Armand Durand ou la promesse accomplie/04

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Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 46-63).

IV.


Pendant qu’elle attend ainsi, nous retournerons de quelques heures sur nos pas, à la rencontre de Paul qui s’en revenait chez lui. Il allait rapidement, cahoté en tous sens, sans se soucier ni de la boue des chemins ni de la pluie qui l’inondait si généreusement mais tout entier à l’heureuse perspective de se trouver bientôt avec sa chère Geneviève, au souvenir des excellentes affaires qu’il avait faites à Montréal et dont il rapportait des preuves par de jolis présents destinés à sa femme.

Tout-à-coup, il rencontra le bonhomme Olivier Dupuis qui cheminait à pied, de son côté, le long de la route, sans paraître plus soucieux de la pluie qu’il ne l’était lui-même. Il va sans dire que Paul arrêta son cheval et offrit au voyageur une place à ses côtés, proposition qui fut acceptée par ce dernier avec d’autant plus d’empressement qu’il avait plus d’une raison pour le faire.

Une fois repartis, après quelques paroles échangées entr’eux à propos du temps, Paul dit assez vivement :

— Ah ! père Dupuis, ça fait du bien et ça raccourcit merveilleusement la longueur de la route, que de savoir qu’au bout il y a une femme bonne et fidèle pour nous recevoir !

Olivier poussa un gros soupir, et secoua la tête en signe de doute. Supposant que cette boutade pleine de tristesse était de la part du Dupuis une allusion secrète à son propre état de veuvage. Paul, bien que ce fût la première fois qu’il le vit se chagriner à ce sujet, lui dit avec bonté :

— Courage, Olivier, tous ont leurs épreuves en ce monde, dans un temps ou dans un autre ; et vous avez une assez bonne santé, assez de joyeuse humeur pour suppléer à la solitude de votre foyer.

— Quant à cela, Paul Durand, répondit aigrement Olivier, je me trouve bien moins à plaindre sans femme que beaucoup d’autres qui en ont une.

Le ton, plus encore que les paroles, était particulier, et Paul attacha un regard scrutateur sur son compagnon.

— Oui, regardez-moi bien ; je voudrais seulement que vous puissiez lire sur mon visage tout ce que j’ai dans le cœur. Ça m’éviterait de dire des choses qui ne me rapporteront pas grands remerciements, je suppose, si je les fais connaître. Oh ! Paul, Paul, pourquoi n’avez-vous pas fait comme vos voisins et vos ancêtres ont fait avant vous : choisi une femme parmi les habiles et honnêtes filles de votre paroisse, au lieu d’aller plus loin pour réussir si mal ?

— Décidément, voisin Dupuis, interrompit Paul qui commençait à se fâcher, vous avez pris ce matin, outre votre part de rhum, celle d’un autre.

Cette dernière insinuation le toucha au vif, car le vieux Dupuis excédait souvent les bornes de la tempérance, bien que cela ne lui fût pas arrivé cette fois ; aussi, avec un malin clignement de ses petits yeux rusés, il répliqua :

— Merci du compliment, mon bon ami ; mais je n’ai pas rencontré aujourd’hui de chrétien assez généreux pour m’offrir sa part. Ce n’est ni ci ni ça, et nous n’avons pas besoin de nous battre parce que je crois de mon devoir d’avertir un vieil ami et un voisin, par pure bonté, quand je vois sa femme s’amuser pendant son absence avec un des jeunes messieurs bien habillés et tout parfumés qui sont en visite chez le seigneur. Ah ! vous pouvez bien devenir pale, car c’est vrai. Ils ont passé trois heures entières dans le jardin tout seuls, hier. Manon les a vus aussi, ce qui fait qu’elle peut vous dire la même chose ; et le jour auparavant, la veuve Lapointe les a vus parler ensemble sous le pommier dans le jardin. Elle dit qu’elle est restée à les examiner pendant près d’une heure ; et le beau monsieur était tout sourire et tout amabilité pour madame.

Et il appuyait encore avec emphase sur ce titre.

