Art et Métier/01

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Art et Métier
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 799-829).
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ART ET MÉTIER

L'IDÉAL ET L'AVENIR DE L'ART

On a beaucoup écrit sur l’art… même et surtout ceux qui n’y entendent rien. Si j’ose m’en mêler à mon tour, c’est seulement, — une fois n’est pas coutume, — pour le faire en artiste, j’entends en homme du métier, qui a mis la main à la pâte, comme on dit à l’atelier, et, n’eût-il fait qu’entrevoir en son sincère labeur la lointaine beauté des choses, qui sait du moins ce dont il parle et parle de ce qui le regarde. Nous autres artistes, nous comprenons mal en effet que des indiscrets, nous disons volontiers des profanes, se permettent de juger à tout propos des vérités les plus hautes de notre art, et nous aurions souvent envie de nous fâcher de l’air qu’ils se donnent de vouloir nous diriger, si nous n’aimions mieux sourire de la prétention qu’ils ont de connaître, sans les avoir jamais apprises, les choses les plus techniques de notre métier. Orgueil si l’on veut, mais de cet orgueil est fuite la confiance, ou la conscience de l’artiste, et sa dignité.

C’est que l’art, pour toute âme haute ou seulement sincère, est avant tout, est toujours un acte de foi. Aimer et croire, n’est-ce pas la raison profonde de penser et d’agir ? Le Beau, je le crois fermement, est une communion où viennent les plus libres esprits ; et tout artiste, si indépendantes que soient sa pensée et son action, est toujours, dans une certaine mesure, solidaire de tous les artistes. Il y a vraiment une religion de l’art, et il n’y a pas d’art sans une religion de l’esprit, qui est l’idéal. Pour nous qui le servons et qu’un même amour unit sous la diversité des âmes, notre joie nous suffit, ou noire peine, à toujours chercher, à désirer toujours. Le travail, cette rédemption de chaque jour, est notre santé intellectuelle, et au fond peut-être notre meilleure récompense.

Souvent nous nous plaisons à deviser de ces choses, entre amis, dans l’atelier tiède encore du labeur de la journée, à cette heure indécise où la nuit qui descend efface doucement devant nos yeux l’ouvrage commencé, et prolonge en rêveries plus hautes l’effort toujours imparfait. Il nous semble alors qu’un pouvoir mystérieux, qu’une singulière vertu, invisible et présente sous les formes, sous les couleurs, sous les sons, relie en une symbolique fraternité toutes nos tentatives dissemblables, comme le Feu, symbole de l’Esprit, unit entre eux tous les métiers, transforme et féconde la matière entre les doigts de l’ouvrier, verse la lumière et la chaleur sur le travail sacré. Nous aimons à songer que ce feu spirituel et l’autre ne sont peut-être qu’une seule et même manifestation de la force supérieure ; ici, vivifiant la créature, là, expliquant la création, comme la foi vivifie l’amour, comme la prière explique Dieu. N’est-ce qu’un songe ?… Non, sans doute ! Une loi certaine, inconnue, préside aux évolutions du Beau, comme aux mouvemens des corps ces lois physiques que la science a déjà pu reconnaître et définir. Une force cachée, pardessus nos volontés, dirige vers un même but tous ces rêves épars, tous ces appels à la Beauté, tous ces instinctifs besoins du Vrai. Une merveilleuse puissance d’aimer survit à tous les abaissemens. C’est l’art vainqueur : Ars ruinæ superstes !


I

L’art n’est en effet qu’une forme de l’amour : ainsi doit-on nommer d’un mot unique, d’un mot souverain, cette force sacrée, en qui se définit le triomphe du Bien sous l’apparence du Beau. Si la Nature seule, dans le mouvement universel, apparaît immortelle et féconde, sans la parole de cet être mortel, l’homme, qui la nomme, sans la tendresse de cette âme passante qui la juge, que vaudrait cette immortalité ? Tout s’épanouit et se renouvelle sous le soleil de vie. Ce n’est peut-être qu’un admirable spectacle, mais dont la meilleure gloire est encore le témoignage du plus humble spectateur. Pour l’artiste le monde n’est qu’un divin paysage où l’être, frère des arbres et du ciel, passe en chantant ou en pleurant ! Atmosphère des sens ou atmosphère des idées, c’est toujours dans l’insaisissable espace que vivent pour lui les réalités ou que montent ses rêves. Il écoule, et les choses lui parlent ; il voit, et la vie prend pour lui un sens tout nouveau ; il aime, et son amour est utile, et son œuvre est bonne. Aimer, n’est-ce pas, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre physique, créer après Dieu, comme Dieu, un être, une forme, un verbe ? C’est une loi inéluctable que tout doit, pour vivre, s’incarner à un certain moment dans une forme certaine. L’Idée n’y échappe pas plus que l’Être. Tout se réduit, en somme, à cette formule unique : dans la vie physique, pas d’être sans matière, pas d’âme sans l’enveloppe d’un corps ; dans la vie intellectuelle, pas d’idée sans l’enveloppe d’une forme ; ce que je traduirai : pas d’art sans métier. L’équilibre c’est toujours la loi de la vie et de la vérité, et par conséquent, de la Beauté. Si l’Art, en effet, n’est qu’une rare et supérieure puissance d’aimer, c’est-à-dire de connaître par l’amour la mystérieuse beauté des choses, et de refaire en esprit, même sous l’apparence des formes passagères, l’œuvre de la nature, le Métier est la précise faculté de transformer la matière au gré de cet esprit, le don, mis aux mains du tenace ouvrier, de traduire en formes pures les sensations et les rêves de l’artiste. Il ne faut à aucun prix dissocier ces deux forces, sous peine d’immobilité intellectuelle et par conséquent de néant. L’émotion est indépendante de l’effort et antérieure à l’effort ; mais en dehors de cette culture obstinée, qui est le travail, elle est informulée et morte. En revanche, où l’émotion manque, où l’idée est absente, le plus beau métier du monde ne saurait galvaniser ce cadavre, l’œuvre sans foi. Je crois qu’ainsi entendus ces deux termes d’art et de métier, en apparence opposés pour de bien superficiels esprits, apparaîtront comme liés dans une indivisible unité. Il n’y a pas d’œuvre sans cette union quasi sexuelle de l’Esprit et de la Forme. Et le chef-d’œuvre n’est que le résultat logique d’une proportion parfaite, harmonique, dans ce rapport de l’art au métier.

Qu’est-ce donc exactement que l’art ? Et qu’est-ce que le métier ? Je voudrais essayer ici de l’expliquer avec nos argumens à nous, avec ces preuves de sentiment en quelque sorte, tout intimes, presque intérieures, qu’on devine plus souvent qu’on ne les voit, dans tous les arts, dans tous les métiers. Ce serait, si j’y réussissais, faire comprendre au lecteur ami tout ce qu’il y a d’inconnu, — de méconnu, — dans nos arts ; et comme ils nous apparaissent tout autres que nous les entendons expliquer tous les jours ; et d’où ils viennent et où ils vont, puisque aussi bien tout le monde sait ou croit savoir ce qu’ils sont ! Mais cela, je le répète, comme il faudrait le dire, — en artiste, pour des artistes, — avec je ne sais quoi de filial et de passionné que nous ne retrouvons pas dans la bouche des autres, avec des mots incorrects peut-être, mais sensibles en quelque sorte, et trahissant l’ouvrier : je veux dire avec un certain sens plus délicat, plus amoureux, presque aussi différent que le serait un sixième sens, et qui n’appartient sans doute qu’à ceux qui ont pratiqué un art, et qui n’est pas dans les meilleurs écrits, — puisque j’ai osé dire le mot, — des profanes.

L’art, c’est donc bien, à l’origine et avant tout, une émotion, mais une émotion qui prend conscience d’elle-même. C’est encore, si l’on veut, de l’instinct en action, mais de l’instinct que tout notre effort comme toute notre noblesse consiste à supérioriser sans cesse. Les arts divers ne sont que les résultats apparens et différens de cet effort, l’ensemble des formes extérieures qu’anime l’intérieure flamme de certaines âmes privilégiées. Pour celles-là, c’est intellectuellement l’intense besoin de dire tout haut ce qui murmure en elles ; c’est moralement la supérieure nécessité de s’élever au-dessus des nécessités, et la mission d’en arracher les autres : quelque chose comme un invincible désir de monter, de respirer par-delà l’air étouffant des réalités. L’art, en ce sens, n’est qu’une ascension continuelle. Et les arts, architecture, sculpture, peinture, poésie ou musique, pour distincts qu’ils soient dans leurs applications, ne sont que les manifestations diverses d’un sentiment unique, d’une vérité pour ainsi dire centrale, parce que sans cesse ils tendent à une suprême unité d’idéal, qui est l’expression de la vie par des moyens dissemblables et de plus en plus simples. En ce sens, on peut bien dire que les arts ne sont que des formes plus rares de sentir, et les artistes des êtres spéciaux, de véritables re-créateurs de vie en formes, on couleurs, en sons, en idées.

Il me semble souvent, quand je tente d’embrasser de haut toute l’histoire de l’art, comme on contemple du haut d’une colline tout le pays qu’on aime, que, — du premier-né des arts, l’architecture, qui peut et qui doit les contenir tous, jusqu’au dernier venu, la musique, qui est comme l’efflorescence de tous les autres, le parfum délicieux, plus subtil et plus fugitif, qui se dégage, après la longue incubation des siècles, de la pensée humaine, — tout se suit et s’enchaîne, dans un ordre parfait, le long de la route des peuples, chacun ayant l’art qu’il lui fallait, chaque race produisant une forme artistique qui était l’exacte expression de sa vie matérielle et morale, le corollaire de ses croyances, presque la conséquence nécessaire de son climat. On a dit spirituellement qu’un peintre n’a jamais que la couleur qu’il mérite. On pourrait dire aussi justement des peuples qu’ils n’ont eu que l’art qu’ils méritaient, grand ou médiocre, à proportion de leur degré d’idéal, presque toujours à proportion de la beauté de leurs religions.

