Arlequin-Diogène

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La Revue bleue, du 27 juillet 1907
Arlequin-Diogène


Collectif
La Revue Bleue (Numéro 4, Série 5, Tome 8p. 1-9).

ARLEQUIN DIOGÈNE

Comédie inédite en un acte et en vers PAR

Saint-Just.

L’œuvre poétique de Saint-J ust ne consiste pas seulement dans Organt. Ce long poème est le seul, il est vrai, qui ait jusqu’à présent vu le jour. Mais, à l’époque où la Révolution ne l’avait point encore saisi tout entier, Saint-Just se plaisait à des essais littéraires, qui, pour être moins volumineux qu’Ornant, ne sont cependant point négligeables. Dans les papiers de jeunesse qu’il avait laissés à Blérancourt, on retrouva quelques-unes de ces premières œuvres, qui semblent dater de 1789 ou de 1790. La plus importante d’entre elles est, sans aucun doute, cette petite comédie en un acte, Arlequin Diogène, qui ne fut longtemps connue que des collectionneurs d’autographes.

Le manuscrit de Saint-Just, qui forme un ensemble de 28 pages in-4, fut conservé jusqu’en 1877 dans la collection de Benjamin Fillon. Il passa ensuite en d’autres mains. Quelques années plus tard, il figurait encore dans une vente publique. Mais depuis lors, il a cessé sa course errante. Celui qui le conserve pieusement depuis plus de vingt années a bien voulu me le communiquer. Grâce à lui, ce précieux essai, d’autant plus précieux qu’il est le seul essai dramatique de Saint-Just que l’on connaisse, sort de l’ombre des collections. D’ailleurs, s’il n’est point un chef-d’œuvre, on ne peut dire non plus qu’il soit sans mérite. L’auteur y parait plus maître de son rythme que dans Organt, ce qui permet de penser qu’il l’écrivit à une date plus récente. Outre le manuscrit de Saint-Just, on connaît une copie de la première scène de cette comédie, copie qui n’est pas de la main de Saint-Just, mais qui est évi- 45* annu. — 5* SKRia, t. VIII.

demment contemporaine de l’original. Il n’y aurait d’ailleurs aucun intérêt à la mentionner, si elle ne présentait quelques légères variantes, qu’il est bon de signaler. Le personnage qui se nomme Perelle dans le manuscrit de Saint-Just se nomme Ninetle dans la copie, ce qui n’est point une erreur involontaire, car le nom est répété à plusieurs reprises. Le personnage désigné sous le nom de financier dans l’original est désigné sous celui d’agioteur dans la copie. Mais ces différences, comme on voit, n’altèrent en rien le texte lui-même. Charles Vsllay.


PERSONNAGES[modifier]



ARLEQUIN.
PERETTE.
UN AMBASSADEUR.
UN PETIT MAÎTRE.
UN FINANCIER.
UN COMMISSAIRE.
SOLDATS.


La scène représente le bord d’un bois ; Arlequin est dans un tonneau.

SCÈNE PREMIÈRE

'ARLEQUIN, ' seul, la tête hors du tonneau.

Oh ! qu’une prude est un sot animal !
Eh ! comment prendre un plaisir infernal
À déguiser le penchant qui nous flatte
Sous les dehors d’une froideur ingrate,
Et de vertu se colorer le front
Lorsque le cœur est faible dans le fond.
Pauvres nigauds, et simples que nous sommes,
Nous nous laissons conduire par le nez ;
Et cependant, vous qui nous lutinez,

L’empire sot dont vous vous pavanez
Est tout au plus la faiblesse des hommes.
Soyons aussi prudes à notre tour,
Jouons l’honneur, jouons l’indifférence,
D’un cœur léger redoutons l’inconstance
Et de grands airs effarouchons l’amour.
Qu’à notre front le seul mot de tendresse
Fasse monter une rougeur traîtresse,
Jouons la crainte et jouons les vapeurs,
Le sentiment, les larmes, les fureurs :
Eh ! quel plaisir de voir une femelle
Fléchir en pleurs notre fierté rebelle,
De savourer son dépit redoublé
Et l’abandon de son esprit troublé !
Depuis six mois Perette me promène
Par les langueurs d’une flamme incertaine.
Or, je prétends lui faire ressentir
Tous les tourments qu’elle me fait subir,
Tous les dédains de sa vertu postiche
Et de l’honneur qu’à grands frais elle affiche.
De ce travers je puis la corriger,
Et pour venir à bout de l’entreprise
Dans ce tonneau je m’en vais me loger.
Là, d’un cynique arborant la sottise,
Je foule aux pieds l’amour et les plaisirs.
Fou par sagesse et sage par folie,
Je jouirai de sa fierté trahie.
Mais la voici qui pousse des soupirs.


