Armelle et Claude/XX

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 234-245).


XX


Claude était seul dans la chapelle de la salle. On partait le lendemain.

Il y avait un pâle soleil d’hiver, à peine une couronne de blancheur parmi les voiles gris du ciel. Nulle espérance ne semblait encore frissonner au cœur des arbres noirs et nulle gaîté sourire sur la peau rugueuse des champs. La mer se cachait derrière l’horizon. Les yeux allaient de préférence vers les tas de sel qui animent le marais comme des tentes innombrables où camperait une armée invisible. Et à droite, au bord d’une plaine, deux moulins aussi attiraient l’attention avec leurs mouvements désordonnés.

Tâchant en vain de s’intéresser au spectacle de la nature, Claude songeait à l’époque où tous deux compatissaient à l’air minable de petites plantes malingres. Pourraient-ils jamais s’émouvoir, eux que ne secourait plus l’exaltation de leurs âmes mêlées ?

Mais un effleurement le surprit : Armelle était auprès de lui sans qu’il se fût avisé de son approche. Silencieusement, par gestes doux, elle s’assit à côtés, lui entoura le cou de son bras, croisa les mains et s’appuya la tête contre son épaule.

Il défaillit de gratitude. Un peu de son mal s’apaisait. Il n’osa l’en remercier, tellement l’effarait le bruit d’une parole, et ils regardèrent ensemble le paysage morne dont les efforts du soleil aggravaient la mélancolie. Claude se souvint de minutes analogues où le destin leur avait permis la même félicité. Était-ce la dernière de ces minutes et devait-il attribuer à l’imminence de l’adieu cette grâce suprême ? Son angoisse imagina le retour à Paris, la vie solitaire, les doutes inévitables. Et l’idée, l’idée tenace revint. Il la chassa. D’autres visions cruelles accoururent.

Il tressaillit. Armelle se coulait peu à peu contre lui, souple, insinuante et câline. Se dominant, il fut attendri de la peine que supposait un tel accès d’abandon et ne voulut pas y répondre par quelque brutalité. Il évoqua leurs malentendus, son piège sournois un soir de démence, tout le drame obscur de leurs instincts. Il se renversa, car le parfum des cheveux blonds lui grisait le cerveau.

Bientôt Armelle l’enlaça si étroitement que, à travers l’étoffe lâche de la robe, il sentit s’écraser sur sa poitrine le gonflement de la gorge. Il ferma les yeux afin de ne pas voir du moins. Cependant elle entrait en lui de tous côtés par l’odeur de sa chair et par le rythmé de son souffle et par le seul fait de sa présence. Il fut sur le point de crier :

— Épargnez-moi, Armelle.

Les restes vacillants de sa volonté s’unirent contre tout ce qui pouvait décevoir la jeune femme. Il pensa qu’elle espérait en cette intimité pour ramener une dernière fois l’harmonie de leurs âmes et orner d’une belle émotion les heures laides du départ. Pas un geste ne la punirait de sa confiance.

Elle montait vers lui d’un glissement continu. À travers ses paupières closes, il devina son visage. Une haleine fraîche le frôla. Les lèvres devaient se tendre.

Ses bras se raidirent. Ses doigts s’agrippèrent au banc. Puis les lèvres vinrent. Elles se posèrent sur son front, sur ses tempes, sur ses joues, traçant un chemin de baisers qui s’approchait de sa bouche. Alors il comprit.

