Art et Métier/03

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Art et Métier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 370-410).
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ART ET MÉTIER

LA SCULPTURE


I

A l’origine, la sculpture est inséparable de l’architecture, dont elle n’est que la parure accidentelle, — comme le vêtement de grâce, — mettant des fleurs discrètes à l’angle des chapiteaux, traçant lentement de symétriques et timides ornemens le long des frises, bien avant d’oser interpréter la figure humaine. Qui tentera, à quelle heure du monde, la première image de l’homme ? Lentement, d’un heureux hasard du « métier au tour, » ou de la vague ressemblance des formes, le vase grossier s’arrondira, à l’imitation de l’être, sous les doigts surpris de l’ouvrier. Et l’amour encore, achevant le miracle nouveau, déterminera cette conquête pure de l’esprit, inventant la plastique à l’aurore des civilisations, comme il apportera la pitié au monde vieillissant. Que si l’on se souvient de la jeune Corinthienne, Coré, fille du potier Boutades, qui, traçant, un soir, sur la muraille, la silhouette de son amant, à la lueur vacillante de la lampe familiale, vit son père en remplir d’argile le contour, on ne trouvera dans la légende antique que le symbole charmant de l’invention, — alors nouvelle à Corinthe, et pour toute la Grèce, sans doute, — de l’art du modelage. Et ce fut, en effet, un progrès immense, quelque chose comme l’éclosion d’une idée, à l’heure nécessaire, et que durent connaître toutes les races, bien avant la grecque, que le fait de passer, presque sans transition, du tracé patient, par de simples traits, de silhouettes humaines sur les vases, à l’imitation en rondo bosse, sur des murs, c’est-à-dire en saillies tangibles et mesurables, dans les limites mêmes de ce tracé, de l’épaisseur réelle et de la forme des corps. De ces deux opérations bien distinctes, la première est encore du domaine très restreint du dessin linéaire, forme primitive de l’écriture asservie à l’architecture, et, en vérité, elle témoigne du temps où tous les arts étaient réunis, comme soudés, dans cette primordiale architecture, alors que l’architecture elle-même n’était que la forme hiératique de l’art, — la religion visible et construite. L’autre opération est proprement la plastique à son aurore ; la forme et la règle à la fois du bas-relief était trouvée ; et nous y voulons voir la véritable origine de la sculpture, ou, plus précisément, la séparation décisive, hors de l’unité première, de la sculpture qui se fait indépendante, et de hiéroglyphique en quelque sorte devient harmonique, c’est-à-dire de symbolique réaliste, en ce sens qu’elle traduit des formes au lieu d’écrire des signes, et tente enfin de s’isoler de l’architecture, jusqu’à ce qu’elle secoue, plus tard, au siècle de la beauté tranquille, le vain manteau diapré de la peinture, et, toute nue, quittant le temple et les dieux inconnus, s’achemine enfin vers la vérité, vers la vie, vers l’homme !

Aussi bien, les influences extérieures, — orientales toujours, — ne furent pas étrangères à ce développement logique d’un art essentiellement humain en son but, en son sens, en sa matière ; et si, négligeant la tradition inventée un jour par la vanité des Grecs et si soigneusement entretenue par eux, qui leur attribuait l’invention de tous les arts, on pense aux probables relations de la riche Corinthe, une des premières nées à la féconde vie des arts, avec les grandes civilisations d’Orient, par l’intermédiaire des Phéniciens, ainsi que nous avons essayé de le démontrer pour l’architecture[1], on aura, comme toujours, sous la légende, l’explication de l’histoire. En fait, historiquement et logiquement, le bas-relief est le développement du tracé figuré sur les temples ou sur les vases ; et la statue, de même, est issue des formes du potier. Le vase devient Dieu d’abord ; mais Dieu se fait homme, à l’heure nécessaire de la vérité et de la raison. Ainsi, les trois degrés de croissance de la sculpture, correspondant toujours à de précises époques de l’histoire, sont bien caractérisés en ces trois types d’ouvrages : le Vase, le Dieu, l’Homme.

Déjà le lointain potier pélasge, bien longtemps, sans doute, avant la grande arrivée des images et des rêves d’Asie, le mystérieux ancêtre, le presque inconnu précurseur du Grec pensif qui « ouvrira les yeux des idoles de bois, » donnait à l’argile qu’il tournait entre ses doigts malhabiles l’apparence d’un beau sein, comme si son âme présente d’enfant, — son âme future d’artiste, — eût voulu sentir, par le divin toucher des doigts, la forme et le désir encore du sein maternel qui l’allaita[2] ! Et, sans parler de l’âge de pierre, qui fut commun sans doute à toute l’Europe et pendant lequel un métier grossier d’artisans à demi sauvages tentait une sorte de rudimentaire sculpture aux haches de silex, il paraît certain que, dans la Grèce orientale, et dans les îles légendaires, déjà gagnées, en cette nuit préhistorique, par le vent qui venait d’Asie, chargé d’art, de parfums et d’idées, des ébauches de beauté naissaient aux mains étonnées des hommes.

Longtemps même avant toute influence d’Egypte ou d’Assyrie, les vases d’argile, œuvres brisées et vivantes encore, témoins blessés et beaux de la terre et du feu, comme le prouvent ceux qu’on trouva naguère à Hissarlik, peut-être dans les restes des murs mêmes de Troie, et ceux de Santorin, et, vraisemblablement, toutes les poteries « gréco-pélasgiques » de ces temps très lointains, semblent révéler, à des époques fabuleusement reculées, un commencement de civilisation artistique, à demi barbare, de paysans lointains et doux. Mais bien des siècles passeront avant que le vase, informe et délicieux, renflé en forme de gorge féminine, sans cesse modifié sous la main amoureuse des hommes, s’usant aux baisers des enfans pour renaître plus parfait et plus fragile sous les doigts du rude ouvrier, transmué à la flamme du feu symbolique en bronze sacré ou en verre subtil, aboutisse au torse vivant et pur, au sein puissant et doux de l’Aphrodite, qui dormait sous la terre de Milo, et que sculpta dans la joie l’inconnu génie, pour la gloire des dieux et l’étonnement des hommes !

Cependant la représentation réaliste, — presque le portrait, — était arrivée, en Égypte, dès les temps les plus anciens, à une extraordinaire perfection. L’explication en pourrait venir de l’influence d’une religion très particulière, celle des anciens Egyptiens, qui enseignait que l’être, après sa mort terrestre, en entrant dans la seconde vie, la vie sépulcrale, emportait avec lui son « double, » dont seule la disparition définitive devait amener la mort totale, le retour au néant, après que l’âme, représentée sous la figure d’un oiseau, et, avec l’âme, le « lumineux, » parcelle de flamme détachée du feu divin, auraient cessé d’aller et de venir, de la tombe, où dormait le double avec le corps enfermé, au pur séjour des dieux. Le double, en conséquence d’un tel dogme, devait être enclos dans la tombe mystérieuse, — Mastaba, — avec la momie embaumée et ceinte de bandelettes, représenté lui-même par des images, en grand nombre, de bois ou de calcaire, moulées à la ressemblance du défunt, qu’elles accompagnaient, pour les siècles, dans cette intermédiaire vie. Et ainsi, pour que les dieux les puissent reconnaître à leur exacte ressemblance, et prolonger indéfiniment la vie de ces étranges « substituts, » à laquelle est seule attachée la survivance tant espérée, depuis l’élégant Pharaon, le beau Khâfri, jusqu’au nain difforme, l’affreux Knoumhoptou, chaque mort emportera dans la tombe de multiples images de son être, pieusement sculptées par le bon imagier de Thèbes ou de Karnak. La célèbre statue de bois du musée de Boulaq, portrait merveilleusement vivant du bon Ramké, surintendant des travaux, retrouvée ainsi dans le sépulcre, hélas ! violé, passe pour avoir près de six mille ans. C’est un âge respectable, même par rapport à l’âge probable du monde. Vraiment, il y a déjà si longtemps que la pauvre humanité aime et pense, et qu’elle sculptait son amour ! Quel perpétuel recommencement, et quelle vanité de croire inventer encore quelque chose, si l’on ne songe que l’art, comme la vie, n’est au fond que la sensation toujours nouvelle devant l’immuable inconnu, l’expérience, réapprise toujours, d’un être ou d’une race ! Et les chefs-d’œuvre, alors, qui jalonnent la route humaine, nous apparaissent un peu plus semblables entre eux, dans la fraternité du beau, comme voisins, à travers l’espace, dans les altitudes, — dans l’atmosphère de l’absolu, — parmi les grands témoins du temps. La notion même du temps s’abolit pour eux : le grand sphinx de Giseh, taillé, en pleine montagne, par un peuple d’artisans au service d’une volonté artiste, manifestation colossale d’un art complet et définitif, est-il, comme l’affirme M. Maspero, l’œuvre des générations antérieures à Mini ? Ne l’est-il pas ? Qu’importe, si, du fond du désert, il regarde encore l’infini ! Il y a une ivresse pure à penser que Mini se fit roi à Memphis, bâtit des temples de granit et d’or, fonda la monarchie héréditaire sur les ruines de la théocratie sacerdotale ; et que tout cela est mort, et qu’il en reste, de par cette flamme, l’art, de la joie aux yeux et de l’idée au monde, quatre mille ans avant qu’un enfant triste et délicieux naquît d’une vierge à Bethléem, au fond d’une étable, où vinrent prier, par les anges conduits, d’adorables bergers, symbole des pauvres, des doux et des humbles ! Pour l’Enfant divin, on refera des œuvres d’amour, comme on fit des œuvres d’orgueil pour le tout-puissant Pharaon — mais le temple, mais tous les temples seront détruits, le grand sphinx achèvera de mourir dans son linceul de sable, — et non la représentation d’amour et de charité. Quel art maintenant la donnera complète et significative, si la sculpture n’y peut suffire ?

En Égypte, le sphinx colossal tient à la montagne ; la divinité tient au temple ; du même, la statue de bois est attachée à la momie, et la sculpture fait bloc avec l’architecture. Aussi la plastique reste-t-elle l’humble esclave de la construction symbolique : le temple seul est significatif en son tout. Mais bientôt l’industrie phénicienne, qui, depuis longtemps, avait exercé une action sensible sur les Grecs des îles et du Péloponèse, pénétrait jusqu’en Argolide, en Attique et en Béotie. Et, par un curieux effet de son histoire, selon que ce petit peuple phénicien, ingénieux, actif, et savant, que j’ai appelé[3] le « commis voyageur » de l’antiquité, se trouvait en relations commerciales avec l’Égypte ou avec l’Assyrie, l’influence changeait des modèles qu’il offrait à l’imitation des villes grecques : ouvrages d’argent et d’or, de verre ou d’ivoire, travaillés par les orfèvres et les verriers de Tyr et de Sidon, ou statuettes religieuses et vases précieux fabriqués en Égypte. Peut-être même la providentielle fusion de toutes les qualités orientales, noblesse hiératique des statues égyptiennes, exécution précieuse et ferme à la fois des œuvres d’Assyrie, — art et métier, — dans ce creuset que fut le génie attique, fait de mesure et de goût, et fondu lui-même à une heure plus fortunée du monde, en cet alliage dorien et ionien, suffira-t-elle à expliquer l’éclosion lumineuse et la perfection prochaine de la sculpture, en la ville privilégiée, en la cité suprême, Athènes. Il est certain, à tout le moins, que cette perfection sera le résultat d’un long enfantement, précédé d’essais gauches ou rares, toujours caractérisés par un désir d’humaine vérité. Et si, pour ne citer qu’un exemple, on constate la présence à Mycènes, dès le XIVe siècle peut-être, plus de six siècles avant les chants homériques ! de ces purs stylets d’or, trouvés par Schliemann dans les tombes des rois ou des héros, lames ciselées merveilleusement, où parmi les arabesques fleuries courent de symboliques animaux, d’un dessin si ferme et d’une vérité si précise, simultanément avec ces stèles grossières, où des artisans, indigènes sans doute, s’essayaient vainement à copier, sur la pierre dont ils scellaient les tombes de leurs princes, le travail raffiné des beaux objets venus d’Orient, comment expliquer le fait, à moins d’imaginer ces grands batailleurs, voleurs et puissans seigneurs, — qui rappellent étrangement les comtes et barons pillards des bords du Rhin, en leurs nids d’aigles, aux temps similaires de notre Moyen âge, — achetant, après un jour de rapine heureuse, sur les routes d’Argos, des poignards d’or ou des ceintures ouvragées à quelques Phéniciens ambulans, venus par la mer bleue, sur les grandes barques aux voiles peintes ?

