Armelle devant son vainqueur/02

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L’Ouest-Éclair (p. 24-50).

II


Dans un des vieux hôtels de la ville, habitaient M. de Saint-Armel, avec sa sœur Éléonore de Saint-Armel.

M. de Saint-Armel était veuf. Sa sœur était restée célibataire, parce que son fiancé, lui ayant trouvé un caractère intransigeant avait repris sa parole.

Cela avait été un grand scandale à l’époque. Mlle de Saint-Armel en avait fait une maladie grave, dont on avait eu grand’peine à la sauver. Quand elle fut rétablie physiquement, elle garda la cruelle blessure d’amour-propre dont elle ne voulut pas se guérir.

Ses parents, ses amis essayèrent en vain de lui démontrer que cette aventure pouvait arriver à chacun. Elle se crut déshonorée.

Ses père et mère, s’ils étaient indignés de la conduite de leur gendre manqué, se remirent vite de cet ennui et accueillirent les partis nombreux qui se présentèrent pour leur fille.

Mais Éléonore de Saint-Armel comprit qu’elle ne pourrait jamais plus s’entendre avec la gent masculine qu’elle dédaigna. Naturellement, elle exceptait les hommes de sa famille, qui conservaient tout leur prestige à ses yeux.

Il arriva que cette famille s’éteignit. Seuls, survécurent le frère et la sœur, qui se virent, vers la soixantaine, pourvus d’une petite nièce. Armelle de Saint-Armel.

La petite-fille comptait six ans quand elle échoua au milieu de ce ménage, dans cet antique hôtel provincial.

Ses parents avaient trouvé la mort dans un accident d’automobile.

Elle reçut une éducation singulière.

Son grand-oncle, M. de Saint-Armel, ayant été idéalement heureux dans son union lui vantait les femmes. Mlle de Saint-Armel, ne pouvant oublier la cruauté de son fiancé, ne passait pas de jour, sans dire du mal des hommes.

Un seul était bien : son frère.

Armelle vivait donc dans le mépris de ses contemporains et dans l’admiration de ses contemporaines. Elle se croyait elle-même une divinité étant femme.

Ce qui aggravait le cas de Mlle de Saint-Armel aînée, c’est qu’elle avait une propension à dédaigner tout ce qui ne tenait pas à l’aristocratie. Ayant eu des aïeux aux Croisades, elle trouvait volontiers que la particule apportait un certain nombre de qualités que ne possédaient pas les roturiers à leur naissance.

Son frère. M. de Saint-Armel, avait cependant épousé une jeune fille au nom quelconque. Mlle Joronel, mais, du moment qu’elle avait vécu sous le pavillon des Saint-Armel, elle était devenue tabou C’était la plus sainte et la plus aimable des femmes, et elle était morte à quarante ans, auréolée de toutes les vertus.

Mlle de Saint-Armel aînée estimait que c’était une exception.

La petite Armelle, élevée dans ces idées fausses, arriérées, se formait une opinion à peu près semblable à celle de sa tante, n’ayant jamais entendu autre son de cloche.

Elle vivait solitaire, puisque les jeunes filles à particule manquaient dans la ville.

Elle ne parlait à personne, et s’apercevait que le monde existait quand elle se rendait à la messe presque chaque matin.

Elle ne s’ennuyait pas. L’hôtel qu’elle habitait était vaste, plein de recoins mystérieux et de souvenirs étonnants. Elle retrouvait de vieilles robes de damas, d’antiques perruques à marteaux, des armures. Elle allait de découverte en découverte et ne tarissait pas de questions sur ses ancêtres dont elle contemplait les portraits avec intérêt.

Elle avait vingt ans depuis quelques jours, et en paraissait seize en son corps mince, en son visage aux grands yeux candides.

Sa joie, quand venait le printemps, était d’aller au parc en dehors de la ville. Là aussi, elle découvrait des merveilles parmi les fleurs, les plantes et les arbres que la famille de Saint-Armel avait toujours cultivés avec amour.

Tout le terrain des jardins avoisinants leur appartenait naguère, mais petit à petit, ils en avaient morcelé une partie pour en faire don à l’un ou à l’autre. C’est pourquoi l’on entrevoyait parfois, dans quelque enclos, couvert de légumes, un beau cèdre qui étonnait, ou un magnifique chêne qui semblait poussé là par erreur.

Armelle passait ses journées d’été dans cette enceinte, miraculeuse par ses plantations.

Sa tante l’y accompagnait, ainsi que le lévrier. Ces demoiselles arrivaient en voiture, une ancienne calèche, traînée par des chevaux fringants dont Arsène, le vieux cocher, était orgueilleux.