Dupuis était petit de taille, faible et avait les cheveux gris ; aussi, Paul qui possédait une force herculéenne, était trop bon pour satisfaire sa vengeance en usant d’une violence personnelle à son égard. Il fut donc obligé de se contenter de l’empoigner par le haut de son collet d’habit et le lâcher, comme il eût fait d’un petit chien importun, au milieu de la boue du chemin ; puis, laissant échapper sur le bonhomme une vigoureuse épithète de coquin, il fouetta son cheval avec fureur, et partit avec une vitesse à se rompre le cou le long de la route inégale.

Au bout de quelques minutes cependant, il permit au coursier de ralentir le pas en lui abandonnant les guides sur le cou, et, laissant tomber sa tête entre ses mains, il se prit à soupirer en murmurant :

— Oui, oui, il faut que cela soit vrai !

Cette pensée seule était une agonie indicible, mais n’enlevait rien à l’apparence de vérité qu’il y prêtait. Il se rappela alors l’admiration et l’étonnement avec lesquels l’élégant militaire avait obstinément suivi tous les mouvements de sa femme pendant la courte visite qu’il avait faite chez lui avec M. de Courval. Il se souvint aussi avec un sentiment mêlé de rage et de désespoir qu’elle avait, sans aucun prétexte à ses yeux du moins, refusé de l’accompagner à la ville.

Durand était de sa nature d’un tempérament très-jaloux ; mais ce défaut avait sommeillé jusque-là, faute de circonstances propres à le développer. En ce moment, il surgit tout d’un coup avec autant de violence et d’énergie que s’il s’y fut toujours laissé emporter toute sa vie.

Sa colère contre sa femme était adoucie néanmoins de temps en temps par le déchirement qu’il éprouvait de la blessure faite à sa tendresse pour elle : mais sa rage contre de Chevandier était mortelle, et l’eut-il rencontré sur la route qu’il parcourait, on eut eu à déplorer quelque événement fatal.

Comme il entrait dans sa cour dont la porte était restée ouverte pour son arrivée, il sentit tout son être se contracter à la pensée qu’il allait se trouver en présence de sa femme. Il savait d’avance que tous les reproches et toutes les accusations dont il pourrait l’accabler ne lui apporteraient aucune satisfaction, et il se demandait s’il ne valait pas mieux pour lui poursuivre son chemin jusqu’au Manoir, et là faire venir de Chevandier, et, sans un mot de commentaire ou d’explication, tomber sur lui et prendre une vengeance complète des torts qu’il lui attribuait, tout en servant à M. de Courval s’il se mêlait d’intervenir, une petite dose du même traitement ; car après tout, il était l’auteur indirect de toutes ces misères, puisqu’il amenait avec lui dans des maisons humbles et vertueuses des amis élégants et sans principes.

Pendant qu’il hésitait ainsi sur ce qu’il devait faire, la porte de la maison s’ouvrit et Geneviève accourut dans sa fraîche et pure beauté ; posant légèrement son pied mignon sur le marche-pied de la voiture, elle approcha son visage rougissant pour lui donner un baiser. Naturellement distante et peu expansive, rien que l’amour profond quelle portait à son mari pouvait l’engager à sortir jusqu’à ce point de sa réserve habituelle ; mais, lui, détournant la tête comme s’il n’eut pas compris son intention, il dit avec rudesse :

— Rentres à la maison à cause de la pluie.

Quelle angoisse déchirante avait traversé son cœur pendant qu’il articulait ces paroles !

Il avait eu tant d’amour pour sa femme, tant de confiance en elle, et elle était en apparence si engageante, si aimable, si gentille, quelle qu’elle put être en réalité ! Sautant de son siège, il enleva l’attelage de dessus son cheval le conduisit à l’écurie, et sans vouloir être aidé par un de ses domestiques qui s’empressait autour de lui, il soigna l’animal et le frotta lui-même.

Sentant bien alors que l’explication si redoutée entre lui et sa femme ne pouvait tarder plus longtemps, il entra à la maison. La nappe était mise, le souper sur la table, et Geneviève l’attendait debout. Mais qu’il y avait loin de cette femme pâle et tremblante à la joyeuse créature qui avait bondi tout à l’heure si légèrement au-devant de lui pour lui souhaiter la bien-venue ! Rejetant impitoyablement les pantoufles brodées qu’on lui avait apportées, (au milieu de l’angoisse que la pauvre Geneviève éprouvait sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait, ce léger acte de son mari lui causa un déchirement de cœur que le travail de son imagination lui rendait encore plus cruel), il s’assit à table, mais ne voulut ni manger ni boire, excepté un grand verre d’eau qu’il avala d’un trait. Puis, il repoussa sa chaise.

