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Armand Durand ou la promesse accomplie/07

La bibliothèque libre.
Traduction par J. A. Genand.
Plinguet & Laplante (p. 103-113).

VII


Les vacances étaient finies ; les jeunes gens, la tête remplie des enivrants souvenirs de plaisirs, de fêtes et de liberté, eurent à se résigner le mieux qu’ils purent à la monotone routine de la vie de collége.

Armand qui, heureusement pour lui, avait commencé à aimer la science et à trouver une véritable satisfaction dans la poursuite de ses études que dans le principe il avait regardées avec dégoût et appréhension, était à assortir patiemment ses livres, cahiers, encre et plumes, avant de les placer dans son pupître. Tout près de lui, Paul fesait la même chose, mais avec un esprit bien différent.

Il arrachait violemment ses livres de sa boite, les lançaient impitoyablement sur le plancher, en les apostrophant les uns après les autres comme autant d’ennemis personnels contre lesquels il aurait eu beaucoup de haine.

— Ah ! s…ée grammaire latine, dit-il en empoignant avec rage un de ses volumes. Combien de pensums, combien de maux de tête et combien d’heures de torture vas-tu m’attirer cette année ?

Et le malencontreux livre fut lancé à plusieurs verges de là ; dans son vol il rencontra une bouteille d’encre d’un camarade, et l’accident qui en résulta provoqua un échange de paroles assez lestes.

Quelques instants après, de Montenay s’approcha, — Tiens, voilà Armand ! Comment vas-tu, mon cher ? N’est-ce pas une horreur que d’être enfermés de nouveau dans ces sombres et affreux cachos ? Mais, quoi ! tu n’as pas l’air à moitié aussi embêté que quelques uns d’entre nous.

Armand ne fut pas sans tressaillir lorsque son ci-devant héros l’aborda : la scène qui s’était passée chez M. de Courval se présenta à son esprit avec tous ses affligeants souvenirs ; mais il répondit tranquillement qu’il était très-content, quant à lui, de reprendre ses livres.

De Montenay, qui ne soupçonnait pas qu’il avait irrévocablement perdu toute influence sur Armand et qui interprétait mal sa réserve, lui dit en riant :

— Je t’en prie, ne cherches pas à faire le sage ; viens plutôt, comme un bon garçon, m’aider à trouver à emprunter une clef pour ouvrir mon coffre. J’ai perdu la mienne et je me sens trop malheureux pour la chercher.

— Je suis bien fâché de te refuser, de Montenay, mais je ne puis laisser traîner mes livres. Il faut que je les serre avant que la cloche sonne.

Victor le regarda fixement et en silence. Comment son sectateur, son adorateur, avait-il pu jeter de côté son allégeance et refusait-il maintenant ses propositions ? C’était tout à la fois incroyable, humiliant et mortifiant.

— Que diable as-tu donc ? lui demanda-t-il avec colère. Tu te montes grandement sur ta dignité aujourd’hui !

— Pas plus que tu te montais sur la tienne le dernier soir que nous nous sommes rencontrés chez M. de Courval et que tu étais trop rafiné pour donner la main à mon frère, dit Paul d’une manière un peu brusque.

En intervenant de la sorte, ce dernier n’obéissait pas tant à une sympathie quelconque pour Armand qu’à sa mauvaise humeur du moment et à l’aversion qu’il éprouvait instinctivement pour de Montenay.

— Qui t’a parlé, imbécile ? dit celui-ci en lançant sur son nouvel adversaire un regard de mépris.

Paul regarda d’un œil de regret un gros dictionnaire qu’il venait de jeter hors de sa portée, mais apercevant sous sa main un assez gros volume, il le saisit promptement et le lança à la tête de son ennemi qu’il ne fit qu’effleurer. De Montenay lui renvoya vivement sa politesse avec une ardoise encadrée que Paul eut la chance de parer avec son bras, sans quoi il l’aurait reçue sur le crâne. Il se leva furieux, et allait fondre sur de Montenay qui l’attendait de pied ferme, si un médiateur ne fût intervenu en ami : c’était Rodolphe de Belfond.