Ces Phéniciens sont étonnans, en leur errante activité ; transporteurs d’or et transmetteurs d’idées, ce sont bien les Juifs de l’antiquité. Ils étaient d’ailleurs d’origine sémitique ; ils avaient pour voisins, quand ils rentraient par hasard dans l’étroite terre de Syrie, pressée entre la montagne et la mer, d’où ils étaient un beau jour partis à l’aventure, les Juifs établis à l’est du Liban, et les Hétiens, un peuple curieux, nouvellement inventé par les archéologues pour expliquer quelques très vilains monumens qu’on ne savait trop à qui attribuer. Ils parcoururent tout le monde connu des temps anciens, très semblables déjà à leurs frères futurs, qui, comme eux industrieux, souples et fidèles, avides d’espace et d’or, sans préjugés et sans sol, toujours en marge des nations, joueront dans le monde moderne, aussi longtemps qu’ils ne se laisseront pas absorber par les races qui les entourent et les enserrent, mais ne les oppriment plus, un rôle étrangement fort, irritant et tenace, providentiel sans doute dans le mal comme dans le bien, et peut-être indispensable à la marche de la pensée sur la terre. Car ils semblent chargés de préparer ou d’annoncer pour l’avenir, de promener avec persistance à travers le monde moderne où ils passent dispersés partout, mais unis toujours, l’idée d’une société plus cosmopolite et d’une humanité plus ouverte, comme leurs ancêtres, dans le monde ancien, avaient, parmi la foule des dieux, obstinément promené Dieu.

Cette puissance mystérieuse, féconde et corruptrice, du commerce et de l’échange, cette « force sacrée de l’or » qui fit et défit la cité antique au profit de cette association plus grande qui est la nation moderne, les Phéniciens, seuls dans l’antiquité, la connurent, sans en soupçonner sans doute tout le sens mythique et social, et l’exercèrent pendant des siècles sur la Grèce naissante. Ils ne furent, à aucun degré, des créateurs, — les monumens retrouvés le prouvent, — mais des intermédiaires merveilleux, qu’il faut remercier grandement, d’indispensables « commissionnaires d’idées. » A l’impulsion vivifiante que donne leur passage à travers les îles, et plus tard jusque dans la Grèce continentale, succéderont bientôt les efforts indigènes, et, de la richesse croissante parmi les cités nouvelles, voisines et rivales, les « besoins de beauté » feront naître les artistes, après les héros, et près des poètes.

Une des différences les plus frappantes, entre l’art égyptien, considéré comme beaucoup plus ancien, et l’art grec, comme plus moderne et plus voisin de notre âme actuelle, c’est que l’un resta comme immobilisé dans ses règles mêmes, et que l’autre progressa sans cesse, — parallèlement à l’affranchissement des esprits, — vers une plus humaine liberté. Il est certain que la sculpture égyptienne resta attachée à des traditions immuables, presque à d’étroites habitudes d’art, que jamais, à travers de longs siècles de prospérité et de travail, elle ne voulut ou ne sut quitter. Les Égyptiens se formèrent et gardèrent a tout jamais de l’être humain un type conventionnel, de majesté tranquille et précise, dont ils firent, sans cesse et sans lassitude, en l’agrandissant démesurément ou en le diminuant sans nulle modification, le dieu, l’homme, ou l’enfant. L’être, pour eux, restait sculpturalement à l’âge toujours de l’adolescente beauté ; à l’âge où il importait qu’il fût reconnu un jour par les dieux dans le silence des hypogées, et conservé dans sa force et sa santé, pour une autre vie. Enfermés, comme leurs momies patientes en l’attente du divin, » dans les bandelettes sacrées d’une étroite théogonie, prisonniers d’une religion sans tendresse et sans joie, s’ils connurent le sentiment de la force et déjà, à de rares intervalles, de la grâce, qui sera la source prochaine de beauté parfaite, ils n’eurent jamais ce que la Grèce pressentira, aux heures sublimes de Phidias et de Myron, ce que nous sentirons, chrétiens et modernes, jusqu’à la souffrance, ce qu’agrandira jusqu’à l’impossible l’avenir : le sentiment de l’humanité.

En Grèce, et seulement en Grèce pour toute l’antiquité païenne, l’être se dégage complètement du mythe ; la sculpture s’échappe enfin de l’architecture, et, en moins de deux siècles, s’émancipe et s’épanouit en chefs-d’œuvre purement humains. L’Homme, enfin, beau, heureux et nu, sort du sombre tombeau où les Egyptiens avaient cru enclore à jamais le « double » avec la momie ; Dédale a « ouvert les yeux, et délié les bras et les jambes[4] » de la primitive statue. Des « Xoana », simples idoles de bois, les vraiment premières statues de la Grèce, que Pausanias, qui voyageait au premier siècle de notre ère, pendant les temps d’Hadrien, put voir encore, dans les temples, exposées à l’adoration des fidèles ; des « Xoana » aux grandes œuvres du bronze ou du marbre, le progrès est rapide et sûr. Les formes se dégagent, s’affinent, se « personnalisent », et bientôt semblent vivantes sous la main des sensibles artistes, fils des probes artisans. Les forgerons, habitués à fabriquer des armes, appliquent à la statuaire les procédés techniques acquis au labeur plus grossier, et, — comme, au moyen âge, en Italie, feront les orfèvres, insensiblement devenus les sculpteurs, — les « toreuticiens » de Samos, d’Argos et de Chio, déterminent, en de graves ou charmantes œuvres, les lois de la sculpture en bronze.

La croissance artistique, dès ce moment, en Grèce, est prodigieuse ! L’art éclate de toutes parts. A relire cette admirable histoire, comme on regarderait une plante en un merveilleux jardin, on voit, littéralement, pousser la Beauté ! Les événemens se précipitent, les victoires et les défaites, les travaux, le commerce et l’ardeur du peuple qui sera le divin, l’éternel artiste du monde. Du VIIe siècle, où l’Artémis de Délos n’est qu’une variante encore[5], à peine réveillée, des Xoana vaguement féminins, — Belles-au-bois-dormantes dans leurs gaines de cèdre parfumé, que, un peu plus tard, on imitera avec plus d’art dans le calcaire plus dur, ou dans le tuf encore ductile ; — au VIe siècle, où apparaissent les grandes statues archaïques d’Apollon (de cette école dorienne qui semble la première contenir le germe de l’art personnel et comme autochtone du génie grec), où s’humanisent les beaux marbres du fronton d’Egine[6], où, dans l’Attique enfin, un peu retardataire encore, Endoïos, élève du légendaire Dédale, ose sculpter en marbre les premières images enfin vivantes d’Athéna ; puis, du VIe siècle à la première moitié du Ve, qui voit naître et se placer en rang près du sanctuaire les souriantes prêtresses aux ajustemens polychromes, et au jour, fameux entre tous, de la troisième année de l’Olympiade 85, où la grande Athéna-Parthénos, la déesse chryséléphantine, la « Vierge, » chef-d’œuvre de Phidias illustre et déjà menacé, fut placée dans la cella du Parthénon reconstruit, sous l’archontat de Theodoros, quelle progression merveilleuse d’art marmoréen ! et quelle radieuse procession de statues, jalonnant le chemin de l’histoire, encombrant d’un peuple de divinités vivantes le sommet sacré de l’Acropole ou les blancs abords des temples d’Olympie, déesses graves et douces sous les draperies coloriées, nudités sacrées, mais heureuses enfin, images, pour la première fois aimées, de la femme ! Hélas ! les barbares oseront toucher ces êtres purs, fils de l’homme qui désire et du feu qui purifie, et traverser et meurtrir le cortège sacré : les fines servantes de la déesse, malgré l’or et le carmin de leur « himation, » malgré la douceur muette de leur rire divin, furent renversées un jour, en 480, par les Perses vainqueurs. Blessées et douloureuses, et plus belles dans le sang de leurs vives couleurs, elles attendirent en vain la bataille de Salamine, qui sauva le monde de la barbarie magnifique d’Orient, mais non pas leurs grâces fragiles et délicieuses. Dédaignées par de plus nouveaux maîtres, — les réalistes du temps de Périclès, — elles furent enfouies, à la hâte, entre des couches alternées de moellons et de terre, et couchées, sans pompe et sans deuil, dans le remblai qui allait porter, reconstruit par Phidias et Iktinos, le Temple neuf, — le Temple, par excellence, — le Parthénon de 434. Puis, réveillées, après vingt-deux siècles, de leur mort divine, par les enfans inquiets et curieux d’Occident, elles nous ont, comme en une vision soudaine, apporté la grâce inconnue et l’esprit intime de l’art à son adolescence ; le parfum, si longtemps perdu, de la vraie antiquité. Et, de nouveau, on les voit, en esprit, se dresser autour du vieux temple des Pisistratides, debout sur des bases en forme de colonne, toutes fraternelles, heureuses et symétriques, en leur fin vêtement plissé, les cheveux peints et déroulés sur le dos en longues boucles frisées, la jambe gauche portée en avant et, de la main, relevant légèrement les plis de la robe diaprée… Elles souriaient,… elles semblent songer encore,… filles plus libres déjà, avec leur regard fixe et leurs lèvres peintes, des longues déesses d’Ionie retrouvées naguère à Délos, et sœurs lointaines des Madones futures revenues de Byzance aux chapelles d’Italie, avec l’ancien sourire et l’âme nouvelle.

Les redites de l’histoire sont sans doute les parentés de l’esprit et du cœur humain. Florence sera l’Athènes chrétienne, et Paris sera la Florence nouvelle, chère aux dernières Muses. Au temps où Phidias étudiait la sculpture chez Ogiladas l’Argien, Myron d’Eleuthère, qui fut son condisciple, restait fidèle aux premiers enseignemens de l’Ecole, et continuait à travailler le bronze. Car Argos fut surtout une école d’orfèvres. Et, curieusement, l’analogie se pourrait continuer de ce VIe siècle grec avec le XIVe, à Florence, où, des boutiques d’orfèvres, au Ponte-Vecchio, sortent pensifs les futurs sculpteurs. Myron, réaliste énergique et rude encore, est le Donatello de l’antiquité. Kalamis en serait le Cellini, plus curieux ou plus élégant, dont les œuvres étaient, au dire de Denys d’Halicarnasse, comparables à celles de Lysias, « pour le soin et la grâce. » Tous deux, en effet, sont sur la limite de l’archaïsme, au point presque parfait d’équilibre, dans toute genèse d’art, où l’art encore jeune et sincère s’exalte jusqu’au savoir le plus pur de l’ouvrier, où le métier, déjà merveilleux, n’étouffe pas encore la libre émotion de l’artiste. Phidias peut venir, comme viendra Raphaël, dire les mots des sommets, les paroles qu’on ne continue pas. Après eux, après les buissons ardens où les Moïse voient Dieu, il n’y a plus de chemins d’art que pour redescendre, — délicieusement, — la montagne divine !

Aux dernières heures de l’archaïsme attique, Cimon, préparant les jours de Phidias, répare les ruines des guerres persiques, enclôt de murs l’Acropole, commence les substructions du nouveau Parthénon, et construit le Théséïon, où des mains inconnues, plus savantes ou plus audacieuses, sculptent sur la irise qui court autour de la cella la lutte des Lapithes et des Centaures, aux noces de Pirithoüs. Bientôt Périclès gouverne. Il appelle Phidias. Il est l’ami de l’artiste superbe. Il croit en lui comme à une force de son temps et de son gouvernement. « Athènes, dit Plutarque[7], abondamment pourvue de tous les moyens de défense que la guerre exige, doit employer ses richesses à des ouvrages qui, une fois achevés, lui assureront une gloire immortelle. » Temps heureux et sages, — temps absurdes et délicieux, — où le choix des couleurs pour la tunique d’Athéna passionnait toute la République, où la mesure des colonnes du temple était l’étiage du sens moral de tout un peuple, où la beauté fut vraiment, pendant quelques années, quelques heures du monde, toute la politique, toute la gloire et toute la vertu !

Quoi qu’il en soit, ces bons Grecs, ancêtres un peu des futurs Français, exilèrent Phidias glorieux, comme on exilera Dante et David. Et Phidias, las et découragé, partit pour Olympie. Les méchans et les sots seraient-ils donc, en fin de compte, utiles, ou les grandes injustices historiques seraient-elles nécessaires ? puisque, sans l’ingratitude des Athéniens, Phidias ne serait peut-être pas venu à Olympie éveiller à la vie tout un peuple de sculpteurs, et allumer à la flamme de son génie un incendie de beauté qui illumine encore les modernes sommets. Car Olympie fut alors le sol sacré des jeux et des fêtes liturgiques où vinrent aboutir et s’unifier dans la joie toutes les croyances des diverses races helléniques en une forêt de dieux et en un carrefour d’art. A Olympie germa et fleurit en deux et trois siècles l’immense moisson de chefs-d’œuvre, où prendront à pleines mains les empereurs de Rome et de Byzance, afin que puisse venir jusqu’à nous la trace lumineuse de tant de splendeurs. Comme la victoire des Athéniens sur les Perses avait empêché sans doute la civilisation occidentale de devenir asiatique, la prise de Constantinople par les Turcs, au XVe siècle de notre ère, sera plus tard l’unique chance de retour, en notre Occident, de l’art antique, par l’exode des ouvriers chrétiens, chassés de la ville d’or. Sans la bataille de Poitiers, nous serions peut-être tous musulmans. Il y a certainement des villes, — comme des êtres, — privilégiées. Il y a, à certains momens de l’histoire, des heures décisives, des « jours de l’homme » qui expliquent, pour un temps, l’énigme de l’humanité.