— Qu’est-ce que tout cela signifie ? se demandait pour la vingtième fois la tremblante jeune femme.

Et ses joues devénaient plus pâles et ses lèvres plus blanches, jusqu’à ce qu’enfin elle craignit de se trouver mal.

— C’est la pâleur de la culpabilité ! pensait Paul. Ah ! l’indigne hypocrite !

À la fin elle parla.

— Paul, qu’as tu ? Pourquoi me traiter ainsi ?

— D’abord, réponds-moi à une question, femme ! Quels visiteurs as-tu eus ici pendant mon absence ?

— Pas d’autres que le capitaine de Chevandiqr, répondit-elle tout interdite.

— Ah ! c’est donc vrai ? Et tu as l’audace de l’avouer !

Cette véhémence de la part de Paul n’avait certainement pas de raison d’être ; car si elle lui avait caché la vérité, il eût été encore plus courroucé contre elle si cela eût pu être possible ; mais la colère a-t-elle jamais été logique ou conséquente ?

Sa réponse, toutefois, était une terrible confirmation des rapports qu’il avait reçus ; et d’une voix enrouée, suffoquée, il demanda :

— Combien de fois est-il venu ?

— Trois fois.

— C’est-à-dire tous les jours pendant mon absence, excepté aujourd’hui : probablement, que la crainte de me rencontrer à mon retour ou celle d’exposer son élégante personne à la pluie l’aura retenu à la maison. O femme indigne et infidèle ! Que puis-je penser, que pensai-je en effet d’une épouse qui profite de l’absence de son mari pour passer chaque jour des heures entières en compagnie d’un parfait étranger qui n’a de titres à ses attentions que parcequ’il est jeune, beau et sans principes ?

— Oh ! sur ma parole la plus sacrée, Paul, je le jurerai sur l’Évangile si tu veux, je ne t’ai jamais offensé, mon mari, ni en pensées ni en paroles. Sans aucune invitation de ma part, le capitaine de Chevandier est venu ici, poussé seulement par un motif de politesse et de courtoisie…

— Silence, tu entends ! Penses-tu me donner le change sur tes méfaits aussi aisément que cela ? Ah ! tu as prouvé que tu n’étais qu’une femme ingrate et infidèle. Bien que tu nous aies rendus, nous et notre maison, un sujet de raillerie dans le village, par ta misérable ignorance de tout ce qu’une femme devrait connaître, je ne t’ai jamais dit un mot de colère, ni ne t’ai regardée froidement pour tout cela. Mais tu as passé le temps que d’autres femmes emploient à des travaux utiles et honnêtes, à écouter les paroles mielleuses d’une canaille, à jouer avec l’honneur de ton mari !

— Paul, tu es injuste et cruel.

— Silence ! te dis-je. Ne sais-tu pas que demain toutes les misérables commères à la merci desquelles tu t’es exposée si faiblement, si criminellement, nous auront livrés tous les deux au mépris du public ? Ôtes-toi de devant mes yeux !

Elle se leva, et, oppressée par le sentiment d’un mal mortel, elle se traîna hors de la chambre.

L’ennemi le plus acharné qu’aurait jamais eu Paul Durand, eût senti tous ses désirs de vengeance pleinement satisfaits s’il eût pu jeter un coupd’œil dans cette chambre silencieuse et au fond du cœur de celui qui l’occupait, alors qu’il était assis, noyé dans la solitude ne son anéantissement. Sa tête brûlante s’inclinait jusque sur ses bras croisés, sans qu’il prît garde à l’ombre du crépuscule qui se faisait plus épaisse, et sans se soucier de son jeûne de toute la journée qu’il n’avait légèrement rompu qu’une fois dans l’heureuse anticipation de partager avec elle, chez lui, le doux repas du soir.

Peu à peu sa première violence fit place à des pensées moins amères et à des sentiments plus humains. Eh ! quoi si Geneviève avait erré seulement par inexpérience et faute de réflexion ! elle n’était coupable, après tout, que d’avoir simplement permis les visites de de Chevandier, sans les rechercher ni les encourager.

