Art d’enseigner aux sourds-muets/Chapitre III

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CHAPITRE III.


Comment on apprend aux sourds-muets à entendre par les yeux, d’après le seul mouvement des lèvres, et sans qu’on leur fasse aucun signe manuel.

Les sourds-muets n’ont appris à prononcer nos lettres, qu’en considérant avec attention quelles étaient les différentes positions de nos organes à mesure que nous prononcions très-distinctement chacune d’elles ; ils ont compris qu’ils devaient faire en second ce qu’ils nous voyaient faire avant eux. Nous étions le tableau vivant à la copie duquel ils s’efforçaient de travailler ; et lorsqu’ils y réussissaient avec notre secours, ils éprouvaient dans leurs organes une impression très-sensible, qu’ils ne pouvaient confondre avec celle que produisait une autre position des mêmes organes.

Par exemple, il leur était impossible de ne pas voir de leurs yeux, et de ne pas sentir dans leurs organes que le pa, le ta et le fa y opéraient des mouvemens bien différens les uns des autres. Lors donc qu’ils apercevaient ces différences de mouvement sur la bouche des personnes avec lesquelles ils vivaient, ils étaient avertis aussi certainement, que ces personnes prononçaient un pa, ou un ta, ou un fa, que nous le sommes nous-mêmes par la différence des sons qui viennent frapper nos oreilles.

Or, il ne faut point s’imaginer que les consonnes dures, telles que sont p, t, f, q, s, ch, soient les seules qui produisent à nos yeux une impression sensible lorsqu’on les prononce en notre présence. Je conviens qu’elles nous frappent davantage ; mais les autres consonnes et les voyelles ont aussi leurs caractères distinctifs que nos yeux peuvent apercevoir ; ce que nous avons dit (chap. Ier) sur la manière dont on doit s’y prendre pour montrer aux sourds-muets à les prononcer, en est la preuve ; mais il est juste d’en donner une autre qui, étant une preuve d’expérience, fera sans doute plus d’impression sur nos lecteurs.

L’alphabet manuel n’est pas le seul que nous montrions à nos élèves : nous leur apprenons aussi l’alphabet labial. Le premier des deux est différent dans les différentes nations ; le second est commun à tous les pays et à tous les peuples ; le premier s’apprend en une heure, le second demande beaucoup plus de temps. Il faut pour cela que le disciple soit en état de comprendre et de pratiquer tout ce que nous avons dit sur la prononciation, dans le premier et le second chapitres.

Mais quand une fois il a compris toutes les dispositions qu’on doit donner aux organes de la parole pour prononcer une lettre quelconque, il importe peu que nous lui en demandions une, quelle qu’elle soit, ou par l’alphabet manuel ou par l’alphabet labial ; il nous la rendra également, et nous lui dicterons, lettre à lettre, des mots entiers par l’alphabet labial, comme par l’alphabet manuel. Il les écrira sans faute ; je ne dis pas qu’il les entendra, mais seulement qu’il les écrira, parce que je ne parle ici que d’une opération physique et d’un enfant qui n’est point avancé dans l’instruction.

Les sourds-muets acquérant cette facilité de très-bonne heure, et d’ailleurs étant curieux, comme le reste des hommes, de savoir ce que l’on dit, surtout lorsqu’ils supposent qu’on parle d’eux ou de quelque chose qui les intéresse, ils nous dévorent des yeux (cette expression n’est pas trop forte), et devinent très-aisément tout ce que nous disons, lorsqu’en parlant nous ne prenons pas la précaution de nous soustraire à leur vue. C’est un fait d’expérience journalière dans les trois maisons qui renferment plusieurs de ces enfants, et j’ai soin de recommander aux personnes qui nous font l’honneur d’assister à nos leçons, de ne point dire en leur présence ce qu’il n’est point à propos qu’ils entendent, parce que cela serait capable d’exciter l’orgueil des uns et la jalousie des autres.

Je conviens cependant qu’ils en devinent plus qu’ils n’en aperçoivent distinctement, tant que je ne me suis point appliqué à leur apprendre l’art d’écrire sans le secours d’aucun signe, d’après la seule inspection du mouvement des lèvres ; mais je ne me presse point de leur communiquer cette science : elle leur serait plus nuisible qu’utile, jusqu’à ce qu’ils aient acquis la facilité d’écrire imperturbablement, sous la dictée des signes, en toute orthographe, quoique ces signes ne leur représentent ni aucun mot ni même aucune lettre, mais seulement des idées dont ils ont acquis la connaissance par un long usage.

