Artamène ou le Grand Cyrus/Cinquième partie/Livre premier

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Auguste Courbé (Cinquième partiep. illus.-244).
ARTAMENE
OU
L E   G R A N D
C Y R U S.
CINQUIESME PARTIE.
LIVRE PREMIER.


Cyrus ne fut pas plûtost arrivé au Camp, qu’il songea à donner au Roy de Phrigie toute la consolation qu’il pouvoit luy faire recevoir, apres la prison du Prince Artamas : de sorte que sans tarder à sa Tente, il fut à celle de ce Pere affligé, pour luy aprendre les particularitez du mauvais succés de son entreprise, & pour l’assurer qu’il n’oublieroit rien de tout ce qui pourroit redonner la liberté à son illustre Fils. Seigneur (interrompit ce genereux Prince, lors que Cyrus luy tint ce discours) s’il l’avoit perduë en delivrant la Princesse Mandane, je ne me pleindrois pas de mon malheur : mais je vous advouë que j’ay besoin de consolation, devoir qu’il est inutile pour vostre service : & que bien loin de vous rendre une partie de ce qu’il vous doit, il est en estat de perir, si vous n’estes son Liberateur. Je ne pense pas, repliqua Cyrus, que nos Armes soient si peu redoutables au Roy de Lydie, qu’il ose se porter à faire une violence à un Prince qui est engagé dans nostre Parti : & à un Prince encore à qui il doit tant de victoires : n’estant pas croyable qu’il ignore que les Rois sont obligez d’estre reconnoissans comme les autres hommes : & que l’ingratitude est d’autant plus noire en ceux qui s’en trouvent capables, que leur rang est eslevé au dessus de celuy de leurs Sujets : ainsi ne craignez rien pour le Prince Artamas du costé de Cresus. De plus, le Roy de la Susiane & le Roy de Pont, seront sans doute ses Protecteurs : car estant genereux comme ils sont, ils voudront assurément obliger Cresus à n’estre pas plus rigoureux envers les Prisonniers qu’il a faits, que je le suis à la Reine Panthée, & à la Princesse Araminte. Cependant comme il ne faut jamais se confier trop à la generosité de ses ennemis, j’envoyeray demain un des miens vers Cresus, afin de luy aprendre quel interest je prens en la personne du Prince vostre Fils ; j’obligeray mesme les deux Princesses que je viens de nommer, d’écrire en sa faveur : & je vous feray connoistre enfin par mes soins, combien j’estime sa personne, & combien vos interests me sont chers. Le Roy de Phrigie remercia Cyrus avec beaucoup d’affection, de la bonté qu’il avoit pour luy : & ce Prince souffrit l’accident qui luy estoit arrivé, avec beaucoup de constance. Cyrus ne voulut pas luy dire qu’il avoit remarqué que le Prince Artamas estoit fort blessé : tant parce qu’il ne voulut pas l accabler de tant de douleur à la fois, que parce qu’il espera en avoir peut-estre des nouvelles plus favorables. Il se retira donc à sa Tente, où il fut contraint par civilité, de donner une heure à tous les Chefs de son Armée qui le vouloient voir : & en suitte encore une autre, aux ordres necessaires pour les choses de la guerre : apres quoy se retirant en particulier avec Chrisante seulement, il passa le reste du soir à considerer la grandeur de ses infortunes, & la multitude de ses malheurs. Cette consideration en l’affligeant sensiblement, ne luy abbatoit pas neantmoins le courage : au contraire, plus il se croyoit malheureux, plus son ame se confirmoit dans le dessein de s’opposer constamment à la mauvaise Fortune : & quoy qu’il eust le cœur fort sensible, il ne laissoit pourtant pas de l’avoir ferme & inébranlable. Il avoit mesme cét advantage, qu’il ne sentoit que les malheurs que l’amour luy faisoit endurer : car pour les autres, son esprit estoit tellement au dessus de tour ce qui luy pouvoit arriver, qu’il n’en pouvoit estre touché que foiblement. Il s’estoit veû prisonnier d’Estat, & tombé du faiste du bonheur, dans un abisme de misere : mais parce qu’il l’avoit esté sans crime, il n’avoit pas eu besoin de toute sa constance pour suporter une si fascheuse avanture. La mort mesme, toute effroyable qu’elle est, n’avoit jamais esbranlé son ame, quoy qu’il l’eust veuë cent & cent fois si prés de luy, qu’il avoit eu lieu de croire qu’il estoit prest de tomber sous sa puissance ; mais si son ame estoit assez ferme pour souffrir toutes les rigeurs de la Fortune, elle estoit aussi assez sensible, pour ne pouvoir endurer ſans une douleur inconcevable, tous les ſuplices que l’amour luy faiſoit ſouffrir. Ce Prince qui euſt ſans doute pû perdre des Couronnes ſans changer de viſage, ne pouvoit craindre de perdre Mandane : ſans un trouble dans ſon cœur, dont ſa raiſon ne pouvoit eſtre Maiſtresse. Il paſſa donc une partie de la nuit à s’entretenir avec Chriſante : mais à la fin ſongeant pluſtost à donner quelque repos à un homme qui luy eſtoit ſi conſiderable, qu’à en prendre pour luy meſme ; il le congedia, & demeura ſeul à ſe pleindre de ſes malheurs, juſques à ce que la laſſitude l’aſſoupist inſensiblement malgré luy, & donnaſt quelque tréve à ſes ennuis : bien eſt il vray que cette tréve ne fut pas fort longue, car il s’éveilla à la pointe du jour, auſſi malheureux qu’il s’eſtoit endormy : Il n’oublia pourtant pas la promeſſe qu’il avoit faite au Roy de Phrigie : de ſorte que jettant les yeux ſur Aglatidas, pour l’envoyer vers Creſus, il le fit apeller ; & luy donnant un Heraut pour le conduire à Sardis, il luy ordonna de le ſuivre auparavant, au lieu où eſtoient la Reine de la Suſiane & la Princeſſe Araminte : afin de luy donner ſes derniers ordres, lors qu’il auroit obtenu d’elles ce qu’il en deſiroit.

Il monta donc à cheval ſuivy de peu de monde, parce qu’il le voulut ainſi : & arrivant bien toſt apres où il vouloit aller, il fut d’abord chez la Reine de la Suſiane, qu’Araſpe luy dit eſtre en eſtat d’eſtre veuë. En effet, cette Princeſſe eſtoit deſja revenuë du Temple, où elle alloit touſjours aſſez matin, parce que ſes ennuis ne luy permettoient pas de pouvoir dormir longtemps : & comme elle avoit sçeu ce qui eſtoit arrivé à Cyrus, elle l’en pleignit extrémement, & s’en pleignit elle meſme : car enfin Seigneur, luy dit elle, ſi les Dieux euſſent permis que vous euſſiez delivré la Princeſſe Mandane, vous euſſiez aſſurément tenu voſtre parole : & la guerre ceſſant, j’euſſe pû eſperer de revoir mon cher Abradate, & de le revoir meſme voſtre Amy : puis que le connoiſſant genereux comme il eſt, je ſuis aſſurée qu’il ne sçaura pas pluſtost la maniere dont vous me traittez, qu’il en ſera ſensiblement touché. Vous pouvez du moins Madame, repliqua t’il, me rendre un bon office, en attendant qu’il plaiſe à la Fortune d’eſtre laſſe de me perſecuter : Helas Seigneur, interrompit Panthée, ſeroit il bien poſſible qu’en l’eſtat où je ſuis, je puſſe faire quelque choſe qui peuſt vous reſmoigner le reſſentiment que j’ay de toute vos bontez ? Vous le pouvez ſans doute, reſpondit il, en vous donnant la peine d’eſcrire un mot au vaillant Abradate, afin de le prier d’obliger Creſus à ne maltraitter pas le Prince Artamas : & à bien traitter auſſi cous les autres Priſonniers qui ont eſté faits en cette funeſte occaſion, où la victoire luy a ſi peu couſté, & luy a eſté ſi peu glorieuſe : ne doutant nullement qu’il ne vous accorde ce que vous luy demanderez. je ne vous dis pas, Madame, que ſelon ce qu’il fera, vous ſerez plus ou moins bien traitée : au contraire, pour vous porter a eſcrire plus obligeamment, je vous declare que quand il vous refuſera, je ne perdray jamais le reſpect que je dois à voſtre condition, & à voſtre vertu : & que de mon conſentement, vous ne recevrez jamais aucun déplaiſir. Ce que vous me dittes eſt ſi genereux, repliqua t’elle, que je ſerois indigne de voſtre protection, ſi je ne faiſois pas tout ce qui eſt en ma puiſſance pour vous ſatisfaire : principalement ne me demandant que des choſes que l’equité toute ſeule devroit touſjours obtenir de moy. Apres quelques remercimens que Cyrus luy fit, il luy dit que pour luy laiſſer la liberté d’eſcrire, il alloit faire la meſme priere à la Princeſſe Araminte pour le Roy ſon Frere : & en effet il y fut. Il ne la trouva pas moins diſposée que Panthée, à luy accorder une Lettre pour le Roy de Pont, comme l’autre luy en avoit accordé une pour celuy de la Suſiane : au contraire, il parut qu’elle y avoit meſme quelque intereſt. En effet la perſonne d’Anaxaris luy eſtoit devenuë ſi chere, depuis qu’elle avoit sçeu qu’il avoit ſauvé la vie à Spitridate, qu’elle aſſura Cyrus qu’il ne devoit point luy avoir d’obligation de la recommandation qu’elle alloit faire en faveur des Priſonniers dont il luy parloit, puis qu’il y en avoit un à qui elle eſtoit ſi redevable. Lors que Cyrus eut donc eſté auſſi long temps avec elle, qu’il creut qu’il y faloit eſtre, pour faire que Panthée euſt achevé d’eſcrire, il quitta Araminte, pour luy donner loiſir de faire la meſme choſe : & retourna à l’Apartement de la Reine de la Suſiane, qui voulut qu’il viſt la Lettre qu’elle eſcrivoit au Roy ſon Mary. Il s’en deffendit quelque temps, voulant luy teſmoigner une confiance abſoluë : mais elle voulant qu’il viſt ce qu’elle eſcrivoit, ſe mit à la lire tout haut : & elle eſtoit telle.

PANTHEE A SON CHERABRADATE.

Quand je vous diray que de tous les malheurs de la captivité, je n’en ay aucun que la privation de voſtre veut ; je ne doute pas que vous ne ſoyez affligé d’eſtre ennemy d’un Prince qui sçait bien uſer de la victoire : & qui me fait rendre autant de reſpect dans ſon Camp, que j’en recevrois à Suſe ſi j’y eſtois. Ne trouvez donc pas eſtrange ſi je vous ſuplie de vouloir proteger aupres de Creſus, tous les Priſonniers qu’il a faits, & tous ceux qu’il pourra faire à l’avenir : mais entre les autres le Prince Artamas, qui eſt infiniment cher à l’illuſtre Cyrus. je ne vous dis point qu’en la perſonne de la Princeſſe Mandane, vous pouvez, luy rendre mille agreables offices : car vous pouvez juger par ceux que je reçois de luy, combien il ſentira ceux que vous luy rendrez. je dis ceux que vous luy rendrez, parce que je ne douté point que vous ne veüilliez m’aquiter de ce que je dois à ce genereux Vainqueur : cependant je puis vous aſſurer, que tous ſes ſoins & toutes ſes bontez, n’empeſchent pas que je ne me tienne la plus malheureuſe perſonne du monde, d’eſtre eſloignée de mon cher Abradate.

PANTHEE.


Cette Princeſſe n’eut pas pluſtost achevé de lire cette Lettre, que Cyrus luy en rendit mille graces : & comme il eſtoit preſt de la quitter, la Princeſſe Araminte vint luy aporter la ſienne, qui n’eſtoit pas moins obligeante que l’autre : auſſi voulut elle qu’elle fuſt veuë de luy, auparavant qu’elle fuſt fermée : de ſorte qu’apres en avoir demandé permiſſion à la Reine de la Suſiane, il y leût ces paroles.


LA PRINCESSE ARAMINTE AU ROY DE PONT.

Sçachant quels ſont vos ſentimens pour l’invincible Cyrus, je penſe que vous ſerez bien aiſe de sçavoir que vous pouvez, l’obliger ſensiblement, en la perſonne du Prince Artamas, que je vous prie de proteger puiſſamment aupres du Roy de Lydie. Car je ne doute pas qu’en toutes les choſes qui ne regarderont point voſtre amour, vous ne faſſiez, pour luy tout ce qu’il vous ſera poſſible. j’ay creû que je devois vous donner cét advis : & vou s conjurer en mon particulier, d’avoir ſoin d’un Priſonnier nommé Anaxaris, à qui je dois la vie du Prince Spitridate. Je penſe meſme qu’il eſt à propos de vous dire, que depuis noſtre entreveüe, où je ne pûs rien obtenir de vous, l’illuſtre Cyrus n’a rien changé en ſa façon d’agir aveque moy : & que le mauvais ſuccés de ma negociation, ne l’a pas rendu plus rigoureux. Soyez donc, s’il vous plaiſt le protecteur de tous les Priſonniers que l’on a faits, & particulierement de ceux que je vous ay nommez ſi vous me voulez témoigner que mes prieres vous ſont cheres, & que vous avez encore quelque amitié pour la malheureuſe

ARAMINTE.


Pleuſt aux Dieux (s’écria Cyrus, apres la lecture de cette Lettre) qu’il me fuſt permis de vous redonner la liberté toute entiere, pour reconnoiſtre la bonté que vous avez l’une & l’autre pour moy (dit il en regardant Panthée & Araminte) mais il faut eſperer que je ne mourray pas ſans avoir du moins eu cette ſatisfaction.

Cependant, adjouſta t’il, comme il faut ne perdre pas de temps, vous ſouffrirez que j’aille dépeſcher Aglatidas : & en effet apres que ces Princeſſes eurent reſpondu à ſa civilité, il ſortit. Ce fut touteſfois ſans prendre congé d’elles : parce qu’il fit deſſein de diſner en ce lieu là. Il donna donc tous les ordres neceſſaires à Aglatidas, tant pour parler en faveur des Priſonniers, que pour taſcher de sçavoir des nouvelles de Mandane. Il luy recommanda auſſi tendrement, d’avoir ſoin de Feraulas : & allant à la chambr e d’Araſpe, qui luy parut touſjours fort melancolique, il eſcrivit à Creſus en ces termes.


CYRUS AU ROY DE LYDIE.

Quoy que je ne doute pas que vous ne ſoyez aſſez genereux, pour bien traiter ceux que le ſort des Armes met entre vos mains : je ne laiſſe pas de vous eſcrire en faveur des Priſonniers qu’un de vos Lieutenans Generaux a faits, aupres de la Riviere d’Hermes : mais principalement pour le Prince Artamas. Souvenez vous, s’il vous plaiſt, qu’il ne doit plus eſtre traité en Priſonnier d’Eſtat, mais ſeulement en Priſonnier de Guerre : à qui vous devez faire ſelon les loix de la generoſité, & meſme de la juſtice, un traitement fort doux & fort civil. Sa condition, ſa vertu, & les ſervices qu’il vous a rendu, vous y doivent obliger : que ſi cela ne ſuffit pas, j’adjouſteray que juſques icy u n’ay pas eſté ſi malheureux, que je n’aye lieu d’eſperer que devant que cette guerre ſoit finie, je trouveray les moyens de vous rendre civilité pour civilité. Agiſſez donc plus juſtement four mes Amis, que vous n’agiſſez, equitablemem pour la Princeſſe Mandane : qui finira la guerre quand il vous plaira de la rendre au Roy ſon Pere : vous aſſeurant que ſi vous le faites, je ſeray auſſi ardent à combatre pour vos intereſts, que je le ſuis preſentement à combatre pour les ſiens.

CYRUS.


Apres avoir eſcrit cette Lettre, Cyrus la donna à Aglatidas : il luy recommanda auſſi de s’informer ſi le Roy d’Aſſirie avoit veû Mandane : & de ne manquer pas à parler en ſa faveur, comme en celle des autres Priſonniers. Ce n’eſt pas, luy dit il, que ce ne ſoit une dure choſe, que de ſervir ſon Rival : mais puis que ma parole m’y engage, & que la generoſité le veut, il le faut faire. Il luy parla auſſi de l’inconnu Anaxaris, de Soſicle, & de Tegée : & il eſtoit tout preſt de le congedier, lors que Ligdamis qui avoit ſuivy Cyrus, afin de voir ſa chere Cleonice, s’avança pour luy dire, qu’ayant sçeu qu’Aglatidas s’en alloit à Sardis, il avoit creû de ſon devoir de l’advertir qu’il pouvoit luy donner en ce lieu là quelques connoiſſances qui ne luy ſeroient pas inutiles. Cyrus le remerciant, l’embraſſa : & luy dit qu’il n’apartenoit qu’à un homme parfaitement amoureux, d’avoir pitié d’un Amant : & alors le conjurant de faire ce qu’il diſoit, afin qu’Aglatidas peuſt luy raporter quelques nouvelles un peu plus preciſes de Mandane ; Ligdamis luy obeïſſant, donna un Billet à Aglatidas, pour rendre à un Amy qu’il avoit à la Cour de Creſus, de qui il pouvoit diſposer abſolument : principalement ne s’agiſſant que de rendre un office où il n’alloit point de l’intereſt du Roy de Lydie. Apres donc que Cyrus eut veû ce Billet ; qu’Aglatidas s’en fut chargé ; & qu’il luy eut encore une fois redit les ch oſes les plus importantes qu’il avoit à faire ; il luy ordonna auſſi de taſcher de voir le Prince Artamas : en ſuitte dequoy il le congedia, & demeura encore quelque temps dans la chambre d’Araſpe, ſans autre compagnie que celle de Ligdamis, de qui la converſation luy plaiſoit infiniment. Ce n’eſt pas qu’il n’y ait une notable difference, entre un Amant heureux, & un Amant infortuné : mais comme Ligdamis avoit l’ame tendre & complaiſance, il sçavoit ſi admirablement entrer dans tous les ſentimens de Cyrus, que ſon entretien luy eſtoit d’une aſſez grande conſolation : auſſi ce Prince avoit il principalement fait deſſein de paſſer une partie de ce jour là dans le Chaſteau où il eſtoit : parce qu’il n’eſtoit preſques remply que de perſonnes qui eſtoient poſſedées de meſme paſſion que celle qui regnoit dans ſon cœur. Il sçavoit que Panthée aimoit Abradate ; qu’Araminte aimoit Spitridate ; & que Ligdamis & Cleonice s’aimoient tendrement : de ſorte que trouvant quelque douceur à ſe pleindre avec des perſonnes qui n’ignoroient pas la rigueur du mal qu’il ſouffroit ; il reſolut non ſeulement de diſner en ce lieu là, mais d’y paſſer le reſte du jour. Cependant pour ne perdre point de temps, il envoya Chriſante qui l’avoit ſuivy, porter divers ordres dans ſon Armée : & viſiter les Machines qu’il faiſoit faire, à un Quartier qui n’eſtoit qu’à cinquante ſtades de là.

Auſſi toſt que Cyrus sçeut que les Princeſſes eſtoient en eſtat d’eſtre veuës, il fut les voir : car pour luy il avoit mangé en particulier, dans la chambre d’Araſpe, ſans autre compagnie que celle de Ligdamis qu’il mena ſeul à cette viſite : de ſorte que la converſation ſe trouva eſtre compoſée de la Reine de la Suſiane ; de la Princeſſe Araminte ; de Cleonice ; d’Iſmenie ; de Cyrus ; de Ligdamis ; & d’Araſpe. A peine chacun eut il pris ſa place, que Cyrus ſe tournant vers la Reine de la Suſiane, la ſuplia de luy pardonner s’il venoit chercher aupres d’elle, quelque conſolation à ſes malheurs. Seigneur, luy reſpondit cette ſage Princeſſe, s’il eſt vray que mes diſgraces vous puiſſent donner quelque ſoulagement, je les ſouffriray encore avec plus de patience que je n’ay fait juſques icy : non Madame, interrompit il, ce n’eſt point par ce ſentiment là que je cherche à vous voir : mais ſeulement parce que je vous crois bonne & pitoyable. La pluſpart des gens que je voy, adjouſta t’il, veulent que parce que je n’ay pas eſté malheureux à la guerre, je ne le puis eſtre en nulle autre choſe : & ils penſent enfin que l’amour eſt une paſſion imaginaire, qui ne regne qu’en aparence, & qui ne trouble pas la raiſon. Ils croyent que quoy que je die, la perte d’une Bataille, m’affligeroit plus que la perte de Mandane : cependant il eſt certain que la perte de cent Batailles, & celle de cent Couronnes, ne me toucheroit point à légal d’un ſimple eſtoignement de cette Princeſſe. Jugez Madame, quelle peine c’eſt de ſe voir eternellement environné de gens qui ne connoiſſent pas par où je ſuis ſensible : & jugez en meſme temps quelle douceur je trouve à ne voir icy que des perſonnes pleines de compaſſion & de tendreſſe. Il en faut touteſfois, adjouſta t’il, excepter Araſpe, de qui l’ame m’a touſjours paru fort inſensible : mais puis que Ligdamis a pu ceſſer de l’eſtre, je ne veux pas deſesperer de luy : au contraire je ſuis perſuadé, connoiſſant la tendreſſe de l’amitié qu’il a pour moy, qu’il n’eſt pas impoſſible qu’il ne puiſſe un jour avoir beaucoup d’amour pour quelque belle Perſonne. Araſpe rougit à ce diſcours : neantmoins Cyrus ne faiſant pas une grande reflection ſur le changement de ſon viſage, la converſation continua : & la Princeſſe Araminte prenant la parole ; pour moy, dit elle à Cyrus, je ſuis de voſtre opinion : mais pour la Reine, ſi elle ne vous contredit point, c’eſt aſſurément par complaiſance. Car enfin elle m’a deſja dit pluſieurs fois, qu’elle ne trouve pas grande conſolation à ſe pleindre ny à eſtre pleinte : & en effet elle renferme ſi ſoigneusement toute ſa douleur dans ſon cœur, qu’elle n’en parle jamais la premiere. Pour moy qui ne ſuis pas de ſon humeur, je luy ay raconte toutes mes infortunes : & il ne ſe paſſe point de jour, que je ne l’en entretienne. Il eſt vray, interrompit Panthée, que je n’aime pas trop à parler de ce qui me touche : je ne penſe pas meſme aux choſes paſſées : & l’avenir eſt ce qui occupe toute mon ame. Il me ſemble, adjouſta t’elle. que j’ay ſi peu de part à tout ce qui m’eſt arrivé il y a trois ou quatre ans, que je fais beaucoup mieux de ſonger ſeulement à ce qui me peut arriver. L’advenir eſt ſi obſcur, reprit la Princeſſe Araminte, que bien loin d’y ſonger, j’en deſtache ma penſée : de peur de me faire moy meſme des maux, dont peut eſtre la Fortune ne s’aviſera point. je voudrois bien, repliqua Cyrus, pouvoir faire ce que vous dittes : mais il ne m’eſt pas poſſible. Pour moy, pourſuivit Panthée, comme la crainte & l’eſperance font deux ſentimens qui partagent toute mon ame, & qu’aux choſes paſſées je ne trouve plus rien ny à craindre ny à eſperer, je n’y sçaurois arreſter mon eſprit. Encore eſt-ce beaucoup que d’avoir le cœur partagé entre l’eſperance & : la crainte, reprit Cyrus, car j’en connois qui craignent preſque tout, & qui n’eſperent preſques rien. Voſtre vertu eſt ſi grande, repliqua Panthée, que comme les Dieux ne ſont pas injuſtes, vous avez tort de deſesperer de voſtre bonheur. Puis que vous n’eſtes pas heureuſe, reſpondit Cyrus, & que la Princeſſe Araminte eſt infortunée, j’aurois tort de m’aſſurer ſur le peu de vertu que j’ay : & puis. Madame, il eſt aiſe de voir qu’il y a certaines choſes qui paroiſſent juſtes devant les hommes, qui ne le ſont point devant les Dieux : car enfin il faut advoüer que le Roy d’Aſſirie, le Roy de Pont, & le Prince Mazare, qui mourut aupres de Sinope, ſont trois Princes en qui on n’a remarqué aucun crime, que celuy d’avoir trop aimé Mandane. Cependant on voit que cette Princeſſe, qui eſt la vertu meſme, a fait tout le malheur de leur vie & de la mienne. Mazare en a perdu le jour ; le Roy de Pont la liberté & le Throſne ; & le Roy d’Aſſirie la Couronne & la liberté auſſi. Apres cela, Madame, que doit on penſer de l’avenir ? & ne faut il pas conclurre, que qui pourroit n’y penſer point, ſeroit aſſurément fort ſage ? Toutefois j’avouë à ma confuſion, que je ne fais autre choſe, que d’avancer par ma prevoyance, les malheurs qui me doivent arriver : il vaudroit donc bien mieux, reprit la Princeſſe Araminte, ſe ſouvenir des choſes paſſées : quand elles ſont agreables, repliqua Panthée, le ſouvenir en afflige lors qu’on ne les poſſede plus : & quand elles ſont fâcheuſes, reprit Araminte, elles conſolent, parce qu’on s’en voit delivré. Car pour moy quand je me ſouviens de l’eſtat où j’eſtois dans Capira, lors que le laſche Artane m’y retenoit, il me ſemble que puis que je ſuis ſortie d’une ſi rude captivité, il ne me doit pas eſtre deffendu d’eſperer de ſortir d’une plus douce. Et pour moy, adjouſta Panthée, quand je ſonge combien j’eſtois heureuſe à Suſe, apres avoir vaincu tous les obſtacles qui s’eſtoient oppoſez à mon bonheur, je ne croy pas poſſible de me revoir jamais comme je me ſuis veuë : c’eſt pourquoy je fais ce que je puis pour ne me ſouvenir plus de ce qui m’affligeroit encore davantage. Vous m’avez du moins promis, repliqua Araminte, que je sçauray toutes les douceurs, & toutes les infortunes de voſtre vie comme vous sçavez toutes celles de la mienne : il eſt vray que j’ay conſenty, reſpondit elle, que Pherenice vous les aprenne : ainſi voſtre curioſité ſera ſatisfaite, ſans remettre dans ma memoire, tant de choſes que je voudrois en pouvoir effacer entierement. Pourquoy donc (interrompit Cyrus, regardant la Princeſſe Araminte) ne vous eſtes vous point fait tenir parole ? Seigneur, reliqua t’elle, je n’en ay pas encore eu le temps : car ce n’a eſté que ce matin au retour du Temple, que la Reine m’a fait cette promeſſe. Il faut donc que je m’en aille, reprit il, de peur de differer l’effet d’une choſe que vous deſirez : car pour moy, adjouſta Cyrus, je n’oſerois demander la meſme grace. Ce n’eſt pas que de la façon dont j’ay oüy parler de la paſſion de l’illuſtre Abradate, je n’euſſe une forte envie d’en sçavoir les particularitez, afin de la comparer à la mienne : mais je sçay trop bien le reſpect que je dois à une Grande Princeſſe, principalement eſtant un peu avare de ſes ſecrets. Il eſt vray (reprit Panthée en ſouriant avec modeſtie) que je n’en ſuis pas fort liberale : mais Seigneur, cela n’empeſche pas que je ne conſente ſans repugnance, que vous sçachiez toute ma vie. Auſſi bien m’importe t’il en quelque ſorte, que vous n’ignoriez pas l’innocente paſſion qui regne encore dans le cœur d’Abradate & dans le mien : ainſi quand vous aurez quelques heures de loiſir, la meſme Perſonne qui a ordre de contenter la curioſité de la Princeſſe Araminte, ſatisfera la voſtre. Il me ſemble Madame, reprit cette Princeſſe, que ſans differer davantage, au lieu de faire une converſation de choſes indifferentes, il vaudroit mieux employer le temps que l’illuſtre Cyrus doit eſtre icy à contenter ſa curioſité & la mienne. Puis que je me ſuis reſoluë à faire ce qu’il vous plaira, reſpondit Panthée, vous pouvez en uſer comme vous voudrez : à condition que je n’y ſeray pas. Alors la Princeſſe Araminte ſe levant, dit qu’elle meneroit Cyrus a ſon Apartement : qui ſans aporter de difficulté à ſon deſſein, luy donna la main pour la conduire. Panthée rougit en les ſalüant, comme s’ils euſſent dû aprendre qu’elle auroit commis quelque crime : mais à la fin croyant en effect qu’il luy ſeroit avantageux que Cyrus connuſt un peu mieux la vertu d’Abradate, elle envoya avec la Princeſſe Araminte, celle de ſes femmes qui devoit luy raconter ſa vie : qui eſtoit une Perſonne de qualité & d’eſprit, & qui avoit touſjours eu part à tous ſes ſecrets. Cependant Cleonice & Iſmenie demeurerent aupres de Panthée, où Araſpe & Ligdamis revindrent auſſi, apres avoir accompagné Cyrus juſques à l’Apartement d’Araminte : qui eſtant conduite par ce Prince, & ſuivie de Pherenice & d’Heſionide, ne fut pas pluſtost dans ſa chambre, qu’apres avoir fait aſſoir Cyrus, & fait mettre Pherenice ſur un ſiege vis à vis d’eux, elle la pria de commencer ſa narration : & de ne leur dérober pas, s’il eſtoit poſſible, la moindre penſée de Panthée & d’Abradate : comme en effet, cette agreable Perſonne leur ayant fait un compliment, pour leur demander pardon du peu d’art qu’elle apporteroit au recit qu’elle leur alloit faire, le commença de cette ſorte.


HISTOIRE D’ABRADATE ET DE PANTHEE.

L’Honneur que j’ay eu d’eſtre eſlevée aupres de la Reine de la Suſiane, & le bonheur que j’ay d’en eſtre aimée, & de l’avoir toujours eſté, font qu’il ne m’eſt pas difficile de vous faire sçavoir toutes les particularitez de ſa vie, dont les commencement ont eſté bien eſloignez des faſcheuses avantures qui ſe ſont trouvées dans la ſuitte. je ne vous diray point, Madame, quelle eſt la Grandeur de ſa naiſſance : car vous n’ignorez pas que le Prince de Claſomene ſon Pere, eſt d’un Sang ſi illuſtre, que celuy de Creſus ne l’eſt pas plus. La Princeſſe ſa Mere eſtoit auſſi d’une tres grande Maiſon : mais elle la perdit ſi jeune, qu’elle ne ſe ſouvient pas de l’avoir veuë. Il eſt vray que cette Princeſſe trouva aupres d’une Sœur du Prince ſon Pere, qui demeuroit chez luy, toute la conduite qu’elle euſt pû eſperer de la Princeſſe ſa Mere. Baſiline (car la Sœur du Prince de Claſomene ſe nommoit ainſi) eſtoit une perſonne de grand eſprit & de grande vertu : qui apres avoir perdu ſon Mary fort jeune, ne s’eſtoit jamais voulu remarier. Elle avoit eſté belle & galante : & quoy qu’elle euſt toute la vertu dont une Femme de ſa condition peut eſtre capable, ce n’eſtoit pas une vertu auſtere. Elle diſoit qu’il faloit eſtre jeune une fois en ſa vie : & qu’il valoit bien mieux avoir l’eſprit jeune à quinze ans qu’à cinquante : de ſorte que le Prince ſon Frere ſe remettant abſolument à elle de la conduitte de ſa Fille, elle l’eſleva avec une honneſte liberté, qui ſans avoir rien de ſevere, luy forma l’eſprit beaucoup pluſtost que celles de ſon âge que l’on nourrit d’une autre ſorte n’ont accouſtumé de l’avoir : ſi bien qu’à douze ans, la Princeſſe de Claſomene agiſſoit avec autant d’eſprit & de jugement, que ſi elle en euſt eu vingt, Pour ſa beauté, je ne vous diray pas quelle elle eſtoit, puis que vous pouvez juger par ce qu’elle eſt, de ce qu’elle a touſjours eſté. je vous diray touteſfois, qu’elle a eu cela de particulier, qu’elle a eſclatté tout d’un coup : eſtant certain que cette Princeſſe a eſté parfaitement belle dés le berçeau. Son humeur quoy que ſerieuse, n’a pas laiſſé d’eſtre touſjours fort agreable, parce qu’elle l’a touſjours euë fort complaiſante & ; fort douce : de ſorte que joignant beaucoup de bonté a un des plus beaux eſprits de la Terre, & à la plus grande beauté de toute la Lydie, il eſt aiſé de comprendre que la Princeſſe de Claſomene attira l’admiration de tout le monde. Il ſembla meſme qu’une partie de ſa beauté & de ſon eſprit, ſe communiquaſt à toute la Ville : eſtant certain que lors qu’elle paſſa de l’enfance a un âge plus raiſonnable, le ſoin de luy plaire rendit toutes les Femmes plus propres & plus aimables, & tous les hommes plus honneſtes gens. Comme elle eſtoit bienfaiſante & liberale, elle fut adorée de tous ceux qui l’approcherent, & meſme de ceux qui ne faiſoient qu’entendre raconter les excellentes qualitez qu’elle poſſedoit : ſi bien que la reputation de cette Princeſſe s’eſtendit en fort peu de temps, dans toutes les Provinces qui touchent celle dont le Prince ſon Pere eſt Souverain. Cleonice que vous voyez icy, vous peut faire juger qu’elle n’eſtoit pas ſeule aimable à Claſomene : & certes à dire vray, il y avoit alors tant de perſonnes accomplies en ce lieu là, qu’il n’y avoit point d’Eſtranger, qui ne s’y arreſtast avec plaiſir : & qui n’avouaſt qu’il n’eſtoit pas aiſé de trouver autant d’eſprit & autant de politeſſe, en nulle autre ville d’Aſie, qu’il y en avoit en celle là. Le ſejour de Claſomene devint meſme encore plus agreable, quelque temps apres que Cleonice fut allée demeurer à Epheſe : parce que pluſieurs Eſtrangers de grande qualité y vinrent, & y furent aſſez long temps : parmy leſquels il s’en trouva, de fort honneſtes gens, qui fourniſſoient à la converſation, & qui oſterent de Claſomene le deffaut qui ſe trouve à toutes les Provinces, & meſme à toutes les petites Cours comme eſtoit celle là : qui eſt que l’on ſe connoiſt trop, & que l’on ne voit tous les jours que les meſmes perſonnes. Il y avoit encore une autre choſe, qui faſchoit quelquefois la Princeſſe Baſiline, qui eſtoit qu’il n’y avoit pas un homme en toute la Principauté de ſon Frere, qui peuſt eſpouser la Princeſſe ſa Niece : ſi bien que tous ceux qui la voyoient eſtoient des perſonnes qui n’oſoient avoir que de l’admiration pour elle, ou du moins qui n’oſoient teſmoigner avoir d’autres ſentimens.