Oui, mais le mal n’en était pas moindre, car il avait, dans sa colère, prononcé des paroles que peu de femmes pourraient aisément oublier ou pardonner ; il sentait s’élever au dedans de lui un certain esprit d’opiniâtreté bourrue qui l’empêcherait de faire rien qui ressemblât à des avances, quand même il serait convaincu qu’il l’avait accusée injustement.

Il prévoyait tout : l’éloignement qui allait surgir comme une muraille entr’eux, éloignement que le temps ne ferait que rendre plus profond. Et ils avaient été si heureux ensemble ! Il avait connu tant de bonheur parfait dans sa maison depuis qu’elle y était entrée ! elle s’était enlacée si étroitement r îtour de tout son être ! Alors, dans la violence de son désespoir, il se mit à pousser des soupirs comme des sanglots.

Le bruit que fait un pas léger traversa sur le plancher ; et levant les yeux, il aperçut Geneviève auprès de lui. Elle déposa sur la table la lumière qu’elle portait ; même dans le trouble de ce moment, il remarqua sa pâleur mortelle, et les cercles livides que les larmes et la souffrance morale avaient déjà laissées autour de ses yeux si doux. Tout-à-coup la conviction lui vint qu’elle était innocente de toute faute volontaire, et avec cette pensée une crainte terrible traversa son esprit, la crainte qu’elle fût venue lui dire qu’elle le laissait, qu’il l’avait insultée, outragée au-delà des limites laissées au pardon. C’étaient justement des femmes douces et paisibles comme elle qui en agissaient ainsi. Et il savait, il sentait que le démon de l’orgueil opiniâtre qui était au-dedans de lui, le tiendrait muet ; et que même, dût son cœur se briser, il ne ferait aucun signe et la laisserait partir.

D’une voix douce, elle lui adressa ces parôles :

— Paul, je suis peinée, vraiment peinée, de t’avoir fâché de la sorte. Si j’avais su que tu eusses désapprouvé les visites du capitaine de Chevandier, j’aurais refusé de les recevoir, au risque d’insulter sans provocation un ami de M. de Courval. Écoutes-moi, maintenant jurer devant Dieu, aussi solennellement que si j’étais sur mon lit de mort, — et elle s’agenouilla à côté de lui, levant avec respect ses yeux purs et pleins d’affection, brillants de tout l’éclat de la vérité, — je jure que je suis innocente d’une seule pensée ou d’une seule parole qui ait pu t’offenser en quelque façon. Bien sûr, tu me pardonneras de t’avoir déplu sans le vouloir ?

Transporté à ces mots, Paul l’enleva dans ses bras et la pressa contre son cœur avec passion, ou plutôt avec une énergie convulsive ; et la tenant ainsi, il jura dans la profondeur de son âme que jamais de nouveau il ne l’affligerait, ne la contredirait, ni ne douterait un moment de sa fidélité. Cet amour de femme, plus puissant que la colère, le raisonnement ou l’orgueil, avait détruit en un instant l’abîme que la passion et le soupçon avaient creusé entr’eux.

— Ma femme ! ma bien chère femme ! murmurait-il en même temps que des larmes que sa droite nature d’honnête homme ne rougissait plus de laisser couler, tombaient rapides et abondantes sur la tête soyeuse appuyée contre sa poitrine. Dieu soit béni, de ce que la paix soit revenue ! puisse cette première querelle entre nous être aussi la dernière !

Ce fut la dernière en effet ; et dans la suite, nul regard de doute ou de colère, ni d’un côté ni de l’autre, ne vint assombrir le cours de leur vie commune.

Le jour suivant, quand le capitaine de Chevandier vint, on lui répondit que madame Durand était trop occupée pour le recevoir. Quand il renouvela ses visites, qu’il eut toujours grand soin d’entreprendre au moment où il savait Durand absent de chez lui, alors qu’il l’avait vu s’éloigner en arrière de sa ferme, il se flattait sans doute d’obtenir une réponse plus favorable ; mais elle était toujours la même, jointe à la mortification d’apercevoir Geneviève à l’une de ses fenêtres, engagée dans l’importante fonction de soigner ses plantes et ses fleurs.