De son siège, il toisait les automobiles. avec un sourire dédaigneux, et quand il en apercevait une en panne, sa joie sarcastique ne connaissait plus de bornes il offrait ses chevaux pour traîner ceux du moteur.

Armelle aimait beaucoup cette promenade. Mais elle n’était pas longue, aussi demandait-elle parfois à sa tante de la prolonger en faisant le tour par les remparts.

Mlle de Saint-Armel aînée s’ inquiétait de savoir si les chevaux pourraient supporter cette course.

Le vieux cocher ne riait pas, parce qu’il était stylé, mais il eût aimé répondre :

— Fatigués ? mes chevaux ! Mademoiselle ne sait pas ce qu’elle raconte !

À la place de cette boutade, il disait respectueusement ;

— Mes chevaux pourront même faire une course plus longue, si Mademoiselle le désire.

— Oh ! non… oh ! non… ce serait beaucoup trop !

Mlle de Saint-Armel aînée pensait à ses propres jambes qui commençaient à sentir leurs soixante-dix ans.

Mlle de Saint-Armel cadette aurait voulu effectuer tout le trajet à pied, mais une jeune fille de grande maison ne pose pas ses talons à terre, si ce n’est dans les allées de son domaine.

Ce parc si merveilleux possédait des limites qu’Armelle trouvait maintenant assez restreintes. Le jardin qui entourait l’hôtel avait suffi à ses jeunes ans. et, actuellement, le Parc, aux abords de la ville, devenait étroit à sa jeunesse.

L’esprit, l'âme, le cœur de la jeune fille s’entr’ouvraient. Ils avaient besoin d’espace.

Armelle se demandait pourquoi elle n’avait pas d’amies et pourquoi tous les hommes étaient des monstres. Elle ne comprenait pas bien ces choses, car elle avait encore une intelligence comprimée.

— Ma tante, ce monsieur qui vous a demandée en mariage, était méchant ?

Le mot méchant avait, dans la bouche d’Armelle, la signification du « gros loup qui fait peur ».

— Mais non, ma tourterelle, il était fort gentil.

— Alors, pourquoi vous a-t-il causé cette peine ?

— Le cœur des hommes est un mystère, soupirait la pauvre tante.

— Je ne puis comprendre qu’on ne tienne pas sa parole ! s’écriait Armelle, dont le sentiment de l’honneur s’augmentait de cette circonstance.

— Je suis bien de ton avis, ma toute belle, mais les hommes n’ont pas de ces délicatesses. Que leur importe qu’une pauvre femme souffre ! Ils broient des cœurs sans s’en soucier.

— C’est terrible, ma tante !

— Mais oui, mon enfant.

— Il était cependant bien né ! murmura Armelle. qui ne parvenait pas à s’assimiler ce non-sens.

— Je crois bien ! sans quoi l’aurais-je accepté ? répondit avec dignité Mlle de Saint-Armel aînée.

Armelle se tut. Tout lui paraissait énigmatique et plein d’embûches. Elle vivait dans une crainte perpétuelle des événements.

— Ma tante, demandait-elle encore, sollicitera-t-on ma main ?

— Je n’en sais rien, ma fée. mais, dans tous les cas. souviens-toi de ce que je t’ai dit ; tous les hommes sont fourbes et menteurs.

Armelle soupirait.

— Mais, reprenait-elle, pourquoi, dans les livres, une jeune fille trouve-t-elle si aimable, si doux, un jeune homme qu’elle ne connaissait pas et qui vient lui assurer qu’il l’aime ?

— Ce sont des romans ! s’exclamait Mlle de Saint-Armel, donc des fantaisies. La réalité est tout autre.

— Que tout cela est donc bizarre ! murmurait pensivement la jeune Armelle.

Après un instant de silence, la jeune fille reprenait :

— Ainsi un jeune homme me demanderait en mariage, je devrais le refuser ?

— Je te le conseille ! Comment serais-tu plus heureuse qu’avec nous !

Mlle de Saint-Armel aînée ne pensait plus à ses soixante-dix ans passés en face des vingt printemps d’Armelle. Il lui semblait que l’éternité se profilait devant elle et que l’état actuel des choses durerait.

— Il est certain que je ne veux pas être malheureuse, prononçait avec autorité la jeune fille, je n’ai que faire des mensonges des hommes, et si l’un d’eux veut m’épouser, je saurai lui montrer toute l’incrédulité que j’ai pour ses histoires,

— À la bonne heure !

— Ma bonne tante, j’irai plus loin ! Je veux que ce monsieur, qui aura l’audace de lever les yeux sur moi, soit agréé.

— Oh ! Ciel !

— Attendez, ma tante. J’affecterai de l’aimer… mais ce sera un jeu. Je veux vous venger. Un homme vous a fait souffrir… je ferai souffrir un homme.