Après Athènes, le rôle d’Olympie dans l’histoire de la sculpture grecque fut considérable, en ce sens qu’il détermina, — comme je l’ai dit, en centralisant les efforts en quelque sorte provinciaux des Hellènes autour d’une capitale de jeux et de religion, — la marche des « arts du temple » jusqu’à l’extrême décadence. On prit de toutes parts l’habitude de consacrer, en la ville sainte, comme des ex-voto, des statues représentatives de souvenirs locaux ou de grands hommes déifiés. Et surtout, l’usage s’étant de bonne heure établi d’élever aussi des statues aux vainqueurs des jeux athlétiques, du même coup la représentation uniquement cherchée de l’homme nu, en sa force et son triomphe physiques, amène très vite les artistes à se défaire des habitudes conventionnelles des anciens sculpteurs de divinités. La signification et la beauté de la sculpture, art essentiellement tangible, qui ne vaut que par sa réalité pure, — sa vérité mesurée, — en sont subitement agrandies. Et, de ce hasard encore, de cette nécessité historique, se fait en sept ou huit olympiades, pas davantage, le décisif progrès. Les premiers vainqueurs aux jeux olympiques qui eurent leur statue sur la place publique sont Praxidamos d’Egine (olympiade LIX) et Rhexibios l’Opuntien (olympiade LXI), statues en bois qui étaient moins des portraits que des images encore conventionnelles, sans aucune recherche de physionomie individuelle. Et, à peine cent ans après, dans l’enceinte sacrée de cette même Olympie, mais après la venue de Phidias, l’art le plus puissant et le plus élégant à la fois couvre de hauts reliefs les frontons des temples et encombre de parlantes statues le bois sacré de l’Altis, dont les noirs cyprès et les oliviers pâles promenaient de transparentes ombres sur le grand temple polychrome de Zeus olympien. Alcamènes, qui a pu être un moment le rival de Phidias, garde, avec moins de liberté, la pure tradition attique. Paonios de Mendé, sur la commande de Messinicus, sculpte la grande Niké, retrouvée à Olympie, — l’aïeule sévère et hardie, un peu gauche encore, de la Victoire de Samothrace, et de la petite déesse ailée de Pompéi, — coureuse hère qui passe, le corps audacieusement porté en avant et dessiné nettement sous les plis du « chiton » gonfles par le vent. L’Argien Polyclète, plus sévère, continue la tradition du Péloponèse, en exécutant des statues d’athlètes. Négligeant les grandes envolées de draperies, renonçant bientôt à la manière chryséléphantine, cette forme ultime et merveilleuse de l’art polychrome appliqué à la statuaire, il revient à la pure étude de l’homme, résume en une étude profonde, presque scientifique, tous les efforts de l’école, crée un type dont toute l’antiquité se servira et abusera, le célèbre, — trop célèbre, — Doryphore, en fait le « canon » des proportions de l’homme adolescent, et écrit un traité sur le tout. C’est bien là le résumé et la fin d’une école.

Au IVe siècle, en effet, tout change en Grèce, — l’art avec la politique et le goût avec les idées. De plus en plus la passion de la réalité entraîne les sculpteurs vers la représentation des mouvemens libres et justes, familiers même. Et, du même coup, naît la statuaire intime, l’art charmant des figurines. Les déesses spirituelles, avec les fins éphèbes, sont descendues des frises et des vases, et courent les rues d’Athènes ou les chemins de Béotie. Les coroplastes, — les « modeleurs de poupées, » comme ils s’appelaient eux-mêmes, — encombrent de leurs petites boutiques, bien achalandées, les ruelles du Céramique, à Athènes. Leur commerce, amusant la foule et bientôt populaire, anime, enrichit, illustre même les jolis bourgs béotiens, aux noms charmans, de Tanagra, d’Audlis et de Thisbé[8]. L’art se popularise, et se vend au détail. C’est le signe des temps complets, mais aussi le péril mortel à toute supériorité. Tout art qu’on peut vulgariser est celui qui venait d’être nécessaire, celui qui avait seul ce que j’ai appelé le « consentement du peuple, » intérieure et comme secrète raison de vérité, mais combien passagère, puisqu’elle ne suffira plus peut-être à la génération suivante et mourra de sa floraison même. La rançon de la gloire, pour les œuvres certainement comme pour les individus, c’est la dangereuse popularité, et c’est l’inévitable vulgarisation, — les chromos des peintres et l’orgue de Barbarie des musiciens aujourd’hui, comme jadis, en Grèce ou à Rome, les terres cuites à la douzaine. Mais ce danger, comme cette gloire, ne vient qu’à l’œuvre significative de son temps, c’est-à-dire qui a contenu, à son heure, une part de nécessaire vérité. Et quand la mode, — fugitif parfum du temps, au fond si précieux à retrouver un jour, — se sera évaporée des pauvres œuvres, vieillies et touchantes encore, le résidu de l’ouvrage un jour populaire, parce que sincère, sera de la beauté.

Le clair génie grec, protégeant la réalité du réalisme, exigeait que la grâce tempérât la force. Scopas de Paros semble le plus beau maître d’une école qui résuma ce moment, admirable encore, de l’art antique. Sous sa main violente et précise à la fois, l’homme sculpté se fait plus élégant, — presque trop élégant déjà, — dans l’allongement des formes, par la petitesse de la tête en particulier. Les belles draperies, comme mouillées, s’enlacent aux jeunes torses, et, baisant amoureusement les gorges entrevues et les cuisses virginales des déesses, se soulèvent, en plis pressés, au vent naissant de l’idéal passionnel. Parmi les grands chefs-d’œuvre qui pourraient être, sans probable erreur, attribués à Scopas lui-même, ou, en tous cas, à son temps, la « Victoire de Samothrace » et la « Vénus de Milo » sont les plus connus. Qui peut dire que ce ne soit pas là la limite de vérité sculpturale que puisse atteindre la main de l’homme, le maximum de vie que puisse contenir la forme et supporter la matière ? Puis vient Praxitèle, qui, déshabillant enfin les déesses, retrouve sous les voiles mythiques la femme vivante, éternel désir. « Cyréné, reine de Paphos, dit une épigramme contemporaine, à travers les flots vient à Cnide, voulant voir son image ; et, après une longue contemplation, elle dit : « Où donc m’a vue, toute nue, Praxitèle ? » Le type féminin était trouvé, dont toute la statuaire antique, — et toute la moderne, — allaient désormais s’inspirer, prisonnières, peut-être à jamais, toutes les deux, de la vision grecque. Vainement, quelque jour, tentera de s’en affranchir la sculpture chrétienne, aux temps dits « gothiques. » La Renaissance n’est qu’une rechute. La magnifique leçon aurait-elle à tout jamais façonné l’âme sculpturale du monde civilisé ?

De fait, les Grecs ont pour toujours arrêté la sculpture au bord du rêve ! Le but suprême du sculpteur sera donc à jamais la représentation de l’homme, de l’homme visible, de l’être au repos aux belles époques, de l’être au mouvement plus ou moins violent aux décadences, comme si l’agitation de l’homme trop pensant était incompatible avec l’harmonie stable des plus belles formes. On ne sculpte pas l’inquiétude ; et le monde moderne n’est grand peut-être que de ses inquiétudes. Exprimer la douleur était déjà, pour le sculpteur antique, une exception, presque une laideur. Quel danger, pour le moderne, de s’essayer à traduire la douleur des âmes nouvelles ! On ne rendra pas triste le marbre : sa blancheur est de la joie immobile. Et seuls, les vieux Grecs du Ve siècle ont tenu un moment dans leurs fortes mains la véritable Beauté.

Après Scopas et Praxitèle, la pure tradition attique se disperse en écoles diverses et rivales. Lysippe, qui vivait à Sicyone, est le sculpteur d’Alexandre le Grand ; et Alexandre va détruire toutes les belles indépendances de vie, — et par conséquent d’art, — de la Grèce. Athènes, alors, n’est plus dans Athènes ; l’art n’est plus au pur foyer. Le génie, promené à travers tout le royaume nouveau du conquérant, allume encore ici et là de belles flammes, mais se vend et se prostitue. Des ouvrages commandés en hâte, ingénieusement décoratifs toujours, insuffisamment humains, s’accrochent encore à des monumens de vanité, non de nécessité ou d’amour. C’est l’apparition de l’art officiel, d’où sortira toute la banalité pompeuse, — vide, mais superbement ! — de l’art romain. Enfin, en une certaine affectation de vie sentimentale, si contraire aux lois étroites de la plastique, en un maniérisme quasi littéraire, qui est l’aboutissement fatal de ce qu’on a appelé « l’art d’expression, » achève de se perdre la pureté simple des grands jours. La chute n’est pas longue : elle a ses trois étapes connues, dont les dates sont données par des œuvres célèbres : les bas-reliefs de Pergame[9], œuvre peut-être d’Isogonos, la force encore et je ne sais quelle puissance noble, mais dans la violence et l’exagération du mouvement, presque dans l’agitation, qui n’est que l’énergie des faibles ; — le « Laocoon[10], » classique chef-d’œuvre de l’école de Rhodes, l’effet théâtral, mélodramatique, l’effet « à côté, » sculpturalement faux, cherché uniquement par des artifices de composition, et des habiletés de modelé, admirables encore en des « morceaux ; » — l’ « Apollon du Belvédère, » enfin[11], prototype et explication, — sinon excuse, — de toutes les décadences, c’est-à-dire tout ce que peut donner le métier perfectionné à outrance, sans la sensibilité de l’être imprévu, la pédante leçon ressassée sans amour et sans foi ! Les pauvres Grecs, vaincus et dépaysés, ont renoncé aux armes, à la gloire, à la liberté. Heureux et lâches dans la grande paix romaine, ils font encore des statues et des vers pour Rome, la lourde victorieuse, en attendant que Néron, empereur cruel, dit-on, mais artiste peu banal, vienne chanter chez eux, et pour eux, sur le théâtre sacré où avait paru l’Œdipe Roi.

Vainement un souverain éclairé, dilettante curieux en sa philosophie désabusée, tentera de galvaniser à Athènes même, puis à Rome, cette belle force endormie. Sous l’influence d’Hadrien, un curieux et comme maladif effort archaïsant rendra pour un temps la vie à des Phrynés modernement pensives, à des Artémis reprises du lointain sourire. Souvenirs et regrets,… que l’immense orgie romaine abâtardira, et que balaiera, pour une purification nécessaire, le flot prochain des barbares magnifiques, idiots et sains. Le beau déménagement de l’Empire, de Rome à Byzance, ne sauvera rien, et les chers chefs-d’œuvre, qu’on n’aura pas envoyés se faire violer et détruire par l’Islam triomphant, achèveront de mourir tristement en Italie. Il faudra attendre de longs siècles que, sous l’onde chrétienne, repousse la forêt gothique, pour entendre de nouveau, au bois des arbres animés, battre le cœur des images humaines, pour voir sourire aux niches des cathédrales des idées à forme d’êtres, bons saints gauches et doux, héritiers lointains des Apollons de Tenée, madones maladroites et peinturlurées, sœurs inconscientes des Athénas bleues et rouges.

Pendant dix siècles, l’art s’est reposé ; et plus particulièrement la sculpture. Le christianisme naissant, — effort très pur au-dessus des réalités, « au-delà des forces humaines, » — avait-il besoin d’un art ? L’expression figurée, du moins par la plastique, était incompatible avec une religion toute d’esprit, de douleur et de sacrifice : l’idée de renoncement à la matière ne saurait être une idée de beauté, de matérielle et visible beauté. « En vérité, un jour viendra où vous n’adorerez plus Dieu en ce temple, ni dans aucun temple, mais en esprit et en vérité. » Tout ce qu’il y a d’avenir et de splendeur morale en ces paroles s’opposera, chaque jour davantage, au grand rêve de la chair, qui est précisément l’art de la terre et du feu. Cette religion n’est pas sculpturale, non plus que toute idée abstraite. Encore bien moins le seront toute expression scientifique et toute conquête de l’esprit d’analyse. C’est par un reste d’indispensable paganisme que la religion nouvelle, aux premiers siècles de notre ère, pour reprendre les cœurs faibles par les yeux, se cherchera un art. Encore le christianisme se contentera-t-il pendant longtemps de prendre et de s’approprier des formes païennes, à peine démarquées pour son usage. L’idéal premier, — malheureusement pour le rêve du penseur, heureusement pour l’artiste futur, — se déformera bientôt sur la grand’route des siècles, et le temps laissera filtrer dans le temple triste et douloureux un rayon de l’antique soleil. Et, ne pouvant cesser tout à fait d’être humain par quelque côté, si divinisé que l’ait tenté le Fils de l’Homme, il acceptera de nouveau le manteau de beauté des choses. Mais la couleur seule alors paraîtra capable de voiler les défauts de la forme avec les ignorances de l’ouvrier nouveau. La peinture sera la forme chrétienne de l’art éternel.