Il suffit, en vérité, de refaire par la pensée ce chemin des arts dans l’histoire, de considérer l’essence de chacune des formes d’art et son charme propre, pour être frappé de la ressemblance évidente entre leur cours depuis leurs origines jusqu’à leur décadence, et l’histoire d’une existence humaine. Sur les monumens, témoins des hommes, on voit des hauteurs d’idées, on lit des âges d’art, comme on lit les âges de la vie sur la figure de l’homme, comme on voit dans ses yeux son âme. Surtout on pourrait montrer, comparable à la mort certaine de tout organisme d’où se retire la chaleur centrale, la décadence fatale de tout art dont s’éloigne la foi. Oui, la Foi, une affirmative croyance en quelque chose d’au-delà, les dieux ou Dieu ! Qu’est-ce donc que les arts dans l’humaine histoire, sinon le vêtement merveilleux d’un ardent ou tendre besoin de croire ? Et quelle misérable chose, quelle dérision que la Beauté, si elle notait la forme du divin possible, du divin probable, du divin certain ! Mais déjà, dans la pensée de l’homme, le chemin des dieux à Dieu est fait. Le chemin des arts à l’Art se fait par la même nécessité de marcher, de monter. L’unité est évidemment le but humain. Dans quelle mesure l’unité artistique sera-t-elle la conclusion de l’art ? En quel sens l’unification scientifique ou l’égalisation sociale affaibliront-elles l’art, — peut-être jusqu’à le détruire ? Mais c’est là refaire, après tant d’autres et moins bien sans doute, de l’histoire de l’art en manière de philosophie, et de nouveau en littérateur et non plus en artiste… Je voudrais bien qu’on ne se méprît pas sur le sens que j’attache à l’antagonisme de ces deux mots.

On a écrit des choses exquises ou profondes à propos des arts plutôt que sur les arts, au nom de cette littérature qui est un art aussi, et le plus délicieux, mais seulement quand on ne s’en sert pas pour parler des arts. Mais on a parlé à côté — si souvent ! presque toujours ! — en quelque sorte hors du sens intime des arts, ou de ce que les artistes, à tort ou à raison, croient être la vie même de l’art. De fait, nous parlons une autre langue ; comment veut-on que nous nous entendions ? Nous donnons des « sensibilités ; » on nous répond et on nous juge avec des raisonnemens ! En vérité, l’art ne saurait être jugé d’un point de vue que ne comportent ni son origine ni sa raison d’être. « La critique d’art, disait tout récemment encore M. F. Brunetière, commence au point précis où s’évanouissent les rapports entre l’art et la littérature. » Moi qui ne suis qu’un peintre, je dirais tout simplement : les littérateurs n’entendent pas grand’chose aux arts. Me pardonnera-t-on cette témérité ? Aussi bien, j’ai hâte de m’en expliquer : je sais tout ce que l’érudition des uns et l’ingénieuse pénétration des autres ont pu, à certaines époques, apporter de force et d’appui aux artistes, même leur ouvrir la voie, et préparer le terrain où allaient éclore les œuvres nouvelles. Aussi je ne conteste ni les droits réels, ni l’absolue liberté de la critique, mais son utilité finale au point de vue artiste. Je crains, en effet, qu’à force de mélanger et de confondre les idées, les écrivains n’aient rendu le plus mauvais service aux artistes en les éloignant de leur claire et simple besogne. Nous voudrions toujours qu’on sentit, qu’on vît notre émotion à travers notre métier, que l’on comprît notre âme dans notre œuvre, en deux mots qu’on ne jugeât nos idées, — les plus hautes et les plus intimes, — que dans la réalisation des formes ou sous le vêtement des couleurs et des sons. Inutile ambition ! Le public mesure notre talent à ses goûts, à ses sensations d’un jour, souvent au hasard du temps qu’il fait, d’un rendez-vous manqué ou satisfait, d’une bonne ou d’une mauvaise digestion. La critique est-elle plus équitable ? Là on nous juge d’après des théories ou des systèmes, quand ce n’est pas à la chance des camaraderies, et surtout, personne ne prend la peine de juger les œuvres indépendamment des hommes, ce qui serait pourtant de la plus simple équité. C’est peut-être à cause de cette insuffisance de pénétration que tant de jugemens nous font sourire, même quand ils nous flattent, et que tant de critiques nous blessent, même en croyant nous conseiller. Ne pas être compris, c’est le plus grand chagrin ou le plus grand châtiment. Et s’il y a des artistes qui se plaisent à se faire incompréhensibles, combien de juges qui ne peuvent pas, ou qui ne veulent pas comprendre !

Faut-il en dire les raisons ? Il était jadis élémentaire de commencer par apprendre avant de faire quelque chose, ou même d’en parler. Mais nous avons changé tout cela ! Des théories bizarres et d’étranges discussions ont récemment paru obscurcir cette vérité. Il la faut remettre bravement en pleine lumière, et prier ou forcer nos nouveaux juges et nos jeunes confrères à s’incliner bien profondément devant elle. C’est une besogne difficile, presque imprudente, et je n’ai pas assurément la prétention d’y réussir. A tout le moins, les artistes, même s’ils trouvent à combattre, en lisant ces essais, des opinions ou des hypothèses, reconnaîtront-ils certaines idées pour être de chez eux. Il n’est pas jusqu’au tour de langage où l’on ne se reconnaisse, quand on est du même métier. J’ai toujours été très frappé de la différence de penser qu’il y a entre le monde des artistes et la foule de ceux qui nous jugent. C’est peut-être nous qui avons tort ? Je ne le crois pas. Mais, en tous cas, la divergence de vues est extraordinaire, presque l’impropriété de termes qui caractérisent les meilleurs ouvrages écrits sur les arts par des hommes qui n’étaient pas artistes pratiquans, ou ne l’avaient pas été, si peu que ce soit, un moment dans leur vie. Dans le monde, on ne s’étonne pas qu’il faille une éducation spéciale pour parler de mécanique ou d’agriculture ; mais, sans nulle préparation, sans le moindre dégrossissement d’intellect, tout le monde se croit le droit de parler peinture ou sculpture, ou musique. Pourquoi donc cette différence de traitement, et pourquoi cette absurdité ? On apprend à voir et à entendre, je pense, comme on apprend à bêcher. C’est seulement plus difficile…

Il y a, pour nous, plus de compréhension d’art, plus d’intuition de notre métier, plus d’idées et de mots justes, même lorsqu’ils aboutissent à une opinion contraire à la nôtre, dans deux lignes de Fromentin que dans tout un chapitre de Taine. Certes, autant que personne, j’admire comme il convient la langue de Taine, et la parfaite méthode avec laquelle sont déduits les raisonnemens et construites ses théories sur l’art en Italie, par exemple. Mais je relis en vain, au cœur de cette Italie même, où je reviens tous les ans, et où j’écris ces lignes, les plus célèbres pages de ce livre de philosophe en voyage, sans y retrouver jamais un reflet de l’émotion particulière que donnent au peintre, en cette terre de lumière, les chefs-d’œuvre de la peinture ; sans y découvrir les paroles adéquates qui contiennent le sens de mon métier et le secret de mon art. Les Italiens disent très finement que certaines choses n’ont pas de valeur marchande, mais seulement un prezzo daffezione, et je traduis : « un prix selon l’amour ». Comprendre, dans le beau sens latin de intelligere, avoir une certaine divination de l’art, c’est une sensibilité de don, c’est presque une maladie particulière. Aussi, malgré nous, nous semble-t-il toujours que, en dehors des questions d’archéologie et d’histoire, la critique même la plus équitable, même la mieux informée est un peu à côté de la vérité, puisqu’elle est à côté de l’émotion. Qu’y faire ? Peut-être en sourire, de peur de se fâcher, et continuer notre chemin.

Que d’ailleurs le public ait le droit d’exiger de nous tous, artistes, — avec une parfaite bonne foi, à défaut de la foi, — un savoir suffisant à l’expression de nos idées, et une technique en rapport exact avec ce que nous avons à lui dire, rien de plus naturel. Une âme suffisante, — une grammaire aussi, — c’est le bagage nécessaire pour tout artiste en ce difficile et merveilleux voyage au pays de rêve et de réalité. En fait, nous travaillons pour ce public, et dans ce sens, pour la critique, puisque nos arts ne s’objectivent ou ne s’extériorisent que dans la mesure où nous appelons tous ceux qui passent à entrer en communion ou en discussion avec nous. Mais je crois que les artistes, — du moins les grands, — doivent être des éducateurs, éducateurs de l’œil, de l’oreille, de l’âme enfin ; et qu’ils sont précisément chargés, dans l’histoire des idées, d’élever, de réformer sans cesse ce jugement du public, bien loin qu’ils le doivent subir. Notre engagement envers cet éternel passant, qui est la foule, est seulement celui-ci, mais sans réserve : exprimer clairement des sentimens, c’est-à-dire des sensations idéalisées. L’art, c’est, plus précisément encore, l’action de rendre tout à coup visible ou sensible à tous, et par des moyens successivement compréhensibles pour tous, ce que n’avait avant vous vu ou compris personne. On a dit que la beauté de la Bible était d’exprimer en langue vulgaire des choses sublimes. C’est le meilleur credo à donner aux artistes : à toute idée, une expression juste, un art simple, un métier beau.

Mais trouver l’expression juste d’une idée, en art, c’est précisément en avoir l’intuition secrète, instinctive, c’est-à-dire le don de nature, auxquels sont appelés quelques-uns, et d’élus fort peu. La rendre simplement, c’est en posséder, par une longue et patiente culture, les moyens intellectuels. La formuler enfin dans un beau métier, c’est avoir asservi la main au joug de la pensée victorieuse. Et c’est justement tout ceci qui constitue pour nous le fond même de l’art, et ne s’apprend qu’à l’atelier, Dieu sait par quel patient labeur ! Est-il donc vaniteux de dire que seuls des artistes peuvent bien sentir et connaître cette force, ce très particulier état d’esprit, et par conséquent le bien comprendre et définir ? Sentir que toute œuvre ne vaut que pour avoir reflété un moment, si fugitif surtout, l’émotion d’un être ; deviner, sous la forme apparue ou entendue, l’esprit qui a inspiré telle statue, tel tableau, tel rythme ou telle mélodie ; et en juger le résultat dans l’ouvrage matériel selon sa signification et non selon une autre, et en jouir sous cette forme et non par comparaison avec une autre, c’est comprendre vraiment l’art et sincèrement l’aimer. Mais connaître ainsi et ainsi juger, c’est faire œuvre de goût cultivé et de respectueux savoir. L’esthétique est ce savoir, et nous ne reconnaissons à personne le droit d’y prétendre sans une patiente et sévère étude, que j’appellerai une initiation. Qui l’apporte est mon juge, et je m’inclinerai devant ce seul jugement. Reste le droit à la sensation, au plaisir, qui appartient à tout passant. Tout le monde, c’est entendu, a le droit de dire : « J’aime ou je n’aime pas cette œuvre d’art ! » Rares, très rares sont ceux qui ont le droit de dire : « Cette œuvre est bonne ou mauvaise ! » Encore les meilleurs et les plus honnêtes s’y sont-ils trompés, et le temps, qui remet tout à sa place, leur a tour à tour donné tort ou raison.