— Ma chère petite…

Mlle de Saint-Armel aînée, pour manifester sa reconnaissance éperdue, serra sur son cœur Mlle de Saint-Armel cadette, sans réfléchir que les sentiments de l’une comme de l’autre étaient indignes de bonnes chrétiennes d’abord et du nom qu’elles portaient ensuite.

Armelle paraissait contente de sa résolution. Elle pensait qu’elle serait ainsi fort utile dans la vie.

Elle oubliait quelque peu les leçons de son catéchisme, mais elle pensait qu’une Saint-Armel a le devoir de laver une injure faite à son nom. Seule représentante de la famille, elle ne pouvait compter que sur soi pour cette tâche.

Ce fut un but. Elle attendait avec impatience celui qu’elle leurrerait. Une autre préoccupation la hantait : le manque d’amies. Sa nature la portait à être sociable, mais, dûment chapitrée par sa grand’tante. elle n’osait r«ére soulever une discussion à ce sujet.

— Il n’y a donc pas une jeune fille que je pourrais fréquenter dans la ville ?

— Mais non, ma jolie… dans nos milieux. il n’en est plus… elles sont mariées ou bien au couvent. Il y a trois ans que Mlle de Rolège a quitté sa famille pour le voile, et, depuis, personne de ton âge ni de ton rang, n’habite la ville.

— C'est bien fâcheux !

— Est-ce que le temps te semblerait long entre ton oncle et moi, ma petite chatte ?

— Oh ! que pensez-vous là, ma bonne tante !

Armelle n’exprimait pas la vérité par affection. Elle commençait par trouver que son existence était monotone.

Elle reprit :

— Vous savez, ma tante, combien je vous chéris tous les deux, mais mon oncle, quand je veux un peu voyager, me répond : ce n’est plus de nos âges, mon enfant, et vous-même, bonne tante, quand je vous demande d’effectuer une course un peu longue, vous vous récriez. Il me semble que mes pieds aimeraient… que j’aimerais… à tout prendre, je ne sais pas ce que j’aimerais !

Armelle s’était arrêtée en voyant les traits de sa tante s’assombrir. Elle eut peur de la tourmenter et elle reprit la conversation sur des sujets moins personnels. L’âge d’Armelle lui permettait d’espérer presque sans espoir. Elle était décidée a passer sa vie sans surprise dans l’hôtel où on l’avait recueillie, mais malgré cet avenir, tremblotait au fond de cette obscurité la flamme magique de l’espérance.

Cependant ses paroles avaient fait du chemin dans l’esprit de sa tante.

Elle se souvint de ses vingt ans et elle évoqua le cercle de jeunesse qui l’entourait. Il y avait Solange. Anne, Edmée, Stéphanie et d’autres. L’on se voyait de château à château, on se donnait rendez-vous l’hiver, aux chasses où leurs pères se rendaient. On se retrouvait à quelque bal que l’une de ces dames donnait pour l’anniversaire d’une de ses filles. Les parents étalent jeunes, la cordialité s’entretenait. Temps d’insouciance, de gaité qu’Armelle n’avait pas.

Oui, mais la jeune fille ne voulait pas se marier. Elle avait toujours été sérieuse et semblait plutôt indifférente. La bonne demoiselle ne s’avisait pas que sa petite-nièce se haussait à l’unisson de ses hôtes.

Mlle de Saint-Armel en concluait que ses plaintes, au sujet du manque d’amies, étaient surtout de la curiosité. Le remords, pourtant, naissait dans le cerveau de la tante.

— Armand, dit-elle à son frère, un soir, faisons-nous bien de garder pour nous seuls notre Armelle ?

— Eh ! quoi, ma sœur, voudriez-vous la marier ?

— Oh ! que non… d’ailleurs, elle n’y tient point, et puis, vous savez qu’une pareille idée ne me viendrait pas. J’ai trop souffert pour exposer ma nièce à une semblable éventualité.

— Mais, chère Éléonore, toutes les femmes ne sont pas malheureuses. Mme de Saint-Armel, ma femme, ne s’est jamais trouvée dans une posture de martyre. Je l’aimais.

— Vous savez, mon frère, que vous faites exception… mais ce n’est point de cela que je vous veux entretenir. Il s’agit de distraire cette enfant. Faut-il lui chercher des amies ?

— C’est votre affaire.

— Trouveriez-vous bon que je choisisse quelques relations dans la ville ?

— Je n’y verrais aucun mal ! répondit en souriant le marquis.

Mlle de Saint-Armel ne fut pas plus avancée après cette conversation. Elle jugea que son frère n’était pas très bon conseiller, puisqu’il s’était mésallié. Sa femme, il est vrai, avait sa mère qui était née, mais, malgré cet avantage, l’opinion de M. de Saint-Armel pouvait être contestable.