Entre tant d’honneſtes gens qui eſtoient à Claſomene, il y avoit un homme nommé Perinthe, ayant cinq ou ſix ans plus que la Princeſſe Panthée, qui s’attacha aupres du Prince, & qui aquit de telle ſorte ſon amitié, qu’il le vouloit touſjours avoir aupres de luy. Son Pere avoit paſſé toute ſa vie dans cette Maiſon, & eſtoit meſme mort pour le ſervice de ſon Maiſtre, en une occaſion de guerre qui s’eſtoit preſentée durant le feu Prince de Claſomene. Il faut touteſfois avoüer, que Perinthe n’avoit pas beſoin d’une recommandation eſtrangere pour eſtre aimé : car ſa perſonne eſtoit ſi aimable, & ſon eſprit ſi charmant, qu’il n’eſtoit pas poſſible de luy refuſer ſon eſtime. Il avoit pourtant une choſe fort ſurprenante, pour un fort honneſte homme : c’eſt qu’il ne faiſoit amitié particuliere avec perſonne. Il eſtoit bien avec tout le monde : mais il n’ouvroit ſon cœur à qui que ce ſoit : & il diſoit quelqueſfois, quand on luy faiſoit la guerre de cette façon d’agir, que c’eſtoit par un ſentiment de gloire qu’il cachoit ſes plus ſecrettes penſées : & qu’il ſe déguiſoit à ſes Amis. Cependant il ne laiſſoit pas d’eſtre fort aimé : ceux qui le voyoient ſouvent, ne laiſſoient pas non plus de luy confier leurs affaires les plus importantes : tant parce qu’il eſtoit capable, tour je une qu’il eſtoit, de donner de bons conſeils, que parce qu’il avoit une probité exacte, & une fidelité incorruptible : Ainſi ſans deſcouvrir ſon cœur à qui que ce ſoit, il voyoit dans celuy de beaucoup de gens. Perinthe eſtoit bien fait, & de bonne mine ; d’une converſation agreable ; qui ſans avoir rien de trop enjoüé ny de trop ſerieux, plaiſoit également à toutes ſortes d’humeurs, & à toutes ſortes de perſonnes, de quelque condition qu’elles fuſſent. En effet, file Prince de Claſomene l’aimoit cherement, la Princeſſe Baſiline ne l’aimoit pas moins : Panthée avoit auſſi pour luy, toute l’eſtime qu’il en pouvoit deſirer : toutes mes Compagnes l’aimoient avec tendreſſe : toutes les Dames de la ville n’en faiſoient pas moins qu’elles : & Perinthe enfin euſt eſté le plus heureux homme de ſa condition, s’il n euſt pas eu dans le cœur un ennemy caché, qui troubloit quelqueſfois tous ſes plaiſirs, & qui le rendoit auſſi infortuné, qu’il paroiſſoit heureux à tous ceux qui le voyoient. Car Madame, il faut que vous sçachiez, afin de bien entendre toute la ſuitte de cette Hiſtoire, que Perinthe commença d’avoir de l’amour pour la Princeſſe de Claſomene, dés que ſon cœur en pût eſtre capable : mais une amour ſi reſpectueuse, ſi ſage, & ſi violente tout enſemble, que l’on n’a jamais entendu parler d’une ſemblable paſſion. Il m’a raconté depuis, lors que par la ſuitte des choſes qui ſont arrivées, il a eſté forcé de m’avoüer la verité, que des qu’il ſentit dans ſon ame une paſſion dont il ne pouvoit eſtre le maiſtre, & de laquelle il ne luy eſtoit pas permis d’eſperer la moindre ſatisfaction ; il fit un deſſein premedité, de ne faire amitié particuliere, ny avec pas un homme, ny avec pas une Dame : de peur que s’il en faiſoit avec quelqu’un, il n’euſt la foibleſſe de luy deſcouvrir ce qu’il avoit dans le cœur, & ce qu’il vouloit tenir caché à tout le monde. Il m’a dit auſſi, qu’il connut ſi parfaitement la folie qu’il y avoit à eſtre amoureux d’une perſonne d’une qualité ſi diſproportionnée à la ſienne, qu’il n’eut jamais l’audace de penſer ſeulement qu’elle pourroit un jour sçavoir ſa paſſion : car comme la vertu de Panthée a commencé de paroiſtre avec éclat, dés que ſes yeux ont commencé de briller, il m’a iuré cent fois qu’en pluſieurs années de ſervice & d’amour, il n’a jamais eu un ſeul moment d’eſperance. Cependant il combatit peu cette paſſion : & ſans sçavoir ny pourquoy il ne s’y oppoſoit pas plus fortement, ny quelle fin il ſe propoſoit ; il aima la Princeſſe : mais il l’aima avec un ſi grand ſecret, & d’une maniere ſi reſpectueuse, que non ſeulement tant que nous fuſmes à Claſomene perſonne ne s’en aperçeut ; mais la Princeſſe meſme n’en ſubçonna jamais rien. Et certes, à dire vray, encore que Perinthe fuſt d’une Race fort noble, il y avoit ſi loin de luy à elle, qu’il ne faut pas s’eſtonner ſi on ne s’aperçent point d’une ſemblable choſe. Il luy devoit tain de reſpect par ſa naiſſance, qu’il eſtoit aiſé qu’il cachaſt les veritables ſentimens, en luy rendant tous les jours mille agreables ſervices comme il faiſoit. Cependant jugeant bien qu’il ne pouvoit jamais pretendre à ſon affection, ny ſeulement à luy faire sçavoir la ſienne, il borna tous ſes deſirs, à aquerir ſon eſtime. De ſorte que voulant ſe ſignaler à la guerre, il fut à celle que l’illuſtre Cleandre, qui eſt aujourd’huy le Prince Artamas, faiſoit en Myſie : où il fit des choies ſi admirables, que s’il n’euſt pas eu un attachement ſecret qui l’attiroit à Claſomene, il euſt pû faire une grande fortune aupres de ce genereux Favory. Mais enfin il revint chargé d’honneur, aupres du Prince ſon Maiſtre, qui le carreſſa fort à ſon retour : les Princeſſes le reçevrent auſſi fort bien : & Perinthe eut ſans doute ſujet d’eſtre conſolé dans ſon malheur, d’eſtre au moins arrivé au point, où il avoit deſiré d’eſtre.

Voila donc, Madame, quel eſtoit Perinthe : c’eſt à dire le plus diſcret, & le plus malheureux Amant du monde : & voila quelle eſtoit ſa paſſion, lors que le Prince de Claſomene prit la reſolution d’aller demeurer à Sardis, & d’y mener la Princeſſe ſa Fille : avec intention de n’en revenir point, qu’il ne l’euſt mariée. Comme il eſt Vaſſal de Creſus, & qu’il y avoit un Traité, par lequel les Princes de Claſomene eſtoient obligez de demeurer la moitié de l’année à Sardis : apres avoir eſté tres long temps ſans y aller, ſur divers pretextes dont il s’eſtoit ſervy pour s’en diſpenser, il ſe reſolut enfin de ſatisfaire à ſon devoir : & il le fit d’autant pluſtost, que voyant à quel point la valeur de Cleandre avoit porté l’authorité Royale, il eut peur que s’il’obeiſſoit de bonne grace, on n’entrepriſt de le faire obeïr de force : & qu’ainſi il n’attiraſt la guerre dans ſon Pais. Comme Sardis eſtoit alors en ſon plus beau luſtre, tous ceux de la Maiſon du Prince & de la Princeſſe, eurent quelque joye d’y aller : à la reſerve de Perinthe, qui s’en affligea en ſecret, par un ſentiment que ſon amour luy donna. Juſques alors il avoit eu cet avantage, de ne voir perſonne entreprendre de ſervir Panthée : parce que comme je l’ay deſja dit, il n’y avoit point d’homme en toute la Principauté de Claſomene, qui peuſt pretendre à l’eſpouser. Mais aprenant qu’elle alloit à Sardis, où tous les gens de ſa condition demeuroient, il ne douta point qu’elle n’y fuſt aimée de pluſieurs : de ſorte que la ſeule crainte d’avoir des Rivaux, le rendit preſques auſſi miſerable que le ſont les autres qui en ont de plus favorivez qu’eux. Je me ſouviens meſme, que m’eſtant aperçeuë malgré ſon déguiſement, qu’il n’avoit pas autant de joye d’aller à Sardis, que tous ceux qui devoient eſtre de ce voyage témoignoient en avoir, je luy en demanday ſa cauſe : mais il me reſpondit avec autant de civilité que de fineſſe, que c’eſtoit parce qu’il voyoit qu’il ne jouïroit plus tant ny de la veuë, ny de la converſation de toutes les perſonnes qui luy eſtoient cheres. Car (adjouſta t’il, pour déguiſer encore davantage la choſe) tout ce que le Prince mene d’honneſtes gens aveque luy, deviendront amoureux à la Cour : & en ſuitte (pourſuivit il, voulant que je priſſe quelque part à ſon diſcours) je prevoy que ce qu’il y a de plus honneſtes gens où nous allons, deviendront auſſi amoureux de tout ce que la Princeſſe mene d’agreables Perſonnes avec elle. Mon Maiſtre meſme, ſera ſi occupé à faire ſa Cour, que je ne luy pourray plus faire la mienne : & pour la Princeſſe, je penſe qu’elle ne manquera pas non plus d’occupation. Ainſi prevoyant que je ſeray ſans Maiſtre ; ſans Maiſtresse ; ſans Amis ; & ſans Amies ; il ne faut pas s’eſtonner, ſi je ne ſuis pas auſſi gay que vous. Pour moy, luy dis-je en riant, il s’en faut peu, à entendre les dernieres choſes que vous venez de dire, que je ne croye que nous allons dans les Deſerts de Lybie, pluſtost que d’aller à Sardis : Perinthe ſourit de m’entendre parler ainſi : & ſans continuer ce diſcours nous nous ſeparasmes, & chacun ſe prepara à partir. La Princeſſe Baſiline ne pût eſtre du voyage, parce qu’elle eut de grandes affaires à démeſler, avec les parens de feu ſon Mary : de ſorte que Panthée ne fut à Sardis qu’avec le Prince ſon Pere. je ne vous diray point, Madame, comment elle y fut reçeuë de Creſus ; du Prince Atys ; du Prince Myrſille ; de la Princeſſe Palmis ; d’Antaleon ; de Mexaris ; d’Arteſilas ; & de l’illuſtre Cleandre : car j’employerois trop de temps à vous dire des choſes peu neceſſaires à mon recit. Il ſuffit donc que je vous die en general, qu’on rendit au Pere & à la Fille, tous les honneurs qu’on devoit à leur condition & à leur merite. La Princeſſe Palmis & la Princeſſe de Claſomene, lierent d’abord une fort grande amitié : & quoy qu’elles fuſſent toutes deux aſſez belles pour faire naiſtre l’envie dans leur cœur, elles n’en eurent point du tout : leur ame eſtant ſans doute trop haute, pour eſtre capable d’un ſentiment ſi bas. Elles s’aimerent donc avec ſincerité ; quoy qu’à dire les choſes comme elles ſont, elles n’ayent jamais entré en nulle confiance l’une pour l’autre, de ce qui leur a tenu lieu de ſecret dans leur vie. Ce n’eſt pas qu’elles ne s’eſtimassent aſſez pour cela : mais apres tout je penſe que comme Cileniſe avoit toute la confidence de la Princeſſe Palmis, j’avois auſſi le bonheur d’avoir toute celle de la Princeſſe Panthée. Il eſt vray qu’en ce temps là, ſes ſecrets eſtoient de peu d’importance : je ne laiſſois pourtant pas de luy eſtre bien obligée, de voir qu’elle me diſoit ſes veritables ſentimens de toutes choſes ; ce qu’elle ne faiſoit point du tout, devant toutes mes Compagnes. je ne doute pas. Madame, que vous n’ayez sçeu la diverſité d’humeur qui eſtoit entre le Roy de Lydie, & les Princes ſes Freres : c’eſt pourquoy je ne vous feray pas ſouvenir, que le Prince Antaleon eſtoit un ambitieux, qui vouloit tout deſtruire pour regner : & que Mexaris eſtoit auſſi avare, que Creſus eſt liberal : quoy que Mexaris n’euſt gueres moins de richeſſes que luy. Et certes à dire vray, je ne penſe pas que ce vice là aye jamais paru plus eſtrange qu’en ce Prince, comme vous le verrez par la ſuitte de ce diſcours. Cependant il ne laiſſa pas de ſe trouver capable d’une paſſion, de qui un des plus nobles effets, eſt de produire la liberalité : il eſt vray que je ſuis perſuadée, que Mexaris creût que pour eſtre amoureux, il ſuffisoit de donner ſon cœur : & qu’ainſi il ne s’oppoſa point à l’amour que la beauté de Panthée fit naiſtre dans ſon ame. Car je ne doute pas que s’il euſt oüy dire que la veritable meſure de l’amour, ſe doit regler ſur ce que l’on eſt capable de donner pour la perſonne aimée ; il n’euſt combatu la ſienne de toute ſa force. Mais comme il ſongea ſeulement à aquerir l’affection de la Princeſſe, il ne s’alla pas adviſer de s’oppoſer à cette paſſion naiſſante : & il l’aima enfin, autant, qu’il eſtoit capable d’aimer. Ce feu demeura pourtant quelque temps caché : pendant quoy la Princeſſe fut viſitée de tout ce qu’il y avoit de Grand ou d’illuſtre à Sardis.

Entre tant de perſonnes qui la virent, il y eut une Fille d’aſſez bonne qualité nommée Doraliſe, qui luy plût infiniment : & en effet on peut dire que ce n’eſt pas une perſonne. ordinaire. Car outre qu’elle a une beauté charmante, elle a un eſprit admirablement divertiſſant : elle penſe les choſes d’une maniere ſi particuliere, mais pourtant ſi raiſonnable, qu’elle amene tout le monde dans ſon ſens : elle a une raillerie fine & adroite, dont il n’eſt pas aiſé de ſe deffendre quand elle le veut : & ce qui eſt un peu rare, pour une perſonne qui a un ſemblable talent, c’eſt qu’elle ne laiſſe pas d’avoir de la bonté & de la douceur. Auſſi ne s’en ſert elle qu’en certaines occaſions, où elle donne plus de plaiſir à ceux qui l’eſcoutent, qu’elle ne fait de mal à ceux qu’elle attaque : elle ne laiſſoit pourtant pas de s’eſtre renduë redoutable à pluſieurs perſonnes, quand nous arrivaſmes à Sardis : mais pour moy l’avoüe que je l’aimay ſans la craindre, & que je fis tout ce que je pûs pour confirmer la Princeſſe en l’opinion avantageuſe qu’elle avoit d’elle. Et certes il me fut aiſé de le faire : car ſon inclination pancha ſi fort de ce coſté là, qu’elle l’aima tendrement. Doraliſe reſpondit auſſi avec tant de reſpect, & tant de reconnoiſſance, aux boutez que la Princeſſe avoit pour elle ; qu’en fort peu de jours la Princeſſe de Claſomene veſcut avec elle, comme ſi elle l’euſt connuë toute ſa vie. Elle sçeut par diverſes perſonnes, & en ſuitte par elle meſme, que comme elle n’avoit ny Pere ny Mere, & qu’elle demeuroit chez une Tante qui ne la vouloit pas contraindre, elle avoit deſja refuſé vint fois de ſe marier, quoy qu’elle fuſt encore jeune : car Doraliſe n’avoit pas plus de dixhuit ans, quand nous fuſmes à Sardis. Cependant ce n’eſtoit pas que ſa vertu paruſt auſtere, ny ſauvage : au contraire, elle avoit quelque choſe de galant dans l’eſprit. Elle aimoit la converſation & les plaiſirs : & il n’y en avoit aucun dans la Cour dont elle ne fuſt. De ſorte que ne paroiſſant pas qu’elle euſt deſſein de ſe mettre parmy les vierges voilées à Epheſe, on la preſſoit quelqueſfois de dire la raiſon pourquoy elle avoit refuſé tant d’honneſtes gens, qui avoient ſongé à l’eſpouser ? mais elle reſpondoit touſjours en riant, que c’eſtoit parce qu’elle n’avoit pas encore trouve un certain homme qu’elle cherchoit : & qu’elle s’eſtoit imaginé eſtre ſeul capable de faire ſon bonheur. Ainſi tournant la choſe en raillerie, ſans que l’on pûſt entendre ce qu’elle vouloit dire, on croyoit que Doraliſe avoit averſion à ſe marier : & qu’il n’y avoit point d’autre cauſe à ſa façon d’agir.

La Princeſſe ayant donc sçeu ce que je viens de dire, un jour qu’elle ſe trouvoit un peu mal, & qu’elle avoit envoyé querir Doraliſe pour la divertir ; elle ſe mit à luy dire qu’elle euſt bien voulu sçavoir quel eſtoit cét homme qu’elle diſoit chercher, & qu’elle ne trouvoit point. Apres qu’elle s’en fut deffenduë quelque temps, puis que vous le voulez Madame, luy dit elle en riant, il faut que vous sçachiez que je me ſuis mis dans la fantaiſie, de n’eſpouser jamais qu’un homme qui m’aime & que je puiſſe aimer : la premiere de ces deux choſes, interrompit la Princeſſe, eſt ce me ſemble aſſez aiſée à trouver : elle ne l’eſt pas trop, reprit elle, mais à dire la verité, la ſeconde eſt encore un peu plus difficile : ou pour mieux dire elle eſt impoſſible. Il me ſemble, dit la Princeſſe, que vous faites grand tort à Sardis & à toute la Cour, de croire qu’il n’y ait pas un homme aſſez accomply pour vous obliger par ſes ſervices à recevoir ſon affection. Madame, luy dit elle, il y a cent honneſtes gens : mais il n’y en a pas un qui n’ait aimé quelque choſe, & c’eſt ce que je ne veux point du tout. Car enfin ſi je pouvois ſouffrir d’eſtre aimée, & me reſoudre à aimer, je voudrois que la Nature toute ſeule, ſans le ſecours de l’Amour, euſt fait un fort honneſte honme : & qu’en cét eſtat (adjouſta t’elle en riant, quoy que ce fuſſent ſes veritables ſentimens) il me vinſt offrir un cœur tout neuf, qu’il n’euſt jamais reçeu que mon image, ny bruſlé d’autres flames que de celles que mes yeux y auroient allumées. Mais Madame, où le trouvera t’on cét honneſte homme que je recherche ? du moins sçay-je bien qu’entre cent mille que j’ay veûs, je ne l’ay pas encore rencontré. La Nature toute ſeule, adjouſta t’elle, les fait quelqueſfois beaux : mais ils ne ſont pas meſme de fort bonne mine, s’ils n’ont aime quelque choſe : & pour l’eſprit, un homme ne peut jamais l’avoir agreable, s’il n’a eu une fois en ſa vie, le ſoin de plaire à quelqu’un. La Princeſſe ſe mit à rire, du diſcours de Doraliſe : mais enfin, luy dit elle, l’amour ne donne point d’eſprit à ceux qui n’en ont pas : je vous aſſure Madame, repliqua Doraliſe, que s’il n’en donne pas à ceux qui n’en ont point, il l’augmente & il le polit merveilleuſement à ceux qui en ont. je croy bien, pourſuivit elle, qu’un honneſte homme tel que le definiroit un de ces ſept Sages de Grece, dont on parle aujourd’huy tant pat le monde, ſe pourroit trouver ſans qu’il euſt rien aimé : car ces gens là n’y veulent autre choſe, ſinon qu’il sçache bien s’aquitter des affaires dont il ſe meſle : qu’il ait du sçavoir, de la probité, du courage, & de la venu : mais un honneſte homme tel que je le veux, outre les choſes abſolument neceſſaires, doit encore avoir les agreables : & c’eſt ce qu’il eſt abſolument impoſſible de trouver, en un homme qui n’a jamais rien aimé. En effet Madame, pourſuivit Doraliſe, remettez vous un peu en la memoire, tous les jeunes gens que vous voyez entrer dans le monde : & cherchez un peu la raiſon pourquoy il y en a tant dont la converſation eſt peſante & incommode : & vous trouverez que c’eſt parce qu’il leur manque je ne sçay quelle hardieſſe reſpectueuse, & je ne sçay quelle civilité ſpirituelle & galante, que l’amour ſeulement peut donner. Vous les voyez plus beaux que ceux qui ſont plus avancez en âge qu’eux : ils ont meſme de l’eſprit : ils n’ont encore rien oublié, de tout ce que leurs Maiſtres leur ont apris : cependant il manque je ne sçay quoy à leurs diſcours & à leurs actions, qui fait qu’ils ne plaiſent point : & pour moy, adjouſta t’elle en riant, j’aimerois beaucoup mieux la converſation d’un de ces vieillards qui ont eſté galands en leur jeuneſſe, que celle d’un de ces jeunes indifferents, qui ſongent plus aux rubans qu’ils portent, qu’aux Dames à qui ils parlent. il eſt vray (dit la Princeſſe, en riant à ſon tour) que je ſuis contrainte d’advoüer, que j’en ay veû beaucoup de tels que vous me les repreſentez : mais je n’attribuois pas cela à ce que vous dittes : & je croyois ſeulement, que le peu d’experience qu’ils avoient du monde, eſtoit la veritable cauſe, du peu d’agrément que je trouvois en leur entretien. Pour vous monſtrer, adjouſta Doraliſe, que cela n’eſt pas, il ne faut que regarder que ceux qui vieilliſſent ſans rien aimer, & à qui l’experience du monde ne manque point, ont toujours quelque choſe de ſauvage & de rude dans l’eſprit, qui n’eſt point du tout aimable. Vous trouverez, dis-je, que ce ſeront ou de ces hommes de fer & de ſang, qui paſſent toute leur vie à la guerre : ou de ces Chaſſeurs determinez, qui ſont touſjours dans des Foreſts : ou des ſolitaires ſombres, qui ſont touſjours dans leur Cabinet avec des Livres, ou dans des Grottes à la Campagne, à s’entretenir eux meſmes : de ſorte qu’il faut confeſſer, que l’amour ſeul fait les veritables honneſtes gens tels que je les cherche. Mais, luy dit la Princeſſe, ſi l’amour a le pouvoir que vous dittes, en ſouffrant d’eſtre aimée, ceux qui ne le ſont point le deviendront. Ha Madame, s’eſcria t’elle, ſi je n’eſtime celuy que je dois eſpouser, dés le premier inſtant que je le verray, je ne l’aimeray jamais : c’eſt pourquoy il faudroit que je le trouvaſſe tout accomply dés que je le connoiſtrois. Choiſissez en donc un, luy dit elle, de ceux qui ſe ſeront rendus honneſtes gens en aimant quelque autre, & qui ne l’aimeront plus. je vous ay deſja dit Madame, reprit Doraliſe, que je veux un cœur tout neuf, & des flames toutes pures & toutes vives : & non pas de ces cœurs tous noircis, tels que je me repreſente ceux qui ont bruſlé des années entieres. Enfin, comme on n’offre à une Divinité, que des Offrandes qui n’ont point eſté ſur l’Autel d’une autre : je voudrois auſſi une affection qui n’euſt eſté à perſonne qu’à moy. Si bien que ne pouvant aimer un homme qui aura deſja aimé, & n’eſtant preſques pas poſſible, d’en trouver un fort accomply qui n’ait aimé quelque choſe, je me reſous, & meſme ſans peine, à n’aimer jamais rien. Cette regle n’eſt pourtant pas ſi generale que vous la croyez, reprit la Princeſſe, car enfin Perinthe que vous connoiſſez, eſt un fort honneſte homme, & n’a jamais eſté amoureux. Ha Madame, s’eſcria t’elle, cela n’eſt pas pas poſſible : Perinthe aime infailliblement, ou du moins a aimé : & l’on ne sçauroit eſtre comme il eſt, ſans avoir eu de l’amour. La Princeſſe m’apellant alors, n’eſt il pas vray Pherenice, me dit elle, que Perinthe n’a point eu d’amour à Claſomene ? il eſt vray Madame, luy dis-je, que je n’ay point sçeu qu’il en ait eu : & que meſme on ne l’en a jamais ſoubçonné. C’eſt aſſurément qu’il eſt fin & adroit, repliqua Doraliſe, car encore une fois, on ne sçauroit eſtre ce qu’eſt Perinthe, ſans avoir eſté amoureux.

Comme elle diſoit cela, il entra : de ſorte que la Princeſſe prenant la parole, & ne sçachant pas la paſſion qu’il avoit dans l’ame ; elle luy dit qu’elle eſtoit bien aiſe de le voir afin qu’il luy aidaſt à guerir Doraliſe d’une erreur où elle eſtoit. Mais (adjouſta la Princeſſe, en regardant cette agreable fille) je veux que ce ſoit vous qui l’interrogiez, afin que vous ne croiyez pas qu’il n’oſast me dire la verité. je vous advouë Madame, reſpondit Doraliſe, que la choſe dont il s’agit me donne tant de curioſité, qu’encore que ce ſoit en quelque ſorte manquer à la bien-ſeance, que de vous obeïr ſi promptement, je ne laiſſeray pas de le faire. C’eſt pourquoy Perinthe (luy dit elle en ſe tournant vers luy) je vous prie de me dire ſi vous n’avez laiſſé perſonne à Claſomene, que vous regrettiez à Sardis ? Perinthe fort ſurpris du diſcours de Doraliſe, en changea de couleur, & ne sçavoit comment y reſpondre : ſi bien que cette Fille ſe tournant vers la Princeſſe, tout à bon Madame, luy dit elle, je ſuis bien trompée ſi vous ne vous abuſez : & ſi la rougeur de Perinthe, ne marque que je ne me trompe point. Mais, luy dit Panthée, vous ne donnez pas loiſir à Perinthe de vous reſpondre : & vous voulez deſja me condamner ſans l’avoir entendu. Cependant, adjouſta la Princeſſe, sçachez Perinthe qu’il s’agit de perſuader à Doraliſe, que l’on peut eſtre auſſi honneſte homme que vous eſtes, ſans eſtre amoureux, on ſans l’avoir eſté : & c’eſt pour cela qu’il faut que vous luy diſiez, s’il y a quelque belle perſonne à Claſomene, que vous regrettiez à Sardis. Puis que je ſuis obligé de reſpondre preciſément (repliqua Perinthe, apres s’eſtre un peu remis) je vous proteſteray ſans menſonge, que depuis que je ſuis à Sardis, je n’ay point ſongé à Claſomene. Mais c’eſt peut-eſtre (adjouſta Doraliſe parlant à la Princeſſe) que Perinthe eſt amoureux de quelqu’une de vos Filles : & qu’ainſi ſans dire un menſonge, il ne laiſſe pas d’aimer. Perinthe rougit une ſeconde fois du diſcours de Doraliſe : ce que voyant la Princeſſe, & croyant que le changement de ſon viſage, n’eſtoit cauſé que parce qu’il avoit quelque confuſion d’eſtre obligé d’avoüer qu’il n’aimoit rien ; en verité, luy dit elle, Perinthe, vous eſtes admirable : d’avoir honte de confeſſer une choſe, dont vous devriez faire gloire. Car enfin, je tiens qu’il eſt touſjours beau, de n’avoir jamais eſté vaincu : il eſt des Vainqueurs ſi illuſtres, reprit il froidement, que je penſe que l’on pourroit advoüer ſa deffaite ſans des honneur. Mais enfin, dit Doraliſe, aimez vous, ou n’aimez vous pas ? car c’eſt cela qu’il m importe de sçavoir. Si j’aime, reprit il, il faut croire qu’il m’importe de ne le pas deſcouvrir, puis que perſonne ne le sçait : & ſi je n’aime point, il m’importe encore de ne vous l’avoüer pas : puis que croyant (à ce que je puis comprendre par le diſcours de la Princeſſe) que l’on ne peut eſtre en quelque ſorte honneſte homme ſans eſtre amoureux, je ne dois pas vous preocuper à mon deſavantage. Quoy qu’il en ſoit, dit Doraliſe, encore que vous ne veüilliez pas parler plus preciſément, je ne laiſſeray pas de le sçavoir avec certitude devant qu’il ſoit peu : car ſi vous l’eſtes à Claſomene, vos inquietudes & vos chagrins me le teſmoigneront allez : & ſi vous l’eſtes à Sardis, je le sçauray encore plus infailliblement. Mais s’il ne l’eſt en nulle part, comme je le croy, dit la Princeſſe, il ne manqueroit donc rien à Perinthe, de tout ce que vous deſirez : il luy manqueroit encore une choſe auſſi neceſſaire que toutes les autres, reprit elle, c’eſt qu’il m’aimaſt autant qu’il pourroit aimer. Mais de cela Madame, ne luy en demandez rien je vous en conjure, puis que je ſuis aſſuré qu’il ne m’aime pas : & ſi je l’eſtois auſſi parfaitement qu’il n’aime rien, je le regarderois comme un miracle. Comme Perinthe alloit reſpondre, un officier de la Princeſſe Palmis interrompit la converſation : car il vint sçavoir de la ſanté de la Princeſſe, & luy demander ſi elle croyoit eſtre en eſtat de pouvoir ſe trouver le lendemain à une partie de Chaſſe, qu’elles avoient reſoluë il y avoit deſja quelques jours : ou ſi elle vouloit qu’on remiſt ce divertiſſement à une autrefois. La Princeſſe, qui n’avoir pas un mal conſiderable, & qui jugea bien qu’elle en ſeroit delivrée le jour ſuivant, luy manda que bien loin de vouloir differer un plaiſir qu’elle devoit recevoir, elle chercheroit touſjours à luy en donner ; & qu’ainſi elle croyoit la pouvoir aſſurer, qu’elle auroit l’honneur de la ſuivre à la Chaſſe le lendemain. Un moment apres, le Prince Mexaris entra : de ſorte que la converſation de Perinthe & de Doraliſe ne ſe renoüa point de ce jour là.

