujet, non plus, aux fantaisies, & aux visions des Legislateurs ; Ils soustiennent que c’est à luy à definir de nouveau aux Hommes, ce qui est bon & mauvais ; à declarer au Monde, ce qu’il veut qui soit juste & injuste à l’avenir ; à mettre le prix & l’estimation à chaque chose, aussi bien dans la Morale, que dans la Police.


VOilà comme se font les Tyrans. De ce germe, s’engendrent les Monstres. De ces commencemens, on vient à mettre le feu à Rome ; à faire une boucherie du Senat ; à deshonnorer la Nature, par ses desbauches, & à luy declarer la guerre par ses parricides. Les Complaisans sont les premieres causes de tant de malheurs ; & si ces Vents ne souffloient point, nous ne verrions point de ces tempestes. Ce n’est donc pas sans sujet, que nous en parlons avec quelque emotion, & qu’estant en bon estat de ce costé là, par la bonne conduite de Vostre Altesse, l’Humanité nous convie à compâtir aux peines des Estats malades, & des Peuples affligez. Mais ne nous contentons pas de les plaindre ; Revenons de la pitié à l’indignation.

Puisque, dans le Monde, il n’est point de bien de si grand usage, & qui se communique si unïversellement, qu’un bon Prince, ni de mal qui s’espande plus au long, & qui nuise davantage, qu’un mauvais Prince ; il n’y a point assez de supplices en toute l’estenduë de la Justice humaine, pour ceux qui changent ce Bien en Mal, & qui corrompent une chose si salutaire & si excellente. Il vaudroit beaucoup mieux qu’ils empoisonnassent tous les Puis, & toutes les Fontaines de leur Païs : Quand ils infecteroient mesme les Rivieres, on pourroit faire venir de l’eau d’ailleurs, & le Ciel en fourniroit tousjours quelques gouttes : Mais il faut boire icy de necessité, soit de l’eau, soit du venin. Contre ces maux domestiques, il n’est pas permis de se servir de remedes estrangers. Nous sommes obligez de demeurer miserables, par les Loix de nostre Religion, & d’obeïr aux Furieux, & aux Enragez, non seulement par la crainte, mais aussi par la conscience.

C’est pourquoy, puisque les personnes des Princes, quels qu’ils soient, nous doivent estre inviolables, & saintes, & que les characteres du doigt de Dieu font une impression, qu’il faut reverer, sur quelque matiere qu’elle soit gravée ; tournons nostre haine contre leurs Flateurs, qui nous jettent dans ces miseres sans ressource : Prenons nous-en aux mauvais Conseillers, qui nous donnent les mauvais Princes, & qui excitent les Innocens à tüer, & les Meurtriers à brusler les Temples. Car en effet leurs avis pernicieux encherissent tousjours, sur les resolutions qui ont esté prises. Leurs Maximes de feu & de sang asseurent & fortifient la Malice, quand elle est encore craintive & douteuse. Ils aiguisent ce qui couppe ; Ils precipitent ce qui panche ; Ils encouragent les Violens, quand ils courent à la proye : Ils eschauffent les Avares, apres nostre bien, & les Impudiques, apres nos femmes.


QUe s’ils rencontrent des naturels peu susceptibles de ces fortes passions, & esloignez en pareil degré du Vice, & de la Vertu ; s’il leur tombe, entre les mains, de ces Princes doux, qui n’ont ni pointe, ni aiguillon ; & qui ne sçauroient se porter au mal, parce qu’ils ne sçauroient remüer, de sa place, leur inclination paresseuse : Alors encore pis, pour les Peuples, qui ont à vivre sous eux : Car, abusant de la simplicité d’un Maistre facile, & de l’avantage que leur esprit a sur le sien, ils regnent eux-mesmes à descouvert ; Et ne le gardant que comme le Droit, & le Tiltre de leur injuste Domination, ils adjoustent à la pesanteur de la Tyrannie, la honte qu’il y a de la souffrir d’un Particulier.