On dira, je le sais, que, plus encore que d’autres, les artistes seront partiaux, enfermés dans leur propre vision, sourds aux cris de l’âme voisine… Du moins reconnaîtront-ils, s’ils sont loyaux et sincères, la noblesse de cette rivalité même, et sa fécondité ; et, qui sait ? peut-être proclameront-ils mieux, adversaires éclairés qu’ignorans amis, la puissance de cette âme contraire et sa part dans la commune conquête de la vérité ? Prenez deux artistes, aussi dissemblables que vous voudrez et enfermez-les dans un lieu bien clos. Vous verrez comme ils seront vite d’accord sur ce qui est bon ou mauvais, à quelques détails de métier près. Mais à la condition qu’ils soient bien sûrs qu’on n’écoute pas aux portes ! Encore s’ils ont quelque tendresse dans l’âme ; — et tous les vrais artistes sont des tendres, vous m’entendez bien, et ceux qui le cachent le mieux, comme ceux qui le laissent voir imprudemment ; — comme ils se dégageront, en un moment de sympathie vraie, des petitesses et des jalousies sottement entretenues par quelque rivalité d’ouvrier, par un peu de vanité courante, que sais-je encore ? pour la galerie ; et comme ils s’uniront dans une même joie chaleureuse pour admirer, quand les voisins auront fini de rire ou de « blaguer » !

Que le lecteur me pardonne donc de déranger un peu ses habitudes, et, quittant pour une fois son journal et les beaux livres où les idées les plus fausses sont admirablement développées, qu’il consente à me suivre dans une autre promenade chez les hommes ou parmi les idées. Il verra bientôt, pour peu qu’il ne s’impatiente pas après son guide, combien ce pays est charmant et divers où vit l’âme des travailleurs, quand ils peuvent ouvrir avec confiance l’asile de leurs idées, quand c’est un ami qu’ils sentent, à la porte du cher sanctuaire de leurs rêves ! Nous leur demanderons le secret de leurs désirs, et de leurs peines, et de leurs joies ; puis nous remonterons, par-delà leurs souvenirs, jusqu’aux origines, aux sources obscures, pour nous si délicieuses dans leur mystérieuse pénombre, des arts primitifs ; et prenant les chefs-d’œuvre comme des points de repère dans la marche de l’esprit humain, sous l’effacement du chemin des hommes, nous les admirerons au passage, disant les raisons et la joie de nos admirations. Puis, en arrivant au temps présent, nous suivrons de tout près, et passionnément, — comme on suit de l’âme le drame le plus attachant, — la genèse d’un travail dont on ne voit que le résultat dans nos expositions, dans nos demeures ou dans nos rues ; et nous entrerons dans l’usine, dans le laboratoire, dans l’atelier, pour mieux connaître la technique particulière à chaque forme d’art, pour mieux surprendre les dessous du métier et, comme on dit chez nous familièrement, la cuisine des choses. Cela, un artiste le peut faire. Lui sera-t-il permis aussi de s’essayer, chemin faisant, à séparer les forces vitales d’avec les germes morbides qui entourent, qui assiègent, qui amoindrissent tous les penseurs modernes, et en particulier les artistes ? de dire, non sans quelque témérité peut-être, les regrets qui nous émeuvent, mais nous affaiblissent ; les souvenirs qui nous ravissent, mais nous gênent ; nos inquiétudes, nos espérances, même nos querelles ? et combien, entre les écoles où l’on nous instruit en nous émasculant, et les cénacles où l’on s’encense entre augures, la place est difficile et petite et le chemin glissant, aux esprits trop libres ou trop curieux.


II

Mais tout cela est difficile à dire. Avancer sans froissement trop vif, entre tant d’idées en marche, surtout entre tant d’ennemis en éveil et d’amis… au repos ! Et pourtant, confesser une bonne fois ce qu’on pense, parler hautement de cet art qu’on sert comme la religion la plus belle, croire enfin sincèrement défendre la vérité, n’est-ce pas là un faisceau de raisons suffisantes à faire parler un homme ? L’artiste aussi doit proclamer sa croyance, et, sous peine de déchéance intellectuelle, plus que jamais à cette heure la servir fidèlement par des actes, par des œuvres, et au besoin la défendre, comme une dernière souveraineté, par la parole et par l’écrit.

Aussi bien le temps a-t-il, je crois, travaillé pour nous, pour ces honnêtes gens, comme on disait au XVIIe siècle, qui, à des « clartés de tout », ont ajouté aujourd’hui des lassitudes de bien d’autres choses. La colère et le dégoût les gagnent et nous sauveront : la colère contre l’enlaidissement du monde et le dégoût du cabotinage universel qui envahit jusqu’au domaine saint de la pensée. N’en accusons que nous-mêmes ! Artistes, nous n’avons peut-être assez défendu contre le mal de ce temps ni notre conscience, ni notre travail, hâtons-nous de nous rappeler que dans la sincérité de chaque heure réside toute la force, — dans l’effort de chaque jour toute la chance, — de nos travaux ; et que la suprématie de l’art n’est faite que de la grandeur de l’idéal à la fois et de la perfection de la forme. Il y a dix ans, nous étions quelques-uns, j’entends parmi les jeunes, encore ou déjà assez fous pour nous dire tout haut idéalistes impénitens. Aujourd’hui nous voici presque à la mode. Et comme le temps paraît déjà loin des batailles du naturalisme contre toute noblesse et toute grâce de la pensée ! Dans les lettres, le triomphe paraissait complet alors, et Dieu sait combien bruyant ! Il en était de même d’ailleurs « dans la peinture ». Et qui eût osé aimer, et le dire, un tableau un peu pensé et un peu jaune, je veux dire un peu moins violet et violent que les autres, eût été relevé d’importance ! Des Expositions trop bleues, et des très inutiles pamphlets, que reste-t-il à cette heure ? L’idéal a vu d’autres assauts ; et voici qu’il serait trop facile de répondre à ces faux Goliath, qui criaient naguère leurs haines par-dessus nos toits, et de leur dire nos revanches, qui ne sont que les revanches éternelles de l’idéal, c’est-à-dire de la nécessité esthétique et morale, pour l’artiste et pour l’homme, de transformer en lui la réalité, pour en faire de la vérité.

Mais y a-t-il une réalité ? Il n’y a qu’une nature, unique peut-être, mais aperçue par des sens différens, jugée par des êtres dissemblables à l’infini. Peintre, je ne vois pas tel objet exactement de la même façon que mon voisin. Alors, où est la réalité absolue ? Bien plus, que devient le réalisme ? Il faut dire qu’il n’y a que la vision d’un être, plus ou moins bien doué, devant l’apparence des choses ; ou encore qu’il n’y a qu’une nature insensible ou inconsciente, avec des hommes au-dessus d’elle, pour la juger ; et qui ont donc l’impérieux devoir de la transformer, de la vaincre, puisqu’ils ont, jusqu’à un certain point, la liberté de la voir et la mission de la comprendre. Etre idéaliste, si l’on est de bonne foi, si l’on ne se plaît pas inutilement à jouer sur les mots, c’est simplement reconnaître cette suprématie de l’homme sur la nature, et, dans le cas particulier de l’artiste, sur ce qu’on a appelé la réalité. L’idéal, c’est le droit, pour tout être supérieur, de contrôler dans son cœur ce qu’il voit par ses yeux. Il n’y a pas d’art hors de ce droit. Il n’y a pas non plus de vérité intellectuelle, et par conséquent artistique, hors de cette victoire de l’être sur la matière. A cet égard, il faut avoir le courage de dire que le matérialisme est une mauvaise action comme l’art sans idéal n’est positivement qu’un mensonge.

Mais qu’on ne se méprenne pas sur le sens profond de ce beau mot d’idéal : l’idéal n’exprime que le droit, et partant le devoir, pour tout penseur, pour tout artiste, d’ajouter à un acte d’humilité, qui est la soumission première devant la nature, un acte de volonté qui en est le jugement réfléchi. Oui, l’effort superbe de l’artiste saisi, étreint par la nature, sphinx terrible et délicieux, pour la regarder en face, la prendre à son tour et la posséder ! Et nous voici revenus par un détour à notre affirmation première, celle qu’il importe avant tout, selon moi, de démontrer, de défendre, d’imposer à cette heure, à savoir : que, pas plus qu’il n’y a de pensée supérieure sans un idéal, ou, en morale, de vertu sans une généreuse action, il ne saurait y avoir, en art, d’œuvre durable sans un beau métier. Dans aucun temps, sous aucune forme, une expression d’art ne s’est dégagée entièrement, définitivement, sans une science acquise la développant du fond obscur de l’incommunicable instinct ; sans une volonté patiente et réfléchie l’analysant et la canalisant ; par conséquent, sans un métier matériellement beau, la formulant bien. Et un beau métier, s’il faut préciser encore, c’est un métier parfaitement approprié au résultat voulu par l’artiste et aux conditions mêmes de son ouvrage, non une formule uniforme imposée à tous les talens divers ; c’est un métier toujours renouvelé pour des besoins nouveaux par de nouvelles mains, sans cesser d’être réglé secrètement par des lois générales de nombre, de poids et de mesure qu’on ne saurait enfreindre ; et puisque nous ne pouvons, dans l’infirmité de nos moyens, que traduire par des formes passagères et des moyens contingens l’impondérable force qui nous fait voir, entendre et penser, nous voilà réduits, pour faire œuvre vivante, à essayer du moins de rendre la plus pure possible et la plus perfectionnée l’enveloppe matérielle qui servira d’intermédiaire à ces idées.

Je crois que les grands artistes sont ceux qui ont accepté sans peur ce combat de la forme et de l’idée, de l’art et du métier ; qui en ont compris, aimé la beauté ; et qui se sont attachés de bonne heure à vaincre l’obscure résistance des choses, à faire tour à tour de la matière une esclave, une complice, et une amie. À coup sûr ce sont ceux qui, certains de leur but et maîtres de leur volonté, se sont forgé, de leur métier, une armure à leur taille. Et à regarder ainsi leurs œuvres, le métier se pourrait définir encore : la forme et la substance les plus harmonieusement adaptées au génie du temps, de l’individu, du lieu. Dans la plupart des cas, ç’a dû être l’aspect nécessaire de la pensée à un moment précis du temps, à cette exacte rencontre de l’homme supérieur et des circonstances. Nous verrons, dans chacune des études suivantes, comment non seulement chaque art, mais presque chaque œuvre, demande entraîne, impose un métier différent, et ce qui fait ainsi, de chaque variété, un charme toujours nouveau, et toujours une technique personnelle. Il y a, au point de vue esthétique, une énorme différence entre une des statues gothiques du portail de Reims, par exemple, et la Victoire de Samothrace. Pourquoi toutes deux donnent-elles, après les temps écoulés, une immense sensation de grandeur, la pensive chrétienne après la païenne radieuse ? C’est que nous y voyons, en vérité, sous une quantité de beauté adéquate à l’idée qu’il fallait exprimer, tout le reflet de la foi du moyen âge ou de la sérénité grecque. Tout artiste qui reflète un moment du temps, un mode de la vie, est déjà dans le vrai : il ne compte pourtant que s’il en agrandit la vision.