Cependant le pauvre Perinthe ſouffrit des maux incroyables, d’avoir entendu de la bouche de la Princeſſe, qu’elle ne croyoit pas qu’il fuſt amoureux : car encore qu’il penſast bien qu’elle ne ſoubçonnoit rien de ſa paſſion, il ne laiſſa pas de ſentir une douleur extréme, d’oüir prononcer ces cruelles paroles, par la ſeule perſonne qu’il aimoit, & qu’il pouvoit aimer : & à laquelle il sçavoit bien qu’il n’oſeroit jamais deſcouvrir ſon amour. Ce n’eſt pas qu’il n’euſt borné tous ſes deſirs, à ce qu’il luy ſembloit, à eſtre eſtimé de cette Princeſſe : mais il y avoit pourtant pluſieurs inſtants au jour, où ſa paſſion malgré qu’il en euſt, luy faiſoit faire des ſouhaits, que luy meſme condamnoit un moment apres. Cependant comme il eſtoit propre à toutes choſes, la Princeſſe luy donna la commiſſion de voir ſi les Eſcuyers du Prince ſon Pere, auroient bien preparé tout ce qui luy eſtoit neceſſaire pour la chaſſe : & ſi le cheval qui la devoit porter, eſtoit tel qu’il le luy faloit. Perinthe qui eſtoit ravi de rendre ſervice à la Princeſſe, quoy que ce ne fuſt meſme qu’en de petites choſes ; luy obeït ſi exactement, qu’en effet il ſe trouva que le lendemain la Princeſſe Palmis ne fut pas mieux que la Princeſſe de Claſomene. Et certes à dire vray, je ne penſe pas que l’on puiſſe jamais rien voir de plus beau ny de plus galant que le fut cette Chaſſe. Toutes les Dames qui en devoient eſtre, eſtoient habillées comme on peint Diane : ſinon qu’ayant un peu plus de ſoin de leur beauté, que cette Deeſſe qui meſprise la ſienne, elles avoient ſur la teſte une eſpece de Capeline environnée de plumes de diverſes couleurs, qui les garantiſſoit du Soleil : au deſſous de laquelle pendoit un voile flottant au gré du vent, dont elles te pouvoient couvrir le viſage quand elles vouloient. Leurs cheveux bouclez, quoy que negligeamment eſpars, & rattachez avec des rubans, leur tomboient juſques ſur la gorge : elles avoient toutes une magnifique Eſcharpe, où pendoit un Arc & un Carquoys : d’une main elles tenoient la bride de leurs chevaux, dont la houſſe eſtoit toute couverte d’or, & tous les crins renoüez de cordons d’or & d’argent : & de l’autre elles tenoient une Javeline d’Ebene garnie d’orfevrerie. Les mors & les brides des chevaux, eſtoient auſſi d’or ou d’argent : les habillemens des Dames eſtoient tous couvers de Pierreries : de ſorte que l’on ne peut rien voir de plus magnifique ny de plus beau. Car comme tous ces habillemens eſtoient de couleurs differentes ; & que les houſſes de leurs chevaux l’eſtoient auſſi ; cela faiſoit parmy les bois & les grandes routes du Parc, le plus bel objet du monde. Chaque Dame avoit un Chaſſeur deſtiné pour la conduire, qui devoit marcher aupres d’elle : & deux Eſcuyers à pied, qui devoient auſſi aller des deux coſtez. Chacune des Princeſſes devoit encore avoir deux Filles avec elles, habillées de meſme façon, qui les devoient touſjours ſuivre : de ſorte que la Princeſſe pria Doraliſe d’en vouloir eſtre, & me fit la grace de me choiſir entre toutes mes Compagnes. Elle voulut auſſi que Perinthe fuſt le Chaſſeur de Doraliſe : car pour le ſien, ce fut le Prince Mexaris. Le Prince Atys le fut d’une Fille nommée Anaxilée, dont il eſtoit amoureux : pour la Princeſſe Palmis, ce fut le Prince Arteſilas : mais comme cela ne ſerviroit de rien à mon diſcours, de vous nommer tous ceux qui furent de cette Chaſſe : je vous diray ſeulement que tous les hommes n’eſtant pas moins galamment, ny moins magnifiquement habillez que les Dames, tout le monde ſe rendit dans des Chariots au bord de l’Eſtang de Gyges, où eſtoit l’equipage de Chaſſe, & où tous les chevaux attendoient. Doraliſe & moy eſtions dans le Chariot de la Princeſſe, parce que nous le devions ſuivre : & comme c’eſtoit au Prince Mexaris qui eſtoit ſon Chaſſeur, à venir luy aider à deſcendre de ſon Chariot, il n’y manqua pas. Mais à peine commença t’il de paroiſtre, que Doraliſe remarqua, qu’au lieu d’avoir un habillement fait exprès pour cette belle Feſte, comme en avoient le Prince Atys, le Prince Myrſille, Arteſilas, Cleandre, & tous les autres, juſques à Perinthe, il en avoit un, qui à ce qu’elle me dit luy avoit ſervy à une courſe de Chariots, il y avoit plus de deux ans. De ſorte que ne pouvant s’empeſcher de rire ; tout à bon (me dit elle ſi haut que la Princeſſe l’entendit) je voy bien que ce que l’on m’a dit du Prince Mexaris n’eſt pas vray : & que vous en a t’on dit ? luy dis je ; on m’a aſſuré, repliqua t’elle, qu’il eſt amoureux de la Princeſſe : mais puis qu’il eſt encore avare, je ne croy point qu’il ſoit amoureux. Mexaris ſe trouva alors ſi proche du Chariot de la Princeſſe, qu’elle n’y moy, ne puſmes rien dire à Doraliſe : & certes ce fut bien tout ce que nous puſmes faire, que de nous empeſcher d’éclatter de rire. Ce n’eſt pas que Mexaris ne fuſt de fort bonne mine, & fort bien fait ; & que meſme ſon habillement & la houſſe de ſon cheval ne fuſſent aſſez magnifiques : mais comme l’or en eſtoit un peu terny, en comparaiſon de ce luſtre éclatant qui paroiſt à tout ce qui eſt neuf, & que l’on voyoit en l habillement de tous les autres, il eſt vray qu’il n’eſtoit pas poſſible de n’avoir point envie de rire du diſcours de Doraliſe : joint qu’il eſt certains jours qui ſemblent eſtre conſacrez à la joye : & où la moindre choſe fait pancher l’eſprit à la raillerie, & donne du divertiſſement. Cleandre qui eſtoit celuy qui donnoit le plaiſir de la Chaſſe ce jour la, & qui ne pouvoit pas eſtre le Chaſſeur de la Princeſſe Palmis, quoy qu’il fuſt deſja ſon Amant, comme nous l’avons sçeû depuis ; ne le voulut eſtre de Perſonne : pretextant la choſe de ce qu’il vouloit donner ordre à tout : de ſorte qu’il alloit tantoſt à l’une & tantoſt à l’autre. Cette Chaſſe ſe fit dans un grand Parc, que l’on peut preſques nommer une petite Foreſt, tant il eſt vray qu’il eſt d’une vaſte eſtendué ; que ſes Arbres ſont eſpais ; & que ſes routes ſont grandes & larges. Ce Parc eſt pourtant traverſe par un chemin aſſez libre, parce qu’autrement ceux qui veulent aller à Sardis par ce coſté là, feroient un fort grand détour : ſi bien qu’il y a deux portes aux deux bouts du Parc, deſtinées à donner paſſage à ceux qui vont & viennent. je ne m’amuſeray point, Madame, à vous décrire cette Chaſſe, ny à vous dire ſi les Chiens chaſſerent bien ; ſi le Cerf ruſa ; ſi le ſon des Cors eſtoit agreable ; ſi les Veneurs furent touſjours à veuë de la Chaſſe ; & mille autres ſemblables choſes : car outre que je ne m’exprimerois pas en termes propres, ce n’eſt pas de cela dont il s’agit. Joint qu’à dire la verité, les Dames qui vont à de ſemblables lieux, y vont à mon advis autant pour y paroiſtre belles, que pour courre le Cerf : auſſi la Chaſſe eſtoit diſposée de façon, qu’on ne leur donnoit pas un exercice ſi violent : & on ſe contentoit de les faire aller aſſez lentement, en des lieux où par l’adreſſe des Veneurs le Cerf devoit paſſer : de ſorte que c’eſtoit une Chaſſe aſſez tranquile pour les Dames.

Au commencement les Princeſſes & leurs Chaſſeurs, marcherent aſſez prés les uns des autres : mais inſensiblement cette belle & magnifique Troupe ſe prepara par petites bandes : les uns prenant une grande route, & les autres une petite : ſi bien que ſans y ſonger, la Princeſſe ſe trouva dans le plus eſpais du Bois, ſans autre compagnie que celle du Prince Mexaris, Doraliſe, Perinthe, ſes deux Eſcuyers, & moy. Mais à peine s’en fut elle aperçeuë, que nous entendiſmes par le ſon des Cors, & par celuy des voix, que la Chaſſe eſtoit proche : & en effet le Cerf paſſa ſi prés de nous, que ce fut l’inſtant où elle nous donna le plus de plaiſir. Cependant comme il n’eſt rien de plus difficile à un homme qui a quelque paſſion pour la Chaſſe, que de ne la ſuivre pas quand il la voit paſſer : le Prince Mexaris, quelque amoureux qu’il fuſt de la Princeſſe, apres luy avoir demandé permiſſion de ſe trouver à la mort du Cerf, & luy avoir dit qu’il la rejoindroit bientoſt : piqua à travers l’eſpaisseur du Bois, & donna une ſi forte envie de rire à Doraliſe, qu’elle ſe communiqua facilement à Perinthe & à moy, & alla meſme juſques à la Princeſſe. Tout à bon, me dit cette agreable Fille, il faut avoüer que ſi ce Prince n’eſt pas liberal, il eſt du moins bien judicieux aujourd’huy : d’avoir sçeu prendre une occaſion ſi favorable, pour cacher en meſme temps la paſſion qu’il a pour la Princeſſe, & ſa vieille broderie, en s’éloignant comme il a fait. Perinthe, qui par un ſentiment jaloux, eſtoit ravy de la malice de Doraliſe, la continua avec adreſſe ; la Princeſſe faiſant ſemblant de ne nous entendre point ; parce que comme elle eſt infiniment ſage, elle ne vouloit pas railler du Prince Mexaris : mais comme nous voiyons qu’elle ſourioit, nous ne nous taiſions pas. Cependant comme elle n’avoit pas reſolu d’attendre Mexaris en ce lieu là, elle demanda à Perinthe par où il jugeoit qu’elle peuſt aller rejoindre la Princeſſe Palmis ? mais comme il ne le pouvoit pas sçavoir preciſément, il m’a dit depuis qu’il ſongea ſeulement à l’éloigner autant qu’il pourroit de Mexaris : & pour cét effet, il luy fit prendre une route toute oppoſée, à celle que la Chaſſe avoit priſe. En commençant donc de marcher, & entendant touſjours moins la voix des Chiens, & le ſon des Cors, la Princeſſe ſe tourna vers Perinthe, & luy dit avec une bonté extréme, qu’elle eſtoit bien marrie de le priver du plaiſir de la Chaſſe. Perinthe reſpondit à ce diſcours qui le ſurprit, d’une maniere qui fit ſi bien voir à la Princeſſe qu’il s’eſtimoit plus heureux d’eſtre où il eſtoit, que d’eſtre à la mort du Cerf ; qu’appellant Doraliſe, malicieuſe fille, luy dit elle, qui connoiſſez que Mexaris n’eſt pas amoureux de moy, parce qu’il a mieux aimé ſuivre le Cerf, que de demeurer aveque nous ; n’advoüerez vous pas que puis que Perinthe eſt demeuré ſi volontiers aupres de vous, ce doit eſtre parce qu’il vous aime ? Ha point du tout Madame, reſpondit elle, & je m’en vay le luy faire advoüer tout à l’heure. En effet, elle avoit deſja ouvert la bouche pour luy parler, lors qu’eſtant arrivez à ce grand chemin qui traverſe tout le Parc, nous aperçeuſmes à la gauche que nous priſmes, cinq ou ſix hommes à cheval qui venoient vers nous. D’abord, comme ils eſtoient encore aſſez loin, nous creuſmes que c’eſtoient des gens de la Chaſſe : mais aprochant plus prés, nous connuſmes que nous ne les connoiſſions point. Celuy qui marchoit à la teſte des autres, eſtoit un homme jeune ; admirablement beau ; & de bonne mine : & de qui l’habillement, quoy que de Campagne, eſtoit tres magnifique, & paroiſſoit meſme neuf. Doraliſe ne l’eut pas pluſtost veû, que continuant ſa raillerie ; cét Eſtranger, dit elle à la Princeſſe, quel qu’il puiſſe eſtre, eſt ſans doute plus liberal que Mexaris : car puis qu’il eſt ſi magnifique en voyageant, il le ſeroit aſſurément en une belle Feſte comme celle cy. Il a ſi bonne mine, repliqua la Princeſſe, que je n’auray pas trop de peine à me laiſſer perſuader qu’il poſſede une vertu auſſi heroïque que celle là, & qui touche ſi fort mon inclination. Cependant comme la beauté de la Princeſſe n’eſtoit pas moins eſclatante que la mine de cét Eſtranger eſtoit haute ; & que l’habit où elle eſtoit, contribuoit encore quelque choſe à rendre ſon abord ſurprenant ; il en parut en effet fort ſurpris : & s’imagina que ce pouvoit eſtre la Princeſſe de Lydie. Neantmoins comme il ne pouvoit & s’en eſclaircir entierement, il fut quelque temps irreſolu ſur ce qu’il devoit faire : mais à la fin craignant de faire une faute, en ſe faiſant connoiſtre à une Perſonne qu’il ne connoiſſoit pas : & ne voulant pas auſſi manquer de reſpect pour la Princeſſe, de qui la beauté, l’air, & l’habit, luy perſuadoient qu’elle eſtoit de tres grande qualité ; il luy quitta le chemin : & s’arreſtant pour la laiſſer paſſer, en la ſalüant avec un profond reſpect, il la ſuivir des yeux ſans marcher tant qu’il la pût voir. La Princeſſe de ſon coſté, tourna la teſte pour le regarder : mais leurs yeux s’eſtant rencontrez, elle ne le regarda plus. Cependant cét Eſtranger l’ayant perduë de veuë, marcha encore quelques pas vers Sardis : puis tout d’un coup la curioſité qu’il avoit de sçavoir qui eſtoit l’admirable Perſonne qu’il venoit de rencontrer, augmentant encore, & ayant remarqué que nous avions quitté le grand chemin, & pris une route à droit, il en prit une par où il jugea qu’il pourroit peut-eſtre nous rencontrer de nouveau : & avoir du moins le plaiſir de voir encore une fois la Princeſſe. Et en effet ſon deſſein reüſſit, & meſme mieux qu’il n’avoit penſé : car vous sçaurez, Madame, que la Princeſſe eſtant arrivée en un lieu du Bois où il y a une Fontaine, elle s’y arreſta avec plaiſir : parce qu’elle y trouva quelque fraiſcheur plus grande qu’ailleurs : & voulut meſme s’y repoſer un moment.

De ſorte que s’eſtant fait deſcendre de cheval, & nous autres auſſi, elle s’aſſit ſur le gazon dont cette Fontaine eſtoit bordée : mais elle n’y fut pas plûtoſt, qu’elle s’aperçeut qu’elle avoit perdu un Portrait que la Princeſſe Palmis luy avoit donné d’elle, & qui eſtoit dans une Boiſte de Diamans, la plus riche qu’il eſtoit poſſible de voir. Ce n’eſtoit pourtant pas ce qu’elle en regrettoit le plus : mais il luy ſembloit que la Princeſſe Palmis pourroit luy reprocher qu’elle n’auroit pas eu aſſez de ſoin d’une choſe qu’elle luy avoit donnée comme une marque tres ſensible de ſon amitié. Si bien que s’affligeant extrémement de cette perte, elle commanda aux deux Eſcuyers qui la ſuivoient, d’attacher tous nos chevaux à des Arbres, & d’aller du moins aux derniers lieux où nous avions paſſé, pour voir ſi par bonheur ils n’y retrouveroient point cette Peinture. Ce n’eſt pas qu’apres tant de tours que nous avions fait dans le Bois, elle euſt beaucoup d’eſpoir de la recouvrer : neantmoins comme il luy ſouvenoit confuſément de l’avoir encore veüe, lors qu’elle avoit rencontré cét Eſtranger de bonne mine : & que de plus c’eſt la couſtume de ceux qui perdent quelque choſe, de le chercher meſme en des lieux où il ne peut eſtre, pluſtost que de ne le chercher point : elle envoya ces deux Eſcuyers, avec ordre d’aller juſques où elle avoit rencontré cét Eſtranger. Perinthe leur envia cette commiſſion, & voulut y aller ſeul : luy ſemblant qu’il trouveroit bien mieux qu’un autre ce que la Princeſſe avoit perdu : mais elle voulut qu’il demeuraſt aupres d’elle. Cependant comme ces deux Eſcuyers n’avoient jamais eſté dans ce Parc que je jour là, ils ſe tromperent : & prenant une route pour une autre, penſant eſtre à celle par où ils avoient paſſé, ils chercherent inutilement : & chercherent ſi long temps, que la Princeſſe eſtoit abſolument hors d’eſperance de recouvrer ce qu’elle avoit perdu, voyant qu’ils ne revenoient point ; lors que tout d’un coup cét aimable Eſtranger parut ; qui plus heureux qu’eux avoit trouvé ce Portrait. De ſorte que ne cherchant qu’une occaſion de parler à la Princeſſe, & ne doutant pas que cette Boiſte ne fuſt à elle, puis qu’il l’avoit trouvée en un lieu où elle avoit paſſé ; il deſcendit de cheval dés qu’il l’aperçeut au bord de cette Fontaine : & s’aprochant d’elle de fort bonne grace, & avec beaucoup de reſpect ; Madame, luy dit il en Lydien, & en luy preſentant la Boiſte qu’elle regrettoit, je voudrois bien avoir le bonheur que vous euſſiez perdu aujourd’huy ce que je remets entre vos mains : afin d’avoir l’avantage de vous avoir rendu une choſe qui vous devroit ſans doute eſtre chere. La Princeſſe qui s’eſtoit levée, dés qu’elle avoit veû cét Eſtranger s’aprocher d’elle, reconnut ſa Boiſte d’abord qu’elle la vit : ſi bien que la prenant aveque joye, genereux Inconnu, luy dit elle, ſi ce que vous me rendez ne m’avoit pas eſté donné par la Princeſſe de Lydie, & que vous n’euſſiez pas l’air qui paroiſt ſur voſtre viſage, je devrois du moins vous offrir la Boiſte & ne recevoir que la Peinture. Mais ne pouvant faire une liberalité, de celle d’une ſi Grande Princeſſe, principalement à un homme fait comme vous : recevez du moins ma reconnoiſſance, juſques à ce que j’aye trouvé les moyens de vous la teſmogner par quelque ſervice auſſi important, que celuy que vous me rendez m’eſt agreable. Madame, luy reſpondit il, c’eſt un ſi grand plaiſir que celuy d’en cauſer à une perſonne faite comme vous, que je me tiens pleinement recompenſé, de celuy que je viens de vous donner, en vous rendant une choſe qui vous eſt chere. Pendant que la Princeſſe & cét Eſtranger parloient ainſi, Perinthe s’eſtant aproché d’un des ſiens, & luy ayant demandé qui il eſtoit ? il luy aprit que c’eſtoit le ſecond Fils du Roy de la Suſiane, nommé Abradate : & Fils d’une Sœur de Creſus, qui s’en alloit à Sardis. De ſorte que Perinthe me l’ayant dit, j’en advertis la Princeſſe, à qui je le dis tout bas : pendant quoy celuy des gens d’Abradate à qui Perinthe avoit parlé, & qui avoit sçeu par luy qui eſtoit la Princeſſe, le dit a ſon Maiſtre durant que je luy diſois à elle qui il eſtoit. Si bien que ſe connoiſſant tous deux, pour ce qu’ils eſtoient, il en parut beaucoup de joye dans leurs yeux. Abradate redoubla ſon reſpect, & la Princeſſe ſa civilité : je m’eſtime bienheureux, luy dit il, d’avoit pû plaire un inſtant de ma vie, à une ſi belle Princeſſe : & je m’eſtime tres heureuſe, repliqua t’elle, d’eſtre obligée le reſte de la mienne à un ſi Grand Prince, & de qui la renommée m’a deſja tant dit de choſes. Comme ils en eſtoient là, on entendit un aſſez grand bruit de chevaux : & un inſtant apres la Princeſſe Palmis, Anaxilée, le Prince Atys, Arteſilas, Mexaris, Myrſile, & Cleandre arriverent : qui ſans ſonger d’abord à Abradate, ſe mirent apres eſtre deſcendus de cheval, à faire la guerre à la Princeſſe, d’avoir preferé la ſolitude à la Chaſſe : & de ne s’eſtre pas voulu trouver à la mort du Cerf. La Chaſſe que j’ay faite, leur repliqua t’elle en ſousriant, a eſté plus heureuſe que la voſtre : & je m’aſſure (adjouſta t’elle en preſentant Abradate au Prince Atys, & à la Princeſſe Palmis) que vous en tomberez d’accord, quand vous sçaurez que j’ay arreſté icy le Prince de la Suſiane, dont on vous a tant dit de choſes avantageuſes. Dans ce meſme temps, un Eſcuyer du Prince Atys, qui avoit eſté à Suſe, s’avança vers ſon Maiſtre, pour luy confirmer cette verité : ſi bien que recevant Abradate avec une joye extréme, tout le monde luy fit en ſuitte mille careſſes, & mille civilitez. j’advoüe (dit la Princeſſe Palmis à Panthée) que voſtre Chaſſe a eſté plus heureuſe que la noſtre, & que vous en meritez tout l’honneur. l’en ay du moins eu tout l’avantage, reprit Abradate, puis que cela eſt cauſe que je vous ay eſté preſenté par une main ſi belle & ſi illuſtre. Vous n’aviez pas beſoin d’un ſi puiſſant ſecours, repliqua la Princeſſe Palmis, pour vous rendre conſiderable : pour moy dit Panthée, j’avois bien beſoin du ſien : car ſans luy j’euſſe fait aujourd’huy une perte dont je ne me fuſſe jamais conſolée : & alors elle raconta l’avanture du Portrait à la Princeſſe Palmis.

Comme le lieu où elles eſtoient eſtoit fort agreable, elles y furent prés d’une heure : mais enfin Cleandre les faiſant apercevoir qu’il eſtoit temps de s’aller repoſer à un Chaſteau qui eſt à l’extremité du Parc, au bord de l’Eſtang de Gyges, à l’oppoſite du Tombeau d’Alliatte : ces Princeſſes & ces Princes prirent tous enſemble le chemin de ce Chaſteau, où une ſuperbe Colation, & une excellente Muſique les attendoit. En y allant, Mexaris marcha touſjours aupres de Panthée, mais il n’y fut pas en eſtat de l’entretenir avec liberté : parce que le Prince Abradate fut auſſi touſjours aupres d’elle. Cependant le pauvre Perinthe alloit derriere eux, bien affligé de remarquer que la beauté de Panthée ſe faiſoit des admirateurs de tous ceux qui la voyoient. Il avoit pourtant, à ce qu’il m’a dit, cette bizarre conſolation, de penſer que tres rarement les perſonnes de ſa qualité ſont elles mariées à des Princes qui les aiment : & de pouvoir eſperer, que ſi quelqu’un la poſſedoit un jour, ce ſeroit peut-eſtre quelque Prince qu’elle eſpouseroit par raiſon d’Eſtat, & non pas par effection. Mais durant qu’il s’entretenoit ainſi, Doraliſe & moy remarquaſmes qu’Abradate regarda touſjours Panthée, avec unes attention extraordinaire : non ſeulement pendant le chemin que nous fiſmes pour aller juſques à ce Chaſteau, mais meſme durant la Colation & la Muſique : On euſt dit qu’elle eſtoit ſeule belle en cette Compagnie : ce n’eſt pas qu’il fuſt incivil, & qu’il ne rendiſt tout le reſpect qu’il devoit à la Princeſſe de Lydie : mais apres tout, il eſtoit aiſé de diſcerner par ſes regards, que la beauté de la Princeſſe de Claſomene touchoit plus ſon cœur que celle des autres. Mexaris s’en aperçeut auſſi bien que nous, & Perinthe encore mieux : & je penſe meſme que Panthée connut dés ce premier jour, une partie du prodigieux effet que ſa beauté avoit cauſé dans le cœur d’Abradate. Car vous sçaviez, Madame, qu’il en devint ſi eſperdûment amoureux, des cette premiere entreveuë, qu’il m’a juré cent fois depuis, que ſa paſſion n’avoit point augmenté. Cependant apres avoir paſſé toute cette journée le plus agreablement du monde, toutes les Dames s’en retournerent à Sardis dans des Chariots : tous les Princes marchant à cheval, aupres de ceux où leur inclination les attiroit : c’eſt à dire Arteſilas & Cleandre, aupres de celuy de la Princeſſe Palmis : le Prince Atys aupres de celuy d’Anaxilée : & Mexaris, Abradate, & meſme Perinthe, aupres de celuy de la Princeſſe de Claſomene. Comme nous fuſmes à Sardis, tous les Princes menerent les Dames juſques à l’Apartement de la Princeſſe Palmis : en ſuitte dequoy, le Prince Atys mena Abradate à celuy de Creſus, à qui il le preſenta : & qui le reçeut avec beaucoup de témoignages d’affection & de joye. Car ayant touſjours fort aimé la Reine de la Suſiane ſa Sœur, de qui il avoit reçeu une Lettre il y avoit deſja quelque temps, qui l’advertiſſoit du voyage de ce Prince : il fut ravi de le voir dans ſa Cour, & de le trouver de ſi bonne mine & ſi plein d’eſprit. Comme la Reine ſa Mere avoit eu ſoin de luy faire aprendre la langue Lydienne, il la parloit ſi juſte, & avoit meſme ſi peu d’accent eſtranger, que tout le monde en eſtoit ſurpris : nous sçeuſmes quelques jours apres, qu’Abradate devoit ſejourner aſſez long temps en cette Cour, parce qu’il n’eſtoit pas bien avec le Roy ſon Pere, à cauſe qu’il avoit porté les intereſts de la Reine ſa Mere avec trop d’ardeur, contre un Frere aiſné qu’il avoit, qui n’avoit pas tant de vertu que luy, & qui devoit pourtant eſtre Roy. De ſorte que je Roy de la Suſiane l’ayant menacé, avec beaucoup d’injuſtice, de le faire mettre en priſon ; la Reine ſa Mere avoit demande un Azile au Roy de Lydie ſon Frere pour ce cher Fils, qui n’eſtoit mal avec le Roy ſon Pere que pour l’amour d’elle. La cauſe de l’exil d’Abradate luy eſtant donc ſi favorable aupres de Creſus, il en fut fort careſſé, comme je l’ay deſja dit : & à ſon exemple, toute la Cour fit la meſme choſe. Et certes on peut dire que l’on ne faiſoit que luy rendre juſtice : eſtant certain que l’on ne peut pas voir un Prince plus accomply qu’Abradate. Auſſi apres que Panthée fut retournée chez elle le jour de la Chaſſe, elle en parla tout le ſoir : ce qui ne donna pas grand plaiſir à Perinthe, qui ſe trouva preſent lors qu’elle raconta au Prince ſon Pere, l’agreable avanture qu’elle avoit euë. Le lendemain Abradate ne manqua pas de faire une viſite de ceremonie à la Princeſſe Palmis, où la Princeſſe de Claſomene ſe trouva auſſi bien que toute la Cour : & le meſme jour vers le ſoir, il vint auſſi chez Panthée, des qu’il sçeut qu’elle eſtoit revenué du Palais du Roy.

Quelques jours ſe paſſerent, ſans que l’on s’aperçeuſt de l’amour d’Abradate, à la reſerve de Mexaris, de Perinthe, de Doraliſe & de moy : mais apres cela : il fut bien facile de voir qu’en effet ce Prince en eſtoit amoureux : car il ne parloit que de ſa beauté ; que de ſon eſprit ; & il ne perdoit pas une ſeule occaſion de la voir. Comme l’amour de Mexaris n’eſtoit pas encore fort publique, Abradate ne s’opoſa point à cette paſſion naiſſante, & ne creût pas que ce Prince euſt nul intereſt en la Princeſſe Panthée : ſi bien que s’abandonnant ſans reſistance aux charmes de cette admirable Perſonne, il ne fit point un ſecret de ſa paſſion. Cependant Mexaris qui en avoit une auſſi forte dans le cœur, qu’un avare en peut avoir pour tout ce qui n’eſt point Or ; commença de faire eſclatter la ſienne : il eſt vray que ce fut d’une maniere bien differente de celle de ſon Rival : auſſi peut on dire que jamais deux Princes n’ont eſté plus oppoſez en toutes choſes que ces deux là l’eſtoient. Car Madame, en l’eſtat qu’eſtoit alors la fortune d’Abradate, il y avoit grande aparence qu’il ſeroit contraint de paſſer toute ſa vie exilé, ſans autre bien que ſa propre vertu : n’ayant alors autre ſubsistance, que celle que la Reine ſa Mere luy donnoit ſecrettement, ou celle que luy pouvoit donner Creſus. Pour Mexaris, il n’en eſtoit pas de meſme : car il avoit une richeſſe qui ne ce doit preſques pas à celle du Roy ſon Frere : mais ſi leurs fortunes eſtoient differentes, leurs inclinations l’eſtoient encore plus : parce que l’avarice eſtoit celle qui regloit toutes les actions de Mexaris, & que la liberalité eſtoit la vertu dominante de l’ame d’Abradate. En effet, je ne penſe pas que ce Prince ſoit plus brave qu’il eſt liberal, quoy qu’il le ſoit autant qu’on le peut eſtre : Mexaris au contraire eſtoit avare en toutes choſes : s’il faiſoit baſtir, il y avoit touſjours quelque eſpargne peu judicieuſe, qui gaſtoit tout le reſte de la deſpence qu’il avoit faite : s’il donnoit, c’eſtoit tard ; c’eſtoit peu ; & c’eſtoit encore de mauvaiſe grace & avec chagrin. Son train eſtoit aſſez grand, mais mal entretenu : ſa Table eſtoit petite & mauvaiſe, pour un ſi Grand Prince : & deſguisant ſon avarice d’un foible pretexte, il n’avoit preſques jamais que des habillemens tous ſimples : diſant qu’il y avoit de la folie à ſe faire conſiderer par cette ſorte de deſpense. S’il joüoit, il joüoit ſeulement pour gagner, & non pas pour ſon divertiſſement : & de la façon dont il s’affligeoit quand il avoit perdu, on voyoit que c’eſtoit pluſtost un conmerce qu’un jeu. Enfin il paroiſſoit en toutes ſes actions, & meſme quelquefois en toutes ſes paroles, qu’il y avoit ſi peu de magnificence dans ſon cœur, que ce qu’il avoit de bon d’ailleurs, eſtoit preſques conté pour rien. Il avoit beau eſtre adroit, & avoir de l’eſprit, cette baſſe inclination faiſoit qu’on ne le pouvoit aimer : au contraire, Abradate dans ſon exil, paroiſſoit eſtre ſi liberal, que tout le monde l’adoroit, & luy ſouhaitoit les Threſors de l’autre. La maniere dont il faiſoit des preſens, quelques petits qu’ils puſſent eſtre, les faiſoit conſiderer comme grands : il donnoit non ſeulement toſt, mais avec joye ; mais avec empreſſement : & l’on euſt dit qu’on ne pouvoit l’obliger plus ſensiblement, qu’en recevant ſes bienfaits. Son Train eſtoit propre & magnifique : ſa Table eſtoit ouverte & bonne : il eſtoit touſjours galamment, & meſme ſuperbement habillé : s’il perdoit au jeu, c’eſtoit ſans eſmotion & ſans chagrin : il cherchoit les occaſions de donner, comme Mexaris les fuyoit : & il agiſſoit enfin de telle ſorte, que non ſeulement il avoit ſa gloire de tout le bien qu’il faiſoit effectivement, mais encore de tout celuy qu’il ne faiſoit pas & qu’il euſt pû faire, s’il euſt eſté plus riche qu’il n’eſtoit : eſtant certain qu’il n’y avoit pas un honneſte homme malheureux dans la Cour de Lydie, qui ne creuſt qu’il ne l’euſt plus eſté, ſi Abradate euſt eſté auſſi riche que Mexaris. Apres cela, Madame, il vous eſt aiſé de juger que l’amour produiſit des effets biens differens, en l’ame de ces deux Princes : auſſi leurs deſſeins eurent ils un ſuccés fort inégal. Ils agirent pourtant eſgalement en quelques rencontres : car comme Mexaris en toutes les choſes où il n’y avoit point de deſpense à faire, n’eſtoit pas moins ſoigneux & moins complaiſant qu’Abradate ; sçachant combien Panthée aimoit Doraliſe, & eſtimoit Perinthe, il taſcha de s’en faire aimer auſſi bien que luy. De ſorte que cét Amant ſecret de la Princeſſe, eut une perſecution, que perſonne que luy n’a peut eſtre jamais eſprouvée : qui fut de recevoir cent mille civilitez de ſes Rivaux, qu’il eſtoit obligé de leur rendre. Il avoit pourtant quelque conſolation, de voir que ſelon les aparences, Panthée n’aimeroit jamais Mexaris, à cauſe de la baſſesse de ſes inclinations ; & qu’elle n’eſpouseroit auſſi jamais Abradate, à cauſe de ſa mauvaiſe fortune. De ſorte que faiſant un grand effort ſur luy meſme, il rendoit à ces deux Princes, tout le reſpect qu’il leur devoit : & en parloit le moins qu’il luy eſtoit poſſible. Car comme il eſtoit trop ſage, pour dire ouvertement le mal qu’il penſoit de Mexaris ; & trop amoureux auſſi, pour prendre plaiſir à loüer Abradate : il évitoit l’un & l’autre autant qu’il pouvoit : & eſtant touſjours tres bien avec la Princeſſe & avec ſes Rivaux, il menoit une vie, ou s’il avoit quelques doux momens, il avoit auſſi de faſcheuses heures.