Fugitive, ignorante et clandestine au fond des catacombes, — deux fois interdite, et par la loi et par l’idée, — que pouvait, en effet, produire et signifier la sculpture, en ces temps de misère ? Où il n’y a pas de lumière, il ne saurait y avoir d’art plastique ; la sculpture est fille du grand soleil. Les ombres violentes sur les bas-reliefs des frises, les larges taches sombres opposées franchement aux plans de lumière sur les formes des êtres, dans tous les pays antiques de grande clarté, c’est presque tout l’art du sculpteur, aux belles époques. On sait que l’éclairement d’une sculpture est toujours un délicat problème ; et les plus belles œuvres sont celles qui supportent le plus grand « jour. » C’est aussi qu’à cette « épreuve de lumière » se reconnaît le large métier, serviteur du grand art.

A l’idée nouvelle, qui se cachait pour vivre et grandir, la sculpture devenait donc inutile. C’est un art toujours de triomphateurs, et de vérité publique, non de rêve secret. On ne sculpte pas le mystère, ni le songe, ni l’abstrait ! Et le grand rêve chrétien emplissait déjà la nuit du monde romain. Pour des dieux auxquels on ne croyait plus, pour des empereurs passagers ou détestés, les artistes travaillaient sans conviction, partant sans force et sans grâce. Le Grec, plus ou moins mal payé, qui venait à Rome travailler pour les gens riches et les patriciens à la mode, artisan sans liberté, artiste sans amour, y perdait vite toute tradition. La lassitude et l’indifférence, fussent-elles encore d’une délicieuse élégance, étaient au sommet de la société. Et, tout en bas, le peuple, ou se propageait, comme un incendie, la foi nouvelle, retirait insensiblement, sans qu’on pût s’en apercevoir, et sans qu’il le sût lui-même, l’indispensable force de sa confiance aux œuvres qu’il ne comprenait plus. Et, hors de ce « consentement » tout art allait être aboli. Cent ans après le règne d’Auguste, les bas-reliefs de la colonne Trajane sont d’une frappante médiocrité. Les sculptures de l’arc de Constantin sont des œuvres barbares d’une statuaire tombée en enfance. Ici finit vraiment le monde antique.

Toutes les statues trouvées dans les catacombes sont de signification artistique à peu près nulle. Ce sont, dans la plupart des cas, des images assez douces de « Bons Pasteurs » qui ressemblent fort à des bergers romains à peine christianisés ; des effigies de dieux païens, pris parmi les plus aimables, démarqués à peine et à la hâte baptisés ; ou des statues de rhéteurs dont on grattait tout simplement le nom ou l’épigraphe au socle pour y mettre un nom d’apôtre : il y a là, tout au plus, de quoi ne pas perdre tout à fait la trace presque effacée qui va de l’art romain au moyen âge. En ce sens, les statuettes, rares et gauches, des premiers temps chrétiens sont les « Petits-Poucets » informes qui perdront le chemin de la beauté, mais le retrouveront un jour pour transmettre les paroles nécessaires aux imagiers des naissantes cathédrales. A Byzance, pourtant, par un effet tout autre de cette orientale influence, qui se retrouve à toute origine, pendant que les pauvres chefs-d’œuvre, arrachés de Rome ou d’Athènes, dépaysés et tristes, s’ennuient sur leurs socles, et achèvent de mourir au soleil, la peinture qui, bien mieux que la sculpture, aime les fautes ou les pardonne, recommence sa besogne ornementale et fleurie, cache, non sans malice, sous les arabesques empruntées à la Perse ou à Bagdad, l’homme qu’elle ne sait plus bien voir ni dessiner ; et, gardant encore l’habitude et comme le calque — bien usé ! — du geste romain, met « de l’antiquité, sans le savoir, » sur des fonds d’or. De fait, la mosaïque, qui va devenir une des plus importantes et des plus significatives formes d’art, et les industries, modestes et fidèles, de l’orfèvrerie, du verre, de la céramique et des ivoires, garderont l’antique tradition bien mieux que la sculpture proprement dite, — en cela servantes de la peinture. Et, pendant que le sculpteur, indéfiniment, utilisera des sarcophages païens pour en faire des tombes chrétiennes, et bientôt même la table du sacrifice qui sera l’autel chrétien, le peintre tracera discrètement au fond des humbles chapelles, ou le long des corridors que suivront les catéchumènes, de timides figures, déjà doucement nouvelles, qui, tristes et pâles à la lueur vacillante des lampes, regarderont d’un sourire qui semblait perdu.

Par quel merveilleux effort, ou plutôt, comme toujours, par quel secret enchaînement d’idées, dont les liens historiques souvent nous échappent, ces grands et saints « tailleurs de pierre, » qui sculptaient les têtes aux chapiteaux et aux gargouilles des cathédrales de France, ont-ils retrouvé, un beau jour, au XIIIe siècle, le sens oublié du divin sous l’humaine apparence des formes ? Tel saint fruste et beau, — si différemment beau ! — qui vit dans sa niche au portail de Reims, est-il vraiment le frère de l’Hissus, mutilé et splendide ? Ce sont des hommes pourtant, des hommes toujours ; et ils ne sont beaux, en de telles dissemblances, que par ce qu’ils contiennent d’également humain. Qu’y a-t-il donc de changé ? L’âme, et non pas tant la main du sculpteur. Et, pour retrouver la vie, source unique de l’art, il faudra que, par-delà l’esprit des temps, « sa main d’homme la délivre, » comme disait Gœthe au docteur Faust, la délivre de la prison de l’idée dogmatique. Alors il reverra la vérité des beaux corps, mais jamais plus il n’en recomprendra bien le sens antique. Désormais, l’œil de l’artiste regarde ailleurs ; le plus humble ouvrier d’Athènes eût souri de la grossièreté des statues qui nous font pleurer. C’est qu’un grand phénomène moral a changé sa joie en notre tristesse, sa sérénité païenne en notre chrétienne et plus fraternelle émotion. Le cœur plus troublé de l’humanité cherchait un art plus sensible. La visible transformation se fit-elle au retour d’Orient ? Vint-elle des souvenirs longtemps endormis sur la terre classique d’Italie, née de la mort même des chefs-d’œuvre, dans la poussière sublime de Rome, arrosée par le sang des hommes nouveaux ? Certains monumens de Ravenne indiquent peut-être l’heure encore mystérieuse de ce décisif changement. Car Ravenne est un carrefour ; Ravenne est une explication. On dirait qu’un grain de l’antique esprit, parfumé d’Orient, retombant sur ce sol toujours fécond, y a germé de nouveau, comme pour donner l’ancienne fleur d’art à des mains pures, vierges du vieux métier. Dans cet art naïf et brillant de la mosaïque, si délicieusement barbare, qui est la transition logique de la sculpture à la peinture, se peut voir sans doute le trait d’union de l’art antique à l’art moderne. C’est le premier manteau de beauté du christianisme triomphant. C’est par Ravenne, un jour[12], enclos en ces petits cubes d’or et d’azur qui tapissent comme d’impossibles plumes de paon l’oratoire bleu de Galla Placidia, que tout l’art, naguère chassé d’Italie, rentra au pays bien-aimé. Les sujets seuls sont changés ; mais, entre les fontaines bleues de Pompéi, œuvres d’art grec, et les absides d’or et de turquoise de Sainte-Apollinaire, imitées de Byzance, l’analogie d’harmonie est frappante ; c’est donc bien que la couleur apparaît déjà comme signification du nouvel art.

Pendant la longue enfance, secrète et persécutée, du christianisme, qui, à Rome jusqu’au Ve siècle, n’osait ni regarder ni détruire le peuple d’idoles inutiles et magnifiques restées debout par la ville énorme, les rares sculpteurs restés païens, par amour du marbre ou par regret des dieux, tentent vainement d’impossibles monumens. Le métier, qui n’exprime plus rien de nécessaire, n’étant plus traducteur de foi, se perd vite. L’extraordinaire décadence de la sculpture en ce pays encore peuplé de modèles, qui étaient souvent des chefs-d’œuvre, n’est explicable, en somme, que par un phénomène moral et historique. A la forme nouvelle de la croyance, de l’éternelle inquiétude humaine, il fallait le succès, le triomphe politique et social. Il n’y a que des idées victorieuses qui s’expriment définitivement en littérature et en art. Il fallait, encore un coup, le « consentement populaire » et la matière. Or, le peuple prit bien l’une, et avec quelle barbare violence ! pour servir l’autre ; les monumens sacrés, qu’avaient encore respectés les Barbares, devinrent d’immenses victimes, et comme l’inépuisable « carrière » où l’on puisait sans honte pour la hâtive reconstruction des choses et des idées. Vainement !… les pierres violées se refusèrent longtemps à signifier d’autres beautés. De fait, il n’y a pas de sculpture chrétienne avant la grande efflorescence gothique. L’art ogival, comme nous l’avons vu[13], à demi oriental dans ses origines, ayant presque oublié toute parenté romaine, demanda un beau jour des statues pour remplir de noms et de symboles les innombrables niches des portaits, ou pour terminer en vivantes idées les pinacles démesurément élevés vers le ciel ; et, par une charmante loi de vérité, à l’heure nécessaire, se retrouve le bon imagier, frère du lointain potier qui arrondissait les vases en formes d’êtres.

Peut-être l’admirable sincérité, la naïveté sublime de ces grands anonymes du XIIIe siècle, ne sont-elles qu’une forme, seulement différenciée par le milieu, de cette virginale, de cette incorruptible enfance de tout art qui recommence, de tout amour qui refleurit à l’ombre de la foi ? Je crois que toujours les grands artistes sont des « égaux sur les sommets, » des âmes complémentaires qui s’ignorent, mais qui se ressemblent, à travers l’espace et hors du temps. Il faut donc affirmer que ces inconnus sculpteurs « continuaient l’idée, » parce qu’il est nécessaire qu’elle ne périsse jamais, alors qu’ils croyaient peut-être « recommencer l’art, » après la mort de l’antiquité, c’est-à-dire après la disparition d’un art qu’ils soupçonnaient à peine, dont tous ignoraient et l’histoire et la technique. Cette affirmation paraîtra la plus voisine possible de la vérité profonde des êtres et des choses, si, par surcroît, l’on accepte comme probable une insensible et comme secrète initiation de ces instinctifs ouvriers de l’art chrétien au souvenir des formes entrevues un jour, connues à peine, devinées par je ne sais quel sens plus subtil, sur les ivoires rapportés de Byzance, ou sur ces grands reliquaires d’or et d’argent, cloisonnés d’émaux et incrustés de gemmes, où déjà les artistes de l’époque romane, dans le Sud de la France et dans les provinces d’Italie en rapport avec Ravenne et Venise, avaient cherché, d’un œil inquiet et d’une timide main, les entrelacs fleuris et les têtes symboliques des nouveaux chapiteaux. Voici le chemin, sans nul doute. Mais que l’aboutissement en est magnifique, à l’heure où dans la brume des soirs tristes et roses de l’Ile-de-France s’élèvent partout les cathédrales chantantes, pleines d’oiseaux, de prières et de symboles ! Cette heure, peut-être sans pareille, de l’art chrétien, sera courte, comme toujours et partout le sera l’effort, à jamais vain, de donner plus de pensée, — trop de pensée ! — à la pierre, au marbre insensible, au bronze même, touché pourtant par le feu transformateur. C’est le moment, rare et puissant, où la matière accepte la plus grande quantité d’émotion, où la statuaire, ignorante divinement, mais inconsciemment sublime, laisse à la forme humaine tout ce qu’elle pourra supporter d’âme dans la moindre beauté, c’est-à-dire d’art dans le moindre métier. Elle devait retourner à sa matière, à son poids, à son silence. Bien vite le Paganisme originel la reprendra toute, et Rome vaincra de nouveau.