Il retournait alors sur ses pas en grommelant un juron.

Le lendemain il disait adieu à Alonville pour n’y plus jamais revenir.

Après cela, tout alla tranquillement dans le ménage de Durand. Mais bien qu’une paix parfaite et une inaltérable affection mutuelle y régnassent, il n’y avait pas de changement perceptible dans l’économie domestique de la maison. Toutefois, l’honnête Paul était profondément satisfait et heureux ; après tout, c’était bien là le point principal. Le commérage calomnieux répandu par le vieux Dupuis s’éteignit bientôt, faute d’un nouvel aliment. Et Geneviève continua de jouir, avec le même entrain, de l’éclat des jours de soleil, des oiseaux et des fleurs, faisant taire de temps en temps ses goûts par un effort désespéré pour se mettre au soin du ménage.

Bientôt après arriva un gage de la sollicitude pleine d’attentions de madame Chartrand, sous forme d’un immense paquet, accompagné d’un billet dans lequel cette dame écrivait que, prévoyant le cas où Paul aurait besoin bientôt de nouvelles chemises, elle prenait la liberté de lui en envoyer une douzaine toutes taillées sur un patron de celles qu’elle avait en sa possession : ajoutant que leur confection ne serait qu’un amusement pour sa belle-sœur.

Sans doute, la jeune femme entreprit volontiers la tâche ; et quand Paul laissa la maison le matin pour se rendre aux champs, il emporta avec lui l’aimable idée de sa gentille Geneviève, assise à sa petite table, armée d’un dé délicat et d’une paire de ciseaux, ayant devant elle une pile de toile et de coton blanc comme la neige. Mais, hélas ! le manque d’habileté plutôt que de bon vouloir, vint frustrer les bonnes intentions de Geneviève. Elle se troubla et se perdit au milieu des goussets, des bandes et des morceaux ; et enfin, perdant cœur et courage, elle déposa sa couture, sans espoir de réussir jamais. Elle la laissa ainsi et la reprit deux fois, trois fois, durant le cours de cette journée, pour arriver toujours au même résultat.

Pendant qu’elle était assise, ses deux mains reposant négligemment sur ses genoux, tout entière à cette pensée qu’elle échangerait bien volontiers le peu de talents qu’elle avait en broderie pour l’art de mettre en ordre le chaos de bandes blanches qu’elle voyait devant elle, Paul rentra, accablé par la chaleur et la fatigue de son travail sous un soleil brûlant.

Elle saisit vivement, comme par instinct, cette couture qui avait fait si peu de progrès depuis le matin, et jeta la vue sur son mari. Il venait de s’asseoir, et essuyait les larges gouttes de sueur qui perlaient sur son front en feu. Il y avait contraste entre sa fatigue jointe à la chaleur qui l’écrasait, et le repos dans lequel elle était au milieu de cette chambre sombre et respirant le frais ; et cependant, ainsi entourée de ses aises combien elle se sentait abattue, nonchalante, malheureuse !

— Eh ! bien, petite femme, comment va la couture ? demanda-t-il avec bonté.

Elle la rejeta de nouveau, et fondant en larmes, elle se mit à sangloter.

— À quoi sert, dit-elle, de feindre plus longtemps ? Je n’y entends rien. Paul, Paul, tu as une femme inutile, indigne !

Repoussant l’ouvrage, Paul attira sa femme à lui avec tendresse, en murmurant :

— Le ciel m’est témoin, Geneviève, que tu me rends le séjour de ma maison agréable et heureux. Que peut faire de plus une femme ? Ne vas pas te tracasser l’esprit à propos de semblables bagatelles. Ta douceur et ta patience te rendent plus chère à ton mari que si tu étais la meilleure cuisinière et la couturière la plus entendue de la paroisse ! Attaches tout cela dans un paquet, et ce soir, nous irons en voiture chez la veuve Lapointe, et nous le lui laisserons. Ce sera une charité que de lui faire gagner quelques sous, et la promenade va te rendre aussi gaie qu’une linotte.