Cependant ces deux Princes, quoy qu’amoureux de Panthée, n’avoient pas encore eu la hardieſſe de luy deſcouvrir leur paſſion, lors qu’Adraſte, Frere du Roy de Phrigie, vint en cette Cour, pour ſe faire purger d’un crime qu’il avoit commis innocemment. Cette ceremonie s’eſtant faite, dans le Temple de Jupiter l’expiateur, il arriva qu’Abradate s’eſtant trouvé mal ce matin là, n’y fut point : ſi bien qu’eſtant venu chez la Princeſſe l’apres-diſnée, & l’ayant trouvée ſeule, elle luy demanda la cauſe pourquoy il ne s’eſtoit pas trouvé à cette ceremonie ? C’eſt parce Madame, luy repliqua t’il, que je n’avois pas beſoin de m’inſtruire comment il la faut faire : puis qu’à parler veritablement, ſi j’ay commis quelque crime, ce n’eſt point à Jupiter à me le pardonner. C’eſt pourtant le plus Grand des Dieux, repliqua t’elle ; il eſt vray, dit il, mais comme il eſt juſte, il laiſſe aux autres Divinitez dont il eſt le Maiſtre, le pouvoir de remettre les crimes que l’on commet contre elles. Pour moy, dit Panthée, je croy que vous n’en avez offencé aucune : & que vous n’eſtes pas venu en cette Cour, pour le meſme ſujet qu’Adraſte. Il eſt vray Madame, repliqua Abradate, que ſon deſtin & le mien ſont bien differents : car il y eſt arrivé criminel, & je l’y ſuis devenu. Si cela eſt dit elle, on vous juſtifiera, comme on l’a juſtifié : faites le donc Madame, luy reſpondit il, en me pardonnant la hardieſſe que j’ay de vous aimer, plus que tout le reſte de la Terre. Panthée extrémement ſurprise du diſcours d’Abradate, quoy qu’elle n’ignoraſt pas la paſſion qu’il avoit pour elle, le regarda en rougiſſant : & prenant la parole avec aſſez de ſeverité dans les yeux, je sçay bien, luy dit elle, que l’uſage le plus ordinaire du monde, eſt de recevoir un ſemblable diſcours, comme une ſimple civilité : & de taſcher de deſtourner la choſe, comme une galanterie ditte ſans deſſein. Mais outre que je ſuis perſuadée, que celles qui en uſent ainſi, veulent peut-eſtre qu’on leur redie une ſeconde fois, ce qu’elles ſont ſemblant de ne vouloir pas croire la premiere : je croy encore que vous ayant eu de l’obligation dés le premier inſtant de noſtre connoiſſance, & vous eſtimant infiniment ; je dois avoir la ſincerité de vous dire, que ſoit que vous diſiez la verité, ou que vous ne la diſiez pas, cette hardieſſe me deſplaist. C’eſt pourquoy plus il ſera vray que je ne vous ſeray pas indifferente, plus il vous ſera avantageux, de ne me parler jamais comme vous venez de faire : & de ne perdre jamais le reſpect que l’on doit à une perſonne, je ne dis pas de ma qualité, mais de la vertu dont je fais profeſſion. De ſorte Madame, repliqua t’il, que moins je vous parleray de ma paſſion, plus vous la croirez violente ? le ne dis pas cela (reſpondit elle en ſous riant malgré quelle en euſt : ) mais je vous dis (adjouſta t’elle en prenant un viſage plus ſerieux) que ſi vous me diſiez encore une fois, ce que vous m’avez dit aujourd’huy, je croirois toute ma vie que vous ne m’eſtimez point : & par conſequent je ne vous aurois pas grande obligation Quoy Madame, s’écriat il, c’eſt vous donner une marque de peu d’eſtime, que de vous dire qu’on vous adore ? ha ſi cela eſt Madame, je ne vous le diray plus. Mais expliquez du moins mon ſilence, comme il doit l’eſtre en cette occaſion : ſouvenez vous, toutes les fois que vous me verrez ſeul aupres de vous ſans parler, que je penſe dans mon cœur, que vous eſtes la plus belle Perſonne de la Terre ; que je vous revere avec un reſpect ſans eſgal ; & que je vous aimeray juſques à la mort. Comme Panthée alloit reſpondre, Mexaris & Doraliſe entrerent dans la Chambre de la Princeſſe & l’en empeſcherent : il eſt vray que quelques uns de ſes regards, reſpondirent pour elle ſi cruellement au pauvre Abradate, que s’il euſt pû ſe reſoudre à laiſſer ſon Rival aupres de Panthée, il ſeroit ſorty à l’heure meſme.

Mais n’ayant pas cette force ſur luy, il demeura : & fut de la converſation le reſte du jour, qui fut aſſez divertiſſante, car il y vint beaucoup de monde un quart d’heure apres. D’abord elle ne fut que de la ceremonie qui s’eſtoit faite le matin, dont la Princeſſe Panthée ne parla point, parce que cela avoit donné ſujet à Abradate de luy deſcouvrir ſon amour : de ſorte que voulant la deſtourner, elle ſe mit à parler à Doraliſe, de choſes fort eſloignées. Mais inſensiblement, paſſant d’un diſcours à un autre, quelqu’un ſe mit à faire la guerre à Doraliſe de l’injuſtice qu’elle avoit, de vouloir que la Nature fiſt un miracle en ſa faveur, en faiſant un homme fort accomply, ſans le ſecours de l’amour. Quelques uns luy demanderent ſi elle n’avoit point changé d’humeur : & ſi c’eſtoit un ſi grand crime que d’avoir aimé devant meſme qu’on la connuſt ? Comme Mexaris avoit autrefois eſté amoureux d’une autre que de la Princeſſe, il ſe mit à diſputer contre Doraliſe, comme ſoutenant ſa propre cauſe : & comme Abradate ne l’avoit jamais eſté, il apuyoit ſes raiſons, lors qu’elle diſoit qu’elle ne recevroit jamais de cœur qui euſt bruſlé d’autres flames que des ſiennes. Perinthe qui eſtoit meſlé parmy la preſſe, eſcoutoit ce que diſoient ſes Rivaux, & taſchoit de deviner ce que penſoit la Princeſſe : mais encore, diſoit Mexaris à Doraliſe, quelle bonne raiſon avez vous à donner, d’avoir meſprisé tant d’honneſtes gens, ſeulement parce qu’ils avoient aimé quelque autre devant vous ? j’en ay un ſi grand nombre, repliqua t’elle, que je ne sçay quel ordre y donner pour vous les dire : & c’eſt ſans doute la ſeule difficulté que j’ay à vous reſpondre. je ne penſe pourtant pas, reprit Mexaris, qu’il vous ſoit aiſé, quelque eſprit que vous ayez, de bien ſoutenir voſtre erreur : car enfin que vous importe tout ce qui s’eſt paſſé quand on ne vous connoiſſoit point ? c’eſt par le paſſé, reprit elle, que je juge de l’advenir : car puis qu’on en quitte une autre pour moy, j’ay lieu de craindre qu’on ne me quitte apres pour une autre que cét Amant ne connoiſt pas encore, & qu’il connoiſtra peut— eſtre quelque jour. Mais eſtes vous plus aſſurée de la fidelité d’un homme qui n’aura jamais aimé que vous ? repliqua Mexaris : il n’aura du moins pas donné un ſi mauvais exemple, reprit Abradate ; & il y aura plus de lieu d’eſperer que ſa premiere paſſion ſera conſtante, qu’il n’y en aura de croire qu’un autre qui en aura eu pluſieurs deviendra conſtant. Il n’en faut pas douter, pourſuivit Doraliſe, mais le mal eſt pour moy que je n’ay point encore trouvé d’homme de ma condition, qui fuſt tel que je le veux, ſans avoir aimé, & qui m’aimaſt : car pour ces gens qui uſent autant de chaines que d’habillemens, & qui font deux ou trois Sacrifices d’une meſme Victime, en offrant un meſme cœur à deux ou trois perſonnes l’une apres l’autre, je ne les sçaurois ſouffrir : & je les mal traitteray toute ma vie, je les trouve fort honneſtes gens, adjouſta t’elle, pour eſtre mes Amis : mais je n’en voudrois point pour eſtre mes Amants, quand meſme je ſerois d’humeur à en vouloir. Car en fin je ne sçaurois croire, qu’eſtant capable de paſſer de l’amour de la blonde à la brune ; & de celle de la brune à la blonde ; il puiſſe y avoir de fermeté dans un cœur. Mais, luy dit Mexaris, quand on rencontre une fierté que rien ne peut adoucir, il faut bien taſcher de ſe guerir du mal que l’on ſouffre : & s’il arrive que l’on gueriſſe, & que l’on aime une autre perſonne, pourquoy eſt ce une raiſon de ſoubçonner d’inconſtance un homme qui n’auroit point changé, ſi on l’euſt traitté plus favorablement ? Si ce n’en eſt pas une, repliqua Doraliſe, de le ſoubçonner d’inconſtance, ce n’en eſt pas auſſi une de le favoriſer : eſtant certain que je n’aimerois pas à eſtre moins rigoureuſe qu’une autre, & à accepter ce que cette autre auroit refuſé. Et ſi elle avoit eſte rigoureuſe par caprice & par extravagance, reprit Mexaris, pourquoy faudroit il en traiter mal ce malheureux Amant ? parce, repliqua Doraliſe en riant, qu’un homme qui aura eſté amoureux d’une capricieuſe & d’une extravagante comme vous le dittes, ne me ſera pas grand honneur de porter mes fers. Enfin (pourſuivit elle, ſans luy donner loiſir de l’interrompre) ſoit qu’il ait aimé une perſonne rigoureuſe ou douce ; qu’il ait eſté bien ou mal reçeu ; qu’il ait trahi celle qu’il aimoit, ou qu’on l’ait abandonné : je trouve que de quelque façon que je regarde la choſe, il ne faut point aimer celuy qui a deſja aimé. S’il a eſté mal-traitté, c’eſt un exemple qu’il faut ſuivre, & le mal-traitter auſſi : s’il a eſté favoriſé, il faut croire que puis que les faveurs d’une autre ne l’ont pû retenir, les noſtres ne le retiendroient pas. S’il a trahi ſa Maiſtresse, il ne s’y faut pas fier : ſi c’eſt elle qui l’ait abandonné, il eſt à croire qu’il s’en eſt rendu digne par quelque crime ſecret que nous ne sçavons pas : ou que du moins il eſt à craindre qu’il ne ſe confiaſt jamais, & qu’il ne fuſt ou bizarre, ou jaloux. De plus, ſi celle qu’il a aimée eſt belle, il ne s’y faut pas aſſurer puis qu’il la quitte : & ſi elle ne l’eſt point, il faut croire qu’il a le gouſt ſi mauvais, que nous devions craindre qu’il ne nous quitte auſſi pour une autre qui ne nous vaudra pas. C’eſt pourquoy je trouve que s’il faut ſouffrir d’eſtre aimée, il faut que ce ſoit d’un cœur, tout entier, & non pas de ces cœurs que mille fleſches ont traverſez : il faut, dis-je, que ce ſoit d’un cœur qui ſente la moindre bleſſure qu’on luy face, & qui ne le ſoit pas endurcy aux rigueurs d’une autre. Enfin il faut que la grace de la nouveauté ſe trouve à l’amour, comme à toutes les autres choſes : & que ſi quelqu’un doit pretendre eſtre bien reçeu de moy, il me perſuade que je ſuis & ſeray touſjours ſa premiere & ſa derniere paſſion. J’advoüe, dit Abradate, que je trouve le ſentiment de Doraliſe fort juſte : il l’eſt d’autant plus, reprit Panthée, qu’en prenant cette reſolution, on prend ſans doute celle de n’aimer jamais rien : eſtant certain que c’eſt deſirer une choſe impoſſible, Il s’en faut bien que je ne fois de voſtre opinion, repliqua Abradate ; je n’en ſuis pas auſſi, reprit Doraliſe ; car enfin je ne tiens pas impoſſible que l’on puiſſe eſtre capable de n’avoir qu’une paſſion en ſa vie : & la grande difficulté eſt de trouver tout enſemble un honneſte homme qui n’ait rien aimé, & qui n’aime rien que moy. La Princeſſe (adjouſta t’elle regardant Abrabate) m’avoit voulu perſuader, que Perinthe n’avoit jamais eſté amoureux : mais outre que je ne le croy pas trop, je ne voy pas que je face grand progrés dans ſon cœur : c’eſt pourquoy je ne ſonge plus à faire de conqueſtes. La mienne vous ſeroit ſi peu glorieuſe (reprit Perinthe un peu interdit) que vous n’eſtes ſans doute pas marrie de ne l’avoir point faite : en verité Perinthe, interrompit la Princeſſe, je vous trouve un peu trop ſincere : & Doraliſe me perſuadera à la fin que vous eſtes amoureux. Car ſi vous ne craigniez pas que celle que peut eſtre vous aimez, sçeuſt ce que vous auriez reſpondu à Doraliſe, vous luy auriez ſans doute parlé un peu plus civilement. Vous en croirez ce qu’il vous plaira Madame, reprit il, mais je ne penſois pas que ce fuſt incivilité, que de dire ce que j’ay dit : & je penſois au contraire, que cela ſe devoit pluſtost apeller reſpect. Il eſt un certain reſpect ſi froid & ſi indifferent, repliqua Doraliſe, qu’il n’y a quelques fois pas lieu de s’en tenir obligé : mais quoy qu’il en ſoit Perinthe, adjouſta t’elle, je ſuis plus indulgente que vous ne penſez : car je ne me pleins pas du voſtre. Touteſfois pour chercher la cauſe de l’incivilité que la Princeſſe vous a reprochée, je continuëray de vous obſerver, comme j’ay fait depuis quelques jours : afin de m’eſclaircir pleinement, s’il eſt bien vray que vous ſoyez auſſi honneſte homme que vous eſtes, ſans avoir eſté amoureux. mais comme je ne puis pas vous voir touſjours il faut que je prie tous vos Amis & toutes vos Amies, de vous obſerver comme moy : & de me rendre conte de vos viſites ; de vos regards ; de vos paroles ; de vos reſveries ; de vos chagrins ; & s’il eſt poſſible de vos fondes. Pour moy, dit la Princeſſe, je m’engage la premiere, à vous dire tout ce que je sçauray de Perinthe : vous en sçaures touſjours tout ce qu’il vous plaira d’en sçavoir Madame, reprit il ; non, non adjouſta t’elle, ce n’eſt point par vos paroles, mais c’eſt par cent choſes où vous ne ſongerez pas, que je veux sçavoir ſi je n’ay point eu raiſon d’aſſurer à Doraliſe que vous n’aimiez rien. je trouve Perinthe bien heureux Madame, interrompit Mexaris, que vous veüilliez luy faire l’honneur d’obſerver ſes actions : car pour moy j’en connois qui borneroient preſques leur ambition à une pareille choſe. Ce que je fais pour Perinthe, repliqua t’elle, ne ſeroit pas avantageux à tout le monde : car enfin je veux chercher à lire dans ſon cœur, parce que je croy qu’il n’y a rien de ſecret ; ou du moins rien où je puiſſe avoit intereſt. Vous avez donc plus de curioſité pour ce qui ne vous touche point, reprit Abradate, que pour ce qui vous touche ? ouy en certaines rencontres, repliqua t’elle ; mais cependant afin de ſatisfaire Doraliſe (pourſuivit cette Princeſſe, voulant deſtourner la converſation) je prie tout ce qu’il y a de monde icy, de luy aider à deſcouvrir la verité de ce qu’elle veut sçavoir & d’obſerver Perinthe ſoigneusement, quand l’occaſion s’en preſentera. Mais Madame, repliqua Perinthe, ſi je n’ay point de paſſion dans l’ame, vous donnez une peine bien inutile à tant d’illuſtres Perſonnes : & ſi j’y en ay une, vous expoſez à, un rigoureux ſuplice, un homme qui vous à voüé un ſervice eternel. Quoy qu’il en ſoit Perinthe, repliqua t’elle, il faut que la choſe aille ainſi : & alors elle fit promette en particulier à tous ceux qui ſe trouverent là, de dire à Doraliſe tout ce qu’ils sçauroient de Perinthe : de ſorte que Mexaris & Abradate le promirent comme les autres : & le pauvre Perinthe eut le malheur de voir ſes Rivaux eſtre ſes Eſpions. Ils n’avoient pourtant garde de trouver ce qu’ils cherchoient : car leur penſée ne ſe tournoit pas du coſté où ce malheureux Amant tournoit toutes les ſiennes.

Voila donc, Madame, comment ſe paſſa le premier jour où Abradate parla de ſa paſſion à la Princeſſe Panthée : qui depuis cela, luy oſta, autant qu’elle pût, les occaſions de l’entretenir ſeule. Ce n’eſt pas qu’elle n’euſt beaucoup d’eſtime pour luy, & meſme peut-eſtre beaucoup d’inclination : mais ne jugeant pas que ſa fortune fuſt en eſtat qu’elle le deuſt eſpouser, elle ne vouloit rien contribuer à l’amour qu’elle voyoit bien qu’il avoit pour elle : c’eſt pourquoy elle affecta de vivre un peu plus froidement aveque luy qu’à l’ordinaire. Mais comme c’eſtoit touſjours avec beaucoup de civilité, cette froideur augmenta plus toſt le feu qui bruſtoit le cœur de ce Prince, qu’elle ne le diminua : ſi bien que plus Panthée agiſſoit avec retenuë, plus Abradate teſmoignoit d’empreſſement à voir & à la ſuivre en tous lieux. Ses foins ne s’attachoient pas meſme ſeulement à ſa Perſonne, mais à celle du Prince ſon Pere, mais encore à ſe faire aimer de Perinthe, de Doraliſe, de moy, & de tous les Domeſtiques juſques aux moindres. Et à dire vray, il y reüſſit admirablement : car à la reſerve de Perinthe, qui ne le pouvoit aimer, parce qu’il aimoit la Princeſſe, tout le monde eſtoit à luy. Il gagnoit les uns par des preſens ; les autres par des careſſes ; & tous enſemble par un certain air de viſage ouvert & civil, qui faiſoit qu’on ne luy pouvoit reſister. De plus, comme tous les ſiens l’adoroient, ils faiſoient continuellement des Eloges de leur Maiſtre, aux Officiers & aux Femmes de la Princeſſe : & au contraire, tous ceux de la Maiſon de Mexaris, faiſoient des pleintes continuelles de ſon avarice, & du peu d’avantage qu’il y avoit à le ſervir : ſi bien que de par tout on n’entendoit chez Panthée que des loüanges d’Abradate, & des Satires de ſon Rival. Cependant comme Mexaris croyoit que l’ame des autres eſtoit comme la ſienne, il creût que pour toucher le cœur de cette Princeſſe, & luy faire recevoir favorablement les premieres proteſtations de ſon amour, il eſtoit à propos de luy faire voir auparavant la magnificence de ſes Threſors : qui comme je l’ay deſja dit eſtoient preſque ; auſſi riches que ceux de Creſus. Il chercha donc à trouver invention de la faire aller chez luy, ſur quelque pretexte qui ne luy fuſt pas de deſpence : & apres y avoir bien ſongé, il imagina de luy donner la Muſique du Roy, qui ne luy couſteroit rien dans une grande Salle voûtée, extrémement propre pour les concerts d’Inſtrumens. De ſorte qu’ayant fait propoſer la choſe, par la Princeſſe Palmis qu’il en pria, cette partie ſe fit, & s’acheva peu de jours apres. Quand Doraliſe & moy sçeuſmes que le Prince Mexaris donnoit la Muſique chez luy aux Princeſſes, nous creuſmes qu’enfin ſon amour alloit eſclatter tout de bon : & que nous verrions qu’il n’eſtoit point de mauvaiſe habitude, que cette paſſion ne pûſt corriger. Nous attendiſmes donc cette journée, avec beaucoup plus d’impatience, que n’en avoient Abradate & Perinthe : car ce premier commença de s’apercevoir que ſon Oncle eſtoit ſon Rival : & pour l’autre, il s’en eſtoit aperçeu, dés le premier inſtant que la choſe avoit eſté, Cependant comme l’amour d’Abradate n’eſtoit plus en termes de pouvoir eſtre ſurmontée par la raiſon, il ſe prepara à ſouffrir tout ce qu’il luy en pouvoit arriver. Mexaris de ſon coſté, ne douta point que la veuë de tant de richeſſes n’agiſt autant contre Abradate que pour luy, quand il les feroit voir à Panthée : ſi bien qu’il preſſa autant qu’il pût, le jour & l’heure de l’Aſſemblée qui ſe devoit faire chez luy : donnant un tel ordre à toutes choſes, qu’il n’y avoit pas un ſeul Apartement en tout ſon Palais, où il n’y euſt des marques de la richeſſe & de la magnificence du dernier Roy de Lydie ſon Pere : qui aimant cherement Mexaris, luy avoit donné la moitié de ſes Threſors. En effet je ne penſe pas que l’on puiſſe jamais rien imaginer de plus ſuperbe, que ce que l’on fit voir à la Princeſſe dans ce Palais : car outre que toutes les Salles & toutes les Chambres eſtoient meublées tres magnifiquement, il y avoit encore une Galerie & trois Cabinets, tous pleins de choſes rares, riches, & precieuſes. Ce n’eſtoit touteſfois pas ſeulement des Statuës, ou des Tableaux que l’on y voyoit : mais c’eſtoit une abondance prodigieuſe de Tables, de Cabinets, & de Vaſes d’or & d’argent, garnis de Pierreries, d’un prix ineſtimable. Il y avoit auſſi de grandes Figures d’or ; des Vaſes d’Agathe & d’Albaſtre Orientale, enrichis de Diamants : enfin je penſe pouvoir dire que tous les Chef-dœuvres du Soleil, & de la Nature, ſe voyoient en ce lieu là : tant j’y vis de Perles ; d’Eſmeraudes ; de Rubis ; & de toutes ſortes de Pierreries. Apres avoir donc veû toutes ces choſes, Mexaris en fit encore voir une plus merveilleuſe à la Princeſſe Panthée : & qu’il luy monſtra principalement à mon advis, parce qu’il vouloit que cela ſervist à luy donner ſujet de luy dire quelque choſe de ſa paſſion. Je ne doute point, Madame, que vous n’ayez oüy parler de cette fameuſe Bague de Gyges, qui comme vous le sçavez, uſurpa la Couronne ſur les Heraclides : & qui fut le premier Roy de Lydie, de la Race de Creſus. Vous n’ignorez pas, dis-je, que ce fut par le moyen de cette Bague qu’il monta au Throſne : puis que ce fut par ſa vertu miraculeuſe, qu’il ſe rendit inviſible au Roy Candaule, à qui il oſta la vie. Depuis cela, Madame, vous pouvez juger qu’elle a eſté fort chere à ceux dans la Maiſon deſquels elle avoit mis une Couronne : & en effet Alliate aimant mieux Mexaris que Creſus, la fit mettre dans la part qu’il luy donnoit à ſes Threſors. De ſorte qu’apres avoir veû toutes les richeſſes dont je vous ay parlé, ce Prince faiſant aprocher Panthée d’une Table d’or marquetée de Lapis, ſur laquelle il y avoit un petit Coffre d’Agathe, il en tira cette admirable Bague : & prenant la parole, Madame, luy dit il, apres vous avoir offert tout ce que vous venez de voir, en vous offrant le cœur de celuy qui le poſſede, je n’ay garde de remettre cette Bague entre vos mains ; de peur que pour me punir de la hardieſſe que j’ay, vous ne me derrobaſſiez la veuë de la plus belle Perſonne du monde : c’eſt pourquoy il faut que vous en voiyez l’eſpreuve par le moyen d’une autre. Quoy que la Princeſſe euſt allez entendu parler de la merveilleuſe qualité de la Pierre qui cauſoit un effet ſi admirable, elle ne laiſſa pas d’en eſtre ſurprise, lors que Mexaris ayant fait aprocher un des ſiens qui sçavoit comment il faloit tenir cette Bague, pour en faire voir la vertu : elle remarqua que dés qu’il en eut tourné la Pierre vers luy, il diſparut abſolument aux yeux de toute la Compagnie comme aux ſiens : de ſorte que ſans reſpondre au Prince Mexaris, elle dit que cela n’eſtoit pas poſſible ſans enchantement. Toutes les perſonnes qui ne l’avoient jamais veuë non plus qu’elle, n’en furent pas moins eſtonnées : & certes à dire vray, la choſe eſt ſi ſurprenante, qu’encore qu’on l’ait veuë plus de cent fois, on en eſt touſjours ſurpris. Car tant que l’on tient cette Pierre, que l’ou appelle Heliotrope, & qui ſe trouve en Ethiope, on diſparoist abſolument.

Mais eſt il bien poſſible, interrompit la Princeſſe Araminte, que la choſe ſoit comme vous la dittes ? il n’en faut pas douter Madame, repliqua Pherenice : pour moy, adjouſta Cyrus, il y a long temps que je me ſuis informé à diverſes perſonnes, s’il y avoit de la verité à ce que j’entendois raconter de la vertu de l’Heliotrope : & je l’oſe dire, ſans faire une incivilité à Pherenice, je luy advoüeray, qu’encore que cent perſonnes m’ayent aſſuré que la choſe eſt ainſi, je ne laiſſe pas d’avoir peine à croire que cela ſoit vray. Ce n’eſt pas, adjouſta t’il, qu’apres avoir veû la merveilleuſe qualité de l’Aimant, qui attire le fer avec tant de violence, qu’il ſemble prendre vie pour ſe remüer & pour le ſuivre, il ne faille tomber d’accord qu’on ne doit plus s’eſtonner de rien : joint que la veuë eſtant celuy de tous les ſens le plus aiſé à tromper, il n’eſt pas aſſurément impoſſible, qu’il ne puiſſe ſortir de cette Pierre, je ne sçay quel eſclat qui eſbloüit, ou qui forme une eſpece de nuage, qui dérrobe la Perſonne qui la porte, aux yeux de ceux qui ſont aupres d’elle. De plus, adjouſta Cyrus, cette autre Pierre nommée Amianthos, que tout le monde connoiſt, & ſur laquelle le feu ne fait aucune impreſſion, n’eſt guere moins merveilleuſe que l’Heliotrope, ſi on la conſidere bien : joint auſſi que puis que le Baſilic tuë par ſes regards, l’eſclat d’une Pierre peut bien oſter la veuë, ou du moins en ſuspendre l’uſage. Araminte eſtant demeurée d’accord de ce que Cyrus diſoit, Pherenice reprit ainſi ſon diſcours. Lors que l’on eut donc bien admiré ce miracle de la Nature, de qui la cauſe eſt ſi cachée : la Princeſſe Panthée voulut prendre cette Bague, quelque reſistance qu’y fiſt Mexaris : luy diſant qu’il ne pouvoit pas ſouffrir qu’elle ſe rendiſt inviſible, à l’homme du monde qui prenoit le plus de plaiſir à la voir : mais il n’y eut pas moyen de l’en empeſcher, & il falut la contenter. Apres que cét Anneau eut fait ſon effet entre ſes mains, Doraliſe le prit ; & apres qu’elle l’eut ; elles s’en ſervit pour aller dire à la Princeſſe qu’elle voudroit que Mexaris le portaſt toujours. Pour moy, luy reſpondit Panthée tout bas, je ne le voudrois pas pour l’amour de vous : car il pourroit ſouvent entendre tout le mai que vous dittes de luy. Cependant Mexaris qui imagina un inſtant de plaiſir à oſter la veuë de ſon Rival à Panthée, dit à Doraliſe que peut eſtre Abradate ſeroit bien aiſe de faire cette eſpreuve auſſi bien qu’elle : & en effet ce Prince ayant pris cette Bague, & s’eſtant aproché de la Princeſſe, il luy dit ſi bas que perſonne ne l’entendit, que ſi Mexaris ne s’en eſtoit pas ſervi à luy aller dire ſouvent ſans eſtre veû qu’il mouroit d’amour pour elle, il eſtoit auſſi mal adroit qu’autre. Comme la Princeſſe ne pût s’empeſcher en ſoufrire de ce qu’Abradate luy diſoit, Mexaris connut par là que cét Inviſible ſe ſervoit de ſa Bague autrement qu’il n’avoit penſé : de ſorte qu’eſtant en colere que ſon deſſein euſt ſi mal reüſſi, il ne put s’empeſcher d’en teſmoigner avoir quelque douleur. Mais comme Abradate prenoit plaiſir au deſpit de ſon Rival, & que Panthée meſme s’en mit à rire, il luy dit encore pluſieurs choſes tout bas, où elle ne pouvoit reſpondre, tant elle rioit de bon cœur du chagrin de Mexaris. Elle pretextoit touteſfois la choſe : & diſoit qu’il luy eſtoit impoſſible de ne trouver pas fort plaiſant, d’entendre qu’on luy parloit ſans voir perſonne aupres d’elle. Mais à la fin craignant que cette raillerie n’euſt quelque fâcheuſe fuite, elle pria Abradate de luy rendre la Bague ; ce qu’il fit : apres quoy elle la donna à Perinthe, & Perinthe à un autre : ſi bien qu’il n’y eut perſonne dans la Compagnie qui ne vouluſt la regarder & s’en ſervir : mais enfin on la rendit à Mexaris, qui la ſerra ſoigneusement : apres quoy la Muſique commença, qui fut ſuivre d’une Colation digne de l’avarice de celuy qui la donnoit, & bien indigne des perſonnes à qui elle eſtoit offerte. Elle fut pourtant ſervie en vingt-quatre Baſſins les plus beaux du monde : mais avec tant d’Œconomie par ſes Officiers, que le moindre Baffin valoit plus tout ſeul, que n’euſſent couſté trente colations comme celle là. Je vous laiſſe à penſer ſi Abradate, Perinthe, & Doraliſe, s’en divertirent : pour moy, me diſoit cette malicieuſe Fille, il me ſemble que Mexaris ne devoit quitter ſa Bague qu’apres la Colation, afin de cacher la honte qu’il doit avoir de la voir ſi mauvaiſe : & il me ſemble auſſi, adjouſtoit Perinthe, que pour faire encore mieux, il devoit rendre cette Colation inviſible auſſi bien que luy. La Princeſſe qui devinoit aiſément ce que nous diſions ; quand elle tournoit la teſte de noſtre coſté, en eſtoit en quelque inquietude, parce qu’elle craignoit que Mexaris ne s’en aperçeuſt : de ſorte que pour l’en empeſcher, elle fit un aſſez mauvais repas par complaiſance : luy diſant hardiment que cela eſtoit admirablement bien. On voyoit pourtant aiſément qu’il ne le croyoit pas trop : mais auſſi ne penſoit il pas que cela fuſt fort mal : ainſi payant de hardieſſe qu’il ne luy couſtoit rien, le reſte du jour ſe paſſa de cette façon : Mexaris ne doutant point du tout, qu’apres la veuë de tant de belles choſes, il ne deuſt trouver Panthée tres favorable, la premiere fois qu’il luy parleroit de ſa paſſion.