— Arrêtez, camarades, arrêtez, cria-t-il en s’interposant entr’eux. Parce que nous sommes tous cloués de nouveau à nos pupîtres, est-ce une raison pour que nous nous arrachions les yeux ? Tu as perdu ta clef, Victor ; voici mon trousseau, essaye les.

De Montenay prit les clefs sans seulement remercier et se retira bourru, tandis que Paul continua son ouvrage plus de mauvaise humeur que jamais.

Belfond s’asseya à côté d’Armand.

— Tu viens, lui dit-il, de servir l’ami Victor comme il faut : il ne méritait rien de mieux. Mais, comment as-tu passé tes vacances ?

Ce fut là le commencement d’une conversation agréable qui se continua jusqu’à l’heure de l’étude, et Armand se sépara de lui avec la conviction que s’il avait perdu un ami il en avait trouvé un autre.

Les progrès de notre héros furent très-rapides, mais ils étaient plus le résultat d’une grande intelligence que le fruit de l’application, car il y avait dans son caractère une veine de rêverie qui remplissait son esprit d’autres pensées que de celles de ses devoirs et de ses leçons. Il conserva plus longtemps qu’il l’aurait avoué à qui ce soit le souvenir de l’amer sentiment d’humiliation qui l’avait presque suffoqué dans le salon de M. de Courval, lorsque de Montenay l’avait si douloureusement méprisé, et son chagrin était augmenté par la pensée que l’amitié qui avait existé entre eux était à jamais rompue. Dans ces moments-là il s’échauffait et s’emportait contre les injustes distinctions du monde, et il se promettait bien de se faire une position aussi haute qu’il pourrait l’atteindre, dût-il pour cela lutter toute sa vie.

Cette louable ambition s’enracina profondément dans son cœur et ne lui donna plus aucun repos. Quelques fois aussi son esprit était traversé par des visions de la fantasque mais gracieuse jeune fille, si différente des autres femmes d’Alonville, qui était du reste le seul échantillon du beau sexe qu’il eût vu, et quelqu’enfantins et innocents que fussent ces souvenirs, d’une façon ou d’une autre ils augmentèrent son ambition. Deviendrait-il un homme laborieux ou un rêveur ? L’avenir seul pouvait le dire ; mais il y avait en lui les moyens et les dispositions de devenir l’un ou l’autre. Heureusement que le désir d’exceller, encouragé par la facilité avec laquelle il s’acquitta de ses devoirs, décida, pour le présent du moins, la question de la manière la plus favorable.

De son côté, Paul continua ses étourderies ; toutes les fois qu’il pouvait éluder un devoir ou une leçon, il s’imaginait être le gagnant. Il n’était cependant pas un benêt ni un lourdaud : car la subtilité naturelle de son jugement, jointe à une vigilante attention de ses maîtres, lui avait fait acquérir, pour ainsi dire malgré lui, une assez bonne part d’instruction.

Nous ne pouvons pas nous étendre plus longuement sur les dernières années de collège d’Armand, car nous avons à raconter les chapîtres pleins d’incidents de sa jeunesse.

Au bout de deux années, Belfond et de Montenay laissaient le collège, ayant fait tout leur cours avec assez de succès. La froideur entre lui et Armand n’avait pas cessé d’exister, mais elle n’était jamais allée jusqu’à l’hostilité. Belfond avait toujours été excellent ami avec notre héros, il en avait fait son confident : il lui racontait les plans et les espérances sans nombre qu’il avait conçus pour l’heureux temps où il ferait ses adieux au collège pour s’en retourner chez son père où, seul garçon parmi cinq enfants, il était l’idole de la maison.

Après sa sortie et celle de de Montenav, Armand s’appliqua davantage, si c’est, possible, à ses études. Et lorsqu’eut lieu la distribution solennelle des couronnes et des prix qui terminait en même temps l’année scolaire et la fin de ses études, il remporta, au grand et heureux étonnement de son père et de sa tante Ratelle, les honneurs de la journée.