La meilleure solution était d’aller voir M. le chanoine Desormal, homme de grand bon sens.

Elle s’y empressa.

— Monsieur le chanoine, je viens vous demander conseil.

— Je suis à vos ordres, mademoiselle.

— Vous connaissez ma petite-nièce.

— Une bien charmante enfant.

— Elle est bien seule.

— Je l’ai pensé souvent.

— Nous voudrions lui voir quelques amies.

— C’est une excellente idée.

— Pourriez-vous m’aider à lui trouver quelques compagnes bien élevées ?

— C’est une responsabilité ! répliqua le chanoine en souriant.

— J’eusse aimé des jeunes filles de notre milieu, malheureusement, en ce moment, les nids sont vides.

— Eh ! oui… nous avons marié la dernière, voici deux ans. Il y a bien encore Simone de Querville, mais elle n’a qu’une douzaine d’années et ce serait un peu jeune.

— Oui… et aussi enfant que soit ma petite-nièce, elle ne s’accommoderait pas de cette petite.

— Je connais trois jeunes filles d’une vingtaine d’années, qui ne se quittent guère et qui sont fort correctes pour ces temps modernes. Elles ne causent aucun scandale, ne fument pas…

— Oh ! monsieur le chanoine !

— Eh ! oui, chère mademoiselle, ces jeunes filles ne fument pas, ce qui est rare par ce temps d’émancipation, car les dames fument.

— Je ne savais pas cela !

— L’indépendance fait des progrès et vous restez en arrière, mademoiselle. Ces trois amies ont des mères sérieuses qui ont su garder quelque autorité et elles ont permis seulement les cheveux coupés.

— C’est beaucoup.

— Ce n’est rien… elles vont au bal avec leurs parents et uniquement dans des maisons amies… elles n’y vont pas seules, comme c’est la mode et ne se font pas accompagner par des jeunes gens.

— Que me dites-vous là ! puis-je en croire mes oreilles ?

— Croyez… croyez… ces jeunes filles sont donc fort bien élevées. Elle se nomment Louise Darleul, Roberte Célert et Cécile Roudaine.

— Louise d’Arleul, avec particule ?

— Non. mademoiselle, sans quoi vous la connaîtriez.

— C’est maigre comme rang social.

— Oh ! mademoiselle ! je vous ai souvent mise en garde contre ces préjugés. Nous ne sommes plus des féodaux et il y a longtemps que ces démarcations de classe ne sont plus de mode. Puis, qui nous dit qu’un ancêtre de ces demoiselles n’a pas été aux Croisades ? et qu’un des vôtres n’a pas été, lui, un simple artisan ?

— Oh ! monsieur le chanoine !

— Pas d’orgueil, chère mademoiselle. Jésus était fils de charpentier et il s’en flattait. Vous avez le devoir de ne pas laisser s’étioler la petite enfant que vous avez recueillie, et il vous est défendu de vous arrêter devant des question aussi mesquines.

Ainsi admonestée, Mlle de Saint-Armel se retira, sans plus rien dire, un peu humiliée pourtant d’être obligée de faire des avances à des personnes de peu. selon elle Cependant, elle reconnaissait que la situation des familles, l’honorabilité et la fortune étaient de tout premier ordre.

Pourtant, elle hésita. Elle pria, elle attendit, elle guetta sur le visage d’Armelle, la moindre trace d’ennui. Mais il lui semblait qu’elle n’y découvrait plus rien et elle se tranquillisait, remettant au dernier moment le sacrifice qu’elle devrait consentir pour envoyer une invitation aux trois jeunes filles.

Ce jour-là, Armelle alla au parc avec sa tante et Agal. Elle s’amusa de tout ; elle découvrit des plantes nouvelles et elle se promit de couper une belle gerbe de fleurs.

Le beau jardin présentait un cadre captivant de lumière et de paix. Armelle aurait voulu y séjourner pour jouir des couchers de soleil féeriques qui invitaient à la poésie du rêve. Mais il fallait s’arracher de cette oasis délicieuse et regagner dans la voiture antique l’hôtel ancestral d’où une poésie plus sévère se dégageait.

Armelle eut soudain une fantaisie. Elle n'avait jamais ouvert cette petite porte, qui, comme une encoche dans le mur, excitait la curiosité parce qu’elle en rompait la monotonie.

De ses mains blanches, elle fit glisser le gros verrou.

D’abord, elle n’aperçut que le chemin, puis le scintillement de clarté qui l’éblouit après l’ombre des marronniers sous lesquels elle se trouvait.

