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Armand Durand ou la promesse accomplie/01

La bibliothèque libre.
Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 1-13).

ARMAND DURAND.




I


Au nombre des premiers colons français qui s’étaient établis dans la seigneurie de *** — nous l’appellerons Alonville — située sur les bords du Saint-Laurent, se trouvait une famille du nom de Durand. La vaste et riche ferme qui lui avait été transmise de père en fils par succession régulière lui avait toujours permis de tenir convenablement sa position comme première famille du district. C’était une race d’hommes robustes et beaux, industrieux et économes, mais d’une économie qui n’atteignait jamais les limites de la parcimonie.

Par sa grande et droite stature, par ses cheveux et ses yeux d’un noir de jais, par son visage bronzé et ses traits réguliers, Paul Durand était un excellent échantillon des représentants mâles de cette famille. Contrairement à la plupart de ses compatriotes qui d’ordinaire se marient très jeunes, du moins dans les districts ruraux, Paul était arrivé à la trentaine avant de se décider à prendre femme, non pas qu’il fût indifférent au bonheur conjugal, mais parceque son père étant mort avant que lui-même eût atteint l’âge de virilité, sa mère avait continué à vivre avec lui sous le toit paternel, conduisant à la fois sa bourse et son ménage d’une main judicieuse mais un peu arbitraire. Françoise, sa sœur unique, s’était mariée, à seize ans, avec un respectable marchand de la campagne qui demeurait dans un village voisin et auquel elle avait apporté, non-seulement une jolie figure, mais encore une dot confortable : de sorte que madame Durand pouvait, en toute liberté, veiller sur son fils et se consacrer entièrement à lui.

C’était une bien belle propriété que celle à l’administration de laquelle présidait cette excellente dame : nous ne pouvons résister à la tentation d’en faire la description. La maison, d’une maçonnerie brute, était construite substantiellement quoiqu’avec une certaine irrégularité ; un grand orme en ombrageait la façade, et tout autour des dépendances et des clôtures d’une blancheur éclatante. Régulièrement tous les ans ces haies étaient blanchies à la chaux, ce qui donnait un nouvel air de propreté à cette ferme si bien tenue et si bien montée. À une extrémité de la bâtisse s’étendait le jardin, bizarre mélange de légumes et de fleurs, où de superbes roses flanquaient des couches d’oignons, et où des carrés de betteraves et de carottes étaient bordés de pensées, de marguerites et d’œillets. Dans un coin, commodément placé au milieu d’un véritable champ de fleurs de toutes couleurs et de toutes sortes, s’élevait une espèce d’abri sous lequel étaient rangées avec une symétrie parfaite huit ou dix ruches. Mais à quoi bon une plus longue description ? Tous ceux qui ont voyagé sur les rives de notre noble Saint-Laurent et même sur celles du pittoresque Richelieu ont dû voir un grand nombre de ces résidences.

Apparemment Paul Durand craignait que les exigences si contraires d’une femme et d’une mère dans un même ménage ne pourraient se concilier dans sa maison comme elles s’harmonisaient dans plusieurs autres, en raison de la difficulté que madame Durand la mère éprouverait à céder une partie de l’autorité que jusque-là elle avait été habituée à exercer en souveraine. Ce ne fut donc qu’après l’époque fixée pour le deuil de cette mère bien-aimée qui était morte entre ses bras, qu’il songea à se trouver une compagne pour remplir le vide que la mort avait fait dans la vieille ferme. Mais la grande difficulté résidait dans l’embarras du choix, car les plus riches héritières comme les plus jolies filles de la paroisse se montraient fort disposées à accueillir favorablement sa demande. Cependant, aucune d’elles n’était destinée à être choisie par lui.

Le seigneur d’Alonville, M. de Courval, était un homme riche, doué d’un bon cœur, et très-hospitalier comme la plupart de ceux qui appartiennent à cette catégorie sociale. Durant toutes les belles saisons, son vaste Manoir était rempli d’une série d’amis des paroisses voisines et surtout de Montréal où résidaient presque tous ses parents.