Vous ne sçauriez vous imaginer les ruses & les artifices, dont ils s’avisent, pour en venir là, & pour s’assujettir tout-à-fait le Prince. Premierement la methode est de le picquer de gloire, en l’establissement de leur fortune. Ils luy font entendre, par diverses Sarbatanes, que ses Predecesseurs, qui n’estoient pas plus puissans que luy, ont bien fait de plus grandes Creatures ; Qu’il vaut beaucoup mieux elever des Gens nouveaux, qui n’ont point de dependance, & qui ne tiendront qu’à sa Majesté, que de se servir de Personnes de bonne naissance, & de probité connuë, qui ont desja leurs affections, & leur Parti : Qu’il y va de son honneur, de ne laisser pas ses Ouvrages imparfaits ; de travailler à leur embellissement, apres avoir establi leur solidité ; Qu’il doit les mettre en estat, de ne pouvoir estre desfaits que par luy. Que s’il cede aux desirs des Grands, qui ne veulent point de Compagnons ; & s’il contente les plaintes du Peuple, qui est ennemi de toutes les Grandeurs naissantes, il n’aura pas à l’avenir la liberté de faire du bien ; il sera contraint d’assembler les Estats generaux, pour disposer de la moindre Charge de son Royaume. Qu’apres tout, il ne peut abandonner une Personne qui luy a esté chere, sans condanner la conduite de plusieurs années, & rendre un tesmoignage public, ou de son aveuglement passé, ou de sa legereté presente.

Il est certain qu’ayant commencé d’aimer quelque chose, pour l’amour d’elle-mesme, le Temps adjouste incontinent nostre propre interest, au merite de la chose. Le desir que nous avons que le Monde croye, que toutes nos elections sont bonnes, apporte de la necessité à une action, qui estoit volontaire auparavant. De sorte que ce qui s’est fait, contre la raison, ne pouvant estre justifié que par la constance, nous ne pensons jamais en faire assez : Et sur cette creance que nous avons, quand nous serions resolus de ne continüer pas nostre affection, il semble que nous sommes obligez de deffendre nostre jugement.

Or si ces considerations peuvent esbranler les Esprits fermes, & font quelquesfois faillir les Sages, il n’y a pas dequoy s’estonner, si elles renversent aisément un Prince foible, qui n’use que de raison empruntée, & qui se laissera tousjours persuader, à une fort mediocre eloquence, pourveu qu’elle favorise son inclination.

Le voilà donc engagé, dans l’agrandissement du Sujet qu’il aime : Il n’en parle plus que comme de son Entreprise, & de sa Fin. Le voilà Idolatre, sans y penser : Il adore ce qu’il a fait, & fait comme les Statüaires d’Athenes, qui faisoient leurs Dieux de leurs Ouvrages. Ses pensées, qui ne devroient s’occuper qu’à la Gloire, & n’avoir pour objet que le salut du Public, aboutissent toutes à ce beau Dessein. Il luy ouvre ses coffres, & luy verse ses thresors, autant pour faire despit aux autres, que pour luy faire du bien. Il luy a desja donné toutes les charges de son Royaume, & tous les ornemens de sa Couronne : Il ne luy reste plus que sa propre personne, à luy, donner. Ce qu’il fait finalement, avec une si absoluë & si entiere resignation, qu’il n’est point d’exemple, dans les Monasteres, d’une volonté plus sousmise, & d’un plus parfait renoncement de soy-mesme.

On ne le montre que quand on a besoin de sa presence, pour authoriser les conseils, ausquels il n’a point eu de part ; & il est content de ne paroistre que pour cela. On l’amuse à de petits divertissemens, indignes de sa condition, & de son âge ; Mais si on luy bailloit des poupées, pour se joüer, il ne s’en offenseroit pas. On luy change tous les jours ses Domestiques, & il le trouve bon : On oste d’aupres de luy tout ce qui parle, & il ne songe point à quel dessein : On luy fait une Cour toute neuve, & il la reçoit : On ruïne sous divers pretextes, ce qu’il y a d’Eminent & de Vertueux en son Estat, & il y preste son consentement.