Il ne dure aussi que s’il en idéalise, même sans le vouloir, le sens et la matière. Il y a des idéalistes sans le savoir ! Et ce ne sont pas ceux qui crient le moins fort après l’idéal. Je citais tout à l’heure des livres de polémique et des œuvres… de combat. Les grandes colères qui en ont enveloppé l’apparition sont tombées ; qu’en reste-t-il ? De bons et de mauvais ouvrages. Et, ce qui est infiniment plus instructif, — et quelque peu divertissant, — presque toujours les œuvres des chefs d’école les plus ardens donnent à leurs théories de parfaits démentis quand elles sont belles ! On s’était proclamé le vainqueur du jour, le tombeur du passé, l’inventeur de formules nouvelles devant lesquelles tout devait disparaître. Et voici qu’il se trouve, en fin de compte, qu’on n’a fait œuvre durable qu’avec un usage moyen de moyens éternels ; et que, si tel tableau, tel roman ou tel opéra garde quelque chose de tant soit peu immortel, c’est qu’il était, pour une part, beau à la façon de tout le monde. Le reste, c’est proprement la formule personnelle de l’artiste. Fort bien ! et j’en veux jouir plus que tout autre ; car c’est bien ce qui le fait vivre. Mais c’est aussi ce qui périt avec lui. Ce qui était la marque du génie sera la tare de l’imitateur. De tous les efforts de l’homme, ce qui demeure, c’est, sous l’impulsion de la personnelle sensibilité, ce qui s’est le plus approché de l’impersonnel. De la grande œuvre qu’on brise ou qu’on renie, qui s’écaille ou qui se démode, il restera toujours, si elle est née de la vérité et de l’amour, quelque chose d’indestructible et de sacré, comme un noyau de beauté qui fut un jour un centre d’émotion, et ne perdra plus le caractère presque divin qu’ont ces grands témoignages de foi et de sincérité. Aussi les génies n’ont pas de successeurs ; ils n’ont que des équivalens, des pendans. C’est que le moule dans lequel ils avaient coulé leur pensée se brise aux mains de leurs héritiers. Leurs armes, qu’ils croyaient laisser aiguisées et redoutables, tombent ou se retournent contre eux. Quoi de plus lamentable que les imitateurs essoufflés qui courent après les génies ?

En ce sens, il est frappant que les très grands artistes n’ont presque jamais eu que des élèves médiocres. Ils sont même, presque toujours, de mauvais professeurs. Quels sont, en Italie, les descendans de Michel-Ange ? Pensez aussi à ce que vous voyez de nos jours. C’est peut-être que les grandes personnalités, les intuitifs, — les seuls intéressans parmi les artistes, — voient devant eux, où est la lumière, et ne regardent pas autour d’eux, où sont les commencemens d’âmes, les artistes de demain. Il n’y a de commun à tous que l’amour. Entre la beauté générale et l’effort du plus humble des ouvriers de l’esprit s’établit une communication secrète, une affinité continuellement exaltée par l’intensité de ce pur sentiment. De même, il y a une sorte d’équilibre indéfinissable, mystérieux, et pourtant très sensible pour les artistes, entre toutes les parties d’une œuvre d’art, qui en assure la perfection visible, et en constitue la loi cachée, et que seul mesure cet étiage intellectuel du beau, le goût. J’ai souvent entendu répéter par Gounod, et il me plaît de mettre mes idées sous la protection de son doux et clair génie, cette phrase où il aimait à résumer toute sa polémique contre certains hommes et son catéchisme d’art tout entier : « Voir gros ce n’est pas voir grand ! Et la mesure en tout est la première condition de la beauté ! »


III

Le naturalisme, dont il faut reconnaître les rares services en même temps que la fin prématurée, aura été de notre temps un curieux état de l’esprit, quelque chose comme une maladie nécessaire. Voir laid, cela nous a évidemment reposés d’avoir vu beau si longtemps ! L’impressionnisme est venu achever le malade, je veux dire achever de le guérir, sans parler des maladies semblables de la littérature ou de la musique ! Mais enfin tout cela est fini, et nous sommes guéris, n’est-ce pas ?… A moins que le symbolisme décadent, qu’on a pris naguère pour une convalescence, ne soit une rechute ? Ne serait-ce pas aussi que la contagion vient de plus haut ? Hélas ! quand l’âme d’un peuple est malade, quel peut être son art ? Et si les idées sont gangrenées, que veut-on que disent et traduisent ces artistes, qui ne sont que des reflets de l’âme générale, d’involontaires dénonciateurs de l’état moral ou social. Pourtant il y a eu, il y aura encore, je pense, en ce pays de France, un état de bonne santé artistique, où l’œuvre, image fidèle de l’artiste, saine, logique et bien constituée, vit et s’impose, se tient, comme nous disons, et garde une physionomie toute particulière, encore qu’elle ait de reconnaissables parens. Et cette parenté, c’est la tradition ; et cette individualité, c’est le don, talent ou génie. Dans leur réconciliation seule sera le salut.

Car enfin il y a un lien naturel, vital, entre les époques comme entre les artistes d’un même pays, une suite historique du travail collectif, une raison d’être de race ! A côté du renouveau qu’apporte toute âme différente, il y a une filiation des individus et une discipline des idées. Quoi ! Etre des Gaulois, fils de Celtes un peu rêveurs, et de Latins très précis, c’est-à-dire le meilleur mélange qu’on puisse concevoir de pensée et de volonté, de rêve et d’action, ou encore d’art et de métier ; se sentir, après des siècles de bon labeur, un peuple de penseurs vifs et clairs, d’artistes délicats et nets, descendans bien vivans encore de ces fiers ouvriers d’idées qui furent nos ancêtres, toujours lumineux, sobres, hardis, concis, spirituels surtout et mesurés dans la force, et forts même avec je ne sais quelle grâce ; de Rabelais ou de Racine, de Voltaire ou de Bossuet, jusqu’à Lamartine, jusqu’à Flaubert, de Clouet ou de Watteau jusqu’à Ingres, jusqu’à Meissonier, de Germain Pilon ou de Houdon jusqu’à Rude, jusqu’à Carpeaux ; et n’avoir plus le choix, au dire des prophètes de brasserie ou des portiers de chapelles, nos maîtres, qu’entre un bas naturalisme sans esprit et sans goût ou un maniérisme de dégénérés, — art de malades, art de vaincus ! Vraiment, c’est assez ! Encore un peu, et le malade se fâchera, et le Gaulois se révoltera sous le Français déchu, ou peut-être seulement sceptique ! Qu’un cœur ému nous parle, qu’un esprit simple se lève parmi nous, et nous relève : nous l’appelons de toutes nos forces ! Si déjà quelques hommes plus fiers, ou quelques tempéramens plus forts, ont su résister à ce flot montant de la réclame et de la sottise, admirons-les hautement ! aimons-les surtout. El qu’ils nous disent comme il faut vivre et penser, pour ne pas vivre et mourir de quintessence après avoir failli mourir de grossièreté. Le naturalisme nous a rappelés, en un jour de détresse, au respect de la nature ? Soit ! Il a secoué les uns de leur affadissement sentimental, il a délivré les autres de la tyrannie des conventionnelles platitudes. De cette… purgation nous est revenu peut-être l’appétit aux doctes idées, aux nobles formes. Mais, pour Dieu ! maintenant que nous avons les yeux plus clairs et l’âme nettoyée, reprenons la route ensoleillée ; respirons, comme tout le monde, l’air pur de l’admirable nature qui, au fond, n’est laide que pour de vilaines âmes ; et revenons à la santé, qui n’est encore que la Beauté !

Voilà le bon combat, à cette heure. Et je pense qu’il n’a rien que de très loyal. Mais comme il est urgent ! comme le temps presse de se ressaisir, de reprendre courage en reprenant confiance dans la vérité et l’amour, de remonter le chemin des idées et des habitudes jusqu’au point où l’on voyait, où l’on verra de nouveau de beaux horizons ! Travaillons, sans peur et sans haine, à l’œuvre commune, à l’œuvre de pensée, à cette grande cathédrale, toujours inachevée, de l’Idée. Les mots sont peu de chose ; mais le travail de chacun sert à l’œuvre total. En ce sens, le plus modeste ouvrier d’idéal est utile, indispensable peut-être. Mais que fais-je moi-même en querellant ici mes voisins, d’assez forts compagnons, ce me semble, sinon une besogne aussi vaine ? Les artistes travaillent, et les œuvres belles demeurent, c’est-à-dire celles où il y a assez de rêve universel dans assez de forme personnelle. Aussi bien les plus réalistes des hommes ne sont-ils pas, à quelque moment de leur travail, quoi qu’ils en disent, des arrangeurs de réalité, c’est-à-dire par un côté des idéalistes ? Et les idéalistes, à leur tour, ne doivent-ils pas s’appuyer sur la réalité, sous peine de n’étreindre qu’une chimère ? C’est affaire de s’entendre sur les mots ; car si l’art, pour tout le monde, est toujours, à un certain moment, un choix, choisir n’est-il pas juger, purifier, transformer le réel ? Après bien des menaces au nom de cette réalité, et bien des promesses au nom de la science, nous voici revenus, sans être plus avancés que devant, au grand problème de l’idée et de la foi. Peut-être l’art, au fond, vit-il, comme toute pensée humaine, de ces perpétuelles réactions, de ces passions vigoureuses. Il est bon, sans doute, qu’on soit un peu insulté. Cela rend la vie intéressante. Mais il faut y répondre pour vivre soi-même.