Parmi ces derniers il y avait une famille tout récemment arrivée de France et qui accepta très-volontiers la pressante invitation que lui fit M. de Courval d’aller passer une partie de l’été avec lui. Monsieur et madame Lubois vinrent donc, amenant avec eux deux jeunes enfants, âgés respectivement de sept et neuf ans, ainsi que leur gouvernante. Cette dernière Geneviève Audet, était une jeune fille de frêle apparence, aux traits délicats et aux manières timides, possédant une éducation suffisante pour l’humble poste qu’elle occupait, mais en réalité n’ayant pas de grandes connaissances en dehors de cette sphère. Elle était une cousine éloignée sans fortune de la famille avec laquelle elle vivait, et ainsi que cela arrive souvent, ces liens de la parenté n’avaient en rien amélioré sa condition vis-à-vis d’elle. On ignorait généralement ce fait, pendant qu’elle-même n’y faisait pas souvent allusion ; cela cependant l’empêchait de chercher à se faire une position meilleure en demandant de l’emploi dans d’autres familles, parceque agir ainsi aurait été jeter du discrédit sur cette parenté qui était pour elle un honneur si stérile.

Paul Durand allait souvent chez M. de Courval, partie parceque, ayant ensemble acheté à un prix nominal une vaste étendue de terrains marécageux qu’ils étaient en train d’utiliser par l’assèchement, ils avaient en commun quelques intérêts, et partie parceque ses visites offraient une source de jouissances réelles à M. de Courval qui était en théorie aussi bon agriculteur que Durand dans la pratique et qui prenait un véritable plaisir à causer de moissons, d’assèchements, de tout ce qui concerne une ferme, avec quelqu’un dont les succès dans ces spécialités étaient une preuve frappante de la justesse de ses propres opinions. Quand il venait au Manoir, s’il arrivait que le seigneur eut alors des visiteurs, tous deux se rendaient dans la chambre qui servait au double usage de bibliothèque et de bureau, et là ils causaient à l’aise en fumant l’excellent tabac de M. de Courval.

Celui-ci aurait volontiers présenté Paul à ses amis les plus distingués, car il l’estimait et le respectait ; mais Durand évitait naturellement une société où les conversations portaient sur des sujets de la ville qui lui étaient parfaitement étrangers, et dont ceux qui y prenaient part avaient quelque peine à cacher l’espèce de mépris qu’ils éprouvaient à l’égard de sa position sociale.

Dans ses allées et venues il lui arrivait souvent de rencontrer Geneviève Audet avec ses petits élèves et quelques fois il était peiné, d’autres fois irrité en voyant l’espèce de tyrannie que ces enfants gâtés et rebelles paraissaient exercer sur leur infortunée gouvernante. Simple et droit en toutes choses, il communiqua un jour ses impressions à ce sujet à M. de Courval, et sans remarquer l’éclair de plaisir qui rayonna tout-à-coup dans les yeux de ce monsieur, il se prit à écouter placidement l’éloquent panégyrique qu’il lui fît des vertus de mademoiselle Audet, en accompagnant ces éloges de quelques touchantes allusions aux épreuves et aux peines qui de fait l’accablaient ; puis, M. de Courval l’invita à aller visiter avec lui ses magnifiques betteraves à vaches. Soit hasard ou autrement, ils s’avancèrent vers l’endroit où Geneviève, assise sous un érable dont les larges branches fournissaient beaucoup d’ombre, engageait ses élèves indociles à apprendre que le Canada n’était pas en Afrique, ainsi qu’ils persistaient à le dire. Quoi de plus naturel qu’il présentât son compagnon à la gouvernante ? C’est ce qu’il fit ; et pendant que ces deux derniers échangeaient ensemble quelques paroles, il se mit à cajoler les enfants qui l’accablèrent aussitôt de leurs babils enfantins.

Les manières de Geneviève n’avaient que peu de cette vivacité qui caractérise généralement les Françaises, et la triste expérience dont sa jeune existence était remplie avait imprimé à son langage un ton réservé, presque froid. Cependant, Paul se sentit singulièrement attiré vers elle. Elle était si délicate, elle avait l’air si faible, et en réalité elle était si désolée, si malheureuse, qu’il ne put s’empêcher de ressentir cette espèce d’impulsion intérieure qui possède les hommes de cœur en présence de la faiblesse opprimée et qui les pousse à la protéger et à la secourir.

L’entrevue avait duré plus longtemps qu’il avait cru, tant elle avait été intéressante ; et ce ne fut pas la dernière, car deux jours après M. de Courval le fit mander pour examiner un légume monstre sous la forme d’un énorme navet, capable de remporter le prix, non-seulement pour sa grosseur, mais encore pour sa difformité et son infériorité au double point de vue du goût et des qualités nutritives. Ils examinèrent donc la curiosité et firent sur son compte toutes sortes de commentaires ; puis, tout en causant, ils se promenèrent, M de Courval ayant soin de diriger les pas précisément au même endroit où se trouvait mademoiselle Audet, comme la première fois. Le bon seigneur se mit encore à amuser les enfants, pendant que Durand qui, naturellement n’était pas resté en arrière, causait avec leur gouvernante. L’impression favorable que Geneviève lui avait faite dans la première entrevue, fut fortifiée par celle-ci et pleinement confirmée par deux ou trois autres rencontres subséquentes.