Il eut un instant le vertige. Le désir le secouait d’une onde de folie. Il allait céder. Mais ayant ouvert les yeux, il rencontra les yeux d’Armelle et ils lui parurent si gênés et si timides qu’une immense pitié l’envahit pour celle qui s’offrait. Il voulut se dégager. Brusquement, en un sursaut d’énergie nerveuse, elle le saisit et balbutia :

— Prends-moi Claude… oh ! prends-moi… je n’en puis plus, j’ai besoin de ton étreinte… prends-moi, mon Claude…

Elle cherchait ses lèvres. Elle le caressait de ses bras nus. Elle le tentait de sa gorge libre. Et c’était infiniment triste ce manège de vierge inhabile, aux gestes gauches et trop hardis, à la voix embarrassée, et qui donnait une impression chaste malgré l’impudeur de son acte. Il fut désolé. Comme elle devait souffrir pour obliger ainsi ses lèvres au mensonge et son corps à la comédie d’un désir qu’elle n’éprouvait pas !

— Ma pauvre Armelle, murmura-t-il.

Ces mots la bouleversèrent. Elle se redressa toute honteuse, resta quelques secondes debout, chancelante et comme blessée, puis s’abattit en gémissant :

— Pardon, Claude, pardon, c’est indigne de nous… Je voulais réparer le mal que j’ai fait en me refusant, car c’est bien ma faute… Mais pourquoi chercher à te tromper ?

Et elle lui dit :

— Écoute, Claude, il faut me prendre, vois-tu, nous n’aurons jamais le courage de nous séparer, nous nous aimons trop… Alors, si tu ne me prends pas, tu sais ce qui arrivera… choisis… ta maîtresse ou ta femme… Oh ! quelle chute, ce mariage ! prends-moi… je t’en supplie, prends-moi… tu n’as qu’à tendre la main, Claude, je te promets que je ne résisterai pas… je suis prête à ton baiser… prends-moi… mon Claude chéri…

Sa prière navrée le déchirait. Pourtant il n’était point tenté d’y obéir, et l’offre de ce qu’il désirait si éperdument ne le grisait pas, tellement il savait inutile tout espoir d’échapper au destin. Il dit, penché sur elle :

— Il est trop tard, mon aimée, ce ne serait plus une victoire de notre amour, mais une défaite de plus. Nous qui pouvions connaître cette joie en vainqueurs, le devons-nous, vaincus comme nous sommes ? Ne cédons pas à la peur puisque nous n’avons pas cédé au plus noble instinct. C’est le châtiment. Il fallait discerner notre devoir.

— Alors, nous sommes perdus ?

— Oui, Armelle, nous sommes perdus, acceptons le destin.

Elle se mit à sangloter et dans le silence de la tour, dans la paix de l’immensité, sa plainte semblait le rythme même de la douleur. Il sentait contre ses genoux les convulsions de sa poitrine. Ses mains étaient moites de larmes. Une heure peut-être s’écoula. Puis il versa sur elle le baume des paroles, car les plus amères engourdissent aussi les plaies.

— Oh ! ma pauvre Armelle, voilà un dénouement inattendu, et nous y arrivons bien meurtris, biens ulcérés, pleins de sentiments assez médiocres. Rien de ce qui nous y pousse n’est bien joli, c’est le respect de l’opinion, c’est la terreur de la solitude, c’est la jalousie, c’est le besoin de nous accaparer l’un l’autre… Oui, je l’avoue, Armelle, j’éprouve ce besoin d’amasser contre vous tous les droits possibles, non seulement ceux que me donne l’amour, mais aussi ceux que nous confère la société, Hélas ! nous avons voulu nous révolter contre elle et nous lui demandons secours maintenant. C’est que la révolte est un privilège dont bien peu sont dignes. Nous sommes, nous, ceux qui doivent vivre selon les règles, en suivant les chemins que la sagesse humaine a tracés pour la foule des êtres. On a établi une sorte d’amour. On a prescrit le genre des relations entre l’homme et la femme. Plions-nous à tout cela.

Le bruit des sanglots allait en s’atténuant. Claude n’y prenait pas garde, emporté par un grand désir de lumière.