Et, pourtant, l’admiration est, tout compte fait, d’ordre plus noble que la colère. Tous les esprits supérieurs ont eu, à un haut degré, cette faculté, presque ce besoin d’admiration. Cela suppose chez eux plus de hauteur d’âme, quelque chose comme un orgueil de race, peut-être avec une nuance de mépris. Renan disait[1] : « Pour nous qui ne plaidons qu’une seule cause, la cause de l’esprit humain (et j’entends ici, après lui, la cause de l’art, expression suprême de l’esprit humain), notre admiration est bien plus libre. Nous croirions nous faire tort à nous-mêmes en n’admirant pas quelque chose de ce que l’esprit humain a fait. Est-on de mauvaise humeur contre Homère ou Walmiki, parce que leur manière n’est plus celle de notre âge ? » De fait, le temps est bien pour quelque chose dans ce beau désintéressement, et à de telles distances, les rivalités sont mortes ; et l’on sait que le meilleur moyen d’avoir raison, en notre pays, c’est encore de mourir. Mais soyons francs, envers le public, surtout envers nous-mêmes ; ayons le courage de le dire, avec le philosophe : artistes, nous ne valons quelque chose qu’à la condition de servir une idée ; et si nous sommes de bonne foi, et si nous avons quelque hauteur d’âme, nous devons aimer l’art partout, à la condition qu’il soit sincère et que nous le soyons aussi ; mais nous ne devons l’aimer que s’il est la traduction d’un être, le résultat d’une pensée brûlante et d’une émotion supérieure. Nous ne détestons et ne devons détester qu’une chose, c’est l’art sans but, sans beauté, ou sans âme !

Or tout ce qui est logique a sa beauté ; tout ce qui est sincère a son but ; tout ce qui est simple est plein d’âme. En architecture, le Parthénon, presque petit, mais parfait dans une juste proportion, est de la beauté vraie à sa vraie place. La tour Eiffel est la plus énorme preuve du contraire. En peinture, une figure de Watteau ou un paysage de Corot, peuvent contenir, enfermée dans une fine matière, plus d’âme exprimée que les plus grands tableaux d’histoire. En poésie, ou en musique, une phrase juste d’expression, c’est-à-dire vraie en humanité, pleine au sens de l’amour, — mieux encore si la pureté de la forme la garde de toute flétrissure, — renfermera plus de vérité et par conséquent de beauté appliquée que les cinq actes d’une inutile tragédie ou d’un opéra… pardon ! d’un drame lyrique ! Le tout est d’être toujours dans la mesure, dans sa mesure. Il n’y a décidément d’odieux que la banalité satisfaite et le vulgaire triomphant !

Renan disait encore : « Nous admirons une tragédie de Schiller, une méditation de Lamartine, un chant de Gœthe, parce que nous y retrouvons notre idéal. Est-ce notre idéal que nous trouvons également dans les poétiques dissertations de Job, dans les suaves cantiques des Hébreux, dans les hymnes du Véda ? Est-ce notre idéal que nous trouvons dans une figure symbolique d’Oum ou de Brahma, dans une pyramide d’Egypte ? Non, certes ! Nous n’admirons qu’à la condition de nous reporter au temps auquel appartiennent ces monumens, de nous placer dans le milieu de l’esprit humain, d’envisager tout cela comme l’éternelle végétation de la force cachée. » Et cette végétation, c’est encore l’image du métier, apparence extérieure de l’art. Et les maîtres l’ont toujours aimée belle, et en ont paré leurs ouvrages, estimant sans doute qu’on peut dire d’une œuvre bonne ce qu’on dit d’un beau fruit : que sa fleur est le signe visible de sa qualité. J’insiste, avec intention, sur ce qu’a de vital, à mon sens, pour tous nos travaux, cette indissolubilité du métier et de l’art ; il ne faut pas que ce soit un mariage de raison, mais un mariage d’amour. J’essaierai d’expliquer au public, par la suite, et de façon plus technique, le parallèle fonctionnement de ces deux forces jusque dans les détails pratiques de tous nos métiers. En somme, c’est une harmonie à chercher continuellement ; et si l’on doit appeler la poésie un art aussi, c’est parce qu’elle est le rythme par exemple, et doit pénétrer tous les arts sous forme d’harmonie, comme les arts doivent dégager de la poésie sous forme d’idéal.

Nous ne manquerons pas de preuves à l’appui de cette vérité ; mais en attendant, l’aurai-je pu rappeler discrètement, mais fermement, aux artistes qui font avec imprudence profession de l’oublier : le mépris du métier, ou seulement l’indifférence est une maladie toute moderne. Des Flandres jusqu’en Italie, de la Grèce à la Chine, tout noble maître est doublé d’un parfait artisan. Pensez à un marbre antique et aussitôt après à une pièce en laque du Japon ; à une toile de Terburg et à une fresque de Botticelli ; à un chant d’Orient et à une phrase de Mozart. Sous la dissemblance, quelle étonnante parenté dans la perfection ! Il n’y a aucun rapport entre le métier de Rubens, et celui de Ghirlandajo ; et tous les deux sont de beaux métiers. Il sera plus facile après cela de comprendre ceux qui ne le sont pas aujourd’hui ! Tous les chefs-d’œuvre, de toutes les écoles, évoquent un sentiment de beauté intrinsèque, de beauté voulue et aimée. Belle matière, belle langue, ou beaux sons, ils provoquent comme une tentation d’en toucher le tissu, d’en respirer l’odeur, d’en goûter l’harmonie. Une sculpture dorée par le soleil, un peu usée par le temps, a l’air comme douce aux doigts ; une peinture qu’a lentement ambrée l’émail des années a quelque chose de velouté et de rare qu’on aimerait à caresser comme le dos d’un animal très délicat. On ne comprend bien qu’ainsi la joie attendrie qu’avait, dit-on, Michel-Ange devenu presque aveugle à la fin de sa vie, en touchant de ses mains tremblantes le beau torse antique du Vatican. Eh bien ! il y a pour l’artiste, n’en doutez pas, la même sensation infiniment douce et pourtant si puissante, exquise et presque indéfinissable, à toucher la terre grasse, la couleur fluide, le fin papier où il tente, avec l’amour de la nature et l’aide de Dieu, de préciser son rêve !

Tous les maîtres ont eu un métier fort, un métier savamment et patiemment organisé. Et il n’y aura pas de génies nouveaux sans un métier parfait, quoique nouveau. A plus forte raison, tous ceux qui travaillent au-dessous ou à côté des génies, — ou plutôt qui par leur travaux modestes ou obscurs préparent le terrain pour les futurs génies, — doivent-ils faire, sous peine de disparaître inutilisés ou médiocres, un perpétuel effort pour instruire leur main à l’obéissance de leur cerveau. Tout travail, si humble soit-il, où il y a proportion entre la pensée et l’exécution, entre l’objet et la volonté, est une œuvre d’art. L’intention, en fait d’art, ne vaut que dans le résultat. Et voici que ce devient une vérité nécessaire à dire. Nous en sommes venus tous et les artistes, avouons-le, plus encore que le public, à une telle lassitude du simple, qu’oser parler de Beauté tout court c’est faire sourire d’abord nos nouveaux esthètes, atteints d’hyperesthésie intellectuelle, ce qui pourrait s’appeler aussi de la vanité prétentieuse, en bon français. C’est aussi se faire donner, dans certains milieux, un brevet de béotien, de bourgeois, de pompier incorrigible ! Consolons-nous-en ; il sera demain très élégant, s’il est aujourd’hui encore un peu téméraire, de l’avoir mérité.


IV

Il nous reste, avant d’en arriver à l’étude technique de chaque forme d’art, à examiner de plus près, au double point de vue des œuvres prochaines, et d’un avenir plus éloigné, et en quelque sorte plus philosophique, la situation créée aux artistes contemporains ou… futurs par les mouvemens d’art de ces derniers temps. Quelle aura été, en architecture, l’influence des idées nouvelles ou des mœurs du temps, et, — pour citer un exemple entre plusieurs, — de l’emploi du fer dans les constructions modernes ? Quel encore l’effet, en peinture ou en sculpture, des écoles naturaliste et impressionniste, et de la réaction qui en a suivi le triomphe passager ? Quelle enfin, en poésie ou en musique, la portée du succès, légitime ou exagéré, des littératures étrangères ou du système wagnérien ?

Ces questions et, si je puis, quelques réponses feront l’objet des études suivantes que j’ai pensé diviser en quatre parties : architecture, sculpture, peinture, musique ; et dont j’ai essayé d’expliquer en ces pages le but et le sens. Les titres diront mieux peut-être mon intention et mon intime désir, en ce qu’ils symboliseront, — s’il est possible en deux termes, — le rapport mystérieux entre tout art et tout métier, c’est-à-dire entre toute force de la nature et tout effort de l’homme. Les voici : De la Forêt jusqu’au Temple ; .. de la Terre jusqu’à l’Homme ; .. de la Couleur jusqu’à l’Idée… de l’Oiseau jusqu’à la Symphonie. Sous cette forme qui m’a paru traduire plus poétiquement nos rêves d’artistes, et en quelque sorte peindre les idées dans lesquelles et pour lesquelles nous vivons, j’essaierai de faire aimer au lecteur notre métier en lui montrant que ce qu’il aime en nous ce n’est au fond que notre façon d’aimer. Et s’il me demande quel doit être à cette heure notre but commun, notre urgent et immédiat effort, je lui répondrai que, si le naturalisme, — peintre, j’aurais mauvaise grâce à le nier, — en nous ramenant à « une violente amour » de la nature, pour servile qu’elle fût, nous a nettoyé l’esprit, comme l’impressionnisme, par une observation plus aiguë du plein air, a nettoyé notre palette et simplifié peut-être notre compréhension graphique des mouvemens, ni l’un ni l’autre n’ont servi beaucoup la science de la composition, ni le respect du dessin, — cette probité, comme disait Ingres ; que les mêmes effets, pour des raisons semblables, se sont produits dans les autres arts, comme il est aisé de s’en apercevoir ; mais qu’il est temps, et grand temps, de nous retremper aux sources de notre intelligence et de notre culture françaises, ce qui est proprement retourner à la tradition, librement mais respectueusement entendue, et ainsi renouer les ambitions nouvelles aux désirs anciens. Mon ardente croyance est toute en la nécessité d’un retour sincère à l’idéalisme, mais à un idéalisme sain et fort, et non à un mysticisme bâtard et sans conviction, qui n’en est que la caricature.

Malheureusement les idées ont des maladies comme les êtres. Il y a certainement des crises intellectuelles chez les peuples comme chez les individus, et je crois que nous traversons un de ces momens difficiles. Que l’on considère seulement comment nous vivons, on dira de suite comment nous pensons. Travail, joie ou peine, — art ou métier, — tout est, chez nous, également superficiel. C’est que dans la hâte de l’existence, la vie n’est plus profonde : le mot est d’un grand artiste qui était un vrai penseur. A courir après le succès, on s’excite, on s’agite, ou on s’essouffle, mais on n’a plus le temps d’être ému. Tous, ou presque tous, dans notre société inquiète, sans lien, composite et mal composée, nous ne vivons que de désirs douteux, d’efforts factices, de plaisirs tristes ! Nous nous croyons actifs, nous ne sommes que pressés. Citoyens, nous ne pensons qu’à la jouissance matérielle au bord du plus grand danger moral qui nous ait jamais menacés. Artistes, nous ne sommes plus des apôtres, mais des commerçans ; hélas ! pas même des combattans, mais des dilettanti, ou des égoïstes ?