Il n’y avait plus aucune nécessité pour M. de Courval d’envoyer chercher Paul, car maintenant celui-ci avait toujours quelque message à apporter au Manoir, ou quelque question à faire au seigneur. Il n’y avait pas, non plus, d’obstacles sur sa route, car madame Lubois et son mari étaient retournés à Montréal, laissant à Alonville les enfants et leur gouvernante, à la demande bienveillante que leur en avait faite M. de Courval dont la vieille intendante, respectable matrone qui occupait dans sa maison un emploi supérieur à celui de domestique, était là pour satisfaire les convenances.

Une brûlante après-midi que Paul s’acheminait vers le Manoir, pensant peu au message ostensible dont il était chargé, mais beaucoup à Geneviève Audet, il aperçut celle-ci assise avec ses élèves sous de grands pins, un peu en dehors du chemin qui conduisait directement à la maison ; et il se dirigea vers eux. Ses allures étaient lentes, le vert et soyeux gazon ne rendait aucun écho sous ses pas, de sorte que le petit groupe qui était sous les arbres ne put soupçonner aucunement son approche. Il est probable que, s’il en eût été autrement, la scène dont il fut témoin eût reçu quelque modification en se développant. La gouvernante, pâle et triste, était assise sur un petit tabouret de jardin, tenant entre ses mains un livre à demi-fermé. Son plus jeune élève était à côté d’elle, manifestant, par le rire et les regards, sa haute approbation de la conduite rebelle de son aîné qui se tenait menaçant devant la gouvernante et informait celle-ci qu’il n’apprendrait plus rien d’elle, parceque sa mère avait souvent dit qu’elle était incapable de les instruire, qu’elle ne savait comment diriger ou élever les enfants.

Avec une merveilleuse douceur la jeune fille répondait que, lors même que madame Lubois aurait dit cela, il devait apprendre d’elle et lui obéir jusqu’à ce que sa mère se fût procuré une autre gouvernante, et que le devoir la forçait d’insister pour qu’il apprît ses leçons dans lesquelles il était arriéré.

— C’est votre faute ! criait le petit rebelle. Maman dit que nous n’apprendrons jamais rien tant que nous n’aurons pas de précepteur et qu’elle va nous en amener un demain ; seulement, elle ne sait que faire de vous. Personne ne vous mariera, car vous n’avez pas de dot.

Paul était d’une tolérance excessive pour les espiègleries des enfants. Peu de prairies étaient aussi envahies que les siennes par les petits voleurs de fraises et peu de pruniers aussi impunément dépouillés de leurs fruits, et souvent ses voisins le prenaient à partie parceque sa trop grande indulgence avait un effet démoralisateur sur la jeunesse du village ; mais à toutes ces remontrances il répondait qu’ils ne devaient pas oublier qu’ils avaient été enfants, eux aussi. Cependant, cette fois, il ferma ses mains avec violence, pendant qu’une interjection qu’il vaut mieux ne pas répéter ici s’échappa de ses lèvres. Craignant de perdre possession de lui-même et sachant qu’une intervention de sa part dans la présente affaire serait très préjudiciable à mademoiselle Audet elle-même, il tourna brusquement dans une épaisse allée de sapins ; arrivé au milieu, il se jeta tout de son long sur la pelouse, et prenant son mouchoir, il s’en essuya le front. Il paraissait vivement agité ; mais Paul Durand ne se laissait jamais aller au soliloque, de sorte qu’après une demi-heure de réflexion profonde, il se leva et revint lentement à l’endroit où il avait laissé Geneviève.

Elle y était encore, les yeux attentivement fixés vers la terre, et un air plus fatigué, plus languissant encore que d’habitude répandu sur ses petits traits réguliers. Les voix perçantes des enfants engagés dans un jeu turbulent retentissaient tout près de là ; mais elle ne paraissait pas les entendre, non plus que Durand, car il l’aborda doucement. Il fut obligé de répéter sa salutation d’une voix un peu plus haute ; cette fois, elle leva la tête.

— Je présume, dit-il alors, que je ne dois pas demander à mademoiselle Audet ce à quoi elle songeait ? ses pensées paraissaient être bien loin d’ici ?