Avant qu’ils soient parvenus à ce terme, semblables à un grand nombre de personnes qui n’écrivent que comme elles entendent prononcer, et qui font par conséquent une multitude de fautes d’orthographe, ne sachant pas la différence qu’on doit mettre entre l’écriture et la prononciation, nos sourds-muets écriraient les mots selon qu’ils les verraient prononcer, d’où il résulterait nécessairement une confusion insupportable, non seulement dans leur écriture, mais même dans leurs idées.

Au contraire, ayant fortement gravé dans leur esprit l’orthographe des mots dont ils se sont servis cent et cent fois, et d’ailleurs étant bien et dûment avertis que nous prononçons pour les oreilles, mais que nous écrivons pour les yeux, ils savent qu’ils ne doivent point écrire ces mots comme ils les voient prononcer, de même que nous savons que leur prononciation ne doit point être la règle de notre écriture.

Et comme la matière dont on parle, et la contexture d’une phrase nous font écrire différemment des mots dont le son est parfaitement semblable à nos oreilles ; le bon sens, que les sourds-muets possèdent comme nous, dirige également leurs opérations dans l’écriture.

Il est aisé de concevoir que, dans le commencement de ce genre d’instruction, il est nécessaire 1o que le sourd-muet soit directement en face de son instituteur, pour ne perdre aucune des impressions que les différentes positions de l’alphabet labial opèrent sur les organes de la parole, et sur les parties qui les environnent ; 2o que l’instituteur force, autant qu’il est possible, ces espèces d’impressions, pour les rendre plus sensibles ; 3o que sa bouche soit assez ouverte pour laisser apercevoir les différens mouvemens de sa langue ; 4o qu’il mette une espèce de pause entre les syllabes du mot qu’il veut faire écrire ou prononcer, afin de les distinguer l’une d’avec l’autre.

Il n’est pas nécessaire qu’il fasse sortir de sa bouche le moindre son, et c’est toujours ainsi que j’en use. Les assistans voient des mouvemens extérieurs, mais ils n’entendent rien, et ne savent pas ce que ces mouvemens signifient ; le sourd-muet qui voit ces mêmes mouvemens, et qui en sait la signification, écrit le mot ou le prononce, au grand étonnement de ceux qui l’environnent.

Il est vrai que tous ceux qui parlent vis à vis des sourds-muets ne prennent pas toutes les précautions que nous venons d’expliquer, c’est ce qui fait qu’ils ne sont pas aussi clairement entendus ; mais 1o il suffit presque toujours, pour un sourd-muet intelligent, qu’il aperçoive quelques syllabes d’un mot et ensuite d’une phrase, pour qu’il devine le reste ; 2o l’habitude continuelle des sourds-muets avec les personnes chez lesquelles ils demeurent, facilite beaucoup la possibilité de les entendre ; 3o si les sourds-muets n’entendent pas autant qu’ils le pourraient, ce n’est pas leur faute, mais celle des personnes qui parlent devant eux, et qui ne prennent pas les précautions nécessaires pour se faire entendre.

En vain répondrait-on que ces personnes ne savent pas les dispositions qu’elles doivent mettre dans leurs organes, pour rendre sensibles aux sourds-muets les paroles qu’elles prononcent : sans doute elles ne le savent pas, et c’est pour elles une espèce de mystère ; mais elles les mettent machinalement (ces dispositions) dans leurs organes, sans quoi elles ne pourraient parler, et les sourds-muets (instruits) les apercevront toujours, tant qu’on ouvrira la bouche autant qu’il sera nécessaire, et qu’on parlera lentement, en appuyant séparément sur chaque syllabe.

Nous avons cette complaisance pour les étrangers qui apprennent notre langue, et qui commencent à l’entendre et à la parler ; et de leur côté, ils font la même chose avec nous, tant que la leur ne nous est pas familière. Pourquoi n’en userons-nous pas de même avec les sourds-muets, nos frères, nos parens, nos amis, nos commensaux ? et ne serons-nous pas assez récompensés de cette espèce de gêne, si tant est qu’elle mérite ce nom, par la consolation qu’elle nous donnera de remédier en quelque sorte au défaut de leurs organes, en leur fournissant un moyen de saisir par leurs yeux ce qu’ils ne peuvent entendre par leurs oreilles ?

Je crois avoir rempli la double tâche que je m’étais proposée, qui consistait 1o à présenter la route qu’on doit suivre pour apprendre aux sourds-muets à prononcer comme nous toutes sortes de paroles ; 2o à faire connaître comment on pouvait parvenir à rendre sensibles à leurs yeux, et intelligibles à leur esprit, toutes les paroles qui sortent de notre bouche, mais qui ne font aucune impression sur leurs oreilles.

Puisse ce fruit de mon travail être de quelqu’utilité, jusqu’à ce que d’autres instituteurs aient répandu plus de lumières sur cette matière importante ! Fiat, fiat.

FIN.