Cependant Abradate qui ne pouvoit ſouffrir ſans luy porter envie, que ſon Rival euſt eu l’avantage de donner un jour de divertiſſement à Panthée, imagina une voye de pouvoir obtenir le meſme bonheur. En effet, il ſe trouva, pour favoriſer ſon deſſein, qu’il y avoit alors à Sardis, grand nombre de Muſiciens de Phrigie : & comme vous sçavez que la Muſique Lydienne & la Phrigienne, paſſent pour les plus admirables de toute l’Aſie, & meſme de toute la Terre : ceux qui avoient entendu les uns etles autres avoient des ſentimens differens, ſelon la conformité qu’il y avoit de leurs inclinations à ces diverſes harmonies. Ceux qui eſtoient melancoliques, ou qui avoient l’ame paſſionnée, donnoient le prix aux Lydiens : & ceux de qui le temperanment eſtoit plus guay, le donnoient aux Phrigiens : les uns & les autres tombant touteſfois d’accord, qu’ils meritoient tous beaucoup de loüange. Abradate ſe ſervant donc de cette conteſtation, pour faire reûſſir ſon deſſein, fit ſi bien que le lendemain que nous avions eſté chez Mexaris, la converſation ne fut d’autre choſe chez la Princeſſe de Claſomene : qui ſans ſe declarer en faveur ny des uns ny des autres, dit ſeulement qu’elle croyoit que pour en parler ſi affirmativement, il faloit les avoir entendus en un meſme jour, & avec un deſſein premedité de les obſerver : & qu’il faloit meſme que ceux qui ſe meſloient de juger d’une ſemblable choſe, euſſent quelque connoiſſance de la Muſique, & fuſſent incapables de preocupation. Il faudroit encore, dit Abradate, que pour mettre les Muſiciens également en bonne humeur on leur propoſast un Prix : afin que l’émulation qu’ils auroient, leur fiſt faire leurs derniers efforts. En ſuitte de cela, on imagina en quel lieu il les faudroit entendre : & on nomma pour cét effet une Maiſon du Roy, qui n’eſt qu’à trente ſtades de la ville. Enfin quoy que toute la Compagnie creuſt ne faire qu’une propoſition qui ne ſeroit point ſuivie, chacun ſe meſla de regler la choſe, ſeulement pour faite durer la converſation. Cependant Abradate qui n’avoit pas conduit ſi adroitement ſon deſſein pour le laiſſer imparfait, dit qu’il ne manquoit plus rien à trouver, que la perſonne qui devoit juger : il me ſemble (dit Mexaris qui ſe rencontra alors chez la Princeſſe) que cela n’eſt pas le plus difficile : & qu’il l’eſt encore plus de trouver celuy qui devroit donner le Prix, & faire les honneurs de la Feſte. Quand la perſonne qui doit juger (reprit Abradate en ſous-riant) ſera nommée, il ne ſera peut-eſtre pas ſi difficile de trouver l’autre : car il me ſemble beaucoup plus aiſé de trouver de l’Or & des Pierreries, que de trouver quelqu’un qui ait toutes les qualitez neceſſaires pour prononcer equitablement ſur deux choſes auſſi admirables, comme ſont celles dont il s’agit. Touteſfois (adjouſta t’il en regardant la Princeſſe) ſi Madame veut s’en donner la peine, je ſuis aſſuré qu’elle ne fera point d’injuſtice ; car outre qu’elle sçait la Muſique & qu’elle l’aime, je ſuis encore perſuadé, qu’en une pareille choſe, elle ſera fort equitable. Mexaris ne pouvant s’oppoſer à ce que diſoit Abradate, l’approuva : & tout le monde tomba d’accord qu’il avoit raiſon. La Princeſſe s’en deffendit extrémement, & s’en ſeroit meſme touſjours deffenduë, ſi la Princeſſe Palmis ne fuſt arrivée : qui ayant sçeu la conteſtation, condamna ſa modeſtie : & luy dit que pour elle, ſi elle euſt sçeu la Muſique comme elle la sçavoit, elle n’auroit fait aucune difficulté de faire ce qu’on deſiroit d’elle : mais que ne s’y connoiſſant, que parce qu’elle l’aimoit paſſionnément, ce n’eſtoit pas à elle à juger d’une choſe ſi difficile, à ceux meſme qui s’y connoiſſoient le mieux. Enfin Madame, apres pluſieurs autres petites difficultez que la Princeſſe aporta, Abradate lia la partie : & il fut reſolu que trois jours apres, on iroit à ce Chaſteau dont je vous ay parlé : & que ce Prince qui avoit fait cette propoſition, auroit ſoin d’y faire trouver les Muſiciens, ſans que l’on imaginaſt qu’il deuſt y avoir nulle autre choſe. Cependant, Madame, cét Amant de qui l’ame eſtoit tres liberale, n’en uſa pas ainſi : & l’on peut dire qu’il ne s’eſt jamais fait une Feſte plus galante que celle là. Pour avoir un peu plus de temps à s’y preparer, Abradate obligea les Muſiciens à demander huit jours pour ſe concerter mieux qu’ils n’eſtoient : de ſorte que ſans croire que c’eſtoit par les ordres de ce Prince, on attendit ces huit jours : apres quoy on fut au lieu ou l’on devoit entendre la Muſique. Je ne vous diray point en particulier qui y eſtoit : car j’auray pluſtost fait de vous dire que toute la Cour s’y trouva. Je ne m’arreſteray pas non plus, à vous dépeindre exactement la magnificence d’Abradate : car elle fut telle, que je ne le pourrois pas. Je diray donc ſeulement, qu’il donna une Colation admirable : & par la politeſſe avec laquelle elle fut ordonnée & ſervie, & par l’abondance de tout ce que la Saiſon avoit de plus rare & de plus delicieux. Il remit auſſi grand nombre de Medailles d’or, entre les mains de la Princeſſe, où il avoit fait graver ſon Image, avec une Deviſe galante dont il ne me ſouvient pas : afin de les donner aux Muſiciens qu’elle en jugeroit dignes. De plus, pour avoir un pretexte de faire quelques preſens à toutes les Dames il y eut une quantité fort grande de diverſes ſortes de choſes, belles, bonnes, & agreables : comme des Parfums, des Eaux, des Poudres : & tout cela mis dans de petites Vaſes de quelque matiere precieuſe, avec des Billets pour pretexter ſa liberalité : qui les adreſſoient ou à celles ; qui auroient gardé le ſilence durant la Muſique ; ou à celles qui auroient le plus loüé les Muſiciens ; & ainſi ſur pluſieurs autres pretextes, où il y avoit de la galanterie & de l’eſprit, il n’y eut pas une Dame qui ne remportaſt dequoy ſe ſouvenir de cette Feſte. La Princeſſe meſme fut contrainte comme les autres, d’avoir part à la liberalité d’Abradate. & les Muſiciens en faveur deſquels Panthée ne ſe declara point, ne laiſſerent pas non plus d’avoir des preſens magnifiques. La Princeſſe ayant sçeu la choſe, luy demanda quelle difference il y avoit donc des vaincus aux Vainqueurs ? mais il luy reſpondit que l’or qui portoit ſon Image & qui avoit paſſé par ſes mains, eſtoit bien d’un autre prix que celuy qui n’avoit paſſé que par les ſiennes, & qui ne repreſentoit pas ſa beauté. Et puis Madame, adjouſta t’il, c’eſt un ſi grand malheur que de n’avoir pas voſtre aprobation, que j’ay creû qu’il faloit taſcher de donner quelque legere conſolation à ceux qui ne l ont pas obtenue.

Cependant Mexaris eſtoit au deſespoir, de voir la magnificence d’Abradate, & combien toutes les Dames luy donnoient de louanges : Perinthe dans le fonds de ſon cœur, n’en eſtoit pas moins affligé : car ayant borné tous ſes deſirs, à pouvoir faire en ſorte que Panthée n’aimaſt jamais rien, il avoit une douleur extréme, de voir qu’Abradate eſtoit ſi aimable, & entreprenoit ſi hautement de ſe faire aimer. Si bien que quelque violence qu’il ſe pûſt faire, il fut ſi melancolique tout ce jour là, que Doraliſe s’en aperçeut, & en fit meſme apercevoir la Princeſſe : qui luy en faiſant la guerre, le mit dans la neceſſite de luy reſpondre. Il luy dit donc, pour pretexter ſon chagrin, que la Muſique faiſoit toujours cét effet la en luy, ſans qu’il en peuſt dire la raiſon. pour moy, dit Doraliſe, il me ſemble que ce que vous dittes là eſt encore une marque aſſurée que vous n’eſtes pas ce que vous dittes eſtre car enfin les gens qui ont l’ame dure, ne ſont point ſensibles à la Muſique : & il faut aſſurément que vous aimiez, ou que vous ayez aimé, pour eſtre capable d’attacher ſi fort voſtre eſprit à l’harmonie qu’elle vous en rende melancolique. Mais c’eſt peut-eſtre, adjouſta la Princeſſe, que bien loin de l’aimer, Perinthe la hait, & s’ennuye de l’entendre ſi long-temps : ha Madame, s’eſcria t’il, j’aimerois encore mieux que Doraliſe creuſt que je ne ſuis pas cét homme qu’elle cherche, & qu’on me ſoubçonnaſt d’eſtre amoureux, que de croire que je puſſe eſtre aſſez ſtupide pour n’aimer pas la Muſique : & il me ſemble Madame, adjouſta t’il, que l’aimant comme vous faites, c’eſt me donner une aſſez forte conjecture de la mauvaiſe opinion que vous avez de moy, que de croire que je la hais. Point du tout, reprit elle, car n’eſt il pas vray que l’on voit cent perſonnes raiſonnables qui ne l’aiment pas, & qui ne peuvent meſme l’eſcouter ? il eſt certain, repliqua Perinthe, que l’on voit ce que vous dittes : mais il eſt vray que ſelon mon ſens, ces gens là ont une ſurdité d’eſprit (s’il m’eſt permis de parler ainſi) qui doit eſtre regardée comme un deffaut. Mais ( luy dit le Prince Atys, qui ſe trouva a cette converſation) trouvez vous que ce fort un plus grand deffaut d’avoir des oreilles ſans aimer la Muſique, que d’avoir des yeux comme vous en avez, ſans aimer la beauté ? Perinthe rougit à ce diſcours, & auroit meſme eſté fort embaraſſé à y reſpondre ; lors que par bonheur pour luy, Doraliſe prenant la parole, non non Seigneur, adjouſta t’elle, ne vous y trompez pas ; je ne croy point que Perinthe ſoit inſensible : & je ne vy de ma vie de gens faits comme luy qui le fuſſent. Il aime aſſurément, quoy qu’il die & quoy qu’il faſſe : pour moy (dit Abradate afin de s’aquiter de la commiſſion que la Princeſſe luy avoit donnée d’obſerver Perinthe) je commence d’eſtre de l’opinion de Doraliſe : car je l’ ay veû tout aujourd’huy ſi reſveur, que je ne penſe pas qu’une autre paſſion que l’amour, ait pû changer ſi fort ſon humeur. Mexaris adjouſta, qu’il luy avoit veû prononcer quelques paroles tout bas & tout ſeul : un autre qu’il ne luy avoit point reſpondu, une fois qu’il luy avoit parlé ; un autre encore qu’il avoit rencontré trois ou quatre fois ſes y eux, ſans qu’aſſurément il l’euſt veû, quelques ſignes qu’il luy euſt faits : enfin il n’y eut perſonne dans la Conpagnie, qui pour luy faire la guerre, ſoit qu’il fuſt vray ou faux, ne raportaſt quelque choſe contre luy, qui donnoit lieu de croire qu’il eſtoit amoureux : ſi bien que Perinthe vit ſes Rivaux employer tout leur eſprit, pour le perſuader à la Princeſſe qu’il aimoit. Il n’en eſtoit pourtant pas plus heureux : au contraire, cette converſation luy donna un ſi grand chagrin, qu’il m’a dit depuis qu’il s’eſt eſtonné cent & cent fois, comment il ne donna point quelques marques convainquantes de la paſſion qu’il avoit dans l’ame. Il ſe deffendit neantmoins à la fin avec aſſez d’adreſſe : & le reſte du jour ſa paſſa de cette ſorte. Mais apres que nous fuſmes retournez à Sardis, ces trois Amans de Panthée eurent des ſentimens bien differens les uns des autres : car Abradate avoit quelque joye, de voir que la Princeſſe ſembloit avoir pris quelque plaiſir à tout ce qu’il avoit fait : Mexaris eſtoit au deſespoir de la liberalité d’Abradate : & de voir malgré qu’il en euſt, qu’il s’eſtoit mieux aquité que luy de ce qu’il avoit entrepris : mais pour le pauvre Perinthe, il eſtoit dans une douleur inconcevable, de voir qu’Abradate eſtoit auſſi honneſte homme qu’il le trouvoit. Il y avoit pourtant touſjours quelques inſtants, où il eſperoit que l’eſtat de ſa fortune empeſcheroit le Prince de Claſomene de luy donner la Princeſſe ſa Fille. Mais que sçay— je, diſoit il en luy meſme, ſi cela empeſchera la Princeſſe de luy donner ſon cœur ? Touteſfois, reprenoit il ; puis qu’il ne peut jamais eſtre à moy ; que je n’ay pas meſme l’audace de le demander ; que m’importe qu’il ſoit à Abradate ? au contraire, ne dois-je pas ſouhaiter que Panthée ſoit heureuſe en toutes choſes ? & ne dois-je pas deſirer, que ſi elle a à eſpouser quelqu’un, ce ſoit un Prince qui l’aime & qu’elle puiſſe aimer ? Ouy ſans doute je le dois, ſi je me conſidere comme ayant l’honneur d’eſtre au Prince ſon Pere, & comme l’honnorant infiniment : mais ſi je me regarde comme ce malheureux Perinthe, qui l’a aimée dés le Berçeau, & qui l’aimera juſques à la mort, je ne puis m’empeſcher de ſouhaiter que du moins elle n’aime jamais rien. Oppoſons nous donc, diſoit il, à tous les deſſeins d’Abradate : & favoriſons ceux de Mexaris, que je sçay bien qu’elle n’aimera jamais. Employons tout le credit que nous avons aupres du Prince ſon Pere pour cela : & n’oublions rien de tout ce qui nous peut empeſcher d’avoir le deſplaisir de voir un Rival dans le cœur de Panthée. Mais, reprenoit il, sçay-je bien que je veux ce que je dis ? non, adjouſtoit il un moment apres, je ne le sçay pas encore : & je ſens dans mon ame tant de mouvemens differens, que je ne sçay plus diſcerner ce que ma paſſion m’inſpire, de ce que ma raiſon me conſeille. Helas, pourſuivoit il encore (car il m’a raconté juſques à ſes moindres penſées) puis-je croire que j’ay de la raiſon ; moy, dis — ie, qui n’ay pû bannir de mon cœur la plus temeraire paſſion, que jamais perſonne ait euë ? & qui bien loin de m’oppoſer à elle, l’ay nourrie ; l’ay flattée ; & l’ay accreuë, autant qu’il m’a eſté poſſible ? Cependant, j’ay fait toutes ces choſes, ſans avoir aucune eſperance, & ſans sçavoir preciſément quelle fin je me propoſois : j’ay touſjours bien sçeu que je ne ſerois pas aimé ; mais j’advoüe que j’ay auſſi touſjours eſperé que perſonne ne le ſeroit. Touteſfois je voy Abradate ſi aimable, que j’ay grand ſujet de craindre qu’il ne ſoit enfin aimé : & que je ne meure de deſespoir.

Voila donc, Madame ce que penſoient ces trois Amans de Panthée : qui de ſon coſté ne pût pas s’empeſcher de longer à Abradate. Car outre que je ſuis perſuadée, qu’elle s’en ſouvenoit par elle meſme : il eſt encore vray que Doraliſe & moy fuſmes plus de trois jours à ne luy parler d’autre choſe, & à exagerer eſgalement, l’avarice de Mexaris, & la liberalité d’Abradate. Pour moy (diſoit Doraliſe, une apreſdisnée qu’elle eſtoit chez la Princeſſe, où il n’y avoit encore perſonne) je sçay bien que ſi ce Prince n’eſtoit point amoureux, il ſeroit un peu moins liberal : mais, luy dis-je, quoy que vous donniez tout à l amour, il faut pourtant advoüer, que cette paſſion ne produit pas un ſi bon effet en Mexaris : ainſi il faut conclurre que l’amour ne donne pas aux hommes les vertus qu’ils n’ont point. Il eſt vray, dit Doraliſe, mais ſelon mon ſens, l’Amour fait dans l’ame de tous ceux qu’il poſſede, ce que le Soleil fait en tous les lieux qu’il eſchausse : car enfin le Soleil ne plante pas les Roſiers, mais il fait eſclorre les Roſes ; ainſi l’Amour ne donne pas ces premieres inclinations, mais il les fortifie & les fait paroiſtre : & je ne doute pas meſme que ſi Mexaris n’eſtoit point amoureux, il ne fuſt encore plus avare que nous ne le voyons. Il l’eſt à un ſi haut point, reprit la Princeſſe, que ſi je juge de ſa paſſion par ſa liralité, je ne la croiray pas fort grande. Si la peine que l’on a à faire les choſes, en redouble le prix & l’obligation, reprit Doraliſe en ſous-riant, vous devez encore plus à Mexaris qu’à Abradate : eſtant certain que je ſuis perſuadée, que le peu qu’il a fait pour vous, luy a plus donné d’inquietude, que tout ce qu’a fait ſon Rival. Je n’en doute pas, repliqua la Princeſſe, mais ce n’eſt pas de cette ſorte de peine que l’on doit sçavoir gré à ceux qui la prennent : puis qu’elle n’a point d’autre cauſe, que la baſſesse de leur ame. Apres tout (dit Doraliſe, qui eſtoit ravie que la Princeſſe la contrariaſt, parce qu’elle eſtimoit fort Abradate) je penſe qu’il ne ſeroit pas trop difficile de ſoustenir, que celuy qui donne peu contre ſon inclination, oblige plus que celuy qui donne beaucoup en ſuivant la ſienne. Vous avez bien de l’eſprit, reprit la Princeſſe, mais Doraliſe, il ne nous ſeroit pourtant pas ſi aiſé que vous penſez, de ſoustenir le party d’un avare : & ſi nous avions un juge, je ne ſerois pas marrie de ſoustenir auſſi contre vous, que l’avarice bien loin de donner un nouveau prix à quoy que ce ſoit, l’oſte entierement à tout ce que fait celuy qui eſt poſſedé de cette laſche paſſion : eſtant certain que celuy qui donne peu, & de bonne grace, oblige plus que celuy qui donne beaucoup, & qui donne avec chagrin. Si vous voulez reconnoiſtre Perinthe pour noſtre Juge (dit Doraliſe, en le voyant entrer dans la Chambre de la Princeſſe) j’auray la hardieſſe pour vous obeïr, de diſputer quelque choſe une fois en ma vie contre vous. Je le veux bien, repliqua Panthée, mais à condition que Perinthe dira ce qu’il penſera, & n’aura aucune complaiſance pour moy. Il ſera un peu difficile (repliqua Perinthe, ſans sçavoir pourtant ce que l’on deſiroit de luy, parce qu’il n’avoit entendu que les dernieres paroles de la Princeſſe) mais apres que Doraliſe luy eut dit le ſujet de la conteſtation, il jugea bien que la liberalité d’Abradate, & l’avarice de Mexaris, avoient cauſé cette diſpute : de ſorte qu’il fit tout ce qu’il pût, pour n’eſtre pas juge d’un different où il avoit un intereſt caché, qu’il craignoit de deſcouvrir. Mais quoy qu’il pûſt dire, la Princeſſe voulut eſtre obeïe ; & il falut qu’il promiſt qu’il jugeroit ſans complaiſance aucune en cette occaſion : & certes il ne tint pas mal ſa parole, comme vous le sçaurez bien toſt. Apres avoir donc arreſté leurs conditions, la Princeſſe dit à Doraliſe que c’eſtoit à elle à dire toutes ſes raiſons : ce ſera bien aſſez Madame, repliqua t’elle, que je die ſeulement une partie des plus fortes, que vous pourrez me diſputer ſi bon vous ſemble, & meſme m’interrompre quand vous voudrez : car je péſe que c’eſt une merveilleuſe commodité que d’eſtre ſouvent interrompu, quand on ne parle pas facilement. Quoy que vous n’ayez pas beſoin de ce ſecours, reprit Perinthe, vous l’allez deſja recevoir ; car il me ſemble que je voy le Prince Mexaris, & ſi je ne me trompe, le Prince Abradate : & en effet ils entrerent l’un & l’autre. Mais quoy que la Princeſſe fiſt ſigne à Doraliſe qu’il faloit changer de converſation, cette malicieuſe Fille fit ſemblant d’entendre au contraire, qu’il faloit qu’elle la continuaſt : de ſorte qu’à peine Mexaris & Abradate furent ils entrez, que Doraliſe avec ſon enjouëment ordinaire, ſe plaignit de ce qu’ils l’avoient empeſchée d’avoir la gloire de vaincre la Princeſſe Et pour moy, adjouſta t’elle, je ne sçay pas comment Perinthe ne murmure pas comme je fais, de ce que vous le privez du plus grand honneur qu’il ait jamais eu en ſa vie. J’en eſtois ſi peu digne, repliqua t’il, & je me ſerois ſi mal aquitté de la charge que j’avois priſe, que je ne ſuis marry de ne l’avoir plus. Quelque inclination que j’aye à vous ſouhaiter toute ſorte de gloire (reprit Abradate, à qui Doraliſe avoit adreſſé la parole) j’advouë touteſfois que je ſerois bien aiſe d’avoir empeſché que vous n’euſſiez pas vaincu la Princeſſe, qui ce me ſemble doit toujours vaincre : mais je vous advoüe en meſme temps, que je ſerois au deſespoir d’avoir oſté quelque avantage à Perinthe : c’eſt pourquoy je vous conjure de ne nous tenir pas davantage en inquietude, & de nous aprendre ce que vous voulez dire. En mon particulier, adjouſta Mexaris, je joints mes prieres à celles d’Abradate : afin que sçachant le mal que j’ay cauſé, je taſche d’y remedier. Comme la Princeſſe jugea bien que Doraliſe pouſſeroit la choſe juſques au bout, elle penſa qu’il valoit mieux n’en faire pas une fineſſe, qui pourroit plus nuire que ſervir : ſi bien que diſant ingenûment le ſujet de la diſpute, ſans dire comme vous pouvez penſer ce qui l’avoit fait naiſtre ; ces deux Princes dirent qu’ils ſeroient au deſespoir s’ils rompoient une ſi agreable converſation. Il eſt vray que Mexaris dit cela d’une façon plus contrainte qu’Abradate : ce n’eſt pourtant pas qu’il creuſt eſtre avare : mais je penſe du moins qu’il sçavoit bien qu’il n’eſtoit pas prodigue. Cependant Perinthe, qui par tant de ſentimens ſecrets qu’il avoit dans l’ame, eſtoit au deſespoir d’eſtre en ce lieu là, fit encore tout ce qu’il pût, pour ſe deffendre de prononcer ſur une matiere ſi delicate : mais Doraliſe, ſans eſcouter plus ce qu’il diſoit, voyant que la Princeſſe luy donnoit permiſſion de parler ; n’eſt il pas vray Madame, luy dit elle, que quand nos Amis ne font pour nous que ce qu’ils feroient touſjours, quand meſme nous n’y aurions nul intereſt, nous ne douons pas conter cela pour le plus grand ſervice qu’ils nous puiſſent rendre ? & qu’au contraire, quand nous les obligeons de faire des choſes qui choquent toutes leurs inclinations, nous leur devons sçavoir plus de gré lors qu’ils s’y portent, que non pas à ceux qui ne font que des choſes qui leur plaiſent ? Cela eſtant ainſi, ne m’advoüerez vous pas, qu’un avare qui donne peu, comme je l’ay deſja dit, oblige plus qu’un liberal qui donne beaucoup, puis qu’il a autant de peine à donner, que l’autre y trouve de plaiſir ? En verité Doraliſe, dit la Princeſſe, puis que vous voulez bien eſtre interrompue, je ne sçaurois m’en empeſcher : car le moyen de ſouffrir que vous veüilliez que parce que celuy qui eſt mon Amy aura un vice effroyable, je luy sçache plus de gré du peu qu’il donne, que je n’en sçauray à celuy qui poſſede une vertu heroïque ? non non, Doraliſe, ne vous y trompez pas, cela ne ſeroit point equitable. Mais Madame, repliqua t’elle, que deviendra la recompence que vous devrez à ce pauvre avare, de toutes les peines qu’il endure, à faire ce peu qu’il fait ? Je ne ſoutiens pas, diſoit elle, que celuy qui donne avec beaucoup de difficulté, ſoit plus loüable que l’autre, car je n’ay pas perdu la raiſon : mais je ſoutiens que celuy qui regrette ce qu’il donne ; qui ne le peut donner ſans ſe déchirer le cœur, donne une plus grande preuve d’affection, que celuy qui par ſa propre generoſité ſeulement, eſt capable de faire meſme des preſens à ſes ennemis. Je vous advoüeray, dit la Princeſſe, qu’en certaines occaſions, ce que vous dittes peut eſtre : & qu’il n’eſt pas impoſſible qu’il ſe trouve quelque avare qui en donnant peu, aimera mieux qu’un autre qui donnera beaucoup : mais quand meſme cela ſera vray, je ſoutiens que celuy qui donne avec peine, oſte tellement toute la grace de ſon preſent, qu’il n’eſt pas poſſible qu’on luy en ſoit obligé. Je sçay bien Madame, interrompit malicieuſement Doraliſe, qu’en cas d’amour celuy, qui n’eſt pas capable de donner tout ce qu’il poſſede, n’aime qu’imparfaitement : mais pour les Amis ordinaires, il me ſemble que je n’ay pas tort de dire, qu’il eſt juſte de tenir conte à un avare, de toute la peine qu’il à ſe reſoudre de faire quelque deſpense pour nous. Non non, repartit La Princeſſe, ne ſeparez point l’amour de l’amitié en cette rencontre : car celuy qui eſt un Amant avare, ne ſera jamais un Amy liberal. Mais (interrompit Mexaris malgré qu’il en euſt) s’il n’eſt pas beau à un Amant de n’aimer point à donner, eſt il beau à une Dame d’aimer qu’on luy donne ? nullement, reprit la Princeſſe, & je condamne eſgallement tous les deux : & meſme encore beaucoup plus la Dame que l’Amant. Je ſuis du ſentiment de la Princeſſe, reprit Doraliſe ; du moins, adjouſta Abradate, faut il que celuy qui aime, ſoit capable de tout donner : mais ſi cela eſt, reprit Mexaris, où mettrez vous les bornes de la prodigalité ? Je les mettray, repliqua Abradate, à donner ſans choix & ſans jugement : ce qui ne ſera pas, ſi je donne à une Perſonne que j’auray jugée digue de mon affection : car enfin qui donne ſon cœur, doit donner facilement tout le reſte, qui n’eſt pas ſi precieux. Ce n’eſt pas là noſtre diſpute, dit Doraliſe, & je ne pretends autre choſe, en faveur de ce pauvre avare que je deffends, ſinon que tout ce qu’il ſouffre lors qu’il donne quelque choſe, ſuplée à la petiteſſe de ſon preſent. Quand je vous accorderois ce que vous voulez, reprit la Princeſſe, & que j’advoüerois qu’il faudroit luy tenir conte de toutes les peines qu’il endure, je ne pourrois du moins pas empeſcher que dans le meſme temps que je me reſoudrois à luy en sçavoir quelque gré, je n’euſſe une eſtrange averſion pour luy. Mais le moyen Madame, repliqua Doraliſe, d’accorder la reconnoiſſance & l’averſion dans un meſme cœur ? Il n’eſt nullement impoſſible, reſpondit Panthée, car on peut reconnoiſtre le bien-fait, & meſpriser le bien-faicteur. Ces deux choſes ſon pourtant bien meſlées enſmble, repliqua t’elle, & je ne comprends pas comment on les peur ſeparer. Cependant il n’eſt pas juſte, adjouſta cette malicieuſe Fille, que celuy qui aime ſes Threſors plus que ſa vie, les aille deſpenser pour une ingrate : il eſt vray, reprit la Princeſſe, mais ils ne le ſeroit pas non plus, que j’euſſe beaucoup d’amitié, pour une perſonne qui me prefere dans ſon cœur tant de choſes indignes d’eſtre aimées aveque paſſion. Et à parler raiſonnablement, cettte peine & ces ſouffrances dont vous voulez que je tienne conte à cét avare, ſont une raiſon tres forte, de ne conſiderer pas ce qu’il donne. Au contraire, il faut regarder ſes preſens comme un eſchange qu’il veut faire ; & le conſiderer enfin comme un homme qui a un deſſein caché, & qui ne donne que pour recevoir. De grace Madame, interrompit Doraliſe, n’allons pas ſi avant dans le cœur d’un avare, car nous n’y trouverions rien de beau : mais accordez moy ſeulement, que la peine qu’il a en donnant, eſt une preuve plus forte de l’amour ou de l’amitié qu’il a dans le cœur, puis qu’il ſe peut reſoudre à donner ; que la facilité que celuy qui eſt liberal a à faire des preſens ne le peut-eſtre. Je ne sçaurois vous accorder ce que vous dittes, repliqua la Princeſſe, parce qu’à parler raiſonnablement, je ſuis perſuadée qu’un avare n’aime rien que ſes Threſors : & qu’ainſi je ne luy puis jamais eſtre obligée. Prononcez donc (dit Doraliſe parlant à Perinthe) car pour moy je ſuis ſi laſſe de ſoustenir une mauvaiſe cauſe, que j’aime mieux la perdre que de dire plus long temps de mauvaiſes raiſons. Puis que par ce que vous dittes, il paroiſt que vous eſtes de meſme ſentiment que la Princeſſe, reſpondit Perinthe, il n’y a point d’Arreſt à prononcer. Ne laiſſez pas de le faire, repliqua Panthée, car j’aimeray mieux devoir le gain de ma cauſe à l’equité de mon Juge, qu’à la foibleſſe de ma Partie. Si vous me l’ordonnez (luy dit il pour favoriſer Mexaris) je vous condamneray toutes deux ; Doraliſe, pour avoir mal deffendu une bonne cauſe : & vous, Madame, de ce que vous voulez qu’un homme qui fait tout ce qu’il peut, perde abſolument le merite du peu qu’il donne, & qn’il luy couſte plus que ce que donne le liberal. Je declare donc, que pour agir juſtement, on peut quelquefois juger favorablement de la grandeur de l’affection de celuy qui donne peu : & que tres ſouvent auſſi, il n’eſt pas à propos de proportionner ſa reconnoiſſance, à la richeſſe du preſent qu’on reçoit : puis que ſi celuy de qui nous le recevons, ne le fait que pour ſa propre gloire, nous ne luy en devons pas sçavoir autant de gré, qu’à celuy qui ne donne aſſurément que pour l’amour de nous, & qui ſe combat luy meſme pour nous donner. l’advoüe Perinthe (dit la Princeſſe, apres qu’il eut ceſſé de parler) que je ne croyois pas que vous me deuſſiez condamner : ſi vous ne m’aviez pas commandé, repliqua t’il, de n’avoir point de complaiſance, je n’en aurois pas uſé ainſi ; & j’ aurois parlé comme vous euſſiez voulu. Dittes plus toſt, repliqua t’elle, que vous avez creû qu’il y avoit plus d’eſprit à ſoustenir un mauvais party qu’un bon : quoy qu’il en ſoit, comme je ſuis perſuadée que vous ne croyez pas ce que vous dittes, je vous le pardonne. Mais Madame, interrompit Mexaris, avez vous autant de haine pour la prodigalité que pour l’avarice ? Je sçay bien reſpondit elle, que c’eſt un vice auſſi bien, que l’avarice : mais je vous advoüe que je n’ay pas tant d’averſion pour un prodigue que pour un avare : & ſi ce n’eſt pas, adjouſta t’elle, que j’aime que l’on me donne : car le meſme temperamment qui fait que l’on aime à donner, & que l’on eſtime ceux qui donnent, fait que l’on hait à recevoir. De ſorte, dit Doraliſe, que par cette raiſon, il ſeroit fort commode à un Amant avare, d’avoir une Maiſtresse liberale : je sçay du moins, reprit Mexaris, qu’à parler en general, s’il vaut mieux eſtre Maiſtresse d’un homme prodigue que d’un avare, il vaut mieux auſſi eſtre Femme d’un avare que d’un prodigue. Je ſuis pourtant perſuadé, reprit froidement Abradate, qu’un prodigue meſme à la fin de ſa prodigalité, n’eſt pas encore ſi pauvre qu’un avare, au milieu de toutes ſes richeſſes : car que ſervent les Threſors où l’on n’oſe toucher ? Ils ſervent, reprit Mexaris, à sçavoir qu’on les poſſede : ou pluſtost, reprit Doraliſe, à en eſtre poſſedé. De ſorte (reprit Mexaris qui vouloit deſtourner la converſation) que ſi cét honneſte homme que la belle Doraliſe cherche n’eſtoit pas liberal, encore quil n’euſt rien aimé, il ne toucheroit jamais ſon cœur ? Il n’en faut pas douter, reprit elle, cependant cette vertu eſt aſſurément une de celles qui eſt la plus difficile à trouer, parmy ceux qui n’ont rien aimé : eſtant certain que l’amour inſpire plus la liberalité en un quart d’heure, que l’eſtude de la Philoſophie ne pourroit faire en dix ans.