Et, pendant ce temps-là, des races plus froides, moins douées pourtant, mais plus sérieuses ou plus confiantes, montent lentement, sûrement, tout autour de nous. J’ai bien peur que toute notre agitation, intérieure ou extérieure, ne soit tout le contraire d’un signe de force. En tout cas, dans les arts, le désarroi est complet. Il n’y a plus de doctrine commune, et chacun perd le meilleur de son temps à se refaire une grammaire ; c’est parfait ; mais chacun aussi a peur ou envie d’imiter son voisin. Il n’y a plus une école, il y en a deux cents. Dans la lutte des petites ambitions et des grandes vanités, personne n’a plus songé au respect de l’art qui seul entraîne le respect des artistes ; chacun s’en est allé de son côté, et on a, un beau jour, oublié de travailler à la continuité de la pensée nationale. Par peur de la tradition, — oh ! si mal habillée par ses gardiens ordinaires ! — les uns se sont sauvés à travers champs, jetant leurs bonnets, quelquefois avec leurs têtes, par-dessus tous les moulins. Les autres, ceux qui sont restés aux pieds de la déesse, paraissent y mourir d’ennui. En vérité nous sommes aussi las, dans tous les arts, des excentricités — des fumisteries — que des routines. Nous allons à tâtons, sans boussole, sans joie, surtout sans but, inquiets de l’avenir, grisés de phrases creuses, affolés de théories impossibles, troublés également par la soif du succès et la peur de la presse ! Ainsi tiraillés, nous errons dans un crépuscule incertain où tout est peut-être délicat, fin ou rare, mais où rien n’est sain, où rien n’est franc, où rien n’est mâle ! Tons passés, et cœurs usés ; c’est la mode ; et tout est pareil, depuis nos salons jusqu’à nos intelligences : ceux-ci encombrés de choses anciennes qui ne sont que de vieilles choses, celles-là grosses d’un « art nouveau » qui n’est qu’une nouvelle contrefaçon ! Mais l’art nouveau se fait sans le vouloir, surtout sans le dire, peut-être sans le savoir. Les vrais novateurs sont toujours des naïfs ; et le mot vraiment nouveau est celui qui leur sort du cœur, des entrailles, sans secours ni réclame, à travers tout le monde et malgré tout le monde ! Ceux-là travaillent dans leur coin, silencieusement, victorieusement ; la plupart du temps, ils s’ignorent, mais ils aiment ; et toute grâce vient de là ! Qu’on nous laisse donc tranquilles enfin avec ces mots sonores et vides d’art moderne et d’art vieux-jeu ! Il n’y a pas d’art moderne ; il y a l’art, et c’est tout ; mauvais ou bon, quoique ancien ou quoique moderne. Il y a même des vieux maîtres, — si vieux qu’ils en sont morts, — qui sont toujours jeunes ; et il y a des jeunes qui ne sont pas des maîtres et qui sont très vieux. Par bonheur, d’autres songent, loin du bruit, loin des querelles qui, en regardant la nature se réfléchir dans leur rêve, trouveront quelque chose, et nous donneront à tous définitivement tort.

Je ne conteste pas qu’un sincère effort ait été fait depuis quelque temps, pour sortir d’un malaise qu’aucun artiste ne niera, je pense. L’Europe cherche une philosophie et un art pour finir le siècle, et ne les trouve pas. En France surtout, qui plus particulièrement nous touche, l’effort a paru curieux, original, mieux dirigé aussi depuis peu. Par la force d’habitudes modifiées, de mœurs différentes et assez facilement cosmopolites dans les choses de l’esprit et du goût, — sans oublier la mode, la tyrannique mode qui n’est qu’une des formes de prostitution du beau, — on a été amené à d’autres manières d’art, je le veux bien, mais non pas conduit à d’autres sources de vérité. A force d’avoir peur de l’éducation, on a oublié jusqu’à la plus élémentaire technique ; et par terreur des maîtres on n’apprend plus son métier. Comme vous, je hais la servitude et le plagiat ; mais si vous répétez les paroles des autres, c’est donc que vous n’avez rien d’autre à dire, et ceci est bien de votre seule faute, comme cela sera d’ailleurs votre châtiment final. Et s’il me faut maintenant devenir Scandinave ou Japonais de peur de mourir académique, la belle avance ! J’aime mieux jeter ma palette ou fermer mon piano, et aller courir les champs, où la journée est belle sous le ciel étincelant, quand passent en chantant des oiseaux et des femmes ! Mais il y a, Dieu merci ! plus de chaleur à vivre, et plus de vivacité à sentir, dans ce peuple, qu’on ne le dit chez nos ennemis, — hélas ! surtout chez nous, — mais pour Dieu ! sortons des sophismes, des systèmes, des rébus ! Souvenons-nous surtout que le monde des idées et des actes, comme l’autre, ne saurait vivre de théories absolues ; la vie modifie tous les jours l’être, insensiblement : et c’est cela qui fait, tout doucement, sans qu’on s’en doute, les transitions d’un style à un autre, et l’art vraiment nouveau. Les raisons des choses changent plus qu’on ne croit la raison des hommes ; et le nouveau style naît tout seul d’un besoin vrai, et non d’un factice effort.

Est-il trop tôt pour dire à ce propos que la Révolution française a substitué beaucoup de petites tyrannies à la grande qu’elle a voulu abattre. Et je ne parle que des arts ! Il est de fait qu’en centralisant, en unifiant à outrance toutes les forces créatrices d’art éparses dans l’ancienne France, elle a brusquement arrêté la circulation de la vie intellectuelle dans ce grand organisme. Le premier essai, hâtif et mal fait, d’unification artistique, n’a été qu’une attaque d’apoplexie, dont les membres du corps entier souffrent encore. En démolissant tout, et plus encore en reconstituant tout, en un jour, d’une pièce, selon une formule abstraite, la Révolution, en général, a été à rebours de la vraie unité, qui est dans la diversité, — la diversité des efforts parallèles vers un but. La Révolution française, en supprimant d’un trait de plume si léger, si grave ! les maîtrises et les corporations, pour ne citer ici qu’une cause de trouble entre tant d’autres, a supprimé longtemps la vie dans des branches latérales de l’activité intellectuelle de notre pays. Quand on ne pense qu’en haut, on pense trop, et on n’agit plus. Les penseurs, les artistes viennent de partout, souvent on ne sait d’où. On les a, au commencement de ce siècle, isolés dans un fort beau temple qui ressemble à une prison. Enfermés dans leur tour d’ivoire, on les a si bien séparés de la foule que, pour un peu, ils n’auraient plus de communication avec le monde. Et c’est l’histoire de toutes les décadences : d’abord c’est, au milieu du peuple, sortis de lui et vivant de lui, des suites d’hommes, distingués à peine de la masse, chantant, sculptant, peignant pour elle, sur un thème commun, comme hiératique ; constructeurs inconnus des grandes cathédrales impersonnelles, poètes des grandes épopées populaires. Puis les ouvriers de l’idée et de la main s’affinent, se spécialisent, et fatalement s’isolent de la foule, par hauteur d’âme, par fierté ou par tristesse. Mais aussitôt qu’ils s’en sont isolés, — et comme par une loi cruelle — ils en perdent la direction ; et, hors de cette communion, les grands efforts s’abolissent, et bientôt les grandes époques sont épuisées. C’est pour les artistes, je le crois, que l’antiquité a inventé ce beau symbole du géant qui doit sans cesse toucher terre pour garder sa force invincible. C’est dans le sol, c’est dans le peuple, c’est dans la vie qu’est l’origine de toute pensée, de tout art, et j’ajoute, de toute foi. La plus grande erreur intellectuelle est d’isoler le penseur de la vie, l’homme de la matière, l’esprit de la forme.

L’erreur artistique de ce siècle, au moins chez nous, a été de séparer l’artiste de l’artisan. La conception d’un art noble à côté d’arts vulgaires, non seulement les dominant, mais les dédaignant, vivant loin d’eux et d’ailleurs, châtiment logique, mourant sans eux, a été le crime d’une école ; — oserai-je dire de l’Ecole ? plus qu’un crime, une faute, pour emprunter un mot célèbre, et une faute presque irréparable. Remontera-t-on le courant ? Pourra-t-on, à travers les idées bouleversées, les mœurs changées avec les conditions économiques du travail même, renouer les chaînons d’une vieille tradition, si française ? On semble y apporter à cette heure la plus curieuse passion, bien qu’avec un peu d’exagérée précipitation, et du moins une presque unanimité d’efforts, par un retour aux applications plus directes des arts à leur but particulier ; par l’appropriation plus logique, plus modeste parfois et en cela non moins forte du don particulier, du génie intime, si l’on veut — de chaque individu à la forme et à l’utilité du métier qu’il exerce ; par une meilleure connaissance enfin de l’origine de chacun des arts et de son histoire.

C’est ce qu’on a appelé la réforme des Arts appliqués. Comme si l’art avait jamais pu avoir un sens, une raison d’être autrement qu’appliquée à son but propre ! Mais c’est un des malheurs de ce temps et peut-être plus encore de ce pays, d’avoir dénaturé le sens des mots, et, ce qui est plus grave, la valeur des idées qu’ils expriment. Bien des causes diverses, comme nous le verrons, ont contribué, en ce siècle, et en France, à cette déviation. Les artistes, et de très grands parfois, y ont leur part de responsabilité. Mais le public, dans son ensemble, est le grand coupable. Il est routinier avec joie, et peut-être, au fond, ignorant avec délices. Et l’on ne saurait pas plus le sortir de ses admirations toutes faites, que le déranger de ses banales habitudes. C’est grand dommage, car les artistes originaux sont toujours un peu des démolisseurs d’habitudes, quand ils ne sont pas des briseurs d’images. Et le monde tient à ses erreurs. Peut-être ces dernières années ont-elles vu — grâce à des rivalités dont on connaît l’histoire — une renaissance de bataille artistique qui est de bon augure. D’incontestables efforts ont été faits pour donner à chaque branche de l’art, même la plus obscure ou la plus oubliée, un peu plus de vie indépendante, et de belles tentatives pour les rajeunir toutes en leur rappelant à propos leurs origines, et la grandeur du plus humble métier. Et voici, en vérité, une nouvelle et vivifiante application du proverbe : « Il n’y a pas de sot métier ; il n’y a que de sottes gens ! » Quelle vanité de ne pas voir que la matière n’est ni vulgaire, ni belle, que seule la main de l’homme transforme et ennoblit. En deux mots, il n’y a pas de systèmes en art ; il n’y a que des individus. Il n’y a pas de castes en art, il n’y a que des degrés. De fait un pot d’étain peut être beau ; une statue équestre peut ne l’être pas. Et qu’est-ce donc, historiquement, que la Renaissance en Italie, par exemple, sinon l’œuvre de quelques hommes de génie, utilisant merveilleusement le hasard des premières découvertes de débris antiques, et cristallisant dans leurs œuvres un vague besoin populaire de réaction sensuelle, de revendication de la forme ?