Je comprends bien qu’on le regrette ; je ne puis arriver à comprendre qu’on s’en étonne encore. Le brusque arrêt dans l’essor de la sculpture en France, après l’admirable époque ogivale, qui fut en effet un mouvement profondément national, est un résultat logique et fatal, dû aux conditions mêmes de cet art dont le domaine finit où commence le mystère de l’idée, de la couleur, des sons. Le mouvement dit encore « gothique » (malgré ce que ce nom a d’impropre) et issu d’un merveilleux, mais « incontinuable » mysticisme, devait s’éteindre dans la joie recommencée de la Renaissance, s’absorber dans les revanches du trop beau métier, mourir enfin de culture, de raisonnement, et de facilité. Seule, la Peinture allait et devait hériter de cette victoire, étant seule susceptible d’harmonies composées et d’idées complexes. La sculpture est une réalité absolue, la peinture est déjà une transposition. Le groupe du Taureau Farnèse, qu’on voit à Naples, œuvre de l’ultime décadence grecque, et qui est « arrangé » comme un tableau, et tel ouvrage de peinture moderne, qui est « composé » comme une romance, seront au besoin la preuve, après celles que j’ai essayé de donner, que les arts ne peuvent décidément se substituer l’un à l’autre, et qu’ils n’ont de vertu et de logique beauté qu’en gardant leur rôle particulier.

L’art gothique avait fleuri pendant deux cents ans. Le grec avait eu même durée pour la même adolescence, qui va, comme nous l’avons vu, d’Anthénor de Tralles à Phidias. A Reims ou à Bourges, à Chartres, à Amiens ou à Paris, et bien mieux là que dans tout le reste de l’Occident, où se transplantait l’art moderne chassé d’Orient, les naïfs imagiers, qui allaient, de ville en ville, travailler dans les chantiers des cathédrales nouvelles, avaient recommencé, sans s’en douter, l’antique effort, montant patiemment du rêve à la réalité, de l’exquise ignorance au dangereux savoir. Pourtant la nouveauté fut l’apparition, pour la première fois sans doute, de la tristesse et de la bonté dans les expressions de la statuaire. Les Grecs de la décadence, à Rhodes ou à Pergame, avaient bien essayé déjà d’exprimer la douleur physique ou la violence des passions par l’exagération des mouvemens ou la grimace des traits. Ce sont là des heures passagères, et inférieures, dans l’idéal antique. Seuls ces chrétiens osèrent imiter dans la pierre sombre la pensive tristesse, douleur et beauté morales, et tentèrent de sculpter la pitié, tout intérieure vertu, mais combien peu sculpturale, et qui sera, sans doute, de musicale beauté. La revendication impérieuse, mathématique, des proportions et des réalités, qui est de droit pour les arts de la forme, allait briser le moule fragile où l’idée, avec la foi, entrait toute. Un vieux bas-relief est exhumé ; un curieux, un amoureux s’approche ; et c’est Nicolas de Pise[14] ; et le pensif sculpteur, en rentrant à sa demeure, fera sur la glaise le geste fatidique qui, sans qu’il s’en doute peut-être, va réveiller toute l’antiquité. Le monde continue ; un artiste passe, et un peu d’admiration en fera plus que toutes les révolutions. De ce jour, le grand rêve mystique va finir. La petite fleur grecque de joie et de sérénité poussera à travers les rudes rochers de la prière ; et, au merveilleux parfum qui si longtemps avait enivré les hommes, toute chrétienne mélancolie s’enfuira comme un songe oublié. A la vue des bas-reliefs de la chaire du Baptistère, à Pise, ou de celle de la cathédrale de Sienne, pris comme type de cette transformation, imprévue alors, — mais non pas illogique, si l’on remarque l’étrange analogie avec certains bas-reliefs de l’archaïsme antique, — on pénétrera subitement les sens du brusque revirement de l’art du sculpteur, coïncidant avec le mouvement rationaliste des idées. La raison et la matière ont dit au rêveur : « Tu n’iras pas plus loin, ni dans le livre, ni dans la pierre ! » Et la Renaissance, d’Italie, l’incorrigible païenne, s’imposant à tout l’Occident, recommencera, mais en les pastichant, les belles étapes de l’art grec. Tout au plus, un reste d’émotion chrétienne en modifiera parfois encore le sens et les formes, en les déformant. Et si l’idéal en peut paraître plus élevé, au point de vue psychique, l’apparence formelle en restera longtemps plus incertaine, toujours plus inquiète ; par conséquent plus tourmentée, et de plus en plus contradictoire à la matière en laquelle elle se personnifie.

’art sommeille encore en Italie pendant presque un demi-siècle après la tentative de Nicolas de Pise. A Orvieto, à Sienne, au cœur même de l’Italie, la sculpture grandit lentement, malingre enfant chrétien, tandis que la peinture, d’un bond, atteint à d’étranges nouveautés. Partout ailleurs, on fait encore du « gothique. » Giotto, ami de Dante, et, en quelque sorte, peintre de ses pensées, avait déjà peint les voûtes du mystérieux oratoire élevé sur le tombeau de saint François, à Assise, et il commençait, architecte par les couleurs déjà bien plus que par les formes, le campanile polychrome de Sainte-Marie des Fleurs, qu’on attendait encore à Florence, qui allait devenir le centre du moderne mouvement, quelque progrès significatif en sculpture.

Si l’on pense que peu d’années séparent ce Giotto, penseur en fresques, poète des murailles symboliques, peintre aux gestes si justes, si émus, vraiment occidentaux et définitivement chrétiens, de Donatello, fils lointain, gauche et sincère du grec primitif, et que ce grave et rude Donatello, si heureux et si grand de nobles ignorances, eût pu connaître Michel-Ange, qui le suit et logiquement le continue, combien apparaîtra rapide et fatale la route vers l’abîme où marchait l’antique sculpture ! Michel-Ange ! sublime coupable de toute la décadence, Titan meurtrier des derniers dieux ! L’accidentel et formidable génie, sans père légitime et sans fils possible, faillit étouffer l’art sous l’inquiétude grandiose qu’il promena toute sa vie de Florence à Rome, avec son irascible et majestueuse chasteté ! Qui sait après quelles hésitations le tout-puissant sculpteur se décida à revêtir sa pensée de couleurs, et à peindre sur les voûtes de la Sixtine ces simili-statues qui sont des dieux déchus ? Dans les exagérations surhumaines du Moïse comme dans les architectures impossibles de la Sixtine se devine et se sent, plus que ne s’explique avec des mots, la définitive différenciation des deux arts qui se disputaient l’expression de l’art moderne. Michel-Ange a, sans doute, prouvé, — sans le vouloir, ou plutôt par ordre du Pape, puisqu’on sait qu’il fut, par la volonté de l’impérieux Jules II, obligé de quitter ses ateliers de praticiens à Florence, pour monter, contraint et forcé, sur l’échafaudage des peintres, au Vatican, — que Jehovah ne pouvait être sculpté en beauté autrement que Jupiter. Du jour où il put venir à l’esprit d’un artiste, fût-il le plus grand, de représenter le Christ comme un autre Apollon, l’antinomie fut définitive, et inévitable la rupture entre la sculpture et l’idéal chrétien. Vainement le grand homme usera-t-il sa force et son courage à torturer sous l’effroi biblique des corps de rêve païen, ou à diviniser des Médicis plus spirituels et plus compliqués que des Atrides, ou enfin, dans les années de sa vieillesse exaspérée, à précipiter sans mesure et sans grâce tout l’Olympe dans l’Enfer de Dante, il ne pourra jamais dissiper ni vaincre l’illogisme initial de son immense effort. Michel-Ange est un dieu de la sculpture, mais un dieu tombé. L’idée chrétienne, si tant est qu’elle représente le moderne progrès du monde pensant et agissant, ne fut exprimée complètement en sculpture que par les gothiques ; le Moïse de Michel-Ange, en ce sens, n’est pas un prophète, mais quelque Jupiter égaré. Peut-être ses Sibylles, — peintes, celles-là, et déjà porteuses d’une autre pensée, — sont-elles, dans l’effort vers l’au-delà, vers l’abstraction dessinée en humaines formes, des images vraiment nouvelles, réellement autres, et comme des vierges terribles de l’avenir, que le philosophique avenir sans doute reconnaîtra.

Michel-Ange mourut en 1564, laissant l’âme latine redevenue païenne… sans les dieux ! On avait pu croire, pendant les heures mâles de son grand labeur, qu’il venait de réformer, pour un essor nouveau, l’art tout entier. En réalité, il l’avait, pour l’Italie du moins, tué de sa main trop forte, et à jamais enseveli dans le mensonge des formes sans âme, du métier sans signification nécessaire. Le sens, uniquement compréhensible aux foules, des idées simples échappait définitivement au marbre et à la pierre, et allait passer tout entier au changeant et subtil véhicule des tons et des harmonies, c’est-à-dire aux « images, » c’est-à-dire à la peinture, histoire coloriée des choses. Après Michel-Ange, c’est une décadence rapide de la sculpture, alors que, à voir la profusion de statues qui naissent dans toutes les villes latines, on pourrait croire que jamais la gloire n’en fut plus persistante, ou plus florissant le métier. Métier en effet, de lucre ou d’habitude, qui s’exerce encore dans tous les ateliers et les boutiques de la pauvre grande Italie, par deux fois pourtant éducatrice du monde ! Depuis le jour où la mort joignit dans le silence les mains du sombre Buonarotti, jusqu’à l’heure présente, si ardemment, peut-être si magnifiquement troublée, quelles grandes œuvres de la statuaire ont donné le sens profond du vrai, l’expression nécessaire de leur temps, à l’égal des ouvrages de la peinture, déesse d’hier, ou de la musique, déesse de demain ? Pendant toute la fin du XIVe siècle, en Italie, et au XVIIe siècle, les artistes « de sensation, » chercheurs d’effets, qui mèneront la sculpture au néant, et plus tard la peinture jusqu’à l’impression, — maximum des maladies nécessaires, — remplacent définitivement les artistes « de tradition. » L’École chante encore ; mais elle chante faux… à côté, — à côté du son délicieux des choses, à côté du sentiment vrai des hommes ; et si parfois, à Venise encore, un Sansovino, un Léopardi tournent avec quelque grâce le saint familier d’un bénitier, ou arrange, dans les niches des loggias, de jolies attitudes aux petites déesses ou aux aristocratiques madones, il faut vraiment attendre jusqu’au XVIIIe siècle français la venue charmante d’un Houdon pour nous consoler, comme par la grâce d’un doux geste féminin, des sarabandes pédantes ou folles que dansent sur toutes les églises de Rome, sur toutes les places d’Europe, les saints allègres et accommodans, si saintement gais et très pontificalement ivres, sortis, le poing sur la hanche, des ateliers de Bernin. La mesure du bon goût de France, et peut-être un peu la solennité de la perruque de Louis XIV, avaient épargné en quelque façon, au noble Versailles, la contagion de cette tarentelle sacrée. La belle unité d’art, qui groupa quelque temps autour du Roi peintres, architectes et sculpteurs, fut un temps d’arrêt dans la décadence de la sculpture. Encore les sculpteurs, comme les peintres, consentirent-ils à n’être alors que des « décorateurs » de l’ensemble, leur subordination même faisant leur grandeur certaine, et le charme qui demeure aux monumens complets. Bientôt, l’esprit des Clodion, des Pajou, des Falconet, en souriant, « de peur d’en pleurer » de ces grandes choses déformées ou mourantes, ramena le goût et la passion des délicates figurines. Cela fut, à vrai dire, du « bibelot » souvent, plutôt que de la statuaire, mais combien vivant, parce que semblable aux idées, aux demeures et aux êtres, pétri de tant d’esprit, et de grâce française ! Le meuble, parfois, en ces temps de boudoirs parfumés et d’âmes délicieusement corrompues, a gardé plus d’art enfermé que beaucoup de vaines statues. La secrète vertu des formes, le mystère de la divine sculpture, s’est gardé aux tiroirs de bois de rose des marquises. Sous l’émail précieux des vases et sous la blancheur mate des « biscuits, » on eût retrouvé, en grattant un peu, le sens des tendresses antiques, et comme le « toucher » des coropiastes lointains d’Athènes ou de Myrrhina. Et nous voici, par un merveilleux détour de la perpétuelle histoire du monde, revenus aux « jours du Vase, » prédécesseurs du « Dieu, » en attendant de nouveau « l’Homme. »

Le sentiment raffiné, amoureux, un peu sensuel, du féminin, spécialise la France, comme jadis l’Attique, dans la hiérarchie symbolique des arts. Au XVIIIe siècle, en ce Paris léger, souriant et vainqueur, oublieuse des trop lointaines déesses à la fois et des trop tristes chrétiennes, la femme, de nouveau dévêtue par les artistes, semble vraiment avoir une nudité nouvelle. Car la France, seule alors, connaît encore l’ivoire et le velours des rondes poitrines. La fragile pendule de Falconet a son prototype quelque part en Grèce, sous terre, ou dans la mémoire des hommes. Impudiques, potelées et rieuses, les Grâces antiques se sont faites toutes petites pour entrer dans l’alcôve des duchesses poudrées ; et, blanches comme elles, elles sont en esclavage sous l’heure moderne, et n’en paraissent ni étonnées, ni honteuses. Là, une fois encore, l’esprit, vainqueur de la lettre, a tout sauvé ! Un peu plus tard, mais après quelle secousse des êtres, des idées et des choses, la gloire aussi ressuscitera, pour un jour, l’âme de la pierre. Un chef-d’œuvre presque antique ajoutera à cette histoire presque surhumaine le poids de la matière durable et la splendeur du rythme éternel. Et, pour symboliser la Révolution, promenée parmi les nations étonnées par l’Empereur fatidique, et baptisée du sang de l’Europe, Rude fera jaillir, du bloc de pierre attaché à l’énorme massif de l’Arc de Triomphe, la toute-puissante coureuse, qui hurlera, par-dessus nos plaisirs, nos espérances ou nos ruines, le chant du monde nouveau, la « Marseillaise » échevelée des peuples. Il n’y a pas d’œuvre, entre cette figure et ses sœurs brisées de l’antique Parthénon, assez haute pour les séparer. Ce jour-là, Rude et Phidias se donnèrent la main par-dessus le silence des siècles.