Ils partirent bientôt ; et malgré que les commères s’émerveillassent de l’infatuation de Paul à l’égard de sa femme et du profond aveuglement qui l’empêchait de s’apercevoir du peu de services qu’elle lui rendait et de sa parfaite inutilité dans la gouverne de sa maison, elle alla son chemin, plus chérie et plus choyée que jamais.

Un an ne s’était pas écoulé depuis cette époque que la coupe du bonheur de Paul fut remplie jusqu’aux bords par la naissance d’un fils.

Aucun noble portant des titres glorieux et soupirant après un héritier qui portera son nom honoré depuis des siècles, aucun millionnaire désireux d’avoir un fils pour lui transmettre ses immenses richesses, ne se réjouissent plus de la naissance d’un garçon que l’humble paysan Canadien, soit que lui aussi aime à voir son nom obscur mais honnête conservé dans l’avenir, soit qu’il sache que le bras vigoureux d’un fils lui portera assistance dans les travaux des champs, alors que le grand âge rendra ce secours presque indispensable.

Mais, hélas ! la joie de Paul, comme tous les rayons du soleil sur cette terre, fut de courte durée ; car la santé de Geneviève, toujours frêle et délicate, ne se remit jamais après la naissance de son enfant. Elle devint plus faible de jour en jour ; en dépit de l’affection et de la tendresse pleine de sollicitude dont l’entourait Paul, en dépit même des liens de son amour sans bornes pour son mari et son enfant qui la tenaient étroitement attachée à l’un et à l’autre, l’heure du départ arriva ; et patiente, résignée, elle exhala doucement la vie entre les bras puissants de son mari qui lui avaient ouvert un asile si sûr et si doux depuis qu’elle avait connu leur protection.

Ah ! Paul Durand, alors que vous étiez assis seul et le cœur brisé dans votre chambre, sans que nul autre bruit que le tic-tac monotone de l’horloge du coin ne vint en rompre le silence mystérieux, et que, regardant en arrière, vous vous rappeliez la fatigue et la langueur qu’elle apportait de temps à autre dans ses démarches, et ces teintes rosées qui montaient à ses joues et s’en effaçaient tour à tour sitôt qu’elle entreprenait un effort léger ; vous deviniez le secret de ce manque d’énergie dont l’avaient blâmée si souvent les langues des fainéants ; et vous remerciiez Dieu du fond du cœur de ce que jamais vous ne lui aviez adressé aucun reproche ni aucun mot de raillerie à ce sujet, de ce que jamais vous ne l’aviez poussée à des exercices et à des efforts qui eussent dépassé ses forces.

Peut-être cette pensée était-elle la plus grande consolation de Durand, aussi bien que les caresses dont il entourait son enfant, doué de toute la délicatesse des traits de sa mère, et partageant peut-être, cela était à craindre, sa faiblesse de constitution.

Maintenant, dans son isolement, Paul eût désiré volontiers la compagnie de sa sœur ; mais cette dame très-digne, fatiguée de ses habits de deuil, avait déjà consenti à les échanger contre des vêtements de noces, et elle devait épouser dans quelques mois un respectable notaire quelque peu avancé en âge, mais ayant une bonne clientèle et un caractère pacifique : deux points sur lesquels madame Chartrand avait pris grand soin de se rassurer avant de donner aucune réponse affirmative.

Ce n’était pas tant parce qu’il craignait le gaspillage et le désordre dans l’administration de sa maison que Paul désirait la présence de sa sœur : il était parfaitement accoutumé à ces deux choses là ; mais c’était pour son enfant. Ce tendre petit nourrisson avait besoin de soins plus judicieux que ceux dont pouvaient l’entourer la tendresse capricieuse et la société ignorante de domestiques.

Une fois convaincu qu’il n’y avait plus lieu d’espérer que madame Chartrand viendrait vivre avec lui, il résolut de se remarier.

Ah ! quelle honte ! s’écriera peut-être quelque lecteur. Comment pouvait-il oublier si vite la jolie jeune femme qui s’était reposée, comme dans un nid, à son foyer et sur son cœur ?

Il ne l’oublia pas ; et de longues années après, à l’heure solennelle où les dernières sciences de la vie se retiraient de devant ses yeux obscurcis par l’âge, l’espérance de la retrouver dans un monde meilleur absorbait encore tous ses regrets terrestres.