Donc, on a relevé les arts dits industriels, et on a bien fait. On se décidera peut-être à unir de nouveau, dans un seul faisceau, et comme dans une seule présentation au public, ce qu’on avait stupidement divisé, désassocié, démembré depuis le commencement du siècle ; et on fera mieux encore. Mais qu’on y prenne garde ! C’est par en haut qu’il faut rajeunir l’arbre, non par en bas. A la besogne où l’on nous appelle tous, ouvriers et artistes, les mains sont bonnes, et nombreuses, et courageuses. C’est la tête qui manque. Je veux dire : les ouvriers ne font pas défaut, mais les artistes. C’est nous qu’il faut réformer ; c’est nous qu’il faut élever autrement. C’est nous qui devrons faire demain, sous peine d’immédiate décadence, de l’art appliqué et non plus de l’art en chambre ; de l’art fait non pas de souvenirs, mais d’émotion, non pas de théories, mais de rêve, non pas d’histoire, mais de vie ! L’avenir est là, là seulement, si cette renaissance tant espérée et un peu hâtivement proclamée doit se faire dans l’art de demain. Mais tout est, ici comme en tout et toujours, entre les mains d’une ou deux intelligences qui arriveront à temps, accaparant les labeurs épars des autres, les résumant et les fixant en traits définitifs, pour la plus grande signification de leur temps et pour la plus grande gloire de l’idée, ou — comme on disait jadis et beaucoup mieux, ad majorem Dei gloriam. En tous cas, l’art de demain sera aux simples, ou il ne sera pas. En peinture, comme en musique, comme en tout, je crois, le prochain génie sera très clair, et rejettera toutes les complications où nous nous débattons. Et si, grâce à lui, l’art, en France, fidèle enfin à la tradition et au génie français, revient aux idées claires et aux simples actions, aux actions simplement humaines, l’effort de ces dernières années n’aura pas été inutile, ni vaine la lutte passionnée de quelques nobles artistes, — ou de leurs serviteurs.


V

En résumé, le passé tout entier témoigne de la vérité de cette affirmation : que rien ne s’est fait de durable en art sans l’enveloppe, et pour ainsi dire la protection d’une forme belle ; et si les luttes et jusqu’aux défaillances du présent ne suffisaient à en démontrer l’impérieuse nécessité, c’est que l’art, par son idéale essence, serait destiné à périr un jour de la victoire du réel ou plutôt, se spiritualisant de plus en plus au milieu d’un univers façonné par une science de plus en plus positive, devrait finir et disparaître, faute de pouvoir trouver une forme qui le contienne, et un métier qui le formule. Est-ce une illusion ? mais à regarder l’histoire sous cet angle particulier, de l’époque la plus lointaine jusqu’à nos jours, toute la généalogie des idées apparaît parfaitement claire, de l’art le plus simple au plus compliqué, du plus réel au plus spiritualisé, du plus matériel au plus psychique, j’entends de l’architecture à la musique, comme j’essaierai de le démontrer. Tous variés, tous semblables, ils obéissent à la même loi ; ils s’enchaînent dans l’histoire ; ils se lient et se suivent dans une sorte de progression en esprit, qui n’est sans doute qu’une hiérarchie en idéal. Ainsi le roman de l’art apparaît comme un livre magnifique et si bien conduit qu’on pourrait conclure, tant la déduction en semble logique et inévitable, du commencement à la fin du volume, du passé de l’art à son avenir.

L’avenir de l’art ! quel inconnu en face de cet autre inconnu qui a passionné tant d’audacieux esprits et qui menace d’enflammer le monde, l’avenir de la science ! Si ce dernier aujourd’hui, après un si subit progrès moderne, semble à quelques-uns plus assuré — qui sait pour combien de temps ? — comme l’autre encore demeure mystérieux, attirant et fort, désespérante énigme où se cache le problème le plus haut peut-être, puisque sa solution entraînerait en un sens celle du problème de l’âme ! Quel sera ce demain de l’esprit, auquel nous travaillons tous ? Après tant d’efforts, où allons-nous ? Après tant d’œuvres, que faisons-nous ? Ah ! la noble et féconde inquiétude fuite d’espérance, de regrets, et d’une infinie tendresse ! À cette question, que du moins chacun de nous se pose, en ce moment où la science a posé toutes les questions, — sans en résoudre assez, — et que le temps résoudra peut-être tout autrement que nous le pensons, il n’y pas, aujourd’hui plus qu’autrefois, de réponse absolue, définitive. Chacun y répond selon sa nature, toujours avec son sentiment personnel, son tempérament, mais aujourd’hui plus qu’autrefois peut-être avec je ne sais quelle commune inquiétude, et cette vague intuition qui ressemble à l’instinct de l’oiseau pressentant l’orage. C’est en cela surtout que la parole de Pascal est si vraie : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ! » J’ai grand’peur que l’art ne vieillisse avec la joie, avec l’amour, avec la foi. Ce n’est pas, sans doute, pour l’heure prochaine. Mais on sent venir le soir. La lumière, vainement, est plus douce, plus dorée, plus chargée de senteurs et de murmures ; elle s’éteindra ; et les fleurs d’âme se fermeront dans la nuit.

Les groupes d’idées qui font les civilisations, les religions, les philosophies, et, partant, les arts, doivent avoir, comme les groupemens d’hommes qui font les nations, une vie propre, soumise à la loi de toute existence particulière, qui les fait ressembler à l’individu isolé, et comme lui, naître, croître et décroître, et mourir. L’humanité, dans son ensemble, aura, en fin de compte, ressemblé au prototype, à l’homme, lorsque, après être née à une vie collective, comme il est né à une vie personnelle, elle aura grandi, progressé, puis vieilli, et s’éteindra après avoir épuisé sa raison d’être. Je crois que le monde des idées est régi par la même force, et subit la même destinée. Je crois que, dans l’ordre de croissance de l’esprit, l’état de conscience succédera à l’état de croyance, c’est-à-dire le savoir à l’instinct, ou encore la science à la foi. Et je crois, par conséquent, que, sous toutes ses formes, l’art, qui n’est qu’un acte de foi perpétuel, sera remplacé un jour par la science qui, sous tous les aspects qu’on puisse supposer, ne saurait être qu’un acte de raison progressif. Encore est-ce s’exprimer avec une certaine impropriété de termes que de dire que l’art sera « remplacé » par une autre forme de l’esprit humain ; il en sera suivi, comme l’aurore est suivie du jour. La virilité d’un homme ne supprime pas son enfance ; elle en est l’éclosion, l’aboutissement logique. Il se peut que l’art, cette parure d’un monde encore jeune, cette joie d’une humanité-enfant, ait contenté pendant des siècles et charme encore un temps cette pauvre humanité qui devient adulte, mais qui veut encore, avant les heures cruelles, plus de parfums que de pensées, plus d’amour que de preuves. L’art aura été la fleur du monde à qui le fruit de l’arbre symbolique est promis. Le monde, au jour final, le monde arrivé à sa conclusion, gardera-t-il trace des promesses parfumées de l’origine ?

En tous cas, l’ait, cette vieille et chère habitude d’amour, — une mauvaise habitude de l’esprit, dira le demi-savant de demain, sinon le savant complet de l’avenir, — est encore trop intimement lié à la vie sociale des peuples pour qu’une révolution scientifique, même très violente, l’en déracine si vite. La chose arrivera, c’est infiniment probable ; mais ce sera long. Le beau résistera très longtemps. De toutes les religions, ce sera sans doute la dernière vaincue. Et, en attendant, nos sociétés vieillissantes s’y rattachent avec une exagérée passion, comme ferait une mère pour un enfant délicat, déjà malade. En vérité, on aime avec affectation les artistes aujourd’hui. On les aime trop, ce qui est les aimer mal. Ils auront été les enfans gâtés de ce siècle, où, trouvant la vie de plus en plus laide, on croit, en se réfugiant dans les arts, quelques-uns par goût véritable, beaucoup par mode, y trouver ce qui reste de beauté dans le monde. Hélas ! c’est encore une illusion ! Ce qu’on aime de ces artistes, ce n’est pas leur émotion, ce n’est que leurs gestes ; ce n’est pas leur âme profonde, mais bien leur adresse à amuser la foule ! Le mauvais côté artiste — un artiste aura bien le droit de l’oser dire — le côté cabotin de l’intelligence, c’est tout ce qu’on en recherche, et ce qui divertit, — et ce qui corrompt. Le châtiment certain, fatal, c’est la décadence. D’ailleurs le temps marche, et l’homme invinciblement est poussé vers la vérité prouvée, vers la science positive, dont la vérité sensible, c’est-à-dire l’art, n’aura été qu’une préface, une sorte de longue et délicieuse enfance. On pourrait dire que, pour l’homme de l’avenir, la Beauté n’aura été que la promesse de la Vérité future. A moins d’un renouvellement imprévu, toujours possible cependant, de nos races bien fatiguées, il y a des chances pour que nos arrière-neveux voient les derniers artistes. Notre civilisation, si belle, trop belle, jouit de son reste. Et ce reste est encore très intéressant, quelquefois très noble, encore que bien agité, et inquiet, et maladif, ce qui, j’en ai peur, est un signe de vieillesse. Une société trop affinée, trop sensible est mûre pour la décadence. Il en est des races comme des individus ; la plus grande activité cérébrale n’est obtenue qu’aux dépens de la moelle. Le public lui-même n’est-il pas, dans sa passion actuelle de l’art, — toute cérébrale, si peu émue, — où entre une si grande part de mode, plus curieux de ses manifestations bruyantes et amusé de ses excentricités qu’épris de sa grandeur véritable et de son but moral ?