Depuis lors, la gloire et le génie ont quelquefois manqué, ce qui n’a pas empêché les sculpteurs sans nombre de continuer à sculpter sans pitié. Quelles nécropoles d’inutiles blancheurs il nous faut traverser, d’exposition en exposition, pour rencontrer quelques « œuvres, » pour toucher des êtres ! Que d’efforts sans but, que de métier sans art ! Où sont les ouvriers ? où sont les artistes ? Du moins aux plus sincères, aux plus grands, — il y en a encore, — je demande ici quelles sont leur volonté et leur foi dans l’effort contemporain, et la raison d’être de cet effort même, et sa signification morale dans le milieu social qu’ils habitent, et reflètent ? Car, enfin, la loi de croissance, en esprit et en vérité, pour l’art comme pour les individus, est toujours la même : à la foi religieuse, ardente et créatrice, correspondent les périodes d’art sincère et touchant, à formes hiératiques, à timide et naïf métier. Puis la raison se dégage des formules mystiques, l’esprit « se fait homme, » et librement proclame son Dieu, le regarde en face, et sculpte, peint ou chante les héros. C’est l’heure unique, de sagesse merveilleusement saturée d’idéal, où passent les Myron et les Phidias, les Donatello et les Michel-Ange, et plus tard, dans une autre incarnation de l’esprit sur le monde, les Mozart et les Beethoven. De la grâce féconde qui demeure, comme un parfum, après leur passage, naissent les artistes plus instruits, — trop instruits, — des raisons et des formules, les chanteurs tendres, passionnés et las, qui ferment le divin cortège. Car, sans l’amour qui est aveugle, et sans la foi, qui est le contraire de la raison, on refera de la science, peut-être de la vérité, mais non point d’art.

Et voici tout le problème nouveau : sculpteurs, pétrisseurs de matière, pauvres païens égarés au moderne jardin, qu’allez-vous faire maintenant de cet art blanc, immobile et pur, si beau avant nos doutes, si muet devant nos interrogations, si triste sous notre ciel gris ?… Que raconterez-vous demain à ce peuple inquiet, qui regarde à peine et se hâte, vous qui touchez encore de vos doigts émus la terre sacrée, vous qui voudriez mouiller de vos larmes l’insensible pierre, vous qui interrogez en vain le feu symbolique des « fontes » éblouissantes ? Que direz-vous à ce passant toujours plus incertain, douloureux et vain, sinon quelque « réplique » moins sincère ou plus triste du grand rêve antique, qu’il ne comprendra plus ?… Car l’humanité marche, entend et voit, depuis le jour où le légendaire Dédale « ouvrit les yeux, délia les bras et les jambes de l’antique Xoanon. » L’homme nu qu’osa faire vivre, à la face du ciel, un Myron, un Phidias ou un Polyclète, a traversé le monde d’Orient en Occident ; il a vu mourir Athènes et Rome, et naître Jésus. Et maintenant il pleure, il écoute, et il songe. Le pourrez-vous suivre, et comprendre, — et sculpter, — jusqu’en ce rêve ?


II

Et d’abord la matière, le pays et le temps vous y aideront-ils ? Comme nous l’avons vu pour l’architecture[15], un art est toujours le produit logique de l’endroit et du temps, c’est-à-dire de la contrée où il naît et de l’époque où il se développe : les matériaux du sol lui donnent sa figure ; le peuple du lieu lui donne son sens. Et cela est plus vrai encore de la sculpture, s’il est certain que sa beauté, toujours tangible, doit son mystère à la seule qualité de la matière où l’a fixée la main de l’homme. En Égypte, c’est la matière dure, — calcaire, granit ou diorite, — qui donne au « double, » que nous avons vu chargé d’accompagner la momie jusqu’au seuil de l’éternité, sa presque éternelle résistance. Le bois même, dans lequel sont taillées les statuettes du musée de Boulaq, devait durcir progressivement dans la sécheresse et l’obscurité des tombes, sous le sable du désert, où les enfermait la superstitieuse confiance de tout un peuple en l’inviolabilité, qu’on espérait éternelle, des muets hypogées. A Athènes, sous le soleil d’un climat transparent et d’une lumineuse religion, le marbre devient vite indispensable à exprimer la jeune beauté des dieux. Les Iles bleues, voisines de l’Asie, qui ont des carrières de marbre, les premières ont aussi de bons sculpteurs. Aussitôt qu’est devenue savante la main des ouvriers, le tuf ou le bois, plus faciles à tailler, sont abandonnés. Et qui sait si le providentiel hasard, qui fait les races belles et les nations artistes, ne choisit pas précisément, pour donner l’expression suprême des beautés techniques, celles-là seules dont le sol tient la plus pure matière et la plus saturable d’idéal rêvé ? Du froid et gris diorite, du basalte rude et triste de Memphis, naquirent logiquement les dieux muets et impassibles de la hiératique Égypte ; du marbre enfin, chair brillante et virginale, sortit l’homme vivant, heureux et beau, que seule comprit et divinisa la Grèce. Même, après l’avoir peint pendant près de deux siècles, ou rehaussé de bariolages polychromes, — goût barbare encore dont le charme nous est mal compréhensible, ou faute peut-être contre une plus pure esthétique pendant toute l’époque d’archaïsme, c’est-à-dire d’enfance, — au grand siècle de Périclès, cet usage est abandonné pour les statues les plus nobles, et, quand on n’a pas recours aux procédés de la statuaire chryséléphantine, que Phidias fut sans doute le dernier à employer, le marbre, laissé enfin dans sa blancheur originelle, apparaît comme la splendeur sacrée du nu. Un jour, après des siècles de sociales et religieuses transformations, la pierre seule, la pierre humble, friable et triste, sera la matière nécessaire à l’idéal nouveau, parce que seule elle pourra recevoir et garder la plus sensible empreinte du rêve impossible et touchant des gothiques. Et voici que, par un logique retour au sens de la beauté profane et charnelle de l’être, il faudra une toute païenne « renaissance » pour ressusciter le marbre et rendre au bronze son symbolique triomphe.

Si le granit fut égyptien, le marbre fut grec, et le bronze sera florentin : les trois matières spécifieront et expliqueront les trois époques. A Florence, la flamme, rallumée par l’âme moderne à l’idée antique, donnera de nouveau au bronze sa grâce forte, et sa signification esthétique, morale et sociale. Les orfèvres, au XVe siècle, seront les ouvriers inconsciens de la transformation politique et intellectuelle, en même temps que les pères de tout l’art moderne. Les progrès de la balistique, qui aboutiront à la constitution de la guerre moderne, et l’étude scientifique des actions du feu, qui sera tout simplement l’origine de la chimie, sont des dérivés de l’ardent travail quotidien des modestes orfèvres de Florence. A vrai dire, les Grecs de la belle époque aimèrent à travailler le bronze, et les premiers élémens de la science des « toreuticiens » leur venaient d’une lointaine tradition orientale, mal connue d’eux-mêmes, et tout imprégnée des secrets anciennement apportés en Argolide par des fils de Chaldée, initiés au culte de Baal. L’Ecole d’Argos, avant la venue de Phidias, avait été un centre d’étonnante activité artistique. Faut-il voir, dans le très ancien et habile usage qu’on avait d’y travailler les métaux au feu, la suite d’une longue tradition, trois fois interrompue, mais jamais entièrement oubliée à travers douze ou quinze siècles, et reprise toujours, en quelque sorte par-dessus les influences importées d’Egypte ou d’Assyrie, par une sorte d’atavisme obscur, aux « batteurs d’or » légendaires, aux rudes orfèvres achéens, qui travaillaient à Mycènes bien avant les époques historiques et les chants épiques, — à Mycènes, « la ville aux choses d’or » comme l’appellera Homère quatre ou cinq siècles au moins plus tard, — et façonnaient les masques étranges qu’on mettait, comme un baiser suprême, sur les visages des héros morts[16] ? A Sicyone aussi, dont Pline dit qu’elle fut « la principale officine pour tous les arts des métaux, » se perpétueront très longtemps, pendant et après le VIe siècle, les méthodes apportées de Crète par les très anciens maîtres Dipoinos et Skyllis. A Samos, vers la XLe olympiade, le vieux Rhœcos et son fils Theodoros inventent la fonte en forme, c’est-à-dire l’art de couler le bronze autour d’un noyau d’argile[17]. Glaucos de Chio, auteur du cratère dédié à Delphes par le roi lydien Alyatte, trouve à son tour le secret de la soudure. Et l’intervention sacrée du feu détermine ainsi et complète l’essai de l’homme. La sculpture en bronze était trouvée ; et il semblait que les lois en fussent à jamais déterminées par le merveilleux génie des Grecs. Pourtant, de longues interruptions, et ces inexplicables « oublis de l’homme, » allaient briser la tradition d’art et laisser perdre le métier au point qu’un Donatello ou qu’un Verocchio, deux mille ans plus tard, devaient en retrouver le secret, de toutes pièces, réinventeurs de génie, dont le génie même, tout d’intuition, semble parfois le souvenir mystérieux d’une vie antérieure, d’une idée déjà « faite homme. » De fait, quand Donatello, en 1443, osa de nouveau jeter au moule la fonte incandescente d’où allait sortir la grande statue équestre du Gattamelata, il sembla, devant l’Italie émerveillée, rénover toute la sculpture. C’était, en effet, la plus grande pièce fondue depuis l’antiquité ; mais, à Rome pourtant, le bon Marc-Aurèle, sur son gros cheval rond de bronze vert aux traces d’or usé, n’était pas, depuis douze siècles, descendu de son piédestal, en la Ville éternelle ! Entre l’œuvre molle et facile, par je ne sais quel hasard respectée, de l’ultime décadence romaine, et la fière statue, première-née de l’art moderne, la filiation s’établit, comme s’est faite la vague ressemblance, par le métier, l’obscur métier, servilement gardé, à travers tout le moyen âge, malgré les morts des successifs ouvriers, malgré les décadences, ces morts de l’idée, par les orfèvres inconnus rabaissés aux plus usuels travaux, par les anonymes serruriers des huis et des armes, gardiens jaloux du métal.

Mais les grands chefs-d’œuvre du bronze, tôt ou tard, seront fondus. Le métal doit périr par la flamme et retourner au feu dont il est issu. Par le marbre seul vivra du moins, pour les âges futurs, la splendide antiquité. Et, dans l’ordre artistique, la couleur sera l’unique résumé, — on pourrait dire « le résidu, » — de la Renaissance, comme le son, harmonie des choses, bruit supériorisé par l’esprit, le sera du monde prochain. Car, plus l’art se spiritualise, ou, si l’on préfère, tend à extérioriser des idées supérieures, et, pour cela, de simple devient sensible, plus le métier se fait subtil, et fragile la matière. Le précieux travail du verre, par exemple, exprime des choses que ne saurait dire la poterie ; mais le verre se brise aussi vite que s’enfuit la pensée ! L’imprimerie donne aux minuscules caractères, aux mots fugitifs, à l’inconsistant papier, une puissance intellectuelle immédiate, mais que tout détruit. Et si l’imprimerie a remplacé l’architecture pour raconter l’histoire des hommes, si « ceci a tué cela, » quel art parlera aux générations prochaines, plus savantes, plus sensibles ou plus inquiètes, quand il faudra parler plus haut, ou plus vite que la calme et froide sculpture ?

L’harmonie antique fut exprimée complètement par tous les métiers du ciseau. Avait-elle déjà besoin de la peinture ? Et la peinture, de fait, pendant toute l’antiquité, resta à l’état d’art secondaire, d’abord prisonnière de l’architecture, puis esclave de la statuaire, dont elle coloriait les faces et les vêtemens, ou dont elle reproduisait les formes et jusqu’à l’aspect, sans nul sentiment de l’ambiance ou de l’atmosphère[18]. L’harmonie, au fond chrétienne, des âges que nous finissons, sera suffisamment exprimée par tous les métiers du pinceau, depuis la fresque jusqu’au paysage, depuis le vitrail jusqu’au tissu. A-t-elle encore besoin de l’antique sculpture ?