SCÈNE II[modifier]

'ARLEQUIN, ' caché dans le tonneau ; 'PERETTE, ' à part.
Arlequin lève quelquefois la tête et examine Perette en faisant des arlequinades.


PERETTE

Pauvre Arlequin ! Quelle étoile ennemie
Vient dans sa fleur empoisonner sa vie ?
Par ma rigueur j’ai troublé son esprit
Et sa folie est l’effet du dépit.
Aurais-je cru qu’une flamme naissante
Pût allumer cette fièvre brûlante,
Qu’il devint fou pour mes faibles attraits !
Mais, juste ciel, est-il fou pour jamais ?
Pauvre Arlequin !.. Je suis bien malheureuse
En vérité d’être si vertueuse.
Pauvre Arlequin !.. C’est là que ma rigueur
À relégué tes beaux jours, et ton cœur ;
Et cette tonne où, nouveau Diogène,
Il passe un temps à l’amour enlevé,
Renferme, hélas ! et ma vie et la tienne,
Et le bonheur dont mon cœur est privé.


Elle s’approche du tonneau, et prend un air de persiflage. Elle continue :

Sire Arlequin, quelle mouche vous pique
Pour endosser cette maison gothique
Et dépouiller votre joyeuse humeur
Pour le métier de maussade rêveur ?
Pour moi, je crois qu’une telle folie
Est le ragoût de votre espièglerie.


ARLEQUIN, dans le tonneau,
prenant un air misanthrope.

Ah ! que mon cœur n’a-t-il connu plus tốt
Le ridicule et la honte d’un sot.
Ciel, j’ai vécu trente ans pour la bassesse
Et n’ai vécu qu’un jour pour sagesse !


PERETTE

En vérité, vous ne badinez pas


ARLEQUIN

Jusqu’à présent je n’ai fait que faux pas ;
J’ai promené ma course sans voir goutte.
Mais la raison vient éclairer ma route.
Tout ici-bas n’est que déloyauté,
Aveuglement, sottise, fausseté.
Pour être heureux que faut-il sur la Terre ?
De l’or ? Crésus en regorge et se plaint.
L’autorité ? César craint le tonnerre.
Il est puissant, il est tout… César craint.


PERETTE

Aimer.


ARLEQUIN

L’amour enfante tous les crimes.
Vivre à la cour ? Ce lot n’est pas le mien.
Régner ? Le trône est l’autel des victimes.


PERETTE, en riant.

Pour être heureux, mais que faut-il donc ?


ARLEQUIN

Rien !
Tout est folie, égarement, chimère,
Et je bénis le rayon qui m’éclaire.


PERETTE

Vous pourriez bien le maudire plutôt
Car le présent qu’il vous fait est bien sot.
Vous renoncez aux douceurs de la vie
Aux agréments de la société
Pour cette tonne où siège la folie !
La raison est bien sotte en vérité.


ARLEQUIN

Oui, j’y renonce, et je ne me réserve
Que le plaisir et que la liberté
De bien honnir tous les sots que j’observe
Et d’épancher le fiel que je conserve
Contre le monde et sa malignité.


PERETTE, en riant. <poem class="verse"> En vérité, votre âme est possédée D’une bien sage et bien plaisante idée. Bas. Il est fou.

Haut. Je vous plains de bon cœur. Bas, à part. L’amour, hélas ! a brouillé sa cervelle. Haut. Et la raison est un don bien trompeur. </poem>


ARLEQUIN, Sombre.