Il y avait là aussi d’autres témoins de son triomphe : sur un des premiers bancs de devant, parmi l’élite de la société de la ville, se trouvaient Gertrude de Beauvoir et sa mère. ayant d’un côté M. de Courval et de Montenay de l’autre. Heureusement qu’Armand n’aperçut ce groupe qu’après avoir terminé le magnifique discours d’adieux qu’il prononça avec une éloquence de paroles et de gestes qui lui valut, avec l’attrait et la distinction de sa beauté personnelle, d’étourdissants et frénétiques applaudissements ; car leur présence l’aurait peut-être empêché de se contenir. Ce n’est qu’après avoir repris son siège, qu’en jetant la vue dans cette direction, il aperçut pour la première fois les beaux yeux de Gertrude fixés sur lui.

Malgré les changements qui s’étaient opérés dans les dernières années et qui avaient fait de la fantasque, volontaire et insouciante enfant de quinze ans une élégante et noble jeune fille, il la reconnut au premier coup d’œil ; et en lisant dans ses regards l’évidente admiration qu’elle éprouvait pour, le discours qu’il venait faire, il sentit son cœur palpiter d’émotion.

Le même sentiment se reflétait aussi sur la figure de M. de Courval. Quant à madame de Beauvoir, superbe d’indifférence, elle écoutait d’un air approbateur de Montenay qui, penché vers elle, un sourire moqueur sur sa jolie figure, se plaisait évidemment à lancer quelques sarcastiques traits d’esprit.

— Quel splendide jeune homme ! dit avec chaleur M. de Courval en se tournant vers le petit groupe. Comme son père et nous gens d’Alonville devons nous enorgueillir de lui. Quelle éloquence entraînante, quels gestes gracieux, et puis quels honneurs il a remportés !

A cui buono ? répondit de Montenay avec un léger mouvement d’épaules. Il peut y avoir similitude de mots entre racines grecques et latines, et racines de jardins et des champs, mais il n’y a point d’autre analogie entr’elles. Est-ce que la connaissance des classiques lui sera d’un grand secours pour faire pousser un champ de trèfle ? est-ce que la versification lui enseignera comment arrêter les ravages des mouches à blé ?

— Je ne vois pas du tout pourquoi il retournerait aux racines et aux champs, interrompit aigrement M. de Courval. Paul Durand a tous les moyens et le jugement, je pense, de faiie choisir une profession libérale à un jeune homme qui possède de si rares aptitudes : L’autre peut remplacer son père sur la ferme. Mais il faut que j’aille féliciter mon vieil ami sur les triomphes de son fils ! Viens-tu, ma sœur Julie ?

— Vraiment, il faut que tu m’excuses. Je ne connais pas du tout ces gens là, et le temps est trop chaud pour faire de nouvelles connaissances.

— Ou pour en renouveler d’autres qu’on est bien aise d’oublier, ajouta de Montenay.

— Mon oncle, je serai heureuse de vous accompagner, parceque, non seulement je connais « ces gens-là, » mais je les aime !

Ce disant, Gertrude secoua les falbalas de sa robe de mousseline et passa près de Montenay sans même daigner le regarder.

Celui-ci fronça les sourcils, lorsqu’il la vit s’avancer au milieu des sourires et des saluts de ses amis vers le groupe d’heureux parents, au milieu duquel se trouvait Armand. Un mot ou deux à lui ; une amicale poignée de main au père ; quelque babil confidentiel avec la tante Françoise, tandis que M. de Courval félicitait Durand avec chaleur, et invitait ses fils à venir le voir souvent, soit à la ville, soit à la campagne, — car il possédait une belle et confortable résidence à Montréal où il allait avec sa famille passer les longs mois d’hiver : — ce fut là toute leur entrevue.

Mais c’en était assez pour exciter la colère de de Montenay.

— Elle est aussi capricieuse et entêtée que jamais ! s’écria-t-il avec rage. Chaque jour qui ajoute à ses charmes, augmente à un égal degré la pétulance de son caractère et ses caprices sans fin !