J’ai cherché à expliquer historiquement la transition, — ou la rupture, — telle qu’elle se fit au XVe siècle ; j’imagine qu’elle est compréhensible, et comme visible, dans le métier même, en ce « Cinquecento » italien, où tous les orfèvres, ayant appris la peinture conjointement avec les arts du métal, les plus grands firent leurs plus fines œuvres ou leurs plus significatives avec « de la couleur, » de l’indispensable couleur, désormais « libérée de la statue. » L’exemple de Verocchio à Venise et de Quentin Matsys à Anvers me semble décisif. Michel-Ange, ai-je osé dire, hésita toute sa vie entre les deux routes vers l’expression souveraine de l’art moderne : le métier du Penseroso ou de l’Adonis blessé est peut-être aussi beau que celui des Charités ou de l’Ilissus ; l’art en est plus incertain, et comme déjà transposé. La vraie signification moderne qu’il apportait, la grande traduction en art du geste biblique, est seulement aux voûtes de la Sixtine, enfin déterminé et visible en ce métier de la « fresque » où il faut encore entailler dans le mur la surface précise qui doit chaque jour être remplie du ciment coloré. Ainsi le sculpteur insensiblement devenait peintre, parce que logiquement arrivaient à la peinture le sens complet des nécessaires expressions et la suprématie du jour, qui échappaient à la sculpture, désormais impuissante à rendre la complexité des nouvelles sensations. Et, au jour où nous sommes, on peut hardiment poser la question : aux monumens nouveaux, dans l’Europe, telle qu’elle est actuellement constituée au point de vue ethnique, politique et social, — et dès à présent on ne saurait, dans nulle étude sur les idées, négliger cette Amérique nouvelle, pays neuf et race commençante, race commerçante surtout, sans passé, mais d’un immense avenir, encore qu’on ne puisse guère prévoir à quel moment s’y pourrait placer la période artistique qui illustra les vieilles civilisations, — aux monumens nouveaux, faut-il des statues, et lesquelles ? Si l’on ne peut prouver qu’elles sont nécessaires, et si l’on dit qu’elles y sont seulement de luxe ou de plaisir, je réponds que la sculpture y est morte ou en mourra. Les preuves ne sont que trop nombreuses et certaines d’une pareille affirmation, si l’on récapitule toutes les raisons de désir, de besoin et de joie, — c’est-à-dire de vérité profonde, — qui peuplèrent de statues les forums antiques, ou les chrétiennes cathédrales, et si l’on songe pourquoi elles plurent et devaient plaire au peuple, j’entends à cette âme des foules confusément éparse et murmurante sous les pas des prêtres en la lointaine Égypte ou en notre moyen âge, plus affinée et curieuse sous la main des grands à Rome ou à la Renaissance, plus libre enfin et plus humaine et haute, et comme « visible, » en cette unique Athènes. Qu’on pèse, après cela, toutes les raisons d’indifférence, de sottise ou de lassitude de nos races tout occupées de négoce rapace, de bien-être hâtif, et d’inutile bruit, devant l’immobile blancheur des statues et le fier silence des pierres, ou que l’on compare à l’immense effort de la science l’inutile beauté, et l’on aura le sentiment attristé, comme la sensation rapide, que la sculpture, demain, ne sera plus comprise du passant affairé et sans amour, comme une fois déjà dans le monde, quand Rome, sans qu’on s’en aperçût encore, commençait à déchoir…

L’adolescence superbe de la sculpture fut aux jours merveilleux de l’antique histoire, où elle se sépara définitivement de la peinture. Nous en voyons aujourd’hui la trop habile vieillesse, amenée par toutes les fautes d’Italie. Trop d’esprit ! Cela est mauvais pour tous les arts, pour tous les artistes, et combien plus dangereux encore pour cette honnête et calme sculpture ! Toutes les adresses, toutes les conventions, tous les « trucs, » — clair-obscur, raccourcis, atmosphère, draperies ingénieuses et nuages légers, modelés subtils ajoutés aux finesses des tons, — tous ces charmans mensonges, enfin, du peintre, et du meilleur ! sont matériellement interdits à ce rude et probe ouvrier qui, vêtu de sa blouse blanche, et armé de l’impitoyable compas, tourne autour de sa statue et la mesure et la juge et l’aime de toutes parts, et qui, touchant la réalité sans cesse, équilibrant les poids méthodiquement, mesurant en quelque sorte la vérité, n’est qu’un faiseur d’hommes et non un transmetteur d’idées. Je ne conçois pas, — à mon grand regret, — une sculpture « impressionniste ; » la matière, la forme et l’histoire s’y sont toujours opposées, et s’y opposeront toujours. Et je vois, sans trop le regretter même, une peinture d’ « impression, » et j’écoute une musique de « sensation. » Là est bien la différenciation essentielle entre ces formes distinctes et successives de l’art. La sculpture enfin ne doit, ne peut être qu’un art de réalité absolue, suggérant des émotions par son silence même, dégageant de la vie de son immobilité statique. Mauvaises, en ce sens, sont les conditions de « réceptivité » de la pierre, ou du marbre, ou du bronze, pour le plus sensible, pour le maladif désir de l’artiste moderne, reflet involontaire d’une société troublée, en perpétuelle transformation et en gestation scientifique et sociale. On m’objectera que la statuaire contemporaine est plus savante que jamais. J’y consens. Mais est-elle vivante et signifiante ? Est-elle uniquement expressive de son temps ? Est-elle, dis-je, vivante ou seulement apprise ? de tradition ou d’émotion ? De sincérité profonde ou de changeante curiosité ? Elle m’apparaît, sous l’extrême diversité des talens (dont, à si peu de recul, il est vrai, nous voyons mal le lien commun) et parmi l’incohérence des efforts opposés et des écoles adverses, enfermée toute dans des attitudes, plus prisonnière que jamais du métier, exprimant enfin de beaux souvenirs plutôt que des désirs nouveaux. Elle décore, avec une fort spirituelle banalité, de hâtifs monumens ou de paradoxales architectures, qui ne sont que des amalgames de tous les styles, quand elles ne sont pas des assemblages de contradictoires proportions. Contrainte, à son tour, de déshabiller des hommes, — ou des idées, — qui n’aiment plus à être nus, elle fait des mannequins et non des êtres ; elle érige des costumes, et non plus des symboles. Qu’a produit, je le demande, de si beau, l’art public moderne, ou seulement érigé, sur les places neuves des vieilles villes étonnées, la statuomanie incohérente qui règne en France et en Italie ? Au succès des armes, en Allemagne, au triomphe de l’argent, en Angleterre, quels monumens ont élevés les sculpteurs qui ne soient incertains, disproportionnés et sans époque, et que ne semblent pas même avoir magnifié jusqu’à la vie certaine des choses les puissans mobiles, gloire et commerce, noblesse et force, qui les ont occasionnés ? Pourquoi ?… Est-ce la faute du temps et des artistes ? Ou n’est-ce pas plutôt la faute du désaccord toujours croissant de la matière et de l’art avec le temps ? Sans doute, nous sommes à une de ces époques de transition, lasses et nobles encore, où l’artiste trop instruit, charmé de tout, et comme hanté de leçons et de souvenirs, hésite ou s’oublie aux trop belles redites ; où l’homme moral, qui vit sous l’instinctif artiste, se cherche, incertain s’il doit s’affermir à la raison ou se consoler à la foi. Il est certain aussi que l’extraordinaire essor de l’esprit scientifique en ces cinquante dernières années, et l’universel triomphe d’idées, qui n’ont, en fin de compte, rien de commun avec l’idéal passionnel et intuitif, — au fond très primitif, — du véritable artiste, ont quelque peu bouleversé le beau chemin où nous allions, peintres, sculpteurs, musiciens de la forme, grands rêveurs et grands enfans. La vie est plus curieuse et moins sincère, plus compliquée surtout. Et cet « état d’âme » fait des générations pressées, sceptiques et égoïstes, plutôt tristes au fond, que la musique berce, que la peinture distrait, que la sculpture ennuie.

Vainement, au milieu du XIXe siècle, quelques hommes du plus personnel effort, autour de Rude, tentent un art plus vrai et plus humain, au sortir de l’affreuse parodie romaine qu’avaient vue passer les années de l’Empire. Car je ne m’imagine pas qu’on puisse jamais ressusciter à la vie « sculpturale, » à la joie de la belle matière, les effigies mortes et les pédantes « littératures » que sculptaient des Canova et des Thorwaldsen. Emportés à leur tour dans le coup de vent romantique, des hommes comme les David d’Angers, les Giraud passèrent, rouvrant du moins la voie à l’antique esprit du marbre et de la pierre. Et j’omets à dessein les autres pays que la France à cette époque, — le sculpteur, en vérité, n’y existe pas ou n’y existe plus ! — A Paris, tout l’intérêt artistique est autour de la belle dispute d’Ingres et de Delacroix ; le vent de l’esprit, qui « souffle où il lui plaît, » arrive, au moment où on s’y attend le moins, des bois voisins, des bois frais et tremblans, où sourit et peint le « père Corot… » Carpeaux seul demeure, d’une époque élégante et riche, où la société aimable, corrompue et déjà cosmopolite de la cour de Napoléon III raille, le trouvant trop rude et trop grossier, le fier ouvrier qui pétrit avec fièvre des filles nues au fronton du Pavillon de Flore, et fait tourner des sarabandes de belle chair à la façade de l’Opéra, au grand étonnement des Muses académiques et sages, leurs voisines. Celui-là fut encore vraiment un sculpteur, en son amour du mouvement, en son puissant « doigté » de la matière. Combien d’autres alors et depuis ne sont que des professeurs qui se répètent ou des peintres qui s’ignorent !

L’erreur initiale avait commencé à Florence, dès le XIVe siècle, avec Ghiberti, dont les célèbres bas-reliefs — pour les portes du Baptistère, que Michel-Ange, comme on sait, appelait les portes du Paradis, sans doute pour l’entrée… des peintres ! — ne sont, avec leurs plans étages et leurs perspectives de paysagistes, que… des tableaux sans couleurs. C’est l’antinomie inverse, — aussi grave d’ailleurs, — et le contraire de l’art polychrome, de la trop complète sculpture des premiers Grecs. Peut-être l’art, comme la divinité d’où il vient, n’a-t-il son sens le plus haut et son plus pur mystère que lorsqu’il laisse quelque chose à deviner, — à croire, — à l’admirateur passionné, au pèlerin de beauté qui passe. Et voilà, du même coup, l’explication, sans doute, du charme étrange, du charme intangible et certain qui semble attaché aux statues brisées, aux œuvres inachevées, aux êtres souffrans.

Quoi qu’il en soit, la faute charmante, venue d’Italie, s’est prolongée à travers toute la Renaissance, en passant par Versailles, jusqu’à nos jours. Ce ne sont partout que statues « à l’effet, » bas-reliefs avec de belles « taches, » bustes aux « noirs » heureux et malins. Tous ces sculpteurs ne sont décidément que des peintres… comme demain tous ces peintres ne seront que des musiciens ! Le beau buste de Rotrou par Caffieri[19], par exemple, et même le merveilleux « Voltaire » de Houdon, presque trop spirituelle statue de l’Esprit, et cent autres œuvres typiques du joli XVIIIE siècle, demi-français, demi-italien, tout cela n’est que de la peinture en marbre. Et, aujourd’hui enfin, je vois bien les « Ecoles » se battre furieusement… J’entends surtout que l’ « Ecole » proteste, avec une inutile sagesse, contre de trop adroites ignorances ou des incohérences trop vantées, encore que les dangers d’une certaine manière, de cet italianisme qui a déjà à demi perdu toutes les écoles autres que la française, et qui est comme la calligraphie de la sculpture, menacent plus immédiatement les plus savans et les plus traditionnels, ceux que la « peinture » ne sauvera pas. Mais les autres, les « peintres, » — qu’ils me pardonnent l’injure ! — de la sculpture contemporaine, ne sont-ils pas, à cette heure, les plus curieux, les plus significatifs, peut-être les plus intéressans, s’il est vrai que notre école se doive un jour reconnaître à un excessif amour de l’effet, du mouvement et de l’indiscipline, ce qui n’est nullement architectural, sculptural très peu, et, au contraire, assez « peintre ? » Aussi bien tous ceux dont les œuvres resteront, de notre époque à la fois incohérente et féconde, auront dit sans doute notre incertitude plutôt que nos convictions, et cette lièvre étrange de désir et de regret, d’imitation et de liberté, de grandeur et de décadence ;… comme un Dalou, petit-fils républicain de Coysevox, énergique artisan de pensées, fier pétrisseur de formes souples et chaudes ;… comme un Falguière, puissant « praticien » de la rude tradition, qui sentit vraiment la vie naître parfois sous ses doigts, et qui passera la flamme, l’ayant reçue, par droit d’amour et d’hérédité, de Carpeaux et de Rude, aux larges, et violentes, et imprudentes mains, d’où sortiront les « Bourgeois de Calais » et… la guerre, l’heureuse et vivifiante guerre qui seule peut-être ressuscitera les Arts qu’on disait mourans ! La glaise en sera terrorisée… et les « bourgeois, » et la raison trop souvent ! Et si l’orgueil même d’une gestation étrangement forte, et si la vanité du dangereux encens des « critiques, » voilent parfois à nos bonnes volontés la sincérité du superbe effort, qu’importe encore, pourvu qu’un frisson semblable à la vie ait de nouveau traversé le bronze et animé la pierre ?…

Mais qu’on y réfléchisse : la sculpture vient, là, de toucher le fond ! La grande leçon antique, reparue un moment autour des cathédrales comme un fantôme de l’ancienne beauté, la leçon unique de vérité et d’humanité, est visible encore sous les apparences déformées par la passion. Le moule usé, profané, craquant de toutes parts, donne encore des formes étrangement belles, mutilées et douloureuses. La douleur ! c’est donc bien la limite, et, pour la sculpture, le terme infranchissable : la douleur physique aux temps antiques, la douleur morale aux jours modernes. Où Myron et Scopas hésitèrent, ou les grands anonymes des cathédrales s’usèrent en vain, où Michel-Ange échoua, qui pourra tenter encore l’impossible effort ?