Je sens qu’ici mon cœur se renouvelle.
J’ai déposé dans mon tonneau céans
Les passions et les erreurs des sens.
Mon cœur est libre, il a rompu ses chaînes,
Et, dégagé des sottises humaines,
Je foule aux pieds les plaisirs, les amours…
Et le dessein en est pris pour toujours.


PERETTE, bas.

Hélas !
Haut.
Je suis votre servante.
Ce bonheur-là n’offre rien qui me tente.
Mais votre cœur, dans sa contrition,
N’est plus flatté d’aucune passion ?


ARLEQUIN

D’aucune, non ! L’homme est la girouette
Au gré de l’air qui change et pirouette.
À la même heure il veut et ne veut pas,
Et son esprit est toujours haut ou bas.
J’ai promené ma mobile fortune,
Bourgeois, seigneur, à la ville, à la cour,
Par mer, par terre, au diable, dans la Lune !
Caméléon, on m’a vu tour à tour,
Pour le bureau planter là le service,
Et le laissant, par un nouveau caprice,
Quitter Paris pour courir au Congo,
Et sur les mers traîner mon vertigo.
En vérité, tout est bien peu de chose.
Il me souvient qu’un jour on me fit roi.
Je n’étais pas plus heureux par ma foi.
Dût-on gloser sur la métamorphose,
C’est trop de peine ici-bas me donner.
Je ne veux plus [ni] servir ni régner.
De mal en pis j’ai parcouru le monde,
Et fixer mon âme vagabonde.
Monarque ou rien, tout cela m’est égal,
Et désormais, je suis… original.
Original, oui, morbleu ! c’est-à-dire
Que je veux vivre à mon sens désormais,
Narguer, flatter, parler, me taire, rire,
Aimer, haïr ! Sans craindre les caquets,
Dès aujourd’hui je veux faire l’épreuve
De ma façon de vivre toute neuve
Et persifler Messieurs les importants
Qui, dans ce lieu, vont survenir…
Voici quelqu’un. Son air de suffisance
Annonce ici quelque homme de finance.


SCÈNE III[modifier]

'PERETTE, qui se désespère de sa folie ; 'Le FINANCIER ; ARLEQUIN.

ARLEQUIN, brusquement.

Où va Monsieur ?


'LE FINANCIER, ' surpris.

À l’endroit qu’il me plait,
Je ne vois pas ce que cela te fait.


'ARLEQUIN, ' regardant Perette de côté.

Cela me fait, maraud, que ta figure
À la vertu me semble faire injure.
Que cet habit tout doré de forfaits
Porte en écrit tous les maux que tu fais,
Et que tu viens dans cet endroit champêtre
Pour méditer quelque crime peut-être.
Voilà, maraud, ce qu’on voulait savoir.
Va maintenant où tu voudras. Bonsoir !


LE FINANCIER

J’admire bien qu’on n’ait pas pris main forte
Pour réprimer un fou de cette sorte.
On en a mis pour de moindres raisons
Plus d’une fois aux Petites Maisons.


PERETTE

Hélas !


'ARLEQUIN, ' examinant toujours Perette.

Je suis bien plus surpris encore,
Fat, que, malgré l’éclat qui te décore,
Un bon arrêt n’ait vengé la vertu
De tout le sang dont tu parais vêtu.


LE FINANCIER

Cet homme est fou. Quelle étrange manie !


ARLEQUIN,

Fat, je suis sage, et voilà ma folie.
Prends en passant cet avis de ma main :
Sois moins corsaire, et passe ton chemin.

Le financier se retire d’un air menaçant.


SCÈNE IV[modifier]

PERETTE, ARLEQUIN

'PERETTE, ' désolée.

Que mes rigueurs coûtent cher à mon âme
Et vengent bien le malheur de sa flamme !
Quelle folie ! Il sera renfermé,
Et par ma faute et pour avoir aimé !
Le ciel jaloux va combler ma misère.


'ARLEQUIN, ' dans le tonneau.

Qui que tu sois, porte tes pas ailleurs
Laisse en repos un sage solitaire
Dont la raison ne croit pas aux malheurs.


PERETTE

L’amour y croit.