Je ne m’eſtonne pas, dit Abradate, que vous qui croyez que l’amour enſeigne toutes choſes, penſiez ce que vous dittes : mais je voudrois vous ſuplier de me dire, pourquoy il ſe trouve tant de Dames accomplies qui n’ont jamais aimé ; & pourquoy il eſt plus neceſſaire que les honmes aiment pour eſtre honneſtes gens ? C’eſt Seigneur, repliqua t’elle, que le ſoin de plaire polit l’eſprit à tous les hommes, & que ce meſme ſoin ne ſied nullement bien aux Dames : qui doivent preſuposer que la Nature les a faites aſſez aimables, ſans qu’elles s’empreſſent pour cela. S’il ne faloit, reprit ce Prince, qu’avoir deſſein de plaire à qu’elqu’un, pour eſtre parfaitement honneſte homme, j’en connois un qui le ſeroit plus que perſonne ne l’a jamais eſté : & cependant je sçay bien qu’il ne l’eſt pas à ce point là. Abradate en diſant cela, regarda Panthée : qui rencontrant ſes yeux dans ceux de ce Prince, ne pût s’empecher de rougir : & de luy faire connoiſtre par là, qu’elle faiſoit l’aplication de ce qu’il venoit de dire, de la façon qu’il l’avoit deſiré. Le changement de ſon viſage ne fut pas ſeulement veû d’Abradate, il fut encore remarqué de Mexaris & de Perinthe : le premier en rougit de colere, & l’autre en paſlit de douleur : & cette petite choſe, quoy que de peu de conſideration, occupa ſi fort l’eſprit de ces quatre Perſonnes, que le reſte de la converſation ne fut point du tout ſuivy, & ne fut plus que de choſes deſtachées les unes des autres. Panthée avoit un ſensible dépit d’avoir rougy, parce qu’elle avoit fort bien connu qu’Abradate y avoit pris garde : ce Prince de ſon coſté cherchoit à expliquer cette rougeur favorablement pour luy : Mexaris au contraire, l’interpretoit à ſon deſavantage : & Perinthe ſans douter quel ſens il devoit donner à la choſe, croyoit ſi fortement que Panthée avoit quelque legere inclination pour Abradate, qu’il en devint plus malheureux qu’il n’eſtoit auparavant. Car encore que la rougeur ſoit quelqueſfois auſſi toſt une marque de colere que d’amour, les yeux d’un Amant ſont trop fins, pour ne faire pas cette difference & pour s’y pouvoir tromper. Auſſi Perinthe avoit il fort bien remarqué, que celle de Panthée n’avoit fait que l’embellir : & n’avoit pas excité un certain trouble ſur ſon viſage, qui eſt inſeparable de la colere : & qui fait qu’il y a une notable difference, de la rougeur qu’elle cauſe, à celle qui vient de modeſtie ſeulement, ou de je ne sçay qu’elle foibleſſe que je n’oſe nommer amour, puis que celles qui s’en trouvent capables ne l’appellent pas ainſi. Cependant la Compagnie ſe ſepara de cette ſorte : chacun emportant dans ſon cœur, le mal qui le tourmentoit. Il en faut touteſfois excepter Doraliſe, de qui l’humeur enjoüée ne luy permettoit pas de ſe faire de grands malheurs de petites choſes : & qui s’en alla auſſi gaye chez elle, que Mexaris & Perinthe s’en allerent melancoliques. Ce n’eſt pas que Mexaris ne creuſt que s’il vouloit demander Panthée au Prince de Claſomene, il ne l’obtinſt aiſément : mais il croyoit que par raiſon d’Eſtat, Creſus ne ſouhaitoit pas ce Mariage : de peur que mettant la Principauté de Claſomene entre les mains du plus riche Prince de Lydie, il ne pûſt un jour faire une guerre civile apres ſa mort : de ſorte qu’il aprehendoit eſtrangement, qu’il ne trouvaſt un obſtacle invincible de ce coſté là : & c’eſt pourquoy il ne vouloit pas en parler ouvertement, juſques à ce qu’il euſt mis la choſe en termes de pouvoir l’executer, quand meſme Creſus ne le voudroit pas. Mais pour le pouvoir faire, il faloit avoir gagné le cœur de Panthée, & s’eſtre abſolument aquis le Prince ſon Pere : afin d’avoir une retraite à Claſomene, quand il en auroit beſoin : c’eſt pourquoy il n’oublia rien pour cela. Abradate de ſon coſté, qui sçavoit que Creſus n’approuveroit pas que Mexaris eſpousast Panthée, concevoit quelque eſperance : quoy que d’ailleurs il craignit pourtant beaucoup, que le Prince de Claſomene ne luy fuſt contraire : touteſfois il aprehendoit encore bien davantage, que Panthée ne luy fuſt pas favorable. Il connoiſſoit bien par cent choſes, qu’elle l’eſtimoit plus que Mexaris : mais il voyoit d’ailleurs une ſi grande retenuë en ſon humeur, & tant de ſeverité en ſa façon d’agir aveque luy, depuis le jour qu’il luy avoit parlé de ſa paſſion ; qu’il ſouffroit beaucoup, quoy qu’il ſouffrist moins que Perinthe : qui de quelque coſté qu’il regardaſt la choſe, ſe voyoit touſjours infortuné. Auſſi cette triſte penſée s’empara t’elle ſi fort de ſon eſprit, qu’il devint tres melancolique : & à tel point, que par cent choſes, qui ſeroient trop longues à dire, Doraliſe connut qu’il eſtoit amoureux. Et comme elle eſtoit ravie de pouvoir encore ſoustenir, qu’elle n’avoir jamais connu d’honneſte homme qui n’euſt rien aimé ; elle le dit non ſeulement à la Princeſſe, mais à tout le monde : & en effet la choſe alla de telle ſorte, qu’il n’y eut perſonne qui ne creuſt connoiſtre par ſoy meſme, que Perinthe avoit de l’amour. La difficulté eſtoit de sçavoir pour qui : quant à la Princeſſe, elle creût que c’eſtoit de quelque belle Perſonne, qui eſtoit à, Claſomene : & que la melancolie que l’on voyoit dans ſon eſprit, n’avoit point d’autre cauſe que l’abſence. Mais pour Doraliſe, qui pour ſe divertir l’obſervoit plus ſoigneusement, elle ſoutint touſjours que ce n’eſtoit point à Claſomene qu’il aimoit : & en effet il fut aiſé de le connoiſtre avec certitude : car le Prince de Claſomene ayant voulu l’y envoyer, pour une affaire tres importante, nous sçeuſmes qu’il s’en eſtoit excuſé avec empreſſement, & qu’enfin il n’y avoit point voulu aller : ſi bien qu’il fut aiſé de juger apres cela, que ſi Perinthe aimoit, il faloit que ce fuſt à Sardis. Ce qui embarraſſoit touteſfois la Princeſſe, eſtoit qu’il ne paroiſſoit avoir attachement aucun pour perſonne : il voyoit Doraliſe tres ſouvent : mais quoy qu’il euſt beaucoup de reſpect : pour elle, nous n’y voiyons point de marques de paſſion : ainſi Perinthe ceſſa de paſſer pour inſensible, ſans que l’on ſoubçonnaſt pourtant rien de la veritable cauſe de ſon amour.

En ce temps là, le Prince Atys eſpousa Anaxilée, dont je penſe vous avoir dit qu’il eſtoit amoureux : ſi bien que les Feſtes & les reſjoüiſſances recommencerent dans la Cour. Neantmoins quoy que Mexaris euſt entendu de la bouche de la Princeſſe qu’il aimoit, qu’elle avoit averſion pour les avares, il n’en fut guere plus magnifique : il fit pourtant quelque choſe de plus qu’il n’avoit accouſtumé : mais ce fut de ſi peu, qu’à peine s’en aperçeut on. Le Prince Atys, Arteſilas, Adraſte, Cleandre, & Abradate, firent auſſi cent choſes par emulation, où ils taſcherent de ſe vaincre : mais pour Mexaris, il ne ſe ſoucia pas d’eſtre touſjours vaincu en magnificence, & de voir touſjours ſon Rival vainqueur. En effet, ſi Mexaris donnoit le Bal, on eſtoit aſſuré que la Salle eſtoit mal eſclairée ; que la Colation eſtoit mediocre ; & que l’Harmonie meſme n’eſtoit pas trop bonne : car comme ceux qui la faiſoient, n’eſtoient pas excitez par la liberalité de celuy qui les devoit payer, à peine pouvoit on dancer en cadence chez Mexaris. Au contraire, quand Abradate donnoit ce divertiſſement là à toute la Cour, ou pour mieux dire à la Princeſſe Panthée ; ces meſmes gens qui avoient fait ſi mal dancer pour Mexaris, joüoient avec une juſtesse admirable pour Abradate : & il y avoit je ne sçay quel ſon eſclattant & harmonieux qui inſpiroit la joye dans le cœur quand Abradate donnoit le bal, que l’on n’entendoit point du tout quand c’eſtoit Mexaris. Les Dames meſmes paroiſſoient plus belles : tant parce qu’elles eſtoient plus gayes, que parce que la Salle eſtoit touſjours admirablement eſclairée. Enfin toutes choſes y eſtoient aſſurément incomparablement mieux, non ſeulement que chez Mexaris, mais meſme que par tout ailleurs : eſtant certain qu’Abradate a un air ſi propre à faire les honneurs d’une Aſſemblée, que ſa preſence ſeulement inſpire de la joye & donne du plaiſir. Il vous eſt aiſé de juger, que la Princeſſe ayant autant d’eſprit quelle en avoit, ne pût pas refuſer ſon eſtime à Abradate : & qu’en tant de lieux où il trouva la liberté de l’entretenir un moment, quoy qu’elle l’eſvitast, il fut bien aſſez adroit, pour trouver les biais de luy donner des marques de ſon amour, ſans perdre le reſpect qu’il luy devoit. Car outre la belle Chaſſe dont je vous ay parlé ; la Muſique ; & le Bal, qu’il donna plus d’une fois à ſa conſideration : il y eut encore une courſe de Chariots, qui fut la plus magnifique choſe du monde, & la plus divertiſſante à voir. Car enfin il faut s’imaginer de voir de front, cent petits Chars de Triomphe, auſſi brillans qu’on nous peint celuy du Soleil : il faut, dis-je, ſe les imaginer, tirez par les plus beaux chevaux du monde : & ſe repreſenter dans chacun, un homme magnifiquement habillé, qui tienne d’une mains les reſnes de ſes chevaux qui ſont d’un tiſſu d’or : & de l’autre une longue Javeline ornée de Pierreries : & qui excitant ſes chevaux de la voix, en meſme temps que mille Inſtruments de guerre font retentir l’air des ſons eſclatans ; part comme tous les autres du bord d’une grande Pelouſe qui eſt deſtinée pour cela pour arriver au bout de la Carriere, où ſont les Eſchaffaux pour les Dames, ſous des Tentes magnifiques : & où le prix de la victoire leur eſt donné, par celle que celuy qui fait la Feſte a choiſie pour cela. Voila, Madame, quelle eſt la courſe de Chariots à Sardis : mais il eſt vray que nous y euſmes un jour un plaiſir particulier ; non ſeulement parce qu’Abradate & Cleandre emporterent le prix eſgalement : mais encore parce que le Chariot du pauvre Mexaris, qui aſſurément n’avoit eſté que repeint & redoré, rompit au milieu de la Carriere. Cét accident fut meſme cauſe, que le malheureux Perinthe en fut encore plus miſerable : car comme il n’avoit pas eſté de cette courſe de Chariots, il eſtoit ſur l’Eſchaffaut de la Princeſſe : & il remarqua ſi bien la joye qu’elle eut de la diſgrace de Mexaris, & celle que luy cauſa la victoire d’Abradate ; qu’il ne douta plus que ce Prince n’euſt deſja quelque part en ſon cœur : ainſi au milieu de l’allegreſſe publique, Perinthe avoit une douleur tres ſensible. Il eſt vray qu’il falut bien toſt apres, paſſer de la joye à la triſtesse, par la funeſte mort du Prince Atys, qui affligea toute la Cour, mais principalement Abradate : car outre qu’il le regretta, comme un Prince qui avoit d’excellentes qualitez, & de qui il eſperoit beaucoup de protection : il conſidera encore, que cette mort aprochant Mexaris du Throſne, pourroit peut-eſtre le reculer du cœur de Panthée, & faire un puiſſant obſtacle au deſſein qu’il avoit. Ce n’eſt pas que le Prince Antaleon ne veſcust encore : mais enfin il luy ſembloit que c’eſtoit touſjours un grand avantage à ſon Rival, que d’eſtre plus près du Throſne qu’il n’eſtoit auparavant : & en effet je penſe que cette conſideration ſervit beaucoup, à conſoler Mexaris de la perte du Prince ſon Neveu.

Quelque temps apres, il arriva un nouveau malheur à Abradate : qui fut que Creſus ayant reſolu d’aller aſſieger Epheſe, ne voulut point ny qu’Antaleon, ny que Mexaris, ny qu’Arteſilas fuſſent ſes Lieutenants Generaux : de ſorte qu’il choiſit Cleandre pour cela : diſant à Abradate, qu’il n’auroit pas manqué de luy offrir cét employ, ſi la Reine de la Suſiane ne luy euſt pas mandé qu’elle commençoit d’eſperer de pouvoir bien toſt faire ſa paix. Ainſi Abradate eſtant ſans pretexte de faire le meſcontent, au lieu que Mexaris en avoit un ; eut le deſplaisir de voir qu’il allaſt à la guerre, en un temps où ſon Rival n’y alloit point, & demeuroit aupres de Panthée. Perinthe eſtoit auſſi bien affligé, de s’eſloigner de la ſeule perſonne qu’il aimoit : mais quoy qu’il laiſſast Mexaris aupres d’elle, puis qu’Abradate n’y demeuroit pas, il en avoit quelque conſolation. Cependant Abradate ne pouvant ſe reſoudre à partir, ſans sçavoir un peu plus preciſément, en quel eſtat il eſtoit dans le Cœur de Panthée, chercha les voyes de luy pouvoir parler en particulier : touteſfois comme elle les eſvitoit avec foin, & que Perinthe pour ſon intereſt, y faiſoit autant d’obſtacle qu’il pouvoit, il ne luy eſtoit pas aiſé de les trouver. Car Madame, vous sçaurez que cét Amant caché de la Princeſſe, avoit une adreſſe admirable, pour faire qu’elle ne fuſt preſques jamais ſeule, aux heures où Abradate la pouvoit voir : & voicy par où il en venoit à bout. Premierement, il ne ceſſoit de dire en particulier, à trois ou quatre Dames de qualité que la Princeſſe eſtimoit effectivement, qu’elle les aimoit avec une tendreſſe extréme : & qu’ils luy faiſoient un fort grand plaiſir de la viſiter ſouvent. En ſuite pour faire l’officieux, il ſe chargeoit de les advertir, quand ils ne l’incommoderoient point, & quand il n’y auroit pas tant de monde : & en effet il faiſoit ſi bien qu’il y en avoit touſjours quelqu’une de ſi bonne heure, que le malheureux Abradate ne pouvoit trouver aucune occaſion d’entretenir la Princeſſe. Il n’accuſoit pourtant de ce malheur que ſa mauvaiſe fortune : & ne sçavoit pas qu’il luy eſtoit cauſé par un Rival encore plus miſerable que luy : mais à la fin ayant trouvé Panthée à la promenade, dans les Jardins du Palais du Roy, elle ne pût eſviter ſa converſation. Par bonheur pour luy, Mexaris ne s’y trouva pas ; & par malheur pour Perinthe, il s’y rencontra : car il menoit Doraliſe, qui avoit eſté à cette promenade avec la Princeſſe. Neantmoins quoy qu’il y fuſt, il n’y avoit pas moyen de troubler la converſation de deux Perſonnes de cette qualité là : Doraliſe m’a dit depuis, que lors qu’Abradate donna la main à la Princeſſe, Perinthe laiſſa aller la ſienne pour un inſtant : touteſfois s’eſtant un peu remis il la reprit : mais ſi hors de luy, qu’il ne sçavoit pas trop bien ce qu’il luy diſoit, quand elle le forçoit de parler. Il y eut meſme des temps où ſelon les ſentimens qui luy paſſoient dans l’eſprit ſur quelque action qu’il voyoit faire à Abradate, qui luy perſuadoit qu’il parloit de ſon amour à Panthée ; il ſerroit ſi fort la main à doraliſe, de dépit & de rage de ne le pouvoir empeſcher, qu’il s’en faloit peu qu’il ne la bleſſast. Comme elle a beaucoup d’eſprit, & qu’elle avoit toute ſa vie veû Perinthe le plus ſage homme du monde, & le plus regulierement civil, elle fut fort ſurprise de ce procedé : de ſorte que le regardant pour chercher à s’eſclairir dans ſes yeux, il connut que ſa paſſion eſtoit plus forte que luy, & qu’il en avoit donné quelques marques ; ſi bien que ne sçachant que faire, pour deſguiser ſes ſentimens, il prit le premier pretexte que ſon eſprit luy fournit. Ne ſuis-je pas bien malheureux, luy dit il, qu’Abradate ſoit venu troubler le plaiſir que j’avois à cette promenade ? car comme je n’ay pû le voir, ſans me ſouvenir que nous partons dans deux jours ; je me ſuis ſouvenu en meſme temps, d’un ordre que le Prince de Claſomene m’a donné, pour une affaire importante, & qui me force à vous quitter incivilement malgré moy. Il me ſemble, luy dit Doraliſe, qu’au lieu de vous pleindre d’Abradate, vous devriez eſtre bien aiſe qu’il ſoit venu, pour vous faire ſouvenir d’une choſe que vous auriez oubliée ſans luy : & il me ſemble (luy dit il en la quittant au premier bout d’Allée qu’il rencontra) que j’ay touſjours ſujet de l’accuſer : puis qu’il eſt cauſe que je vous laiſſe pour une choſe peu agreable. Quoy que ce que Perinthe dit à Doraliſe, ne la ſatis fiſt pas trop, neantmoins il y avoit ſi peu de raiſon de croire que les mouvemens qu’elle avoit veûs dans ſon eſprit fuſſent cauſez par une paſſion que la Princeſſe luy euſt donnée, qu’elle ne le creût pas encore : elle prit pourtant la reſolution, de taſcher de deſcouvrir s’il eſtoit vray que Perinthe apres l’avoir quittée, euſt eſté effectivement occupé à quelque affaire importante. Cependant comme l’enjoüement de ſon humeur, ne l’empeſche pas d’eſtre tres prudente, elle ne me dit rien de ce qui luy venoit d’arriver ; quoy que je la joigniſſe un inſtant apres que Perinthe ſe fut retiré.

Durant que cela ſe paſſoit ainſi, Abradate pour ne perdre point des momens ſi precieux, n’avoit pas pluſtost eſté aupres de la Princeſſe, que prenant la parole, Madame, luy dit il, j’ay une grace à vous demander, que je voudrois bien que vous ne me refuſassiez pas : comme je ne doute point que ce que vous voulez de moy ne ſoit juſte, reprit la Princeſſe, je penſe que vous ne devez pas craindre d’eſtre refuſe. Je ne laiſſe pourtant pas de l’aprehender, luy dit il, & je croy meſme que ſi j’examinois bien mes ſentimens, je trouverois que je n’aprehendre gueres moins que vous m’accordiez ce que je deſire, que je crains que vous me le refuſiez. Il me ſemble, repliqua Panthée, qu’il eſt aſſez aiſé de ne demander point ce que l’on aprehende d’obtenir : ce que je dis ne laiſſe pourtant pas d’eſtre veritable, repliqua t’il, car enfin Madame, eſtant ſur le point de partir, j’ay une paſſion ſi forte de sçavoir preciſément en quels termes je ſuis dans voſtre eſprit, que je ne puis me reſoudre à prendre congé de vous, ſi vous ne me faites la faveur de me l’aprendre. Mais auſſi connoiſſant le peu que je vaux, je crains avec tant de raiſon, que ſi vous m’accordez ce que je veux, vous ne me mettiez au deſespoir, que je n’oſe preſques vous regarder, de peur de voir deſja dans vos yeux les ſentimens de voſtre cœur. Cependant, Madame, pourſuivit il, ſans luy donner loiſir de l’interrompre, j’ay à vous faire sçavoir auparavant que vous parliez, que quoy que vous me puiſſiez dire, je vous adoreray touſjours, avec une paſſion ſans eſgale : & que comme je vous ay aimée dés le premier inſtant que je vous ay veuë, je vous aimeray juſques à la mort. Ainſi ne penſez pas s’il vous plaiſt, qu’en m’eſtant rigoureuſe, vous puiſſiez chaſſer de mon cœur une paſſion que les plus beaux yeux de la Terre y ont fait naiſtre : non Madame, la choſe n’eſt plus en ces termes : & toute voſtre puiſſance, ne s’eſtend pas juſques là. Vous pouvez ſans doute me rendre le plus heureux ou le plus infortuné de tous les hommes : mais vous ne pouvez plus m’empeſcher d’eſtre eternellement à vous, & plus à vous qu’à moy meſme. Parlez donc Madame, luy dit il, comment ſuis-je dans voſtre eſprit ; & me peut il eſtre permis d’eſperer de n’y eſtre pas plus mal que Mexaris ? Mexaris, reprit elle, eſt un Grand Prince, que je regarde aveque le reſpect que l’on doit à ſa qualité : mais pour Abradate, adjouſta t’elle, s’il ne s’eſtoit pas adviſé de deſtruire luy meſme ce que ſon propre merite avoit eſtably dans mon cœur, je l’eſtimerois infiniment. Il eſt vray touteſfois que de l’humeur dont je ſuis, il a mis un grand obſtacle à l’amitié que j’eſtois capable d’avoir pour luy, en me parlant comme il a fait : quoy Madame, interrompit Abradate, je pourrois croire que je ne ſerois pas mal dans voſtre cœur, ſi je ne vous avois point donné de marques de mon amour ! ha ſi cela eſt, je ſuis le plus heureux homme de la Terre, & je n’ay plus rien à vous demander. Ne vous abuſez pas Abradate, reprit la Princeſſe, & croyez s’il vous plaiſt que ce que je vous dis ne vous eſt pas auſſi favorable que vous penſez : car enfin je ſuis perſuadée, que puis que vous avez eu la hardieſſe de me parler comme vous avez fait, vous ne m’eſtimez pas aſſez. je ne sçay ſi je ne vous ay point deſja dit cela une autrefois : mais quand je vous l’aurois dit cent, ce ne ſeroit pas encore trop, pour vous perſuader que bien que j’eſtime infiniment toutes les excellentes qualitez qui ſont en vous ; puis que vous ne m’eſtimez pas autant que je veux l’eſtre, je ne vous sçaurois eſtre obligée de l’affection que vous dittes avoir pour moy. Mais Madame, reprit Abradate, quelle plus grande marque d eſtime peut on donner à une perſonne, que de luy donner ſon cœur tout entier ; que de la faire Maiſtresse abſolué de ſon deſtin ; & que de ne vouloir vivre & mourir que pour elle ? Voila, Madame, l’eſtat où je parois devant vous : & apres cela vous pouvez dire que je ne vous eſtime pas avez. Si vous m’aviez donné quelques marques, par vos regards ſeulement, que vous auriez entendu les miens, j’aurois ſans doute eu ce reſpect là pour vous, que de ne vous parler pas de mon amour : & je me ſerois accommodé à cette ſeverité qui paroiſt en voſtre humeur. Mais vous sçavez, Madame, que vos yeux ne m’ont jamais rien dit de favorable : que vouliez vous donc que je fiſſe, eſtant preſt de m’éloigner, & laiſſant à Sardis un Prince tel que Mexaris ? Du moins Madame, pourſuivit il, ſi vous ne voulez pas que je sçache comment je ſuis dans voſtre eſprit, aprenez moy donc ſeulement comment y eſt mon Rival : car pourveû qu’il y ſoit un peu plus mal que moy, je vous proteſte que je partiray ſans murmurer, & ſans vous demander nulle autre grace. Vous n’avez donc, reprit la Princeſſe en ſous-riant, qu’à me laiſſer en repos, & qu’à vous y mettre ; s’il ne faut que cette ingenuë declaration pour vous ſatisfaire. Cependant Abradate (pourſuivit elle, en prenant un viſage plus ſerieux (sçachez que comme les perſonnes de ma condition & de ma vertu, ne diſposent jamais gueres d’elles meſmes, il faut qu’elles tiennent touſjours leur eſprit en eſtat de pouvoir s’accommoder à leur fortune. C’eſt pourquoy quand il ſeroit vray que j’aurois pour vous une forte diſposition à ſouffrir que vous m’aimaſſiez, je ne le ferois pourtant jamais, que je ne viſſe les choſes en termes de me faire croire que je le pourrois innocemment & ſans imprudence. Apres cela, je n’ay plus rien à vous dire : ſi ce n’eſt que je vous ſeray fort obligée, ſi vous ne me contraignez pas a fuir voſtre converſation.

Comme Abradate alloit reſpondre, la Princeſſe Palmis arriva, qui rompit cét entretien : mais comme nous eſtions alors dans une grande Allée de Cyprés, qui ſont plantez ſi proche les uns des autres qu’ils font une Paliſſade aſſez eſpaisse, il arriva que ſans y penſer, je tournay les yeux en un endroit, où je vy remüer les branches ; & où j’aperçeus Perinthe, qui regardoit à travers. je ne l’eûs pas pluſtost veû, que je le montray à Doraliſe : qui fut à luy toute eſtonnée, pour luy faire la guerre de ce qu’il l’avoit quittée ſans avoir rien à faire. Perinthe fort interdit, l’aſſura qu’il avoit rencontré en ſortant du Jardin, celuy a qui il avoit à parler : & qu’en ſuitte il y eſtoit rentré (quoy qu’en effet il n’en euſt point ſorty) adjouſtant à cela, que s’eſtant engagé ſans y penſer, de l’autre coſté de l’Allée, il avoit voulu voir ſi perſonne n’avoit pris ſa place aupres d’elle, devant que d’y rentrer. je vous entends bien Perinthe, luy dit elle, vous voulez m’impoſer ſilence par une civilité : mais il faudra bien autre choſe pour cela. Perinthe craignant effectivement que Doraliſe n’allaſt dire à la Princeſſe ou à quelque autre, le trouble qu’elle avoit remarqué dans ſon eſprit, la pria qu’elle trouvaſt bon qu’il luy redonnaſt la main : & alors pliant les branches des Cyprés, & paſſant du coſté où nous eſtions, il ſe mit à conjurer Doraliſe tout bas, de ne dire à qui que ce ſoit, le deſordre qu’elle avoit remarqué dans ſon ame. je le veux bien, luy dit elle, pourveu que vous m’en apreniez la veritable cauſe, ou pour mieux dire que vous me l’advoüyez : car à vous parler avec ſincerité (adjouſta t’elle en le regardant fixement) je vous crois amoureux de la Princeſſe. Ha Doraliſe, s’eſcria t’il, je penſe que vous avez perdu la raiſon ; ha Perinthe, repliqua t’elle, la voſtre ſi je ne me trompe, eſt plus eſgarée que la mienne. je voy bien, luy dit il finement, qu’apres cela il faut que je me confie à voſtre diſcretion : mais au nom des Dieux Doraliſe, ne me deſcouvrez pas je vous en conjure. je vous le promets, luy dit elle, pourveu que vous ſoyez ſincere ; sçachez donc, pourſuivit Perinthe, que le Prince de Claſomene ayant sçeu comme toute la Cour, que le Prince Mexaris & Abradate eſtoient tous deux amoureux de Panthée, a eu beaucoup de joye du premier, & beaucoup de douleur du ſecond : & c’eſt pour cela qu’il m’a commandé abſolument, de deſcouvrir ſi je pouvois, les veritables ſentimens de la Princeſſe ſa Fille, & d’empeſcher, s’il eſtoit poſſible, qu’Abradate ne luy parlaſt en particulier devant ſon départ. Cependant, adjouſta t’il, je puis vous jurer que je n’ay pas dit la moindre choſe de la Princeſſe au Prince ſon Pere : car l’honnorant au point que je fais, je n’ay garde de vouloir eſtre ſon Eſpion. Mais il eſt vray que lors qu’Abradate eſt arrivé, je n’ay pû m’empeſcher d’en eſtre faſché : neantmoins comme je ne pouvois remedier à la choſe, j’ay creû qu’il faloit que je me retiraſſe : de peur que ſi le Prince fuſt arrivé, il ne ſe fuſt imaginé que bien loin de l’en advertir, je l’euſſe voulu cacher : ſi bien que je me ſuis oſté des lieux où l’on ſe promene ordinairement, afin de ne le rencontrer pas. Mais, luy dit Doraliſe, ſi vous n’avez point deſſein de nuire à la Princeſſe, que faiſiez vous derriere ces Cyprés, à l’obſerver ſi ſoigneusement ? je taſchois, repliqua t’il, à m’inſtruire en effet de la verité : afin de sçavoir comment je me dois conduire entre Abradate & Mexaris. Leur merite eſt ſi different, repliqua Doraliſe, que ſans me donner la peine de regarder les actions de Panthée je devinerois bien ce qu’elle penſe. Il eſt vray, repliqua Perinthe, mais leur fortune preſente eſt ſi eſloignée l’une de l’autre, que je trouve qu’il y a beaucoup à balancer. Et puis, adjouſta t’il encore, il me ſemble que la belle Doraliſe doit ſouhaitter pour ſon intereſt, que la Princeſſe demeure à la Cour de Lydie, & non pas à celle de Suſe. Cependant, pourſuivit il, je vous conjure de ne me deſcouvrir pas : & de croire que je ne diray ny ne feray jamais rien, qui ſoit contre le reſpect que je dois à la Princeſſe. Doraliſe eſcouta tout ce que luy dit Perinthe, ſans sçavoir ſi elle le devoit croire : car ſi elle ſe ſouvenoit du trouble qu’elle avoit remarqué dans ſon eſprit, lors qu’Abradate eſtoit arrivé, elle ne doutoit point qu’il n’aimaſt Panthée : mais ſi elle conſideroit le peu d’aparence qu’il y avoit, qu’un homme comme luy oſast conſerver dans ſon cœur une paſſion comme celle là, elle adjouſtoit foy à ces paroles. Sa croyance n’eſtoit pourtant pas ſi affermie, qu’il n’y euſt pluſieurs inſtans, où elle changeoit d’opinion : elle reſolut pourtant, quoy qu’il en pûſt eſtre, de ne rien dire de tout ce qui luy eſtoit arrivé : car, diſoit elle, ſi Perinthe aime Panthée, il eſt bien aſſez malheureux, ſans que j’aille encore l’accabler, en diſant inconſiderément à la Princeſſe, ce qu’il ne luy dira peut-eſtre jamais : & ſi la choſe eſt comme il me l’a ditte, je ne veux point non plus en parler : puis que ſelon les aparences en ne diſant pas une choſe agreable à la Princeſſe, je ne laiſſerois pas de nuire à Abradate, que j’eſtime infiniment. Perinthe de ſon coſté, eſtoit fort ſatisfait du menſonge qu’il avoit inventé : & en effet pour l’avoir trouvé avec tant de precipitation, il eſtoit aſſez adroit. Car ſi Doraliſe luy gardoit fidelité & n’en parloit pas, il eſtoit en repos : & ſi elle en diſoit quelque choſe à la Princeſſe, il eſperoit que croyant que le Prince ſon Pere deſaprouvoit l’amour d’Abradate, elle l’eſloigneroit peut eſtre avec adreſſe. Ainſi le reſte de la promenade ſe fit ſans chagrin : car à parler ſincerement, la Princeſſe dans le fonds de ſon cœur n’eſtoit pas marrie qu’Abradate l’aimaſt. Ce Prince de ſon coſté, penſoit avoir obtenu une tres grande faveur, que d’entendre de la bouche de Panthée, que Mexaris n’eſtoit pas ſi bien dans ſon eſprit que luy : Perinthe croyoit auſſi eſtre eſchapé d’un danger effroyable, d’avoir pû cacher ſon amour, qu’il avoit deſcouverte ſi imprudemment : de ſorte qu’il n’y avoit que Doraliſe qui euſt quelque legere inquietude, de ne pouvoir ſe determiner, ſur ce qu’elle devoit croire de Perinthe. Depuis cela, Abradate ne pût plus parler en particulier à Panthée : & il falut qu’il ſe contentaſt de luy dire adieu devant tant de monde, qu’à peine oſa t’il luy faire voir dans ſes yeux une partie de la douleur qu’il avoit en la quittant. Pour Perinthe, comme il eſtoit de la Maiſon, il vit la Princeſſe avec toute la liberté qu’il euſt pû deſirer : mais c’eſtoit une liberté qui luy eſtoit inutile : puis qu’n’oſoit s’en ſervir, à la luy témoigner la paſſion qu’il avoit dans l’ame : & qu’au contraire, il eſtoit forcé d’aporter tous ſes foins à la cacher. Il ne pût touteſfois empeſcher que ſa melancolie ne paruſt : mais comme l’amitié en peut cauſer auſſi bien que l’amour, la Princeſſe luy sçavoit gré d’une choſe dont elle ſe ſeroit eſtrangement offencée, ſi elle en euſt sçeu la cauſe. Par bonheur pour luy, Doraliſe ne ſe trouva pas aupres d’elle, lors qu’il s’en ſepara : car comme elle avoit deſja quelque ſoubçon de la verité, elle ſe ſeroit ſans doute apperçeüe, que la douleur de Perinthe eſtoit cauſée par une affection plus tendre que l’amitié.