Par un soir rose d’automne, un peu triste et doux, à l’heure où les brumes et les fumées qui montent de la grande cité, là-bas murmurante, gagnent la houle grise des arbres et des tombes, allez au grand cimetière parisien ; allez au Père-Lachaise ; et gravissez, si vous voulez connaître un moment la probable impression des choses et des aspects antiques, et, comme en une passagère évocation, voir, en esprit et en mémoire, la blanche eurythmie sculptée qu’aimaient les Grecs à l’entrée de leurs villes, gravissez la large allée, bordée de chapelles et de statues, qu’arrête maintenant, en haut de la pente de gazon, comme une barrière de formes et d’idées, l’immense haut relief du « Monument aux Morts. » La disposition et l’harmonie des lignes, et la proportion des groupes, et la volonté paisible et simple des courbes et des lumières, ont bien l’aspect sacré et lointain, qu’on voit en rêve, des avenues de Thèbes ou des voies d’Eleusis. Il y a pourtant quelque chose de moins et quelque chose de plus, — quelque chose « d’autre » enfin, en ce nouveau témoignage de l’homme qui pense en formes qui demeurent. Et c’est la rencontre, si nouvelle en effet et si troublante, presque musicale en ce lieu très doux de larmes et de prières, de l’antique forme nue avec la pensive inquiétude des modernes, qui donne ici un sens incertain et délicieux, et qu’on n’avait pas encore « entendu, » à la muette sculpture. L’ordonnance, symétrique jusque dans le désordre des attitudes, et comme longtemps raisonnée, des masses et des silhouettes, alliée à l’extrême simplification des plans, l’harmonie supérieure, dédaigneuse des grâces de détails, et la douce inclinaison des êtres sous le joug d’une idée attendrie, et jusqu’aux défaillances émues du « métier, » incertain et loyal, unissent en une fraternité profonde, devant notre admiration, cette grande œuvre calme et triste aux larges fresques harmoniques de Puvis de Chavannes, comme elle isolées et semblables à des chants d’un autre âge, au milieu du flot bruyant de l’art moderne. Les deux œuvres et les deux pensées sont de la même famille « lyrique. » Le haut relief de Bartholomé est encore, — métier, inspiration et volonté, faiblesses et forces, — par la poésie, et par les gestes, de la peinture. Les « fresques » de Puvis sont déjà, par l’harmonie et par les fautes mêmes, de la musique. Est-ce à dire que le « Monument aux Morts » soit l’œuvre la meilleure, parce qu’elle est la plus pensée, de ces ! vingt-cinq dernières années de sculpture française ? Il y en a eu de plus fortes sans doute, de plus savantes souvent, il n’y en a pas eu de plus significatives, de plus loyalement expressives de ce que ce temps cherche, et de ce que vaut notre âme actuelle. Mais est-ce seulement, comme aussi les peintures d’un Puvis, l’œuvre d’un passant supérieur à la fois et incertain de la forme définitive que doit prendre sa pensée, le rêve sculpté ou peint d’un penseur attardé à la réflexion plus qu’au savoir, la prière enfin, la vague prière à « l’inconnu » d’une haute et tendre conscience, illuminée par un pur chagrin ? Ou bien y peut-on voir et désirer, à l’heure où « les dieux s’en vont, » la pénétration, possible encore, des arts plastiques par une plus subtile et « doutante » et douloureuse philosophie ? Mais encore, et si même cela était possible à cette heure, que va-t-il rester à dire, à penser en formes blanches ou en bronze sonore, au prochain sculpteur, au génie de demain ? Est-ce le christianisme qui lui dictera son verbe, et son rythme, et sa forme, le christianisme qui s’endort, si doucement ? Est-ce la Raison, qui s’éveille si mal ? Est-ce l’indifférence philosophique, — doute, négation et laideur, — si incorporelle, si « insculpturale ? » Et quels « modèles » encore aura-t-il ? Quels êtres trouvera-t-il à dévêtir, à toucher, à diviniser enfin, par l’ébauchoir et le ciseau, dans ces races mal habillées, mal chaussées, et mal élevées ? Quelles proportions de grâce et quelles chairs de force, parmi ce peuple abâtardi par l’usine, courbé sous la machine, abruti par l’alcool, parmi cette jeunesse sans palestre et sans joie ? Des hommes anémiés, déformés et laids, dont la nudité se cache par une pudeur qui ressemble au vice ; des femmes maladives et tristes, au charme inquiétant et aux malsaines caresses, dont l’affreux corset a plissé le ventre, et écrasé les seins comme des fruits trop mûrs ! Honteux de les déshabiller encore, pour n’en plus voir que la maigre indécence et l’impudicité mal faite et mal lavée ; triste de copier, comme en cachette, des réalités que la foule ne comprend plus, ne les voyant plus ; inconsolable, enfin, de ne plus concevoir même la splendide impudeur antique ni le sens fécond et sain de la chair, — « argile idéale, ô merveille ; » — le sculpteur, sans modèle et sans but, puisque la femme lui manque et que les dieux l’ennuient, le pauvre sculpteur, « qui sent ses mains dans ses yeux, » comme me disait un soir, au bal, avec un geste pittoresque et pompeux à la fois, Barbey d’Aurevilly, continuera-t-il indéfiniment à « faire du nu » de convention et de routine, n’en pouvant plus voir, ni faire, d’amour et de nécessité ?

Si, dans la vie, on « ne fait bien que ce qu’on aime, » en art, on ne comprend bien, artiste ou public, que ce qu’on adore ; l’artiste d’un peu plus près chaque jour, le public… De plus loin. Et le peuple ne voit plus guère dans « le nu » qu’un facile prétexte au sourire et à la grivoiserie,… tandis que, pour l’artiste véritable, le « déshabillé » est la caricature coupable du « nu » divin. L’impudicité ne commence qu’où cesse l’admiration. En sculpture, le vêtement n’est que l’hypocrisie de l’art. En vérité, je crains que la nouvelle atmosphère de nos villes et de nos idées ne soit mortelle à la belle sculpture. Le vêtement moderne est l’ennemi. Aux climats plus froids, aux civilisations trop vêtues, aux âmes trop sensibilisées, pas de charnelle vision, pas de tangible beauté, pas de logique statuaire ! Aussi bien pas de matière qui résiste à la gelée, aux pluies, à l’indifférence dont meurent les nymphes et les hamadryades… et les rêves ! Le monde va « ailleurs… », aux chiffres et non plus aux formes. La démocratie, à défaut de dieux ou d’athlètes, statufie ses hommes, qui sont intègres quelquefois, et qui sont laids toujours ! La République abuse des piédestaux ; mais elle manque vraiment de déesses. Oh ! les redingotes en marbre blanc, et les pantalons de bronze ! La démocratie, dont le triste et uniforme habit moderne est peut-être la seule vraie égalité, la démocratie ne supporte pas, ne comporte pas la Beauté ! Gambetta, dont l’âme fut puissante et le ventre gros, dont la redingote était si laide et si grand l’accueil, Gambetta n’est pas « sculptural, » décidément. Et Ajax, fils de Télamon, l’était ; et Persée, vainqueur de la Gorgone, et Praxidamos d’Egine, et Rhexibios TOpuntien, triomphateurs aux jeux olympiques, en l’olympiade LXI !

Voici la loi, sans nul doute : tout art qui a donné un jour son maximum d’énergie et de vérité en l’expression d’une idée, d’un amour ou d’une religion, — ce qui, pour nous, artistes, est la même chose, — en la synthèse esthétique d’une race, ne retrouvera plus, en d’autres temps, chez d’autres peuples, ces « jours de beauté » ni ces sommets d’expression. Et la sculpture, qui fut la suprême expression antique, le plus haut et le plus pur témoignage de l’humanité païenne, a trouvé son but, mais aussi sa limite, là où l’homme cherche à dégager sa pensée de la réalité absolue, par le rythme, par la couleur, par le son.

Déjà le chemin des pensifs artistes a conduit l’effort de la force à la douleur, de la beauté à la pitié, — « de la terre jusqu’à l’homme. » Et le droit, avec la logique puissance sur les âmes, avec l’action sur le temps, par le consentement du peuple, a passé de la sculpture, dont le sens échappe peu à peu, à ce peuple, à la peinture qui, seule, en sa plus souple et plus sensible réalisation du « vrai, » en son expression plus complexe, plus conventionnelle, et comme déjà transposée, de la nature, pourra essayer à son tour, avant l’harmonie complète, avant la définitive musique, de traduire le rêve nouveau, de peindre ce qu’on ne pouvait plus construire, c’est-à-dire de préciser, à travers l’éclat fragile et merveilleux des tons, l’idéal du penseur plus grand chaque jour, s’il est plus douloureux, de l’artiste inquiet dont l’âme, façonnée un jour au grand songe chrétien, mais prise au vertige fatal du moderne doute, cherche encore dans la vie la « couleur » divine de l’idée !


G. DUBUFE.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1898.
  2. On sait que les grossières poteries, trouvées à Santorin, dans l’île de Théra, sous la pouzzolane, par conséquent antérieures à l’effondrement de l’île, comptent parmi les plus anciens monumens de la civilisation dans les pays helléniques, et peuvent remonter à dix-huit ou vingt siècles avant notre ère (Collignon).
  3. Voyez la Revue du 15 mai 1898.
  4. Diodore de Sicile dit encore des « ξοανα » : « Elles avaient les yeux clos, les bras pendans et collés aux flancs. »
  5. Homolle.
  6. Conservés à Munich.
  7. Plutarque Vie de Périclès.
  8. Un siècle plus tard, cette industrie toute spéciale, qui fut si connue et si féconde, dans toute l’antiquité grecque, se transporta en Asie Mineure, et les nécropoles de Myrrhina, en Éolide, ont livré le plus fin trésor qui soit, de figurines alertes, ingénieuses imitations des grandes statues alors célèbres.
  9. Ce sont les sculptures qui décoraient l’autel gigantesque consacra à Zeus et à Athena par le roi Euménis II (197-159 av. J.-C.) (Collignon), en souvenir de ses victoires sur les Gaules, peuplade gauloise établie en Asie Mineure.
  10. Groupe sculpté par Athenodoros et Agesandras, sans doute au temps d’Auguste.
  11. Réplique, romaine sans doute, d’une célèbre statue de Lysippe, et qui fut longtemps considérée comme le type parfait de l’art antique.
  12. Vers 450.
  13. Voyez la Revue du 15 mai 1898.
  14. En 1260.
  15. Voir la Revue du 15 mai 1898.
  16. Schliemann a retrouvé dans les tombes de Mycènes plusieurs de ces masques d’or fin, figurant grossièrement les faces des guerriers mycéniens : ils sont au Musée d’Athènes. Ils peuvent remonter à 15 ou 16 siècles avant notre ère.
  17. Collignon.
  18. La peinture antique, telle que nous la connaissons, tient encore de la sculpture, par le dessin déterminé en lignes, et par les plans. Ce sont toujours des sortes de bas-reliefs, à peine coloriés et comme aplatis à la forme des murailles. Voir Pompéi et Rome.
  19. Au foyer de la Comédie-Française.