ARLEQUIN

L’amour cause ta peine.
Quand il nous blesse, il faut rompre sa chaîne.
N’imite pas ces débiles amants
Dont la raison, asservie à leurs sens,
D’un lâche amour subit l’humble faiblesse
Et s’engourdit au sein de la mollesse.
L’amour n’est rien qu’un frivole besoin
Et d’un grand cœur il doit être bien loin.
Enveloppé dans mon indifférence,
Du sort trompé je brave l’inconstance.
Je n’aime rien, je ne hais rien aussi,
Je vis content, et tu peux l’être ainsi.
Prends un tonneau, fuis une ombre incertaine.
Fuir le plaisir, c’est fuir aussi la peine.
Ne te plains pas du destin et du ciel
Tout ici-bas suit un ordre éternel.


PERETTE

Pauvre Arlequin !


ARLEQUIN

Prends un tonneau, te dis-je.
À ce parti la sagesse t’oblige.
Oui, tout est bien, mais tout serait bien mieux
Si tu voulais t’éloigner de ces lieux.


PERETTE

Je suis Perette.


ARLEQUIN

Eh ! Perette, Perette…
Ton sot caquet me fait tourner la tête.
Eh ! que veux-tu ?


PERETTE

Rassurer un amant
Dont ma pudeur a causé le tourment,
Le rappeler à l’amour, à lui-même,
Le rendre heureux, lui jurer que je l’aime
Et réparer par mes pleurs à mon tour
Le malheur dont j’ai payé son amour.
Cher Arlequin, c’est toi que je déplore,
Toi qui m’aimais, et que mon cœur adore.


'ARLEQUIN, ' brusquement.

Moi, vous aimer ! Vous badinez, je crois.
De mon soleil ôtez-vous toutefois.



PERETTE

Cher Arlequin !


ARLEQUIN

Arlequin dans sa tonne
Dort, et ne veut être cher à personne.
Retirez-vous.


PERETTE

Je ne puis vous quitter.


ARLEQUIN

Je ne veux plus, morbleu ! vous écouter.
Retirez-vous.


PERETTE

Vous n’aimez plus Perette.


ARLEQUIN

Je n’aimerai jamais que mon tonneau
Et je vous hais ! Êtes-vous satisfaite ?


PERETTE

Ingrat, tu veux m’envoyer au tombeau.
Ah ! j’en mourrai !


'ARLEQUIN, ' montrant le nez.

L’aventure est plaisante
Que vous soyez malgré moi mon amante.
Non, mangrebleu, ne vous abusez pas.
Je ne suis point friand de vos appas.
Il fut un temps, avant que la sagesse
Des sens fougueux eût amorti l’ivresse,
Où j’aurais pu profiter par malheur
De la folie où se perd votre cœur.
J’aimais alors, et j’aimais une prude,
Laide beauté, malheureuse Gertrude,
À qui je dois la paix et mon tonneau.
Jeune, sensible, et sans expérience,
Sa pruderie allumait mon cerveau
Et jouissait de mon impatience.
Désespéré de ses fausses rigueurs,
Mon fol amour se nourrissait de pleurs ;
Elle savait toucher avec adresse
Tous les ressorts de ma sotte faiblesse,
Semblait céder parfois à mon dépit,
Payait mon cœur de tout son bel esprit,
Du nom d’honneur se pavanait sans cesse.
Tendre avec art, naïve avec adresse,
Elle fit tant enfin que le malheur
Me rendit sage et rebuta mon cœur.
Indifférent, j’écoule ici la vie,
Claquemuré de ma philosophie.
C’en est assez. Profitez du conseil ;
Et maintenant sortez de mon soleil.


PERETTE

Hélas !

=== SCÈNE V ===

PERETTE, ' triste ; 'Un AMBASSADEUR ; UN PETIT MAÎTRE ;
'ARLEQUIN, ' sa tête hors du tonneau,
Le petit maître cause à part avec Perette.