Comme il eſtoit deſja ſorty de la Chambre de la Princeſſe, elle le rapella, afin de luy ordonner de luy eſcrire, auſſi ſouvent qu’il le pourroit, pour luy mander les nouvelles de l’Armée : & en eſchange, luy dit elle, j’obligeray Doraliſe à vous reſpondre quand je ne le feray pas : & à vous mander les nouvelles de Sardis. D’abord Perinthe fut ravi de ce commandement : mais quand il vint à ſonger que cette faveur ne luy eſtoit accordée, que parce qu’on ne croyoit pas qu’elle luy fuſt auſſi chere qu’elle luy eſtoit, ſa joye en diminua de la moitié. Neantmoins venant à penſer, qu’il auroit un avantage qu’aſſurément ſes Rivaux, tous Grands Princes qu’ils eſtoient, n’avoient jamais obtenu ; il en ſentoit quelque conſolation, & en partit moins affligé. De plus, comme le Rival qu’il craignoit davantage, s’eſloignoit auſſi bien que luy, il en eſtoit moins inquiet : auſſi fut il dire adieu à Doraliſe avec l’eſprit aſſez libre, pour un Amant qui eſtoit preſt à partir. Il eſt vray qu’il aporta un ſoin extréme, à deſguiser ſes ſentimens en cette occaſion, où il eut en effet beſoin de toute ſon adreſſe : car Doraliſe luy dit cent choſes de deſſein premedité, où un moins fin que luy auroit eu bien de la peine à reſpondre. Il s’en tira pourtant avec tant d’eſprit, qu’elle ne trouva pas dequoy fortifier ſes doutes : cependant je penſe que la Reine de la Suſiane ne trouveroit pas mauvais, quand meſme elle m’entendroit, que je diſſe que la Princeſſe de Claſomene fut un peu melancolique du départ d’Abradate ; mais en eſchange, Mexaris en fut ſi aiſe, qu’on ne peut pas l’eſtre davantage. Il ne s’en trouva pourtant pas mieux aupres de Panthée : au contraire, luy ſemblant qu’elle pouvoit avec plus de bienſeance vivre froidement aveque luy en l’abſence d’Abradate, que lors qu’il y eſtoit ; elle le traitta avec une certaine indifference, qui penſa le faire deſesperer ; & qui le porta enfin à faire cent choſes, qui donnerent bien de l’inquietude à Panthée. Car voyant que plus il luy rendoit de ſervices, moins il la trouvoit favorable : il prit la reſolution d’agir ſecrettement avec le Prince ſon Pere : qui à cauſe de quelque incommodité n’avoit point eſté à l’Armée. Il ne laiſſoit pas touteſfois de la voir, avec une aſſiduité ſans eſgale : ce n’eſt pas que Doraliſe ne diſt tous les jours cent choſes malicieuſes devant luy par les ordres de la Princeſſe, qui devoient ne luy eſtre pas fort agreables : diſant continuellement, que Sardis n’eſtoit plus qu’un Deſert, depuis le commencement de la Campagne : & qu’il euſt beaucoup mieux valu eſtre aux Champs, que d’y demeurer quand la Cour n’y eſtoit pas : mais quoy qu’elle pûſt dire, il ne ſe rebutoit point, & il nous perſecutoit touſjours. Il avoit pourtant de l’eſprit : mais cette baſſe inclination qui regnoit dans ſon cœur, & qui faiſoit qu’il ne donnoit jamais rien qu’avec chagrin, & qu’il croyoit perdre le peu qu’il donnoit, eſtoit cauſe que l’on ne le pouvoit eſtimer. De plus, l’amitié que l’on avoit pour Abradate, augmentoit encore l’averſion que l’on avoit pour Mexaris : ſi bien qu’il n’eſtoit pas fort eſtrange que la Princeſſe n’aimaſt point un Prince que perſonne n’aimoit : & au contraire, on euſt eu raiſon de s’eſtonner, ſi elle euſt hai ou oublié Abradate, dont tout le monde luy parloit avec eſtime, & qu’elle sçavoit bien avoir pour elle une paſſion extréme. Auſſi vous puis-je aſſurer, qu’il ne fut ny haï ny oublié, pendant toute la guerre d’Epheſe, & toute celle de Myſie & de Phrygie : il eſt vray que la Renommée luy parla ſi avantageuſement de ſa valeur durant cette abſence, que l’on peut dire qu’il ne fut pas moins obligé de cette faveur à ſon propre courage, qu’à l’inclination que la Princeſſe avoit pour luy. Tant que cette guerre dura, Perinthe ne manqua pas d’eſcrire à la Princeſſe : bien eſt il vray que comme il eſtoit genereux, il ſe trouva un peu embarraſſé à luy obeïr : car le moyen de luy parler de tout ce qui ſe paſſoit à l’Armée, ſans luy rien dire de tant de belles actions qu’Abradate y faiſoit, auſſi bien que Cleandre qui s’y ſignala hautement ? & le moyen auſſi de loüer luy meſme ſon Rival, & de luy aider à conquerir le cœur de Panthée ? La voye qu’il prit fut pour l’ordinaire, de dire les choſes en general, ſans particulariſer les actions de perſonne : ſe contentant de dire que les Ennemis avoient eſté battus, & de narrer ſeulement les avantages de l’Armée : comme preſuposant que la Princeſſe ne vouloit sçavoir les nouvelles, que par l’intereſt qu’elle avoit au bien de l’Eſtat. De ſorte qu’en tant de relations que la Princeſſe reçeut de Perinthe, le nom d’Abradate ne s’y trouva jamais qu’une ſeule fois : encore fut-ce malgré luy ; & voicy comment la choſe arriva. Deux ou trois jours apres la priſe d’Epheſe, Perinthe achevant d’eſcrire à Panthée, vit entrer Abradate dans ſa Chambre : & un moment apres, Cleandre y entra auſſi : qui sçachant que c’eſtoit luy qui mandoit toutes les nouvelles de l’Armée à la Princeſſe, luy dit que celuy qui devoit porter ſes paquets à Sardis, partiroit dans deux heures. Perinthe reſpondit à cela, qu’il n’avoit plus que deux mots à eſcrire : mais comme il eſtoit connu de tout le monde pour eſcrire fort agreablement, Abradate qui n’avoit jamais veû de Lettre de luy, & qui ne le ſoubçonnoit pas d’eſtre ſon Rival, luy dit que s’il n’y avoit rien dans celle qu’il eſcrivoit que le recit du Siege, il eſtoit ravy de la voir : ne doutant pas qu’il ne fuſt auſſi beau dans ſa relation, qu’il l’avoit eſté effectivement. Cleandre prenant la parole pour Perinthe, qui tarda un moment à reſpondre, luy dit que l’on ne pouvoit jamais mieux eſcrire que Perinthe eſcrivoit : & qu’ainſi ſa curioſité eſtoit juſte. D’abord Perinthe s’en deffendit avec modeſtie : mais voyant que Cleandre s’obſtinoit à vouloir qu’il leur monſtrast ce qu’il venoit d’eſcrire, il craignit que s’il ne le faiſoit pas, il ne creuſt qu’il n’avoit pas aſſez bien parlé de luy : de ſorte que cedant aux prieres de Cleandre, Abradare prit la Lettre de Perinthe, qui n’eſtoit pas achevée, & y leût à peu prés ces paroles.

PERINTHE A LA PRINCESSE DE CLASOMENE.

Quand vous commanderiez à la Victoire, vos ſouhaits ne pouvient pas eſtre plus heureuſement accomplu : elle fuit les armes du Roy en tous lieux, & rien ne leur peut reſister. La priſe d’Epheſe merite bien que la plus illuſtre Princeſſe du monde, rende graces aux Dieux d’une des plus illuſtres conqueſtes que l’on ait jamais faite : & que je ne croy pas moins un effet de ſes vœux, que de la valeur de nos Troupes. Les ennemis ont autant reſisté qu’il le faloit, pour couvrir leurs Vainqueurs de gloire : mais non pas autant qu’il euſt falu, pour les empeſcher d’eſtre vaincus. La Fortune a meſme voulu, que les Lauriers dont la Victoire a couronne les Victorieux, ne fuſſent pas fort ſanglants : n’eſtant mort perſonne de conſideration en cette derniere attaque, je ne vous dis point…..

J’allois adjouſter (dit Perinthe, apres qu’Abradate eut achevé de lire) les actions paiticulieres de l’illuſtre Cleandre, & celles de beaucoup d’autres, lors que j’ay eſté interrompu : vous aviez ſans doute raiſon, repliqua Abradate ; & il ne sçauroit jamais eſtre loüé par une perſonne qui le sçache mieux faire que vous. Mais comme voſtre modeſtie (luy dit il d’une maniere tres adroite, afin de l’obliger à parler dignement de luy) vous empeſcheroit ſans doute de dire vos propres actions à la Princeſſe, & que je n’oſerois luy eſcrire de mon chef, n’en ayant pas eu la permiſſion comme vous ; ſouffrez que j’adjouſte quelque choſe à voſtre Lettre. Et alors ſans attendre la reſponce de Perinthe, qui s’y oppoſa autant qu’il le pût ſans choquer la civilité ; il y eſcrivit ce que je m’en vay vous dire.

L’agreable relation de Perinthe ſeroit trop imparfaite, ſi vous n’y trouviez pas une partie des louanges qu’il mente, pour s’eſtre ſignalé comme il a fait, en toutes les occaſions qui ſe ſont preſentées : c’eſt pourquoy je vous conjure pour voſtre ſatisfaction pour ſa gloire, & pour la mienne, de ſouffrir que je ſois ſon Hiſtorien : & que je vous die qu’à la reſerve de l’illuſtre Cleandre, il merite toute la gloire qu’il donne aux autres. Voila Madame, ce qu’a creû vous devoir dire un homme qui n’en pretend point d’autre, que celle d’eſtre creû le plus reſpectueux des Adorateurs de la plus belle Princeſſe de la Terre.

Apres qu’Abradate eut eſcrit ce que je viens de dire, & que Cleandre l’eut leû tout haut, Perinthe ſe trouva le cœur bien partage : car eſtre loüé ſi hautement par un Prince comme celuy là, eſtoit une choſe qu’il croyoit luy devoir eſtre avantageuſe aupres de la Princeſſe : mais auſſi envoyer luy meſme une Lettre d’un auſſi redoutable Rival à la Perſonne qu’il aimoit, luy eſtoit une choſe inſuportable. De ſorte que prenant un brais adroit, pour s’en empeſcher s’il luy eſtoit poſſible, il dit qu’il ne pouvoit ſe reſoudre à envoyer luy meſme ſon Eloge : que c’eſtoit le couvrir de confuſion, au lieu de le couvrir de gloire : que de plus, il ne sçavoit pas ſi la Princeſſe ne trouveroit point eſtrange, qu’il euſt la hardreſſe de luy faire recevoir un Billet d’un Prince comme Abradate : car (adjouſta t’il finement) celle que j’ay de me donner l’honneur de luy eſcrire, ne tire pas à conſequence. Ce n’eſt pas que ce ſoit mon intereſt qui me faſſe parler, adjouſta t’il, mais je ſerois au deſespoir, dit il ſe tournant vers Abradate, ſi parce que vous me voulez mettre bien avec la Princeſſe, j’eſtois cauſe que vous y fuſſiez mal. Sçachant combien elle vous eſtime (repliqua ce Prince qui vouloit que ſon Billet allaſt entre les mains de Panthée) je ne dois pas craindre qu’elle s’offence que je luy die une venté qui vous eſt avantageuſe. Non non, interrompit Cleandre, je vous reſpons que la Princeſſe ne s’offencera point de cette galanterie : car encore qu’elle fort un peu ſevere, elle eſt raiſonnable, & sçait prendre les choſes comme il faut. Mais pour bien faire, adjouſta t’il, il faut que Perinthe acheve ſa Lettre : & qu’il rende autant d’Encens qu’on luy en a donné. Abradate par civilité s’y voulut oppoſer : & Perinthe voulut auſſi dire encore qu’il n’eſtoit pas capable de loüer en ſi peu de temps, deux perſonnes ſi illuſtres : mais enfin Cleandre apres luy avoir dit qu’il le diſpensoit de la moitié de cette peine, & qu’il le conjuroit de ne parler point de luy ; le força d’achever ſa Lettre, afin de favoriſer Abradate, de qui il n’ignoroit pas l’amour. Si bien que Perinthe reprenant par force l’endroit où il l’avoit laiſſée, la finit de cette ſorte, quoy que ce n’euſt pas eſté ſa premiere intention.

Je ne vous du point, Madame, que le Prince Abradate s’eſt ſignalé par mille belles actions : car il me ſemble qu’apres ce qu’il a voulu dire de moy, les louanges que je luy donnerais ſeroient ſuspectes de flatterie. Auſſi vous puis je aſſurer, que je ſuis au deſespoir qu’il m’ait obligé par ſa civilité, à changer la fin de ma Lettre : & à vous dire les choſes d’une autre maniere que je ne m’eſtois propoſé. Je ne vous dis pas non plus, que l’illuſtre Cleandre a fait des miracles ; car la Renommée vous l’aura apris, quand vous recevrez celle cy : mais je vous diray ſans affecter de paroiſtre modeſte, que de ma vie je n’ay rien fait avec tant de repugnance, que de vous envoyer moy meſme mon Eloge, quoy qu’il ſoit eſcrie de la main d’un grand Prince, & qu’il ſemble m’eſtre advantageux qu’il ſoit leû de la plus par faite Princeſſe du monde.

PERINTHE.


Lors que Perinthe eut achevé d’eſcrire, il eſpera que peut-eſtre Abradate & Cleandre s’en iroient : & qu’apres cela, il pourroit obliger celuy qui devoit porter cette Lettre à dire qu’il l’avoit perdue Mais à peine avoient ils achevé de la lire, & fait chacun un compliment pour s’oppoſer aux loüanges qu’il leur donnoit ; que cét Envoyé de Cleandre, vint le trouver chez Perinthe, pour recevoir ſes derniers ordres : ſi bien qu’il falut qu e le panure Perinthe malgré qu’il en euſt, fermaſt ſa Lettre devant eux, qui le voulurent ainſi : & qu’il la donnaſt à celuy qui la devoit porter, & qui la porta en effet. Cependant Perinthe m’a dit depuis, qu’il eut une douleur ſi ſensible de cette advanture, qu’il en penſa deſesperer : ne ſuis-je pas bien malheureux, diſoit il, qu’il faille que ce ſoit par mon moyen qu’Abradate eſcrive la premiere fois à la Princeſſe que l’aime ? que sçay-je encore, adjouſtoit il, ſi elle ne s’imaginera point que je luy ay rendu cét office volontairement : & que je ſuis le confident de la paſſion d’Abradate ? Au nom des Dieux adorable Panthée (s’eſcrioit il, comme ſi elle l’euſt pû entendre) ne me faites pas cette injuſtice, de croire que je ſerve jamais ce Prince aupres de vous : c’eſt bien aſſez que vous ne croiyez pas que je vous ayme, ſans croire encore que je veux que vous en aimiez un autre. Mais Perinthe, reprenoit il tout d’un coup, n’as tu pas reſolu de te contenter de l’eſtime de ta Princeſſe ? n’as tu pas fait deſſein de ne luy deſcouvrir jamais ton amour ? & ne sçais tu pas bien que tu ne peux jamais avoir de pan à ſon affection ? pourquoy donc n’es tu pas ſatisfait des loüanges qu’Abradate te donne, puis que du moins elles peuvent ſervir à augmenter l’eſtime qu’elle fait de toy ? ſi les louanges des Ennemis ſont glorieuſes & cheres ; pourquoy celles d’un Grand Prince ne te le ſeroient elles pas ? Mais helas ? ce grand Prince, reprenoit il, eſt mon Rival : & un Rival encore, qui ſelon les apparences, ſera aimé de ma Princeſſe. Ne nous eſtonnons donc plus, de la colere que nous avons, d’avoir eſté contraints de le loüer, & de recevoir ſes loüanges. Apres, quand il venoit à penſer, que la Princeſſe reſpondroit dans ſa Lettre, à ce qu’Abradate luy avoit eſcrit ; & qu’il ſeroit contraint de donner cette joye a ſon Rival, de luy faire voir les civilitez de Panthée, il ne s’y pouvoit reſoudre : & il prenoit la reſolution, ſi cette Lettre eſtoit trop obligeante pour Abradate, de la ſuprimer. Il attendit donc cette reſponce, avec autant d’impatience, que s’il euſt envoyé une declaration d’amour à Panthée : quoy que tout ce qui faiſoit ſa curioſité, ne fuſt que de voir ce que la Princeſſe luy diroit d’Abradate : qui de ſon coſté attendoit auſſi cette reſponce avec une eſgale impatience, quoy que ce ne fuſt pas avec une eſgale inquietude. Comme il n’y a que trois journées ordinaires d’Epheſe à Sardis, la Lettre de Perinthe y arriva en deux jours, parce que celuy qui aportoit la nouvelle de la priſe d’Epheſe, fit beaucoup de diligence. Doraliſe qui ne quittoit gueres Panthée, ſe trouva aupres d’elle auſſi bien que moy, lors qu’elle reçeut cette Lettre, qu’elle ſe mit d’abord à lire tout haut : car comme elle sçavoit que Perinthe ne luy mandoit jamais que des nouvelles, elle ne creût pas y devoir trouver autre choſe. Mais lors qu’elle vint à l’endroit qu’Abradate avoit eſcrit, & qu’elle entrevit ſon Nom, devant meſme que d’avoir commencé de lire ce qu’elle voyoit eſtre d’une autre eſcriture que de celle de Perinthe ; elle baiſſa la voix, & en changea de couleur : & achevant de lire bas, Doraliſe & moy creuſmes deux choſes bien differentes. Car Doraliſe, dans les ſoupçons qu’elle avoit quelqueſfois, de la paſſion de Perinthe, s’imagina qu’il avoit peut-eſtre eu la hardieſſe de luy en eſcrire quelque choſe ; & pour moy qui n’en ſoupçonnois rien, je creûs que c’eſtoit quelque affaire qu’elle ne vouloit pas que nous sçeuſſions. Mais apres que la Princeſſe eut achevé de lire, & que l’eſmotion que le Nom d’Abradate avoit excitée dans ſon ame fut apaiſée, elle donna cette Lettre à lire à Doraliſe & à moy : & voulant pretexter la tendreſſe de ſon cœur en cette occaſion, elle nous dit que lors qu’elle avoit veû ce changement d’eſcriture & le Nom d’Abradate, elle avoit eu peur qu’il ne ſe fuſt ſervy de cette occaſion, pour luy dire des choſes qui luy euſſent donné lieu de ſe pleindre en meſme temps de Perinthe & de luy. Cependant (adjouſta t’elle, apres que Doraliſe eut achevé de lire) vous voyez bien que Perinthe ſans eſtre amoureux, ne laiſſe pas d’eſtre vaillant : & qu’il ſuffit du moins pour eſtre brave, d’eſtre amoureux de la gloire. Car encore que j’aye fait ſemblant de croire comme les autres, que Perinthe aimoit, je vous aſſure que je ne le crois point du tout : & je vous aſſure Madame, reprit Doraliſe, que je ne puis eſtre de voſtre advis. On peut ſans doute, adjouſta t’elle, eſtre vaillant ſans eſtre amoureux : mais je ſoustiens qu’un Brave qui n’aura jamais eu d’amour, ſera du moins brave & brutal tout enſemble : & comme Perinthe ne l’eſt point du tout, il faut conclurre qu’il aime, ou qu’il a aimé. Quoy qu’il en ſoit, dit la Princeſſe, quelque amitié que j’aye pour Perinthe, & quelque joye que j’aye de voir ſes loüanges eſcrites de la main d’un Prince ſi illuſtre, je ne laiſſe pas d’eſtre preſque en colere contre luy : car enfin il faut reſpondre quelque choſe à Abradate. Mais Madame, luy dit Doraliſe, il ne me ſemble pas qu’il y ait grande difficulté à reſpondre à ce qu’il vous dit par ſon Billet : il eſt vray, dit elle en rougiſſant, auſſi ne fais-je pas conſister la difficulté de luy reſpondre ſur ce qu’il m’eſcrit, mais ſur ce qu’il me dit en partant : & alors elle eut la bonté de nous raconter la converſation qu’elle avoit eüe aveques luy. Touteſfois apres avoir bien raiſonné là deſſus, elle ſe détermina à la fin, d’eſcrire de la façon que je vous le diray bien toſt. Cependant Abradate & Perinthe qui attendoient impatiemment la reſponce de la Princeſſe, ſurent ſi ſoigneux & ſi exacts à s’informer du jour que celuy qui devoit l’aporter arriveroit à Epheſe, qu’ils le sçeurent preciſément, & firent ſi bien qu’ils le virent, dés qu’il eut rendu conte de ſon voyage à Cleandre : mais le mal fut pour Perinthe, que Cleandre qui aimoit Abradate, & qui n’ignoroit pas ſa paſſion pour la Princeſſe de Claſomeme, ayant impatience de sçavoir ce qu’elle reſpondoit, fut à l’inſtant meſme chercher Abradate, qu’on luy dit eſtre dans le Jardin du Palais où il eſtoit logé : & en effet il l’y trouva, & Perinthe aveque luy : qui en ſa preſence venoit de recevoir la reſponce de la Princeſſe. je vous laiſſe à penſer quels eſtoient les ſentimans de Perinthe en ouvrant la Lettre de Panthée, dans la crainte qu’il avoit de la trouver trop obligeante pour Abradate : & comme ce Prince s’aperçent de quelque changement au viſage de Perinthe, il s’imagina qu’il craignoit ſimplement que la Princeſſe n’euſt trouvé mauvais qu’il lui euſt envoyé ſon Billet : de ſorte qu’il lui en fit un conpliment, où Perinthe reſpondit avec le plus de paroles qu’il pût : luy ſemblant quaſi qu’il y avoit quelque advantage pour luy, à n’ouvrir pas ſi toſt cette Lettre. Mais à la fin Abradate & Cleandre l’en ayant preſſé, il fut contraint de l’ouvrir, & d’y lire tout haut ces paroles.

PANTHEE A PERINTHE.

Il paroiſt aſſez par ce que vous me dittes du Prince Abradate, & de l’illuſtre Cleandre, & par ce que la Renommée m’en aprend, que la victoire eſt bien plus un effet de leur courage que de mes vœux : je ne laiſſeray pourtant pas d’en faire pour l’augmentation de leur gloire, qui n’ira jamais ſi loin que je le deſire. Pour la voſtre, Perinthe, je la trouvue à un ſi haut point, qu’il ne me ſemble pas poſſible de vous en ſouhaiter davantage : car enfin eſtre loüé par un Prince qui merite tant de loüanges luy meſme, eſt un honneur ſi grand, que je croy que toute voſtre ambition en doit eſtre ſatisfaite. Cependant comme voſtre modeſtie vous auroit empeſché de me dire de vous meſme, ce qu’Abradate m’en a dit, je luy ſuis bien obligée de me l’avoir apris : quoy que d’ailleurs je ſois bien marrie de la peine qu’il en a euë. Aſſurez le que comme il a augmenté l’eſtime que je faiſois de vous, vous avez du moins confirmé puiſſamment celle que je faiſois deſja de luy. Apres cela, n’ attendez pas que je vous rende nouvelles pour nouvelles : ſi ce n’eſt que je vous aprenne que Doraliſe vous accuſe touſjours, & veut abſolument que les belles choſes que vous faites, ſoient pluſtost attribuées à la paſſion ſecrette qu’elle croit que vous avez dans le cœur, qu’à voſtre propre courage. Pour moy qui ſuis plus equitable, je ſoustiens voſtre party autant que je puis : Adieu, aſſurez Abradate & Cleandre, que la victoire les ſuivra par tout, ſi la Fortune fuit mes intentions.

PANTHEE.


Perinthe leût ſi mal toute cette Lettre, mais principalement la fin, qu’Abradate la luy demandant civilement, fut contraint de la relire pour l’entendre : luy diſant en riant qu’il n’auroit jamais penſé qu’un homme qui eſcrivoit ſi bien, euſt pû lire de cette ſorte. Mais Dieux, que ne ſouffrit point le pauvre Perinthe, en voyant la joye qu’avoit Abradate en reliſant cette Lettre ! car encore que ce qu’il y voyoit pour luy, ne fuſt qu’une ſimple civilité, il ne laiſſoit pas d’en avoir une ſatisfaction extréme. Le plaiſir de voir ſeulement ſon Nom eſcrit de la main de Panthée, luy donnoit un tranſport de joye eſtrange : auſſi apres l’avoir leuë haut, il la reliſoit bas d’un bout à l’autre : en ſuitte il en revoyoit ſeulement quelques endroits : mais quoy qu’il pûſt faire, il ne la rendoit point à Perinthe, de qui le chagrin eſtoit encore plus exceſſif, que la joye d’Abradate n’eſtoit grande. Non ſeulement il eſtoit au deſespoir, que la Princeſſe euſt reſpondu ſi civilement pour ce qui regardoit Abradate : mais il craignoit encore que Doraliſe ne fuſt retonbée dans les ſoubçons qu’elle avoit eûs de ſon amour, & qu’a la fin elle n’en deſcouvrist quelque choſe. Il jugeoit pourtant bien qu’elle n’en avoit encore rien dit à Panthée : eſtant aſſez fortement perſuadé, que ſi elle euſt sçeu ſon amour, elle ne luy en auroit pas eſcrit. Ainſi ayant l’eſprit remply de cent penſées differentes, ſans qu’il y en euſt une ſeule d’agreable, il paroieeoit ſans doute aſſez inquiet. Tout ce que la Princeſſe luy diſoit d’obligeant dans ſa Lettre, ne le ſatisfaisoit point du tout : parce que les loüanges qu’elle donnoit à Abradate, luy oſtoient toute la douceur qu’il euſt trouvée à la civilite qu’elle avoit pour luy.

Cependant comme Cleandre vouloit obliger Abradate, & qu’il n’avoit garde de ſoubçonner que Perinthe fuſt amoureux de Panthée, il luy dit qu’il faloit pour ſa ſatisfaction, qu’il luy laiſſast la Lettre de la Princeſſe : en effet, luy dit il, Perinthe, il eſt aiſé de voir qu’ele eſt autant pour Abradate que pour vous. Eh de grace (adjouſta ce Prince amoureux en embraſſant Perinthe) accordez moy ce que Cleandre vous demande en ma faveur, & ce que je n’oſois vous demander : Seigneur (repliqua Perinthe fort ſurpris & fort embarraſſé) puis que vous dittes vous meſme que vous n’oſiez me demander ce que vous deſirez, il eſt à croire que vous connoiſſez bien que je ne dois pas vous l’accorder. En effet, pourſuivit il, que diroit la Princeſſe, ſi je faiſois ce que vous voulez ? car Seigneur, plus vous eſtes digne d’avoir cette Lettre entre vos mains, plus le dois craindre d’offencer Panthée en l’y remettant : ſi elle avoit eu intention que vous euſſiez une Lettre d’elle, elle vous auroit eſcrit ſeparément : mais cela n’eſtant pas, vous ne trouverez point mauvais que je vous ſuplie de ſouffrir que je vous refuſe, & que je ne me mette pas mal aupres d’elle. Mais, luy dit Cleandre, la Princeſſe ne le sçaura pas, & par conſequent cela ne vous nuira point : puis que je le sçaurois, reprit il, je ſerois touſjours aſſez tourmenté, d’avoir fait une choſe contre mon devoir. Mais Perinthe, luy dit Abradate, vous en faites une contre l’amitié, de me refuſer cette Lettre : du moins ſouffrez que je la garde quelques jours, avec promeſſe de vous la rendre. Tout à bon, dit Cleandre en regardant Perinthe, vous eſtes un peu trop exact, pour ne pas dire trop rigoureux : car enfin, adjouſta t’il, quelque reſpect que vous ayes pour la Princeſſe, je ne voy pas que vous luy fiſſiez un grand tort, de laiſſer ſa Lettre entre les mains d’un Prince, qui la conſerveroit avec un ſoin bien different ſans doute de celuy que vous en aurez. Quoy qu’il en ſoit, dit Perinthe tout eſmeu, je ſeray tres aiſe de faire ce que je dois : du moins, dit Abradate, ſuis-je fortement reſolu de ne vous la rendre point, que je n’en aye une copie : ha Perinthe (s’eſcria Cleandre, ſans luy donner loiſir de parler) il ne faut pas ſeulement mettre la choſe en doute, à moins que de vouloir de deſſein premedité deſobliger tout à la fois le Prince Abradate & moy. je ſuis bien malheureux, reprit il, de me trouver en une ſi fâcheuſe conjoncture : enfin, dit Cleandre, il faut obeïr à vos Amis : & pour vous mettre l’eſprit en repos, je me charge de dire à la Princeſſe, ſi elle vient à sçavoir la choſe, que vous vous y eſtes oppoſé avec autant d’ardeur, que ſi vous aviez eſté amoureux, & qu’un de vos Rivaux vous euſt demandé copie d’une Lettre de voſtre Maiſtresse. Apres cela, Cleandre ſans attendre la reſponce de Perinthe, commanda à un des ſiens d’aller querir tout ce qui eſtoit neceſſaire pour eſcrire : Perinthe ſe deffendit encore tres longtemps : mais à la fin craignant que la veritable cauſe de ſon opiniaſtreté ne fuſt devinée par Abradate ou par Cleandre, il conſentit à laiſſer prendre une copie de cette Lettre à Abradate : de ſorte qu’entrant dans un Cabinet de verdure au milieu duquel il y avoit une Table de Jaſpe, Abradate ſe mit à eſcrire : pendant quoy Cleandre ſe mit à entretenir Perinthe, & à luy vouloir perſuader de ſervir Abradate aupres du Prince de Claſomene, & aupres de la Princeſſe ſa fille. Mais il eſtoit ſi inquiet & ſi chagrin : qu’à peine reſpondoit il à propos : & : il eut de ſi violents tranſports pendant cette converſation, qu’il fut tenté cent & cent fois, d’arracher la Lettre de la Princeſſe des mains d’Abradate, & de luy faire mettre l’eſpée à la main. Touteſfois la preſence de Cleandre & de beaucoup d’autres, qui ſe promenoient dans le Jardin où ils eſtoient, ayant retenu ces premiers mouvements, la raiſon reprit ſa place dans ſon ame : & il ſe déguiſa le mieux qu’il pût. Il penſa, pour calmer le trouble de ſon eſprit, qu’apres tout, cette Lettre n’eſtoit qu’une Lettre de civilité, & qu’ainſi il ne devoit pas s’en affliger avec tant d’excés : de ſorte que reſpondant aux prieres que luy faiſoit Cleandre de ſervir Abradate, il luy dit qu’il eſtoit vray qu’il avoit l’honneur d’eſtre bien avec le Prince de Claſomene, & de n’eſtre pas mal avec la Princeſſe : mais que ſa maxime eſtoit de ne parler jamais à ſes Maiſtres, des affaires dont ils ne luy parloient pas. Et puis Seigneur, luy dit il, Abradate a tant de merite, qu’il n’eſt pas neceſſaire que perſonne le ſerve, ny aupres de l’un ny aupres de l’autre : ils dirent encore pluſieurs autres choſes, à la fin deſquelles Abradate ayant achevé d’eſcrire, les rejoignit : mais auparavant que de rendre la Lettre de Panthée, il fit encore quelque effort pour obliger Perinthe à ſe contenter de la copie, à luy laiſſer l’original. Il n’y eut touteſfois pas moyen d’en venir à bout, & il falut que la choſe allaſt autrement : de ſorte que tous les deux n’eſtoient pas contents. Car Abradate eſtoit bien affligé, de n’avoir pas la Lettre effective de Panthée : & Perinthe eſtoit au deſespoir, que ce Prince en euſt ſeulement la copie. Il eut pourtant encore une plus aigre douleur quelques jours apres : car il sçeut qu’Abradate eſtant devenu plus hardy, par la civilité de la Princeſſe, avoit eſcrit cent choſes à Doraliſe pour luy dire : & qu’en ſuitte partant d’Epheſe, pour aller à la guerre de Phrigie, qui ſuivit celle qu’on venoit d’achever, il luy avoit eſcrit à elle meſme. Il sçeut bien que toutes ces Lettres n’avoient pas eſté des Lettres écrites en ſecret : mais comme apres tout il n’ignoroit pas que celuy qui les eſcrivoit eſtoit amoureux, il en avoit une douleur extréme : & ſouhaitoit bien ſouvent que Mexaris profitaſt de l’abſence d’Abradate : & obligeaſt le Prince de Claſomene à luy donner ſa Fille.