Contre les moins endurans, & les plus difficiles au joug, on employe les armes & la force ouverte : on attaque les Riches & les Paisibles, par des Accusateurs & des Calomnies. A ceux que les services maintiennent, & dont la fidelité est sans reproche, on donne des Commissions ruïneuses, ou de meschantes Armées, pour aller attaquer de bonnes Places, afin qu’ils perdent leur reputation, ou qu’ils se perdent eux-mesmes. On chasse les uns, par un commandement absolu de se retirer ; on bannit les autres, par une Ambassade ; et, en la place de tous tant qu’ils sont, le Courtisan ambitieux met des personnes à sa devotion, qui ne regardent jamais au delà de leur Bienfaiteur, & s’arrestent à la plus proche cause de leur fortune.

Ainsi le pauvre Prince demeure à la merci, & à la discretion de son Favori, ne jette pas un souspir, dont un Espion ne luy rende conte, ne profere pas une parole, qui ne luy soit rapportée. Si bien qu’au milieu de la Cour, il est dans les ennuis de la Solitude. Il ne voit plus rien à l’entour de sa Personne, qui soit de sa connoissance, & n’a pas une oreille fidele, à qui il puisse dire, Je souffre. Mais aussi il est engagé si avant, qu’il n’y a point de moyen de s’en desdire. L’autre luy a rendu tout le Monde, ou ennemi, ou suspect, afin qu’il ne se puisse fier qu’en luy. Par une longue possession des affaires, dont il n’a fait part à personne, n’y ayant plus que luy seul qui les entende, & qui connoisse l’Estat, il devient enfin un Mal necessaire, & dont le Prince ne se peut guerir, que par un remede dangereux.

De cette façon en pleine paix, estant bien avec tous ses Voisins ; ne paroissant aucun Ennemi estranger, sur la Frontiere, sans avoir donné un coup d’espée, ni s’estre hazardé plus loin que du Palais à la Ruë, il se voit miserablement tombé en la puissance d’autruy, qui est le pis qui luy pourroit arriver, apres la perte d’une Bataille. Le moment malheureux auquel il a commencé d’aimer, & de croire plus qu’il ne faloit, l’a reduit à cette deplorable extremité. Et, à parler sainement, la Journée de Pavie ne fut pas si funeste à François premier, ni la prise de Rome à Clement septiesme. Car si leur disgrace fut grande, pour le moins elle ne fut pas volontaire : S’ils perdirent leur liberté, ils conserverent, dans leur affliction, la grandeur de leur courage ; & s’ils furent faits prisonniers, ce fut d’un grand Empereur leur Ennemi, & non pas d’un de leurs petits Sujets. Il n’est point de si miserable, de si sale, de si infame captivité, que celle du prince, qui se laisse prendre dans son Cabinet, & par un des Siens : Il ne sçauroit exercer une plus lasche patience, ni estre malheureux plus honteusement.

Je dis bien davantage. Lors qu’un Roy mange son Peuple, jusques aux os, & qu’il vit en son Estat, comme en Terre d’Ennemi, il ne s’eloigne point tant du devoir de sa Charge, que quand il obeït à un autre. La Tyrannie est bien differente, de la Royauté ; Toutesfois elle luy ressemble beaucoup plus, que ne fait la Servitude. C’est au moins quelque forme de Gouvernement, & une façon de commander aux hommes, encore qu’elle ne soit pas la plus parfaitte de toutes. Mais si un Souverain se donne en proye à trois ou quatre petites gens, & ne se reserve, ni la disposition de sa volonté, pour suyvre ses inclinations, ni l’usage de son esprit, pour connoistre ses affaires ; En ce cas là, je ne sçay pas quel nom luy bailler, & il n’y a point de plus miserable Interregne que sa Vie, durant laquelle il ne fait rien, & fait tous les maux qui arrivent à son Peuple.

En cét estat là, il est mort civilement, & s’est comme deposé soy-mesme, Ce n’est plus que son Effigie que l’on sert en public, à qui on rend quelques devoirs de parade, & de coustume ; à qui on fait force reverences inutiles. On ne s’attache plus à la Puissance legitime & naturelle : On en suit une autre, qui est estrangere, & usurpatrice ; qui est née de la premiere, par une voye violente, & comme par adultere. On quitte la Royauté, pour courir apres la Faveur, de laquelle les Arabes disent, que c’est une Fille, qui tuë bien souvent sa propre Mere.