L’AMBASSADEUR

Seigneur, une heureuse fortune
Vous avait fait empereur dans la Lune.
Du choix du sort votre empire flatté
Se promettait un règne mémorable,
Règne d’un sage et de la vérité.
Mais le destin, d’abord si favorable,
Ravit bientôt à vos sujets épris
Le siècle d’or que l’on s’était promis.
Un deuil profond couvrit toute la Lune.
Depuis ce temps la détresse commune
Vous redemande à la pitié des cieux.
Nos députés parcourent les planètes
Et je bénis la sagesse des dieux
Qui m’a conduit vers le bord où vous êtes.
Je viens offrir à Votre Majesté
Le sceptre heureux qu’elle a déjà porté.
N’accablez point un peuple qui vous aime,
Et reprenez ce triste diadème.


ARLEQUIN

J’ai renoncé pour toujours aux grandeurs.
Le plus beau trône est assis dans les pleurs ;
Et c’est bien moins le ciel que la sagesse
Qui m’a tiré du trône… que je laisse.
Ainsi partez, Monsieur l’ambassadeur,
Et votre prince est votre serviteur.


'LE PETIT MAÎTRE, ' pendant que l’ambassadeur
aborde Perette, avec surprise.

Mon cher ami, je te vois avec peine
Dans ce tonneau faire le Diogène.
Ce rôle-là, c’est le rôle d’un sot,
Et d’Arlequin ce n’est point là le lot.
Fripon, expert en fine espièglerie,
Et maître ès arts dans la forfanterie,
Coquin, reclus, tu prives bien des gens
Du fruit perdu de tes rares talents.
Çà, ventrebleu, laissons ces badinages.
Je viens t’offrir deux cents écus de gages,
Car j’ai besoin ici de ton esquif
Pour attraper dix mille francs d’un juif,
Pour un faux seing, pour séduire une abbesse,
Pour dérober l’écrin d’une comtesse,
Pour enlever une riche beauté
Des bras jaloux d’un tuteur emporté,
Pour arracher un contrat de mon père
Depuis deux mois laissé chez un notaire,
Et pour te battre à ma place en duel
Contre un quidam dont voici le cartel.
Laisse ta tonne et ta philosophie.
À ce métier l’on gagne mal sa vie.


'ARLEQUIN, ' s’oubliant un instant.

Mais on la perd au vôtre, mangrebleu !
Tuer, voler, c’est un fort joli jeu,

Il se renfrogne.

Et tout du moins tranchant le persiflage,
Si l’on méprise, on ne prend pas le sage.


'L’AMBASSADEUR, ' tandis que le petit maître
revient à Perette.

Ô le meilleur et le plus grand des rois,
Un peuple entier vous parle par ma voix.
Ne rompez point la trame fortunée
Qu’à vos talents promet la destinée,
Et rendez-vous aux désirs inquiets
De vos jaloux et malheureux sujets.


'ARLEQUIN, ' sombre.

Je ne veux point, et je vous le répète,
Du fardeau dont vous ornez ma tête.
Assurément c’est un mauvais métier
Que le métier de prince et de régner.
Je ne suis pas resté dans votre Lune
Beaucoup de temps, mais la pompe importune
De l’esclavage et de la vanité,
Du crime adroit que le luxe environne
Et des serpents qui rampent sous le trône
De ce métier m’ont assez dégoûté.


LE PETIT MAÎTRE

Eh ! bien, maraud, laisses-tu ta sagesse ?


'L’AMBASSADEUR, ' à genoux.

Que la pitié, Seigneur, vous intéresse !


PERETTE

Cher Arlequin, tu ne m’aimes donc plus ?


L’AMBASSADEUR

Nos vœux, Seigneur, seront-ils superflus ?


LE PETIT MAÎTRE

Eh ! bien, fripon qu’à bon droit on renomme,
Deux cents écus ne tentent point ton cœur ?


ARLEQUIN

Perette, et vous, Monsieur l’ambassadeur,
Et vous, Monsieur l’honnête gentilhomme,
Je vous réponds pour la dernière fois :
Que l’univers vous confonde tous trois !
A l’ambassadeur.
Je ne veux point gouverner votre empire.
Au petit maître.
Je ne veux point point pour vous me faire cuire.
A Perette.
Je ne veux point de votre sot amour.
Et tous les trois retirez-vous…

D’un air concentré et brusque. Bonjour ! </poem>


PERETTE

Ô juste ciel !


LE PETIT MAÎTRE

Ô bélître !


L’AMBASSADEUR

Ô grand homme !