— Comme toutes les jeunes filles qui sont jolies, elle connaît sa valeur personnelle ! répliqua madame de Beauvoir en faisant mine de bailler, car ces passes d’armes entre de Montenay et sa fille étaient si fréquentes que quelques fois elle en perdait patience.

— Je crains tellement cela, madame de Beauvoir, qu’elle ne sera jamais capable de comprendre l’autorité d’un mari.

Madame de Beauvoir ouvrit les yeux de toute leur grandeur, et lui dit avec compassion :

— Mais ne savez-vous pas, mon cher de Montenay, que dans le cercle où nous sommes et les temps où nous vivons, les maris n’ont réellement plus d’autorité. Ils peuvent peut-être en avoir dans les déserts de l’Afrique, la Polynésie et autres pays éloignés et barbares, mais, croyez-moi, ils n’en ont pas ailleurs !

De Montenay grimaça un sourire.

— C’est tout de même, dit-il, une perspective peu amusante pour un individu qui pense sérieusement à se marier.

— Mais, mon pauvre Victor, pourquoi faire le plongeon si vous le redoutez tant ? Parfois j’ai véritablement peur que vous et ma capricieuse fille ne soyez très-heureux ensemble.

— Il est trop tard à présent pour penser à cela, trop tard pour se rétracter ! murmura t-il. Depuis bien des années j’ai résolu qu’elle serait ma femme : j’ai reposé mes espérances, mon cœur et mes désirs sur ce rêve ; je ne puis l’abandonner aujourd’hui, quand bien même il devrait me rendre malheureux !

Probablement que l’astucieuse madame de Beauvoir savait cela, car elle ne se serait pas hasardée à se jouer d’un parti dont elle estimait. la valeur à un si haut degré. Elle avait étudié le caractère de Victor de Montenay et en était venue à la ferme conviction qu’en faisant voir un peu d’indifférence, elle avancerait bien plus son projet favori, qu’en montrant trop d’empressement.

Quelque temps après sa sortie du collège, de Montenay avait formellement demandé la main de Gertrude. Flattée par les attentions d’un cavalier fort élégant recherché par la moitié des jeunes filles du même âge qu’elle, et influencée par les conseils et les arguments de sa mère qui appréciait tout particulièrement la fortune du jeune homme, elle penchait vers cette union. On prit un engagement, lequel fut le prélude d’autres d’une nature moins amicale et dans lesquels Gertrude montrait toujours la capricieuse indépendance de son caractère, et son fiancé son arbitraire jalousie.

Un jour, à la fin d’une de ces querelles, Gertrude changeant tout-à-coup un accès de sanglots en un silence plein de froideur, informa ceux qui l’écoutaient tout étonnés, madame de Beauvoir et Victor, que l’engagement était rompu, et que dorénavant elle se considérerait aussi libre que s’il n’avait jamais existé.

En vain de Montenay, qui était réellement attaché à elle, implora son pardon ; en vain madame de Beauvoir, alarmée du danger de perdre un si bon parti, lui fit des remontrances et la gronda : la jeune fille demeura inexorable. Finalement, plus par sympathie pour les larmes de sa mère (madame de Beauvoir en avait toujours à sa disposition) que pour les sollicitations de Victor, elle consentit à une espèce d’engagement conditionnel, par lequel il était stipulé que si aucun d’eux n e changeait d’idées avant la fin de l’année, le mariage aurait lieu ; mais en même temps, il fut convenu que chaque partie resterait libre d’en agir comme elle le trouverait bon.

Après cet arrangement, les choses se passèrent un peu moins orageusement entre nos deux jeunes gens. Il devint moins exigeant, par conséquent elle fut moins irritable. Partout où l’on voyait Gertrude, on était certain de trouver de Montenay ; il la suivait comme son ombre. On regardait généralement, dans le cercle où ils étaient, leur mariage comme une chose certaine, et de Montenay proclamait partout l’affaire comme un fait décidé, pensant que cette démarche serait un moyen très-efficace de tenir à l’écart les autres prétendants.