La belle chose que c’estoit, de voir autrefois un Roy de Castille, qui n’osoit aller à la promenade, ni prendre un habillement neuf, sans la permission d’Alvare de Lune ! Il faloit qu’il obtinst de luy, toutes les graces que luy demandoient les autres : Le plus qu’il pouvoit, c’estoit de recommander ses Serviteurs à son Favori, & de faire office pour ceux qu’il aimoit. La belle chose que ce seroit, de voir un Courtisan, comme celuy-là, qui revoquast les Elections du Prince, & redonnast les Charges, que son Maistre auroit desja données ! La belle chose, s’il trouvoit mauvais que son Maistre voulust lire, une fois en sa vie, un papier, qu’il luy auroit presenté à signer ; s’il se plaignoit que c’est offenser sa fidelité, & oublier ses services !

Mais ce seroit bien une plus belle & plus excellente chose, si cét Homme qui regne, dans l’esprit du Prince, & qui commande souverainement à ses Sujets, obeïssoit luy-mesme à une Maistresse. Que seroit-ce, si l’Amour gouvernoit la Politique, & si la fortune de tout un Royaume estoit le joüet d’une Femme desbauchée ? Car il est vray que telles personnes se sont moquées estrangement de l’authorité des Loix, & de la majesté des Empires. Plus d’une fois elles ont mis sous leurs pieds les Couronnes & les Sceptres ; Elles ont pris leur plaisir, & leur passe-temps du violement de la justice, de l’exercice de la Cruauté, des miseres & des afflictions du Genre humain.

Laissons pour ce coup les Histoires qui font horreur, & qui blessent l’imagination par la memoire : Ne parlons point du sang que ces Femmes ont fait verser : Supprimons le Terrible & l’Espouventable de leurs Tragedies, & ne disons que ce petit mot de leur belle humeur. Il s’en est veû une il n’y a pas long temps, montée à un si haut degré d’insolence, qu’ayant esté sollicitée pour quelque affaire, qu’on luy representoit juste & facile, afin qu’elle s’y employast plus volontiers, elle respondit avec une fierté digne de sa Nation, & du païs d’où nous sont venus les Rodomontades, qu’elle n’usoit point si foiblement de son credit, qu’un autre pourroit servir en cette occasion, & faire les choses justes & possibles ; que pour elle, elle n’avoit accoustumé d’entreprendre que les injustes, & les impossibles.

Combien de malheurs, à vostre opinion, en suite de celuy-là ? Combien se commettent de violences à l’ombre de cette injuste Fortune ? Et le Courtisan a-t’il un Valet, qui ne croye avoir droit de mal-traitter les personnes libres, & d’estre impunément outrageux, en alleguant le nom de son Maistre ? Y a-t’il des gens aupres de luy, qui pour le moins ne pillent, s’ils s’abstiennent de tüer ; qui ne vendent sa veüe & ses audiences ; qui ne s’enrichissent que du rebut de son avarice, & des superfluitez de sa Maison ?

Cependant le Prince ne peche point, & ne laisse pas d’estre le Coupable : Son ignorance ne luy peut point estre pardonnée : Sa patience n’est point une vertu ; & le desordre, ou qu’il ne sçait pas, ou qu’il endure, luy est imputé devant Dieu, tout de mesme que s’il le faisoit. Et partant, avec beaucoup de raison, le Prince, qui a esté selon le cœur de Dieu, luy demande, en termes expres, & dans la ferveur de ses plus ardentes prieres, qu’il le nettoye des choses cachées ; qu’il le delivre des pechez d’autruy. Ce dernier mot ne veut-il pas dire que les Rois ne se doivent pas contenter d’une innocence personnelle, & particuliere ; qu’il ne leur sert de rien d’estre justes, s’ils se perdent par l’injustice de leurs Ministres ?