Puis Agal s’élança et Armelle entrevit, avec une confusion extrême, un jeune homme qui venait vers elle. D’un coup d’œil plus rapide que l’éclair, elle remarqua sa silhouette élégante et son visage grave.

Elle ne put retenir le lévrier et elle le vit, avec horreur, qui happait la main plus morte que vive, elle ne put articuler une parole, puis un dédain passa dans son regard, parce que c’était là un homme pour qui elle ne devait avoir que mépris… Et une tristesse voilà ce regard, parce cet homme représentait la jeunesse, la force et la vie.

Elle referma la porte comme on scelle un tombeau. Son cœur battit plus lentement.

De l’autre côté du mur, elle entendit les paroles de ce passant : « Est-ce vraiment une délicieuse jeune fille qui m’est apparue, ou suis-je un petit garçon qui lit un conte de fées ? »

Elle tressaillit, émue. Un sourd remords l’agitait. Des sensations mal définies tourbillonnèrent dans sa pensée.

Elle cherchait à se dire : C’est un homme, un de ceux qui ont fait du mai à ma tante qui est si bonne, mais pourquoi m‘a-t-il trouvée délicieuse ?

C’était le premier compliment qu’elle entendait, le premier hommage rendu à sa personnalité. La candide jeune fille se disait Que cet inconnu devait être sincère, puisque même sa main mordue ne l’avait pas empêché de le proférer.

Une honte lui vint de n’avoir pas été plus charitable. À quoi lui servait d’écouter des sermons où l’on prêchait la charité, si c’était pour laisser un passant sans secours ?

Que sentait-elle dans son cœur qui luttait avec le projet de venger sa tante ?

Les jours du passe lui parurent ternes à côté de ce soir, où, à l’encontre de toute prévision, une aurore se levait en elle.

— Qu’est-ce que tu as, ma petite chérie… tu parais toute troublée ?

Armelle mentit. Il ne fallait pas avouer qu’Agal avait blessé un passant. Il lui semblait que cette scène devait être un secret. Elle craignait le dédain de Mlle de Saint-Armel pour ce promeneur et elle ne voulait pas que sa tante lui déflorât son rêve. Il devenait son bien propre, caché dans l’asile de son cœur.

Elle répondit d’une voix lente :

— Agal a failli tuer un lapereau qui regagnait son terrier.

Mlle de Saint-Armel savait sa nièce sensible, et elle n’alla pas plus loin dans ses questions.

Il était tard. Ces dames reprirent leur voiture pour le retour. Armelle soutenait la conversation avec une gaité feinte, alors qu’elle eût voulu rester silencieuse pour évoquer les instants précédents.

Elle risqua :

— Je suppose que tous les hommes ne sont pas méchants, le monde serait trop vilain. Ainsi, mon oncle…

— Il y a ton oncle, trancha Mlle de Saint-Armel, et c’est tout. La plupart des femmes sont malheureuses.

La bonne demoiselle parla d’abondance sur ce thème. Armelle en conclut qu’il fallait beaucoup se méfier, car plus les hommes se montraient aimables, plus ils cachaient leurs vices.

Quel abîme de perversité pouvait représenter un homme qui vous qualifiait de délicieuse !

Le cœur de la jeune fille pantelait sous ce virulent réquisitoire qui se termina par une nouvelle variante de la propre défaite de sa tante, par l’humiliation d’avoir été délaissée par ce fiancé, à l’aube de sa jeunesse. Avoir vingt ans et souffrir !

Le cœur compatissant d’Armelle fut vaincu. Les pleurs qui humectaient les yeux de sa compagne ont effacé l’attrait, la pitié pour l’inconnu.

Que pensait-elle là ! Avoir un remords pour ce passant, cruel sans doute comme tous ses pareils.

Une de Saint-Armel ne doit pas avoir de ses élans, permis seulement aux roturières. Une de Saint-Armel ne doit pas oublier qu’elle est vouée à l’honneur de son nom et que l’on venge une offense sur celui que Dieu vous envole comme victime.

Tel fut son raisonnement. Les jours qui suivirent furent assez tumultueux pour son esprit, mais elle chercha, en toute loyauté, à effacer cet événement de son âme.

Elle causait cependant avec Agal de la rencontre fortuite et mettait un de ses doigts entre les mâchoires du chien afin qu’il la mordit.

Le lévrier ne comprenait rien à ce nouveau jeu et n’avait garde de refermer ses puissantes tenailles.

Elle restait encore songeuse par moments. Sa tante surprenait parfois ces rêveries, ces silences, ces airs soudain sérieux, et elle se persuada que, décidément, Armelle avait besoin d’amies.