Quoi qu’il en soit, j’imagine qu’il ne faut pas négliger cette momentanée renaissance du goût pour les choses intellectuelles, et belles, et délicates. C’est au moins un arrêt dans la descente à l’universelle médiocrité que nous prépare la démocratie — oh ! sans doute pour le plus grand bien-être des hommes, mais combien peu pour la beauté de l’être ! — La nécessité de l’avenir, est-ce donc la tristesse dans l’uniformité, ce qui est bien le vrai sens de la satisfaction dans l’égalité ?… Ce serait à désirer les barbares, en vérité ! mais ils viendront, sans qu’on les appelle. Seulement, ce sera sous une autre forme. Les barbares d’autrefois seraient encore trop beaux pour nous. C’étaient les Huns aux longs cheveux, les Goths puissans, les Celtes au poil blond, brisant les chères images avec une superbe ignorance, héroïquement brutes, et triomphalement enfans ! Ils infusaient aux peuples las de servitude heureuse, un beau sang jeune et sain. Ils apportaient quelque chose du vent vivifiant des forêts primitives. Les nouveaux barbares, les nôtres, ce seront les épuisés de la civilisation cruelle, les infirmes du progrès, les déshérités de l’intelligence, toute cette marée montante des ouvriers, exploités par l’égoïsme, meurtris par la vie, usés par la machine ; tous les souffrans sans illusion, tous les pauvres sans foi, pâles, tristes et laids ! Légitimement impitoyables pour l’inutile rêveur, logiquement las des supériorités, ils élimineront avec tranquillité toute exception, artiste ou penseur. Soupçonneux de l’esprit, jaloux de la joie, inquiets de la beauté comme d’une dernière résistance, et par-dessus tout conséquens avec leur haine et leur misère, ils briseront nos rêves dans nos œuvres, indifférens aux belles choses, ces vains témoins du besoin d’aimer dans l’infini !

Qu’y pouvons-nous ? Rien sans doute, en apparence, puisque la machine du monde qui marche broie nos rêves supérieurs avec nos vaines résistances. Le philosophe, le poète, l’artiste sont les éternels vaincus. Qui sait pourtant si de ces défaites successives ne se fait pas secrètement, patiemment, la victoire future, et de ces minorités accumulées la spirituelle souveraineté ? Et puis, en attendant les barbares, il n’est pas sans quelque plaisir raffiné de deviser des choses pures, d’art et de foi ; de parler, pendant qu’il en est temps encore, de formes aimantes, de couleurs heureuses, de sons bien-faisans. Des artistes au public, de ces isolés à la foule, peut venir encore peut-être une parole de consolation et de joie. Au milieu de l’humanité qui marche, les artistes sont les chanteurs de la route ! Ecoutez leur chanson ; ne l’analysez pas toujours ; ne la disséquez pas sans cesse ! Il ne faudrait juger les hommes que pour l’utilité ou le charme de leur partie dans le concert universel. Il ne faut aimer les œuvres que pour ce qu’elles représentent de vérité momentanée, mais d’amour éternel dans la continuelle évolution des choses.

S’il est, en effet, une originale et saisissante conquête de l’esprit moderne, en fait de méthode intellectuelle ou scientifique, c’est bien celle qui consiste à expliquer par l’évolution les lentes transformations des êtres subissant l’influence des milieux. L’histoire des idées doit obéir à la même loi. Venise, au XVIe siècle, explique le Véronèse, comme Assise au XIIIe avait expliqué saint François. En appliquant à l’histoire des arts cette théorie, si féconde ailleurs, on pourrait peut-être mieux montrer la marche de nos arts dans l’humanité ; comment ils ont toujours et uniquement traduit les aspirations spirituelles et embelli les besoins matériels — pour mieux dire trahi les habitudes et reflété l’âme — de chaque groupe d’hommes à l’origine, puis de chaque cité, à mesure que la race humaine s’organisait, puis de chaque nation jusqu’à nos temps ; et comment aussi peut-être, après avoir été un jour la suprême expression, et sous une forme plus universalisée puisqu’elle aura été plus immatérialisée, d’une collectivité de plus en plus grande, ils sont destinés à disparaître, — ou à se transformer.

Et c’est en ce sens qu’à côté des grands problèmes sociaux, le problème de l’Art parallèlement se pose ; l’avenir de l’Art me paraît indissolublement lié à ces hautes questions de religions et de foi, de croyances et de vérité ; il n’échappera pas à la terrible loi d’unification que semble poursuivre la Nature, et, comme elle et au-dessus d’elle, la conscience humaine, poussées toutes deux vers un but encore invisible, à peine occupées de la continuation de l’espèce et de la continuité de l’idée, sans pitié pour l’individu. Or, l’Art n’a jamais vécu que de diversité, que d’individualité. Toute unité le tuera. La science abstraite en est purement la négation. C’est de la perpétuelle bataille des idées personnelles et des visions particulières que naît la vie, en art, et qu’ont jailli les superbes renaissances après les longs abaissemens, mais non le progrès. Car il n’y a pas, il faut avoir le courage de le dire, il n’y a pas de progrès artistique ; il n’y a que des réactions successives d’un extrême à l’autre de l’idée, et des êtres qui passent, égaux en réceptivité, pour ainsi dire, dans des milieux différens, et qui formulent ces réactions à d’inégales et imprévues distances. Et c’est bien là, par opposition à la science, toute la faiblesse de l’Art dans un avenir conçu comme toujours perfectible. Et c’est encore ce qui me fait croire et dire, — au risque de passer pour un mauvais serviteur d’une cause qui m’est chère, — que les Arts, après avoir commencé par être matérialistes, deviendront de plus en plus spiritualisés, se réfugiant de plus en plus dans l’idée pure, jusqu’à ne plus chercher dans la matière l’indispensable point d’appui, et retournant d’abord au symbole d’où ils sont sortis, finiront, faute de pouvoir trouver une forme assez immatérielle de leur essence, par s’évaporer comme un trop subtil parfum.

Il n’y a pas, ai-je dit, de progrès en art. Qui oserait soutenir qu’il y ait un progrès des sculptures de Phidias aux plus belles des œuvres de sculpture de nos jours ? Michel-Ange, qui pourtant portait en lui un idéal supérieur, l’idéal chrétien, a-t-il été supérieur à Phidias ? Je ne le crois pas. Ce serait peut-être que la forme même de l’art du sculpteur ou sa matière, ne pouvait se prêter aux transformations, aux déformations, si l’on veut, imposées par la complexité croissante d’un nouvel idéal. La beauté morale exigée par une religion qui, apportant la pitié au monde, allait changer le monde, serait-elle exprimée dans le marbre ou le bronze avec la même perfection que l’antique sérénité païenne ? On en peut douter. Et ce serait encore que l’idéal de cet art de la sculpture ayant été rempli complètement à un certain moment de l’histoire, l’effort de la Beauté absolue à conquérir s’est transporté dans une autre forme d’art, plus complexe ou plus complète, comme on pourrait le dire, par exemple, de la Peinture, qui, en ajoutant aux formes les couleurs, et en interprétant les réalités tangibles dans l’espace sur des surfaces planes et conventionnelles, acquerrait une sensibilité beaucoup plus grande mais plus fragile à la fois. Et voici que nous suivons ainsi, très nettement, la constante progression en idéal dont je parle.

En revanche ne peut-on pas prétendre qu’on n’a jamais atteint à d’autres âges un sommet égal à celui-ci : la neuvième symphonie de Beethoven ? La littérature même n’est encore qu’une grandeur nationale ; la musique est déjà une langue universelle. C’est une forte présomption en faveur de cette hypothèse, que la suprématie artistique doit passer à la forme d’art la plus capable de rendre les sensations et de satisfaire les besoins spirituels de civilisations de plus en plus complexes, et tourmentées. C’est tout ce que je veux dire ; et si toutes les formes d’art continuent, naturellement, à coexister et à être exercées concurremment dans toute société organisée, un jour viendra où, cette sorte de royauté de la pensée ayant passé successivement à chacune de ces formes de l’art, le cycle étincelant se fermera, à moins que les barbares ne viennent labourer si bien les champs usés et les cœurs las, qu’y puissent germer de nouvelles moissons et des désirs nouveaux. Déjà, dans nos sociétés ébranlées, vieilles surtout d’avoir trop vécu, s’élève un parti menaçant, à peine politique, avide, pressé et logique, qui promet aux misérables et aux déshérités leur tour de jouir, après la venue du grand soir, et non plus aux humbles le royaume du ciel ! Le mot, pour être d’une poésie farouche, est peut-être plus vrai qu’on ne pense. Le ciel du monde devient rouge, et si le soir doit bientôt venir du grand jour que nous voyons, et la chute du mouvement intellectuel que nous finissons peut-être, l’art se couchera pour mourir, comme un grand chevalier qui se couche tout armé, et ne peut survivre à la défaite de l’amour ! Pour mourir, ai-je dit ? Pour dormir peut-être, jusqu’à ce qu’un génie le vienne réveiller, ou un dieu !

Il n’y a, en effet, qu’une religion neuve, ou, si l’on veut, une forme nouvelle de la religion éternelle, qui refera des idées, des civilisations, des arts. Hors d’une conception quelconque de la divinité, il n’y a pas d’idéal possible, et par conséquent pas d’art. Reste à savoir s’il y a une forme de croyance, un moule de religion capable de contenir le postulat de l’avenir, quel qu’on le puisse supposer. À cette question, il n’y a que deux réponses, s’excluant définitivement : la chrétienne, qui est affirmative de la continuité du règne de Dieu jusqu’à la fin des temps, et l’autre qui n’a vraiment pas encore accumulé assez de preuves pour être crue, ni assez d’amour pour être obéie. En attendant, l’art se meurt, avec bien d’autres choses, d’infidélité. On pourra réprouver et combattre cette hypothèse. Qu’on me permette seulement d’essayer ici d’y apporter quelques preuves, les unes de sentiment, les autres d’histoire. Du moins, si elle ne satisfait pas de bons esprits, elle donne, pour quelques-uns, à l’histoire des arts un charme particulier, noble et un peu mélancolique, pareil à celui qui monte au cœur devant un beau coucher de soleil, alors qu’on attend la nuit qui repose avec l’incertitude vague et le secret espoir de voir recommencer le jour. L’art est comme ce soleil de vie. La suite de ses formes successives apparaît semblable à la progression harmonieuse des années dans une longue existence. C’est une parfaite joie intellectuelle de revivre ces belles heures du monde ; et, quoi qu’il advienne de nos regrets et de nos rêves, il nous reste toujours, de les avoir connues, quelque chose de grand dans l’âme.


G. DUBUFE.

  1. Renan, l’Avenir de la science.