Et à ce propos, je ne veux pas oublier une saillie assez bonne, que fit, du temps de nos Peres, un Religieux Italien, preschant devant un Prince du mesme païs. Estant au milieu de son Sermon, où il avoit traitté du devoir des Souverains ; & s’ennuyant de demeurer trop long temps, dans la These generale, il en sortit tout d’un coup, par ces paroles, qu’il adressa à celuy qui l’escoutoit.

« J’ay eu, luy dit-il Monseigneur, une estrange vision la nuit passée. Il m’a semblé que la Terre s’est ouverte devant moy, & que je voyois distinctement, jusques dans son centre. J’ay consideré les peines de l’autre Vie, & tout ce terrible attirail de la Justice de Dieu, dont mon imagination n’est pas encore bien rassurée. Parmi les Meschans des Siecles passez, j’en ay reconnu quantité de celui-ci. Les Calomniateurs, les Meurtriers, les Impies, les Hipocrites y accouroient, à grosses trouppes, & se pressoient au bord de l’Abisme. Mais ayant observé en leur vie de visibles marques de leur reprobation, je n’ay point trouvé estrange de les voir arrivez, où je les avois veû s’acheminer. Ce qui me donna un estonnement extreme, ce fut, Monseigneur, que je vous apperceus dans cette malheureuse foule, qui se perdoit ; Et comme tout saisi, & tout interdit que j’estois, par la nouveauté d’une rencontre si peu attenduë, je m’escriay à votre Altesse ; Est-il possible qu’on se damne, en priant Dieu, & que vous alliez en Enfer, vous, Monseigneur, qui estes le meilleur & le plus religieux Prince du Monde, Votre Altesse me respondit là dessus en souspirant, Je n’y vais pas, mon pere, mais on m’y meine. »


LA fertilité de cette matiere est si grande, qu’elle nous fourniroit dequoy parler, toute la semaine prochaine. Mais il faut finir avec celle-cy, & conclurre, Qu’il y a assez de distance, entre le Souverain & les Personnes privées, pour les elever bien haut, & les laisser tousjours au dessous de luy. Il est bon que le plus proche du Prince, en soit extremement eloigné : il est a propos qu’il y ait quantité de choses, que le plus aimé ne puisse pas.

La Justice souffre la Faveur ; nous l’avons avoüé il y a long temps. La Raison ne destruit point l’Humanité ; ne s’oppose point aux affections honnestes ; ne condamne point la familiarité, & la confidence. La Philosophie, & le Christianisme s’accordent en tout cela avec la Nature, & le Fils de Dieu, quand il s’est fait Homme, a authorisé tout cela, par son exemple. Qu’il y ait donc un Favori, à la Cour ; le Ciel & la Terre le permettent : Qu’il y ait un Homme, nous le voulons bien, qui soit le Confident du Prince ; mais qu’il n’y ait point d’Homme, qui obsede jour & nuit le Prince ; qui se l’approprie, par une violente usurpation ; qui voulant avoir, luy seul, un bien qui doit estre à tout le monde, exerce la mesme injustice, que s’il cachoit le Soleil à tout le monde ; que s’il fermoit les Temples à tout le monde.

Que le Prince envoye, tant qu’il luy plaira, une reflexion de sa Grandeur, sur les Sujets, qui ont trouvé grace devant ses yeux ; Qu’il leur communique des rayons de sa puissance : Mais qu’il ne la transfere pas toute entiere, en leur personne ; Mais qu’il ne se desface jamais du Globe de la Lumiere : Que sa liberalité enrichisse les Particuliers, pourveû qu’elle n’appauvrisse pas son Royaume : Que ses bien-faits decoulent abondamment, en quelques endroits, pourveû qu’il soit Maistre de la Source.

Voicy la Response que me rendit, sur ce sujet, l’Oracle des Païs-Bas, le sçavant & sage Juste Lipse, lors que je le consultay à Louvain.