Avec un serrement de cœur, à la pensée de « déroger » elle fit un dernière enquête discrète sur Mlles Darleul, Célert et Roudaine, et il n’y eut qu’un cri pour déclarer qu’elles étaient, toutes trois, des jeunes filles inattaquables.

Alors, dans une espèce d’hallucination, Mlle de Saint-Armel envoya trois invitations.

Louise Darleul avait bien spécifié qu’elle ne retournerait pas au musée, mais son intention était d’en éloigner ses compagnes. Elle avait calculé que n’y allant pas, ni Roberte, ni Cécile ne s’y risqueraient sans elle.

Consciente de conduire l’aventure, elle était convaincue que ses amies s’abstiendraient.

Elle sortit donc de sa maison et entra sous la porte du musée. Elle comptait sur sa vivacité, sur son audacieuse espièglerie pour amener l’inconnu à dévoiler son identité dans ce tête à tête.

Il était là quand elle franchit le seuil de la salle. Il leva les yeux, et ses sourcils eurent une contraction en la voyant seule. Mais il ne dit rien. Elle s’installa posément, puis parla :

— La retouche que vous m’avez faite hier m’en impose tellement, que je ne sais si Je dois encore travailler à mon esquisse.

Il rit gaiment en répondant :

— C’est une affaire d’appréciation de votre part.

Un silence régna, puis Louise reprit :

— Mes amies n’ont pu venir.

— Ah !

— Cécile est jolie, n’est-ce pas ? C’est la brune.

— Très jolie ! prononça laconiquement le jeune homme en posant un paquet de couleur au premier plan de son tableau. Louise Darleul nota, non sans plaisir, que le nom et le visage de Cécile paraissaient fort indifférents à l’inconnu. Elle en eut une certaine satisfaction, et elle allait continuer la conversation, quand la porte s’ouvrit devant Roberte.

La surprise et l’embarras de Louise furent considérables, mais ce ne serait pas la peine de passer pour une mondaine accomplie, si on ne savait pas dissimuler ses plus pénibles impressions.

— Vous avez pu vous rendre libre ? demanda-t-elle gracieusement à son amie.

— Oui.

Le coup d’œil qu’elle lança à la questionneuse n’eut d’égal que celui qu’elle en reçut. Elles étaient toutes les deux coupables. Ce petit duel n’empêchait pas les sourires.

Roberte s’assit. Elle déplorait de n’avoir pu être seule pour causer librement avec le peintre.

Alors qu’un silence quelque peu réfrigérant régnait dans la salle, Cécile Roudaine, nonchalamment, s’encadra dans la porte.

Elle eut un léger cri d’étonnement en apercevant ses amies et s’élança vers elles en disant :

— Je suis heureuse de vous trouver !

C’était elle qui masquait le mieux son ennui de surprendre celles qu’elle ne croyait pas là.

Elle avait laissé son bagage chez le concierge, estimant qu’il serait toujours temps de s’en munir si la salle était, occupée seulement pour l’inconnu dont elle désirait déchiffrer l’énigme.

— Qu’y a-t-il donc ? entendit-elle, en réponse à ses paroles.

Elle dit, en cherchant ses mots :

— Mon père est rentré hier soir de Paris. Toute la capitale est en effervescence.

— Ah ! et pourquoi ? questionnèrent les jeunes filles.

— Pourquoi ? et elle coula un doux regards vers le peintre, qui, à ce moment précis, leva les yeux vers elle.

— Parce qu’on recherche un assassin des plus dangereux, qui a toutes les allures d’un homme du monde, élégant, distingué, beau, par surcroît.

— Oh !

Deux exclamations, puis quatre yeux qui dirigèrent, apeurés, leurs rayons vers l’inconnu.

Lui, tranquillement, poursuivait sa besogne.

Puis, elles eurent un battement de cils vers Cécile qui baissa les paupières, comme si elle affirmait. Alors, précipitamment, elles rangèrent leurs boîtes de peinture et s’enfuirent, effarouchées comme des oiseaux à l’approche d’un humain cruel, en jetant un « au revoir » à la cantonade.

L’artiste les vit partir avec amusement.

Dehors, elles poussèrent une exclamation de soulagement.

— Vous croyez vraiment, Cécile… que…

— Je ne crois rien du tout. Je sais qu’on s’emploie à capturer un bandit qui a toutes les allures d’un gentleman, alors, n’est-ce pas, il faut se méfier.

— C’est terrible, murmura Louise en tremblant, comme les choses les plus simples peuvent devenir soudain les plus compliquées.

— Quand maman saura que nous étions dans la même salle qu’un assassin, elle en tombera malade, nerveuse comme elle est, murmura Roberte.

— Ah ! je n’ai pas dit que ce monsieur était l’assassin, se récria Cécile.