LE PETIT MAÎTRE

À quoi tient-il que mon pied ne l’assomme !


L’AMBASSADEUR

Monsieur pourrait être moins bilieux
Et dans les rois reconnaître les dieux.


LE PETIT MAÎTRE

En vérité, je crois que la cervelle
Tourne à la fin à l’engeance mortelle.
Je n’aurais pu jamais me figurer
Que pareils fous se pussent rencontrer.
Celui-ci tient une bonne marotte :
Il veut trouver un roi dans Arlequin,
Comme autrefois le brave Don Quichotte
Prit un château pour un fier paladin.
Bonsoir, Messieurs, Diogène moderne,
Tu ne veux point de mes deux cents écus.
Je t’abandonne et consens qu’on te berne.
Va-t-en régner. Je ne reviendrai plus.

SCÈNE VI[modifier]

L’AMBASSADEUR, ARLEQUIN

L’AMBASSADEUR

Si le décret d’une austère sagesse
De la grandeur dégoûte Votre Altesse,
Souffrez au moins que j’apporte à vos pieds
Quelques présents qui vous sont envoyés :
Un casque d’or, une robe, une épée,
Une médaille en votre honneur frappée,
Trois diamants de cinquante carats.


ARLEQUIN

Apportez tout… Mais non, je n’en veux pas.


L’AMBASSADEUR

Daignez, Seigneur !.. Ah ! c’est le seul hommage
Que la fortune ait jamais fait au sage.


ARLEQUIN

Vous paraissez un assez bon sujet…
De mon soleil ôtez-vous, s’il vous plaît.


SCÈNE VII[modifier]

ARLEQUIN, ' qui a aperçu Perette ; 'PERETTE

ARLEQUIN

De ces fâcheux la cohorte m’ennuie.
Un beau matin je pars pour l’Arabie.
Pour l’Arabie… oui… Par là je vivrai
Indépendant et du monde sevré.
Quelque rocher ou quelque antre terrible
Accueillera ma sagesse paisible,
Et j’aime mieux quelques ours mal léchés
Que l’animal qui marche sur deux pieds.


PERETTE

Est-ce trop peu d’être devenu sage ?
Vous voulez fuir encor de ce rivage.
Votre chagrin a donc juré ma mort ?..
Je vous suivrai ; mon sort est votre sort.
Mon cœur… le vôtre, et je ne saurais vivre
Sans vous aimer, sans mourir ou vous suivre.


ARLEQUIN

Vous n’êtes point de ces prudes beautés
Dont les discours sont toujours frelatés,
Et vous devez abhorrer la sottise
De leur touchante et sainte mignardise.


PERETTE

Oh ! je la hais !


ARLEQUIN

Votre cœur innocent
Laisse parler tout pur le sentiment ?


PERETTE

Oui.


ARLEQUIN

Vous m’aimez comme vous me le dites ?


PERETTE

Oui.


ARLEQUIN

Je vous hais, perle des chattemites.
J’irai si loin que vous ne pourrez pas
Y promener vos faciles appas ;
Et pour tromper votre feu ridicule,
Je passerais les colonnes d’Hercule,
Le Groënland, le Monomotapa,
L’île Minorque et Majorque, et Cuba,
Ô Taïti, le Cap Vert et les Sables
De l’Hircassie ; enfin, j’irais aux diables.


PERETTE

Je vous suivrai.


ARLEQUIN

J’irai chez le Tartare.


PERETTE

Je vous suivrai.


ARLEQUIN

J’irai dans le Ténare.


PERETTE

Je me tuerai !


ARLEQUIN

Je ne me tuerai pas.


PERETTE

Jusqu’aux enfers j’accompagne vos pas.
Mais est-il dit, hélas ! que votre bouche
Ne s’ouvrira qu’avec cet air farouche,
Et qu’un souris ne m’apprendra jamais
Que votre cœur, sensible à mes regrets,
Plaint un moment la douleur qui m’oppresse
Et par pitié partage ma faiblesse.


'ARLEQUIN, ' avec un air mignard.