« Faut-il que le Roy, & celuy qui regne soient tousjours deux Personnes differentes ? Faut-il corriger tous les Edits, & changer un mot, en toutes leurs dattes ? Où il y a de nostre Regne le dixiesme, le quinziesme, effacera-t’on nostre Regne, pour y mettre nostre servitude, ou pour le moins nostre sujetion ? Ce n’a pas esté l’intention de Celuy, qui a fondé les Monarchies, qu’on abusast si vilainement de la Souveraineté, qu’on la remüast ainsi de sa place ; qu’elle ne fust jamais, où elle doit estre. La Puissance souveraine est de la nature de ces choses, qui sont à nous de telle façon, que nous ne les pouvons donner à autruy, ni les separer de nous-mesmes. Elle est legitime, tant qu’elle demeure dans les mains de ceux qui l’ont receuë de la Loy de l’Estat ; Mais la mesme Loy veut qu’elle ne puisse passer d’une personne à l’autre, que par le moyen de la naissance, ou par l’election des Peuples. » Ici finit la response de l’Oracle de Louvain.

Nos sages Predecesseurs ont esté sages en cecy, aussi bien qu’au reste. Comme ils n’ont pas fait la Couronne eslective, en faveur d’eux-mesmes, ils ne l’ont pas voulu rendre proprietaire, en faveur du Roy, ni la luy commettre si absolument, qu’il fust en sa puissance d’institüer un heritier, comme on en voit des Exemples, dans les Histoires des autres Païs : Ils n’ont pas voulu que le Roy peust resigner le Royaume à son plaisir, & à qui bon luy sembleroit ; qu’il le peust leguer en tout, ou en partie. Mais au contraire, par une Loy, qui est de mesme âge, & de mesme force que la Salique, ils ont ordonné qu’il seroit inalienable, & indivisible.

Et les Politiques qui se sont le plus licentiez, ces Docteurs insolens & temeraires, qui ont faït le proces à leurs Juges, ayant eu la hardiesse de toucher, par leurs Escrits, aux Oints du Seigneur, & de traitter de la deposition des Rois ; mettent expressement ce cas, auquel les Sujets ne sont plus tenus de reconnoistre le Prince ; quand luy-mesme, disent-ils, reconnoist une authorité Estrangere, & se fait Tributaire de quelqu’un. Tant ils ont estimé toute sorte de sujetion, & de dependance, peu compatible aveque la Royauté. Et qu’est la Royauté, adjoustent-ils, que la vaine magnificence d’une Feste, & qu’une monstre de Ceremonie, si celuy qui l’exerce a un Superieur, ou un Compagnon ?

Pour moy je ne vay pas si avant. Je me contente de dire qu’il y a quelque chose de plus noble, dans la Presomption, que dans la Foiblesse ; & que pareils exces sont moins à blasmer que pareils defauts. Ceux qui marchent à l’avanture, dans un Païs inconnu, & qui s’attachent trop à leur opinion, valent encore mieux que ceux qui suyvent des guides aveugles, & qui tombent, par docilité. Il y a dans les Fables, des Heros qui ont esté Furieux ; Mais il n’y en a point qui ayent esté Imbecilles ; On y voit quelquesfois le desbordement de leurs passions, mais il ne s’y parle jamais de la stupidité de leur esprit.

Que seroit-ce en effet, Monseigneur, d’estre en mesme temps au plus haut degré des choses humaines, & au dernier estage des hommes ; de s’appeller Sa Majesté, & Son Altesse, & de n’avoir rien que de petit & de bas ; d’avoir besoin d’un Curateur, sur le Throsne, & d’un Pedagogue, dans le Conseil.

Dieux, envoyez ce Mal aux Peuples de l’Asie ;

Mais il faut parler plus Chrestiennement, & plus charitablement. Finissons par une priere, qui comprenne l’Asie, comme l’Europe, & qui embrasse le bien general du Monde. Destournez, Seigneur, de tous les Estats un mal, qui est cause de tant d’autres maux : Ne refusez pas aux Souverains cet esprit de commandement, et de conduitte, qui leur est necessaire, pour gouverner : Donnez leur assez d’intelligence, pour se bien conseiller eux-mesmes, ou pour bien choisir leurs Conseillers.


FIN.