— Évidemment ! Mais vous avouerez que l’ostentation qu’il apporte à se cacher rend son identité équivoque ! répliqua Louise.

— Il me semblerait plutôt, reprit Cécile, qu’un homme malhonnête nous eût abreuvées de sa parfaite honorabilité, de ses relations et de sa parenté. Celui-ci se tait et c’est tout.

— C’est le bandit que l’on recherche, affirma Louise péremptoirement.

— Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Oui… reprit Louise, nos mères étalent si heureuses de nous voir employer notre temps.

— Nous n’avons qu’à attendre que l’assassin soit pris… et alors, nous recommencerons nos séances, décida Cécile avec calme.

— C’est on ne peut mieux pensé. Vous montez chez moi, chères amies ? acheva gracieusement Louise.

— Pour mon compte, impossible. Je suis venue en courant et je repars de même, dit Cécile.

Moi. je vais rentrer tout de suite, me souvenant que maman doit aller chez la préfète.

— C’est vrai, je n’y pensais plus ! Ils s’en vont quand, nos préfets ? demanda Louise.

— Dans quelques jours.

— Et le remplaçant ?

— On ne le connaît pas encore.

— Pourvu qu’il ait de la famille… c’est plus gai une préfecture avec famille. C’est une maison où l’on reçoit, où l’on danse ! s’écria Roberte.

— Prions pour que cela soit ainsi, et nous passerons un excellent hiver ! termina Cécile.

Les trois jeunes filles se séparèrent. Cécile Roudaine affecta de s’en aller en compagnie de Roberte, puis, à la croisée de deux rues, elle la quitta.

— Au revoir, Roberte… je vous reverrai tout à l’heure chez la préfète.

— Entendu.

Paisiblement, la jeune fille revint sur ses pas. et dédaignant le guet possible de Louise Darleul, elle rentra dans le musée.

Si son amie lui faisait quelque objection à ce sujet, il lui serait aisé de lui dire qu’elle avait oublié ses instruments de peinture chez le concierge.

Mais elle calculait que Louise, l’esprit rempli par le scandale qu’elle venait de soulever, ne s’occuperait que de la tournure que pouvait avoir ce brigand.

Cécile pensait juste. Louise n’était pas à son observatoire. Elle fouillait les journaux, cherchant fiévreusement le portrait de l’homme que l’on avait en vue.

Pendant ce temps, Mlle Roudaine, de son pas élastique et silencieux, était rentrée dans la salle, où le mystérieux étranger s’appliquait toujours à son œuvre. Elle avait sa boîte à la main et se présentait comme une élève studieuse.

— Encore bonjour, monsieur.

— Bonjour, mademoiselle !

Le joli sourire qu’eut le peintre ! La salle en fut illuminée.

Cécile développa son chevalet et, tout en accomplissant les rites nécessaires pour une longue pause, elle lança :

— Mes amies ont eu très peur.

Quand les trois jeunes filles parlaient entre elles, l’inconnu entendait parfois une phrase qui semblait s’adresser à lui, mais il n’y répondait pas.

Il pouvait ignorer qu’il était visé. Mais, dans l’occurrence, il savait qu’il était le seul interlocuteur. Il riposta donc :

— Peur… et de quoi ?

— Mais de cet assassin que l’on recherche.

— Ah ! elles le croient dans la ville ?

— Oh ! non… mais…

— Mais ?

— Elles ont cru peut-être qu’il était dans cette salle.

Les yeux se firent plus doux en prononçant cette phrase, comme s’ils attestaient : moi. je n’ai pas eu cette crainte… je sais que vous ne pouvez être qu’un jeune homme du meilleur monde.

L’inconnu ne parut pas s’émouvoir, ni de la méprise qui le confondait avec un indésirable, ni de la déclaration que paraissaient contenir les regards.

Impassible, un sourire sous sa moustache, il dit joyeusement :

— Ces demoiselles ont bien de l’imagination… cela leur rendra, d’ailleurs, les meilleurs services dans leur peinture. Elles auront des trouvailles.

Ce fut tout. Cécile Roudaine espérait mieux.

Elle pensait que son partenaire, en compensation de la confiance qu’elle lui témoignait, lui ferait, à son tour, des confidences.

Maintenant, elle était tout embarrassée et commençait aussi par avoir peur. Elle se demanda soudain si vraiment il n’était pas le bandit qui faisait des dupes, et qui par son physique avantageux, trompait les jeunes filles et abusait de la crédulité des grands personnages.

Elle l’examina à la dérobée. Non, elle ne pouvait se convaincre de la duplicité d’un tel homme. Il n’était qu’un modeste peintre, venu la pour copier cette fresque de Michel-Ange, égarée dans ce musée. Elle était renommée pour sa couleur et pour l’expression d’une tête de femme hagarde sous le désespoir.