Ah ! vous pourriez respecter mon honneur,
Et de mon sexe épargner la pudeur.
Mon air farouche est la seule décence,
Et mes combats ceux de mon innocence.
En vérité… Mon Dieu… Quelles vapeurs…
En vérité… Madame… Je me meurs.
Perette va le retenir et veut l’embrasser.


ARLEQUIN

Vous abusez… de mes vapeurs soudaines
Holà !.. Madame… épargnez-vous ces peines
Et si quelqu’un… arrivait… dans ces lieux
De ma vertu… que dirait-on… grands dieux !
D’un air véhément.
Retirez-vous, Madame, je vous prie.
Je crains de vous quelque supercherie.
Retirez-vous ; je crains vos attentats.
Je vais crier… Je ne vous aime pas…
Voici quelqu’un ; un homme noir s’avance ;
Et près de lui mon homme de finance.
Que veulent-ils ?
Il saute hors du tonneau.

SCÈNE VIII[modifier]

LE FINANCIER, UN COMMISSAIRE, PERETTE, ARLEQUIN, RECORS.

'LE FINANCIER, ' au commissaire.

Monsieur, voici le fou
Que l’on devrait mettre vous savez où.
Cet enragé, que Dieu veuille confondre !
Plein des vapeurs d’une bile hypocondre
Dans ce tonneau gourmande les passants,
Et ce faquin, entiché de bon sens,
Mérite enfin qu’au donjon de Vincennes
Vous l’envoyez faire le Diogène
Et le Caton.


'ARLEQUIN, ' au commissaire.

Monsieur, voici le sot
Qui, sous cet or, m’a bien l’air d’un escroc.
C’est un coquin que la vérité blesse,
Qui craint le jour où luirait sa bassesse.
De sang humain il paraît engraissé ;
Et, par dessus, c’est un lourd insensé.
Vous devriez au donjon de Vincennes
Nous l’envoyer faire le Démosthène
Et l’honnête homme.


LE FINANCIER

Holà ! maître maraud.


'LE COMMISSAIRE, ' à Arlequin.

Que faites-vous, Monsieur, de ce tonneau ?
Ceci n’est pas d’une tête bien saine.


ARLEQUIN

C’est un tonneau qu’à ma cave je mène.


LE FINANCIER

Mais nieras-tu que tu m’as insulté ?


'ARLEQUIN, ' ironiquement.

Ah ! Monseigneur trahit la vérité.


'LE FINANCIER, ' montrant Perette.

Madame fut témoin de sa folie.


PERETTE

Je suis témoin que vous mentez, Monsieur.


ARLEQUIN

Holà ! voici Monsieur l’ambassadeur.

SCÈNE IX[modifier]

L’AMBASSADEUR, ARLEQUIN, LE FINANCIER, PERETTE, RECORS

'L’AMBASSADEUR, ' avec des présents.

Puisque le sort refuse à ma patrie
Le règne heureux qu’elle se promettait,
N’ajoutez point, grand prince, à son regret,
De rejeter le don qu’elle vous fait.


'ARLEQUIN, ' prenant tout,
le met dans son tonneau.

Souhaitez bien le bonjour, je vous prie,
Aux habitants de votre silphirie,
Et présentez mes baise-mains à tous.

SCÈNE X[modifier]

ARLEQUIN, LE COMMISSAIRE, LE FINANCIER, PERETTE, RECORS.
Arlequin parle bas au commissaire et lui glisse un diamant dans la main.

'LE COMMISSAIRE, ' au financier.

Hom Hom ! Monsieur, comment vous nommez-vous ?


'LE FINANCIER, ' fièrement.

Jacques-Remi-Luc de la Dindonnière.


LE COMMISSAIRE

Et qu’êtes-vous ?


'LE FINANCIER, ' fièrement.

Je suis un secrétaire,
Seigneur de Var, Saint-Alban, autres lieux,
Et ma femme eut des nobles pour aïeux.


'LE COMMISSAIRE, ' gravement.

Nous, Pierre-André Barbaron, commissaire
Au Châtelet de Paris, condamnons,
Pour cas fort grave et pour bonnes raisons,
Jacques-Remi-Paul de la Dindonnière,
Seigneur de Var, Saint-Alban, autres lieux,
Dont l’épouse a des nobles pour aïeux,
À cent écus d’amende envers…


LE FINANCIER

 Ah ! Dieux !