— Et encore, prononça-t-il, nous aurions pu briser toutes ces chaînes, et d’une façon définitive. Mais il fallait nous soumettre du moins à la loi des sens. Plus on veut s’affranchir du côté de la vie et du côté de l’esprit, plus on doit se courber devant la nature. D’ailleurs l’instinct est toujours le plus fort, pourquoi s’insurger contre lui ? Il est si facile de le satisfaire ! Somme toute, il n’y a qu’une loi qui règle dans l’éternité les relations de l’homme et de la femme, une loi primordiale, à laquelle tout se rapporte, celle qui est selon la nature et selon la société, selon l’homme et selon la femme : c’est de faire des enfants.

Il la sentit tressaillir. Elle murmura :

— Claude, mon cher Claude…

Il avait dit un mot qui donnait à l’avenir une signification soudaine. Il avait ouvert une issue par où se hâta leur espoir avide. Ils eurent la vision de choses gracieuses, de bonheurs auxquels ils n’avaient jamais songé. Un but nouveau s’offrait à leurs efforts.

Armelle embrassa la main de son ami. Une exaltation transfigura Claude. Il attira contre lui la jeune femme, et, la soulevant à moitié, la baisa au front.

— Sois ma compagne, toi que j’aime, et lève-toi, car tu es mon égale. Que la vie, Armelle, nous soit bonne ! Nous serons, j’en suis sûr, époux indulgents et graves. Nous tâcherons de nous aimer simplement et de nous faire le moins de mal possible. Nous nous soutiendrons l’un l’autre aux heures de lutte et nous nous stimulerons aux heures de félicité. À poursuivre un rêve trop haut, nous avons du moins gagné bien des choses, de la bonté, de la clairvoyance, de l’émotion, de la foi, de la sincérité. Nous sommes conscients de nous. Je sais mieux qui tu es, et tu sais mieux qui je suis, et nous savons mieux ce que nous sommes nous-mêmes. La révolte n’est jamais vaine. On casse des entraves et quelques-unes seulement se reforment, et elles sont plus légères Sois ma compagne, Armelle, nous entrons ensemble dans un pays moins beau que celui de notre rêve, mais ou peut partout et toujours se bien conduire et trouver des joies belles et fécondes. Si nous n’avons pas atteint la vérité, nous l’avons vue, nous la connaissons et nous pouvons aider à la connaître. C’est un noble rôle, et c’est souvent le seul auquel sont propres ceux qui ne peuvent réaliser, c’est un noble rôle que de préparer les autres à la réalisation. Nous chercherons ceux qui semblent désirer une autre route, et nous leur parlerons, et ils seront les enfants de notre esprit. Et surtout nous espérerons en les enfants de notre chair. Notre but sera en eux et non plus en nous. Issus d’êtres meilleurs que ceux d’où nous sommes issus, ils seront mieux armés que nous ne l’étions. Tournons donc les yeux sans crainte vers l’avenir, Armelle… que notre amour perpétue notre race et que nos épreuves servent à la doter d’une âme plus forte.

Elle ne répondit pas. Il se tut également. Avec le son des paroles s’évanouit leur ardeur. Ils relâchèrent l’étreinte de leurs bras et l’union de leurs yeux. Et soudain ils redevinrent tristes comme ils l’étaient avant que s’allumât, ainsi qu’un phare, la lueur d’une espérance. Certes ils reprendraient courage, et l’enthousiasme qui avait dirigé leur regard vers un avenir meilleur, annonçait l’aurore d’une vie nouvelle et digne d’être vécue. Mais ils songeaient que cette vie, ils l’auraient pu conquérir tout en restant libres l’un de l’autre et sans se courber sous un joug inutile.

Leur cœur se serra. Ils se souvinrent de leur première rencontre à Guérande, en cette salle même, parmi les fantaisies de ce vieux cadre et le décor somptueux de leur imagination. Comme tout cela était bon, alors, et comme c’était loin d’eux !

À son tour Claude pleura. Sur sa joue, Armelle sentit les larmes qui tombaient une à une et venaient se mêler à ses larmes.