Pourquoi cachait-il son identité 7

Était-ce simplement parce qu’on ne le lui demandait pas ?

Cécile n’osait pas risquer cette question. Son audace lui semblait déjà grande et elle courbait le front en songeant à la réprobation des personnes correctes.

Elle trouva intolérable ce mutisme dans lequel le peintre s’enfermait. Elle estima même qu’il manquait de politesse. Un jeune homme a le devoir de parler à une jeune fille quand elle est en face de lui et qu'elle est belle.

Cécile connaissait le pouvoir de sa beauté qui laissait peu de ses danseurs insensibles. Cet étranger ne s’apercevait donc de rien ?

Elle toussa pour s’éclaircir la voix et elle murmura :

— À peine reconnaît-on le modèle de votre peinture, monsieur ?

— C’est que je manque de personnalité, mademoiselle !

Ce fut répondu d’un ton moqueur.

— Je ne trouve pas… on dirait, au contraire, que vous ingéniez à faire absolument semblable.

Cécile s’arrêta subitement, honteuse de l’idée qu’elle pouvait faire naître. Ce peintre était sans doute un plagiaire. On l’employait, grâce a son talent, à copier des tableaux de maîtres, signature comprise.

Une horreur galvanisa Cécile. Elle se leva éperdue. entremêla ses brosses et les couleurs de sa palette. Le jeune homme, étonné, leva les yeux, la regarda et demanda simplement :

— L’assassin est-il réellement dans cette salle ?

Cécile ne répondit pas. Elle avait deviné la clef du mystère et elle n’avait qu’une hâte : s’en aller.

Se pouvait-il qu’elle eût pu croire une seconde que cet homme fût un mari possible pour elle !

Elle sortit du musée avec un soulagement. Elle rentra chez elle et accompagna sa mère au dernier thé de la préfète. Elle y rencontra Louise et Roberte.

Elle leur fit part de sa découverte présumée. Les deux jeunes ailes l'éecoutèrent gravement :

— Ce n’est pas mieux qu’un assassin, dirent-elles.

— Vous comprenez, reprit Cécile, que, dans ces conditions, il tait son nom. Il ne tient pas du tout à ce qu’on l’identifie plus tard, quand ses faux seront l’objet d’une poursuite.

— Je croyais, dit Roberte, que quand on fabriquait des faux, on s’enfermait soigneusement. Ce monsieur a l’air bien tranquille quand nous admirons sa peinture.

— C’est un roué. Qui nous dit qu’il ne prendra pas le vrai Michel-Ange, et qu’il ne le remplacera pas par le sien ? Pour un homme de cette espèce, tout est possible.

— Il faut appeler l’attention de nos pères sur ses agissements ! s’écria Roberte.

— Ne faisons pas de scandale dans le salon de la préfète. Elle nous envoie déjà son cadet. Vous savez qu’elle n’aime pas les apartés.

Un jeune garçon venait vers le groupe des trois jeunes files :

— Vous discutez un sujet âpre, mesdemoiselles ?

— Mais oui, Alex… du choix d’une robe.

— Oh ! la, la ! Les femmes ne pensent donc qu’aux chiffons ! s’exclama le collégien. J’aurais cru que vous agitiez la question de la peine de mort.

Ma mère m’envoie vous dire que vous vous occupiez des vieilles dames qui aiment la jeunesse.

Le jeune garçon ayant le dos tourné, Louise dit à mi-voix, rapidement :

— J’ai prévenu mon frère. Il a ri quand je lui ai raconté notre désir de savoir qui est ce jeune homme qu’il a remarqué aussi. Mais, comme il n’a pas les mêmes raisons que nous pour le trouver bien, il s’est moqué de moi et m’a dit : « Je saurai qui c’est… je n’ai qu’à le demander à l’hôtel où il gîte ! Pourquoi me gênerais-je ? * Il est parti pour son enquête, et vite revenu, il m’a conté : « Ce monsieur veut garder l’incognito, m’a déclaré M. Barolle, vous perdez votre temps à vouloir me faire parler, monsieur Darleul, mon client est un bon client et je tiens à lui. » Petite sœur, voilà le fruit de mes recherches… ne pense plus à ton beau jeune homme.

Louise s’arrêta.

— Hum ! la préfète nous lance des yeux féroces… il va falloir secourir les invalides. Mais, je me moque de ses foudres, puisqu’elle déménage la semaine prochaine. Attendez… encore un mot ! Jacques m’a dit qu’il viendrait nous voir au musée demain et qu’il ferait parler le mystérieux peintre. Maintenant, allons donner la joie de notre présence aux vieilles dames, en les débarrassant de leurs assiettes vides.