— Oui, elles étaient en France.

— Oh ! sans doute, c’est parce que mademoiselle Geneviève y a beaucoup d’amis qu’elle aime tendrement ?

— Non, répondit-elle avec douceur, je n’en ai plus maintenant.

Il n’y avait rien de sentimental ni d’affecté dans le calme accent dont elle faisait cette réponse, et Paul se mit à la considérer en silence. Les rayons dorés du soleil, perçant à travers les branches des arbres, illuminaient son visage ovale et délicat, ses grands yeux empreints de douceur, et quoique de sa vie il n’eût jamais lu de romans, il sentit le charme magique de la scène et de la situation aussi vivement que s’il eut parcouru une demi-douzaine de volumes par semaine.

Son examen fut long et minutieux, enveloppant chaque trait, chaque détail, même les petits doigts effilés qui retournaient machinalement les feuilles du livre qu’elle tenait encore entre ses mains et sur lequel ses yeux étaient restés attachés ; puis il se dit à lui-même :

— Comment ! une telle jeune fille incapable de se marier faute de dot ! Ah ! madame Lubois, nous verrons bien.

Avec la courtoisie et l’aisance de manières que possède généralement le cultivateur Canadien, quel que pauvre et illettré qu’il soit, il s’assit à ses côtés sur le banc du jardin.

Et maintenant, si le lecteur a anticipé ou redouté une scène d’amour, nous nous hâtons de l’assurer qu’il a eu tort, et nous nous contenterons de dire que lorsque Paul Durand et Geneviève revinrent lentement à la maison, une demi-heure après, ils étaient fiancés. La vive rougeur répandue sur le visage de la jeune fille et l’éclat de ses yeux disaient son bonheur et son émotion ; dans l’attitude de Paul, il y avait un mélange de triomphe honnête tempéré par une tendresse qui donnait les augures les plus favorables pour leur bonheur futur.

C’étaient cependant des amoureux très-calmes, très-peu démonstratifs, si bien que lorsque M. de Courval les rejoignit soudainement, il ne lui vint pas à l’idée le plus léger soupçon de l’état réel des choses ; remarquant seulement que Geneviève paraissait plus joyeuse que d’ordinaire, il invita instamment Durand à l’accompagner à la maison. Celui-ci accepta l’invitation, et Geneviève, devenue tout-à-coup inquiète au sujet de ses élèves, retourna au berceau d’où partaient leurs voix, élevées en ce moment au diapason d’une vive dispute.

Assis dans l’étude de M. de Courval, Durand, sans employer de circonlocutions, informa son hôte, qui en fut enchanté, de ce qui venait d’avoir lieu, le priant en même temps de remplir le devoir d’écrire à madame Lubois pour la mettre au courant de la situation.

— Veuillez lui demander, ajouta-t-il en terminant, de permettre que le mariage ait lieu le plus tôt possible, et surtout n’oubliez pas de lui dire que je ne veux pas de dot.

M. de Courval fit ce qu’on lui demandait. Une froide réponse ne tarda pas à arriver : madame Lubois se contentait de dire « que Geneviève était bien libre de faire comme bon lui semblait, mais que, le parti qu’elle prenait n’étant pas remarquablement brillant il n’y avait pas lieu d’y mettre une précipitation immodérée. »

Les intéressés, surtout Durand, furent d’un avis contraire, et deux semaines après, de bonne heure le matin, l’heureux couple fut marié dans l’église du village. M. de Courval servait de père à la mariée, M. Lubois s’étant convaincu qu’il lui était impossible d’aller à Alonville pour la circonstance. Le déjeuner donné par l’excellent seigneur fut somptueux, quoiqu’il n’y eut que peu de monde pour le partager ; et au moment du départ, donnant une chaleureuse poignée de main à Durand :

— N’est-ce pas, lui dit-il, qu’après tout nous nous sommes bien passés de nos nobles cousins !

Il est probable que c’était la crainte de voir cette parenté réclamée par les nouveaux mariés qui avait déterminé l’injustifiable indifférence dont les Lubois avaient fait preuve. « Nous n’irons pas, s’étaient-ils dit avec aigreur, nous exposer aux incursions de ces campagnards. M. de Courval peut faire toutes les politesses qu’il lui plaira au fermier Durand, parce qu’il demeure dans une campagne où la société n’est pas seulement limitée, mais encore très peu choisie ; quant à nous, nous ne pouvons pas songer à admettre dans notre salon aristocratique un paysan aux bottes ferrées et aux rustiques manières. »