'LE COMMISSAIRE, ' montrant Arlequin.

Envers Monsieur, pour insulte et litige
Par ledit sieur faite audit sieur, que dis-je,
Faite à l’honneur, et que dis-je, à la loi,
Faite, que dis-je, au commissaire, au roi.


LE FINANCIER

Mor… !


'LE COMMISSAIRE, ' aux recors.

Qu’on l’emmène, au travers de la rue,
Au Châtelet !
A Arlequin.
Monsieur, je vous salue.

SCENE XI[modifier]

PERETTE, ARLEQUIN

PERETTE

Cher Arlequin !


ARLEQUIN

Ah ! ah ! cher Arlequin…
Vous voilà donc moins cruelle à la fin.
Qu’est devenue et la fierté sauvage,
Et ce mépris et ces âpres vertus,
Et cet honneur, et tous ces froids rebuts,
Dont vous faisiez un si fier étalage ?
Vous savez donc ce qu’en vaut l’aune enfin,
Et qu’il est dur de soupirer en vain ?
J’ai triomphé d’une indigne faiblesse,
Et la raison a glacé ma tendresse.
Voilà le fruit de vos sages refus.


PERETTE

Je rougissais ; que vouliez-vous de plus ?



ARLEQUIN

Vous rougissiez, oui ; mais, la belle dame,
Un rire amer insultait à ma flamme.
Vous appeliez cette fausse rougeur
L’effet soudain d’une sombre vapeur.
Vous affectiez à ma vue abusée
Un cœur distrait par quelque autre pensée.
Vous aviez l’air, dans votre émotion,
De regarder ma très sotte personne
Pour lui servir d’ombre et de Musion…
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! C’est assez me contraindre…
Embrassons-nous, et je ne puis plus feindre.


'PERETTE, ' s’approchant du tonneau.

Tu m’as donné du goût pour la raison,
Et je veux mettre à profit la leçon.
Ah ! je renais. Douce philosophie,
Sois désormais le flambeau de ma vie.
J’ai vu le rêve, et voici le réveil.
Retirez-vous, Monsieur, de mon soleil.


'ARLEQUIN, ' à part.

Me voilà bien ! Je crois que toute belle
Est un démon sous une peau femelle..
Mais tu m’aimais tout à l’heure.


PERETTE

Ma foi,
Je le disais pour me moquer de toi.
Que la sagesse est une belle chose !


ARLEQUIN

J’admire fort cette métamorphose.


PERETTE

Jusqu’aujourd’hui j’ai promené mon cœur
De songe en songe et d’erreur en erreur
Et je conçois comme vous la sottise
De ce néant dont notre âme est éprise.
De mon soleil ôtez-vous, s’il vous plaît.


ARLEQUIN

J’approuve fort ce conseil, en effet.
Madame, adieu. Sagesse et pruderie
Sont toutes deux une étrange manie.
Je me repens du temps que j’ai perdu
À mériter un cœur qui m’était dû,
Adieu, madame, et gardez pour vous-même
Ce chien de cœur qui ne veut pas qu’on l’aime.
J’étais bien sot, morbleu, de soupirer,
De larmoyer, de me désespérer.
Madame, adieu. Ma foi, j’étais bien bête
De me creuser et la verve et la tête
Pour distiller mes feux extravagants
En madrigaux tendres et languissants
Je ne veux plus rien aimer de ma vie
Que le bon vin et la philosophie.

Adieu, madame, et n’allez pas penser
Que tout ici n’est que pour s’amuser.
Je suis bien sot d’avoir eu le courage
De vous aimer et de faire le sage.
Il s’en va.


PERETTE

Tu n’étais donc pas fou ?


ARLEQUIN

Je ne l’étais
Que de chérir vos perfides attraits.


PERETTE

Tu m’aimes donc, Arlequin ?


ARLEQUIN

Mallapeste !
Oui, je vous aime… Enfin, je vous déteste.


PERETTE

Quoi ! tu n’étais pas fou ?


ARLEQUIN

J’ai combattu
Contre mon cœur.


PERETTE

Ah ! si je l’avais su !