Mais durant qu’Abradate & Perinthe eſtoient à la guerre, Mexaris perſecutoit eſtrangement la Princeſſe : car non ſeulement il l’obſedoit eternellement ; mais ayant sçeu qu’Abradate luy avoit eſcrit, & qu’elle luy avoit reſpondu, il en entra en une colere ſi furieuſe, qu’il perdit un jour une partie du reſpect qu’il avoit accouſtumé d’avoir pour elle : & voicy comment cela arriva. Doraliſe, qui sçavoir bien que la Princeſſe avoit averſion pour ce Prince, prenoit le plus grand plaiſir du monde à dire cent choſes devant luy, qui ne luy plaiſoient pas trop : de ſorte qu’elle ne le voyoit jamais guerre, qu’elle ne loüaſt en general la liberté, & ſouvent auſſi Abradate. Un jour donc qu’il eſtoit chez la Princeſſe, & qu’elle connut qu’il l’importunoit eſtrangement, elle tourna la converſation avec tant d’adreſſe, qu’inſensiblement Mexaris luy meſme vint parler de prodigalité : & peu à peu elle pouſſa la choſe ſi loin, qu’il ſoutint que ce vice là eſtoit le plus grand de tous les vices. Pour moy, luy dit elle, je ne ſuis pas de voſtre opinion : ne m’eſtant pas poſſible de croire qu’un vice qui reſſemble à la vertu la plus heroïque de toutes, ne ſoit pas moindre que l’avarice. Quoy, interrompit Mexaris, vous mettriez la liberalité dans l’ame d’un Prince, devant la valeur & la prudence ! & vous voudriez qu’il fuſt pluſtost liberal, que ſage & courageux ! je ne sçay pas, luy dit elle, ſi je voudrois qu’il fuſt pluſtost liberal que vaillant & prudent : mais je sçay bien que je ne voudrois pas qu’il fuſt Prince s’il eſtoit avare. Il y a des gens, dit alors Mexaris, qui n’aiment la liberalité en autruy, que parce qu’ils ont l’ame mercenaire : il eſt vray, interrompit la Princeſſe, que cela ſe rencontre quelque fois : mais il eſt certain auſſi, que cela n’arrive pas touſjours ; & que cela n’eſt pas en Doraliſe, qui aſſurément eſt née fort genereuſe. La liberalité, & la generoſité, reprit il, ne ſont pas une meſme choſe : j’en tombe d’accord, dit Doraliſe, car je n’ignore pas qu’il y a des gens qui ont de la liberalité, qui ne ſont pas eſgalement genereux en toutes les autres actions de leur vie : mais je ſoutiens du moins, que qui n’eſt point liberal n’eſt point genereux. je dis bien encore d’avantage (adjouſta t’elle l’eſprit un peu aigry, de ce que Mexaris avoit dit) car je ſoustiens qu’un Prince qui ne poſſede point cette vertu, n’en peut preſques poſſeder pas une : en effet, adjouſta t’elle, eſt— ce avoir de la bonté, que de voir cent honneſtes gens maltraitez de la Fortune ſans les aſſister ? eſt-ce eſtre prudent, que de ſe faire haïr, au lieu de s’aquerir mille ſerviteurs par des bienfaits ; eſt-ce eſtre grand Politique, que de ne s’aquerir pas des creatures, meſmes chez ſes Ennemis ? eſt-ce aimer la gloire, que d’aimer demeſurément ce que tant de Sages ont trouvé glorieux de meſpriser ? eſt-ce eſtre bon Amy, que d’eſtre toujours en eſtat de refuſer tout ce qu’on demande ? eſt-ce eſtre bon Maiſtre, que de ne recompencer pas ceux qui ſervent ? eſt-ce eſtre galant, que de n’eſtre pas toujours preſt à tout donner ? & eſt-ce enfin eſtre veritablement Prince, que d’eſtre avare ? eux, dis je, a qui il ne reſte que cette ſeule vertu, ne qui l’uſage les puiſſe mettre au deſſus des autres hommes. Car enfin (adjouſta t’elle, ſans donner loiſit à Mexaris de l’interrompre) je ne voy que cette venu toute ſeule, par où les Grands puiſſent raiſonablement s’eſlever au deſſus des autres : la valeur eſt quelquefois auſſi heroique dans l’ame d’un ſimple Soldat, que dans celle d’un Roy : la bonté peut eſtre le partage de tous les hommes, & meſme plus des Sujets que des Souverains : la prudence ne leur eſt pas non plus particuliere : on peut avoir de la ſagesse, & la mettre en pratique auſſi bien qu’eux : mais pour la liberalité, c’eſt aux Grands ſeulement que la gloire en eſt toute reſervée. C’eſt en vain, pourſuivit elle, que ceux qui n’ont rien à donner la poſſedent, puis qu’ils ne peuvent la faire paroiſtre avec eſclat : mais auſſi c’eſt en vain que les Grands ont la puiſſance de donner, s’il n’en ont pas la volonté. j’ay pourtant peine à croire, reprit Mexaris, que ce ſoit l’intention des Dieux, que les hommes à qui ils font la grace de donner de grands biens au deſſus des autres, les meſprisent en les jettant comme vous le voulez : il paroiſt pourtant aſſez clairement, repliqua Doraliſe, que les Dieux veulent que ce qu’ils donnent ſerve à la ſocieté publique, & non pas ſimplement à l’avarice d’un particulier. En effet, adjouſta la Princeſſe, nous en avons un exemple en mille belles choſes de l’Univers : le Soleil donne tous ſes rayons, & toute ſa lumiere au mon de : la Mer donne toutes ſes eaux aux Fontaines : & les Rois meſmes, à qui les Dieux ont donné tant d’authorité, ſont obligez de donner tous leurs foins à la conduitte de leurs Eſtats, & à la deffence de leurs ſujets. Ha ! pour des foins, interrompit Doraliſe en riant, j’en connois qui n’en ſont pas avares : quoy que d’ailleurs ils ne ſoient pas liberaux : il me ſemble, dit Mexaris, que pour aimer tant la liberalité en autruy, nous n’avons jamais guere entendu parler des liberalitez de Doraliſe : je vous ay deſja dit Seigneur, reprit elle, qu’il n’appartient qu’aux Princes de pratiquer cette vertu : joint que peut-eſtre ay je plus donné que vous ne penſez. Pour des foins (dit il voulant parler des offices qu’elle rendoit à Abradate) je sçay bien que vous n’en eſtes pas avare : car vous en avez beaucoup, de ſervir vos Amis abſens. Quoy Seigneur (luy dit la Princeſſe, qui vouloit deſtourner la converſation) vous reprochez cela à Doraliſer comme ſi c’eſtoit un crime ! & je trouve que c’eſt une fort bonne qualité, que de n’oublier pas ſes Amis. je voy bien Madame (reprit il, emporté de colere & d’amour tout enſemble) que Doraliſe vous a inſpire toutes ſes inclinations : & qu’elle vous aura fait ſi liberale, que non ſeulement vous donnerez juſques à voſtre cœur, mais que vous refuſerez meſme celuy des autres : excepté… Mexaris s’arreſta à ces paroles : peut-eſtre bien fâché d’en avoir plus dit qu’il ne vouloit : mais il n’eſtoit plus temps, car de l’air dont il avoit prononcé ces derniers mots, la Princeſſe s’en offença de telle ſorte, qu’elle ne pût s’empeſchor de luy en donner des marques. Il eſt vray (repliqua Panthée, à l’inſolent diſcours de Mexaris) qu’il y a peu de cœurs que je vouluſſe accepter quand on me les offriroit : & plus vray encore que ſi je donne jamais le mien, ce ſera à une Perſonne ſi illuſtre, que cette liberalité ne me fera pas paſſer pour prodigue. Quoy Madame (reprit Mexaris, qui vouloit racommoder la choſe) je pourrois eſperer que voſtre cœur ne ſeroit pas encore donné ? Ce mot d’eſperer, luy dit elle, n’eſt pas en ſon lieu : car ſoit que mon cœur ſoit donné, ou qu’il ne le ſoit pas, ceux qui m’outragent n’y doivent point pretendre de part. je ne sçay pas qui ſont ceux qui ſelon vous, vous outragent, reprit il ; mais je sçay bien que ſelon moy, ce ſont ceux qui vous aiment ſans en eſtre dignes. j’en tombe d’accord, luy dit elle, & c’eſt comme cela que je l’entends. Nous ne nous entendons pourtant point, reprit il, car vous voulez parler de Mexaris, & je veux parler d’Abradate : qui tout exilé qu’il eſt, oſe lever les yeux vers vous. Abradate a l’honneur de vous eſtre ſi proche, repliqua t’elle, que vous ne pouvez l’offencer, ſans vous offencer vous meſme, c’eſt pourquoy je ne le deffends pas : cependant, Seigneur, je vous ſuplie de ne trouver pas mauvais ſi je vous dis franchement, que ſi je puis diſposer de moy, je ne recevray plus de viſites de vous. je le veux bien, luy dit il en ſe levant, mais en eſchange j’en rendray au Prince voſtre Pere, qui me ſeront peut-eſtre plus avantageuſes.

Apres cela, Mexaris ſortit de chez la Princeſſe : qui demeura avec une colere contre luy, que je ne vous sçaurois exprimer. je penſe meſme qu’il rendit un bon office à Abradate : car il me ſembla que depuis ce jour là, il parut encore plus d’eſtime pour luy dans tous les diſcours de Panthée. Cependant Mexaris pour ne perdre point de temps, fut un jour trouver le Prince de Claſomene : & apres pluſieurs diſcours indifferens, il luy dit qu’il avoit un advis à luy donner, dont il le prioit de faire ſon profit. En ſuitte dequoy, il adjouſta que l’honnorant comme il faiſoit, il croyoit à propos de luy dire, qu’il eſtoit de ſa prudence de donner ordre qu’au retour de la Cour, le Prince Abradate fuſt prié par la Princeſſe ſa Fille, de n’agir plus comme ſon Amant : qu’il sçavoit que c’eſtoit une alliance que Creſus n’aprouveroit pas : que de plus il ne ſeroit point avantageux à Panthée, d’eſpouser un Prince exilé, & qui n’auroit pour toutes choſes, que les bien faits du Roy, dés que la Reine ſa Mere ſeroit morte. Joint (luy dit il encore apres cela) que de la façon dont elle agira en cette occaſion, deſpend la reſolution d’un Prince, qui peut la mettre en un rang plus conſiderable qu’Abradate. Le Prince de Claſomene remercia Mexaris, de l’advis qu’il luy donnoit : & comme il n’ignoroit pas l’amour qu’il avoit pour ſa Fille, & que depuis la mort du Prince Atys, il ſouhaitoit pluſtost qu’elle l’eſpousast qu’Abradate ; il luy promit d’agir ſelon ſes conſcils, avec tant de defference, que Mexaris voulant pouſſer la choſe plus loin, luy deſcouvrit la paſſion qu’il avoit pour ſa Fille : & voulut meſme l’obliger à luy faire eſpouser devant le retour du Roy. Touteſfois quelques favorables paroles que luy donnaſt le Pere de la Princeſſe, il ne pût ſe reſoudre à faire ce qu’il vouloit, & à donner un ſi grand ſujet de pleinte à Creſus, & qui peut eſtre meſme pourroit cauſer une guerre civile. De ſorte que ſe contentant de l’aſſurer qu’il eſloigneroit Abradate de ſes pretentions autant qu’il pourroit, & qu’il approuvoit & authoriſoit les ſiennes ; il luy refuſa de luy faire eſpouser ſa Fille, ſans la permiſſion du Roy : ou du moins ſans qu’il l’euſt refuſée. Mexaris creût pourtant avoir beaucoup obtenu, que d’eſtre aſſuré que ſon Rival n’obtiendroit rien à ſon prejudice : & en effet dés le ſoir meſme, le Prince de Claſomene par la à Panthée : & luy teſmoigna qu’elle luy deſplairoit, ſi au retour d’Abradate, elle ne l’obligeoit à ne ſonger plus à elle : & ſi au contraire, elle ne recevoit avec beaucoup de civilité, les viſites de Mexaris. La Princeſſe fort ſurprise & fort affligée d’un ſemblable diſcours, ne laiſſa pourtant pas d’y reſpondre, avec beaucoup de ſagesse, & de generoſité tout enſemble : car apres avoir aſſuré le Prince ſon Pere qu’elle luy obeïroit toute ſa vie, elle le ſuplia de ne l’obliger pourtant pas à faire une choſe indigne d’elle & de luy. Pour Abradate, luy dit elle, quoy que je l’honnore extrémement, il me ſera neantmoins fort aiſé de faire ce que vous voulez que je face : mais pour Mexaris qui m’a outragé ſensiblement, & pour qui j’ay une averſion invincible ; je vous conjure de ne me commander pas abſolument de vivre aveque luy comme ſi je l’eſtimois, & comme ſi je luy avois de l’obligation : car outre qu’il ne ſeroit pas juſte, je craindrois encore que je ne puſſe pas vous obeïr de bonne grace. Le Prince de Claſomene voulut alors sçavoir dequoy elle ſe plaignoit : mais bien qu’elle exageraſt la choſe en la luy racontant, il ne prit pas cela comme elle vouloit qu’il le priſt : au contraire il luy dit que tout ce qu’elle luy racontoit, n’eſtoit qu’un effet de la paſſion que ce Prince avoit pour elle : & qu’enfin il vouloit eſtre obeï. juſques à ce jour là, Madame, il eſt certain que Panthée avoit creû n’avoir qu’une ſimple eſtime pour Abradate : & elle l’avoit ſi bien creû, qu’elle penſa meſme encore qu’il luy ſeroit fort aiſe de le traitter plus froidement à ſon retour, qu’elle n’avoit accouſtumé. Ce n’eſt pas qu’elle priſt la reſolution de mieux vivre avec Mexaris, en vivant plus mal avec Abradate : mais elle croyoit qu’accordant au Prince ſon Pere la moitié de ce qu’il ſouhaitoit d’elle, elle ſeroit plus en droit de luy refuſer le reſte : de ſorte qu’afin de maltraitter Mexaris, elle ſe reſolvoit à ne traitter pas trop bien Abradate.

Mais Madame, à la fin de la Campagne, l’illuſtre Cleandre le ramenant à Sardis, & y rentrant comme en Triomphe, apres tant de victoires obtenuës : la Princeſſe commença de s’apercevoir, qu’il luy ſeroit plus difficile de faire ce qu’elle avoit reſolu, qu’elle ne ſe l’eſtoit imaginé. Car comme tous ceux qui arriverent les premiers, ne parloient que de la valeur d’Abradate, ſon cœur en eut une joye ſi ſensible, qu’elle connut bien qu’elle n’eſtoit pas Maiſtresse abſoluë de tous ſes mouvemens. Cependant comme elle n’avoit pas eu la force de reſister opiniaſtrément au Prince ſon Pere, Mexaris apres luy avoir demandé pardon la revoyoit : & quoy qu’elle veſcust aueque luy avec une froideur extréme, il ne laiſſoit pas de la ſuivre en tous lieux, Le jour de ce petit Triomphe eſtant donc venu, toutes les Dames ſe tinrent aux feneſtres, dans toutes les Ruës où il devoit paſſer : de ſorte que la Princeſſe y eſtant comme les autres, Mexaris qui avoit eſté ſalüer le Roy à une journée de Sardis, & qui par plus d’une raiſon, n’avoit pas voulu y r’entrer aveque luy ; vint où la Princeſſe eſtoit, & pluſieurs autres Dames avec elle. D’abord qu’elle le vit, elle en eut un dépit extréme : & ſi grand, qu’elle ne pût s’empeſcher de dire à Doraliſe ce qu’elle en penſoit. Du moins Madame, luy reſpondit elle, ne ſouffrez pas que le Prince Abradate qui revient tout couvert de Lauriers, ait la douleur de voir ſon Rival aupres de vous quand il paſſera : & qu’il ait ſujet de craindre que ce Rival ne l’ait vaincu dans voſtre cœur. je voudrois bien eſloigner Mexaris pour l’amour de moy meſme, reprit la Princeſſe, ſans conſiderer Abradate : mais je ne voy pas que je le puiſſe. Il faut, luy dit Doraliſe, que je le face touſjours diſputer ſur quelque choſe : ainſi il pourra eſtre que lors qu’Abradate paſſera, il ne regardera point à la feneſtre. La Princeſſe ſourit de l’invention de Doraliſe, qui ne reüſſit pourtant pas : car comme Mexaris s’eſtoit reſolu de voir de quelle façon la Princeſſe ragarderoit Abradate, quand il paſſeroit devant elle ; & de donner meſme un ſentiment de douleur à ſon Rival, de le voir aupres de Panthée ; il ne la quitta point du tout. Quoy qu’elle nait pas l’action inquiette, comme tant d’autres perſonnes l’ont, elle changea pourtant vingt fois de place, & vingt fois il en changea auſſi bien qu’elle : tantoſt elle ſe mettoit à une feneſtre, & faiſoit mettre Doraliſe aupres d’elle : mais un inſtant apres, il partageoit incivilement la meſme feneſtre où eſtoit Doraliſe, afin qu’Abradate le viſt touſjours aupres de Panthée : ainſi quoy qu’elle pûſt faire, il eſtoit touſjours aupres d’elle. je ne vous diray point. Madame, combien ce petit Triomphe fut beau & magnifique, car ce ſeroit perdre le temps inutilement : mais je vous diray qu’apres avoir veû paſſer les Priſonniers, les Drapeaux, & tout le butin fait ſur les Ennemis ; nous viſmes enfin paroiſtre (apres avoir veû auparavant plus de dix mille hommes à Cheval) le Roy, & aupres de luy, Abradate & Cleandre : comme ceux qui avoient en effet merité toute la gloire du Triomphe. Pour moy qui obſervois ſoigneusement tout ce qui ſe paſſoit, je m’aperçeus que dés qu’Abradate parut, il connut la Princeſſe, & vit Mexaris aupres d’elle : car depuis que je le vy, il eut touſjours les yeux levez vers la feneſtre où elle eſtoit. Ce Prince avoit ce jour la ſi bonne mine, & eſtoit ſi magnifiquement habillé, que je ne l’avois jamais veû mieux : Mexaris ne l’eut pas pluſtost aperçeu, qu’il regarda ſi la Princeſſe le voyoit : & il fut en effet ſi heureux, ou pour mieux dire ſi malheureux, qu’il fut teſmoin du premier ſentiment que la veuë d’Abradate luy donna. Car encore qu’elle ſe fuſt preparée autant qu’elle avoit pû à cette premiere veuë, elle rougit dés qu’elle aperçeut Abradate : & rougit meſme d’une certaine façon qui fit que Mexaris remarqua de la joye dans ſes yeux. Quelque douleur qu’il en euſt, il demeura pourtant conſtamment à ſa place : mais quoy qu’il pûſt dire à la Princeſſe, avec intention de la forcer à luy parler quand Abradate paſſeroit devant leurs feneſtres, il ne pût l’obliger à luy reſpondre. De ſorte que Doraliſe s’en apercevant, Seigneur (luy dit elle afin de l’occuper) ne vous eſtonnez pas du ſilence de la Princeſſe : car l’ay remarqué il y a long temps, que j’ay cette conformité avec elle, de ne pouvoir regarder, eſcouter, & parler en meſme temps. Auſſi ne voudrois je pas qu’elle le fiſt, reprit il, car je voudrois qu’elle ne regardaſt point Abradate ; qu’elle m’eſcoutast ; & qu’en ſuitte elle me reſpondist. Cependant comme le Roy avançoit touſjours, & par conſequent Abradate ; Mexaris eut la douleur de voir que ce Prince la ſalüa avec un reſpect ſi profond, & d’une maniere ſi galante, que toutes les Dames qui eſtoient aupres de Panthée, le loüerent extrémement. Mais pour achever ſon malheur, la Princeſſe, quoy qu’elle euſt reſolu de ne le ſalüer qu’avec une civilité un peu froide, ne le fit point du tout : au contraire, elle ſe pancha obligeamment hors de la feneſtre : & par je ne sçay quel air ouvert & agreable qui parut ſur ſon viſage, elle fit ſi bien connoiſtre qu’elle eſtoit ravie de le voir, qu’Abradate en fut à moitié conſolé de la douleur qu’il avoit de voir ſon Rival aupres d’elle. En eſchange, Mexaris en eut un dépit ſi ſensible, que ne pouvant plus durer à la feneſtre qu’il avoit gardée ſi opiniaſtrément, il s’en retira : & ſe mit à ſe promener à grands pas dans la Chambre, durât que la Princeſſe regardoit encore Abradate, qui tourna diverſes fois la teſte de ſon coſté : juſques à ce qu’ayant pris dans une Ruë à gauche, il ne la pût plus voir. Le pauvre Perinthe qui par la paſſion qu’il avoit dans l’ame, avoit auſſi eu quelque curioſité de voir cette premiere entre-veuë de Panthée & d’Abradate, avoit ſuivi ce Prince d’aſſez prés : & avoit auſſi fort bi ? remarqué, que la Princeſſe l’avoit ſalüée fort obligeamment. Il eſtoit meſme demeuré derriere, feignant d’attendre quelqu’un, afin de pouvoir rencontrer les yeux de la Princeſſe, pour avoir du moins la conſolation d’en eſtre veû : mais comme Panthée avoit l’eſprit diſtrait, il la ſalua plus d’une fois ſans qu’elle s’en aperçeuſt, quoy qu’elle euſt les yeux tournez de ſon coſté : & je penſe meſme qu’il euſt encore bi ? fait des reverences inutiles, ſi Mexaris quittât ſa promenade, & revenant à la feneſtre, ne l’euſt aperçeû, & n’en euſt fait apercevoir la Princeſſe. Madame, luy dit il, je penſe que l’on pourroit dire ſans menſonge, que vous voyez encore ce que vous ne voyez plus, & que vous ne voyez pas ce que vous regardez : car il me ſemble que Perinthe eſt un aſſez honneſte homme pour croire que ſi vous sçaviez qu’il vous ſaluë, vous luy rendriez ſon falut. La Princeſſe fort ſurprise du diſcours de Mexaris, où elle ne voulut pas reſpondre, vit en effet Perinthe ſous ſes feneſtres, à qui elle fit cent ſignes obligeans, comme luy faiſant excuſe de ne l’avoir point veû plus toſt. Elle apella meſme Doraliſe, à qui elle le monſtra : ainſi Mexaris ſans le sçavoir, fit recevoir cent careſſes à un de ſes Rivaux. Il eſt vray que Perinthe n’en eſtoit guere plus heureux ; par la cruelle penſée qu’il avoit, qu’il n’eſtoit bien avec la Princeſſe, que parce qu’elle ne sçavoit pas la paſſion qu’il avoit pour elle.

Cependant comme il faloit que Mexaris s’en allaſt au Palais du Roy, & que la Princeſſe luy dit qu’elle paſſeroit le reſte du jour dans la Maiſon où elle eſtoit, dont la Maiſtresse eſtoit de ſes Amies, il fut contraint de la quitter. Un quart d’heure apres qu’il fut party, Perinthe arriva : à qui la Princeſſe donna cent teſmoignages d’amitié. Doraliſe ſuivant ſa couſtume, luy fit touſjours la guerre de la paſſion ſecrette dont elle l’accuſoit : cherchant aveque ſoin à s’éclaircir de ſes ſoubçons, comme ſi elle euſt eu un intereſt particulier en Perinthe. Ce n’eſt pas qu’en effet elle y en priſt, car cette Perſonne eſtoit trop glorieuſe, & avoit l’ame trop bien faite, pour aimer ſans eſtre aimée : mais je penſe pourtant pouvoir dire que Doraliſe n’euſt pas eſté marrie que Perinthe euſt eu l’ame aſſez libre, pour eſtre capable d’engager à l’aimer. Ainſi ſans avoir un deſſein formé de l’aſſujettir, elle faiſoit du moins tout ce qu’elle pouvoit, pour deſcouvrir s’il eſtoit vray qu’il fuſt deſja aſſujetty, comme elle en avoit ſouvent des ſoubçons : c’eſt pourquoy elle ne le voyoit ſans luy dire cent choſes qui l’? batraſſoient eſtrangement. Apres pluſieurs diſcours de l’heureux ſuccés de cette guerre, comme il n’eſt pas aiſé de s’empeſcher de parler de ce qui nous tient au cœur, la Princeſſe demanda à Perinthé s’il n’avoit pas fait grande amitié avec le Prince Abradate durant ce voyage ? car, pourſuivit elle, je vous trouve tous propre à eſtre fort de ſes Amis. L’amitié Madame, repliqua t’il, n’eſt pas comme l’amour, qui peut eſtre fort ſouvent entre perſonnes ineſgales : puis qu’au contraire, il faut pour faire que l’amitié ſoit parfaite, qu’elle ſe faſſe entre deux perſonnes dont l’age, l’humeur, & la condition, ayent aſſez d’égalité. Ainſi comme je ſuis tres eſloignée du Prince Abradate preſques en toutes choſes, je n’ay pas la temerité de pretendre à la gloire d’eſtre ſon Amy. Pour moy, dit la Princeſſe, ſi ce n’eſtoit que je croy que vous parlez ainſi par modeſtie, je m’eſtonnerois de voir dans voſtre eſprit une opinion ſi oppoſée à la mienne : car enfin je ſuis perſuadée, que pour l’amour elle doit abſolument eſtre entre perſonnes eſgales : mais pour l’amitié, cela n’eſt nullement neceſſaire : & je trouverois le deſtin des Princes bien malheureux, s’ils ne pouvoient jamais avoir d’autres Amis que ceux de leur condition qui ne ſe trouvent pas touſjours fort honneſtes gens, & qui ſont du moins en petit nombre. Comme voſtre raiſon eſt beaucoup plus eſclairée que la mienne, reprit Perinthe, il peut eſtre que je me trompe : mais il eſt vray que j’avois toujours crû que les Princes ne pouvoient avoir que des Creatures & des Serviteurs, & peu ſouvent des Amis : & que j’avois penſé au contraire, que la puiſſance de l’amour n’eſtoit pas renfermé dans des bornes ſi eſtroites, que celles que vous luy preſcrivez. Ha ? pour cette derniere choſe, dit la Princeſſe, je la tiens d’une abſoluë neceſſite : je ne tiens pas, adjouſta t’elle, qu’il ſoit impoſſible qu’un homme de qualité s’abaiſſe juſques à aimer au deſſous de luy : mais je dis que la diſproportion en amour, eſt la plus extravagante choſe du monde. Mais Madame (dit Doraliſe en riant, & voulant faire parler Perinthe) vous ne ſongez pas que cette paſſion eſt dans le cœur des hommes, devant que la force euſt mis de la difference entre eux, & euſt fait des Princes & des Souverains : ainſi ſelon l’intention des Dieux, l’eſgalité neceſſaire à faire que l’amour ſoit raiſonnable, eſt l’eſgalité du merite & de la perſonne, & non pas de la condition, qui eſt une choſe eſtrangere : & qui ne ſert quelqueſfois, qu’à rendre ceux qui la poſſedent la plus haute, plus meſprisables & plus meſprisez, quand ils ne s’en trouvent pas dignes. Il me ſemble Madame, reprit Perinthe, que Doraliſe parle avec beaucoup de raiſon : il me ſemble du moins, repliqua la Princeſſe, qu’elle parle avec beaucoup d’eſprit : mais je ne laiſſe pas de ſoutenir, qu’il y a une certaine bienſeance univerſelle, que l’uſage a eſtablie, qui doit tenir lieu de raiſon & de loy : & qui veut ſans doute que la qualité des perſonnes qui ont à s’aimer de cette ſorte, ne ſoit pas diſproportionnée. Si l’amour, dit Perinthe, eſtoit une choſe volontaire, je penſe que ce que vous dittes ſeroit equitablement dit : mais cela n’eſtant pas, je ſuis perſuadé qu’il eſt fort injuſte. De ſorte, interrompit Doraliſe en riant, que ſelon ce que dit Perinthe, de qui je ne combats pourtant pas les ſentimens, on peut conclurre que s’il aime, il aime au deſſus, ou au deſſous de luy : & dés là, adjouſta t’elle, je n’ay que faire de me flatter de la penſée que peut— eſtre j’ay aſſujetty ſon cœur : puis qu’eſtans tous deux à peu prés de meſme qualité, je n’ay rien à y pretendre. Perinthe, interrompit la Princeſſe, ne parle de cela qu’en general, & ne s’en fait pas l’aplication particuliere : & certes à dire vray, adjouſta t’elle, j’aime aſſez Perinthe pour ne le vouloir pas ſoubçonner d’une pareille choſe : car il me ſemble aſſez ſage pour n’aller pas entreprendre un deſſein impoſſible : & aſſez glorieux auſſi, pour n’aimer pas une perſonne de baſſe condition. Perinthe ſe trouva alors eſtrangement embarraſſé : car d’advoüer à la Princeſſe qu’elle avoit raiſon, ſon amour n’y pouvoit conſentir : de luy dire qu’elle ſe trompoit, c’eſtoit s’expoſer ou à deſcouvrir ſon ſecret, ou à eſtre ſoubçonné d’une paſſion indigne de luy : de ſorte que biaiſant ſa reſponce adroitement, il fit ſi bien que la Princeſſe ny Doraliſe, ne trouverent rien à ce qu’il dit, ſur quoy elles puſſent faire un fondement raiſonnable. Cependant, dit la Princeſſe, mous faiſons le plus grand tort du monde à tant d’illuſtres Guerriers qui n’ont prodigué leur ſang, & hazardé leurs vies, qu’afin que l’on parle d’eux : car enfin au lieu de parler des grandes actions qu’ils ont faites à la guerre, nous nous amuſons à parler d’amour : & d’une amour encore, adjouſta t’elle, pleine d’extravagance & de folie. Apres cela, comme il eſtoit deſja tard, elle ſe leva, & ſe retira chez elle : où Abradate eſtoit deſja allé viſiter le Prince ſon Pere, qui le reçeut aſſez froidement. Mais comme il vit par un Balcon aupres duquel il eſtoit aveques luy, que la Princeſſe eſtoit arrivée, il le quitta bien-toſt apres : & fut où ſa paſſion & ſon devoir l’apelloient.

Panthée le reçeut avec beaucoup de civilité, mais avec un peu moins de franchiſe, qu’il n’en avoit veû dans ſes yeux lors qu’il l’avoit ſalûée en paſſant : touteſfois il eſtoit ſi aiſe de ſe voir aupres d’elle, qu’il ne fit pas d’abord une grande reflection la deſſus : & d’autant moins, qu’eſtant ſeul à l’entretenir, il s’imagina qu’elle en uſoit ſeulement ainſi, pour luy oſter la hardieſſe de luy parler de ſon amour. Il ne perdit pourtant pas une occaſion ſi favorable : car à peine les premiers complimens ſurent ils faits, qu’il ſe mit à luy exagerer la douleur qu’il avoit euë d’eſtre eſloigné d’elle ; la joye qu’il avoit de la voir, & de la voir plus belle qu’elle n’avoit jamais eſté : ſi bien, luy dit il, Madame, que s’il plaiſoit aux meſmes Dieux qui vous ont encore embellie, de vous avoir renduë un peu plus douce, je ſerois le plus heureux homme de la Terre ; j’oublierois toutes les peines que j’ay ſouffertes ; & je ne ſongerois plus qu’à vous adorer avec tant de plaifir que de reſpct. La Princeſſe entendant parler Abradate de cette ſorte, & connoiſſant bien par l’air dont il luy parloit, qu’il avoit en effet dans le cœur la meſme paſſion qu’il exprimoit par ſes paroles, ſe trouva l’eſprit bien partagé : d’un coſté, elle n’eſtoit pas marrie qu’Abradate l’aimaſt : & de l’autre sçachant ce que le Prince ſon Pere luy avoit dit, elle croyoit qu’il ne luy eſtoit pas permis de ſouffrir la paſſion de ce Prince. Cependant ſans ſe pouvoir determiner, elle prit un milieu : & ſans eſtre ny douce, ny inhumaine, elle meſnagea ſi bien cette converſation, qu’Abradate ne pût trouver en tout ce qu’elle luy dit, ny dequoy ſe deſesperer, ny dequoy s’aſſurer auſſi. Il remarqua bien ſans doute, qu’elle n’avoit pas l’eſprit auſſi libre, qu’elle avoit accouſtumé de l’avoir : mais il n’en pût penetrer la cauſe. Au ſortir de chez elle, il fut chez Doraliſe qu’il eſtimoit fort : & que de plus, il regardoit comme eſtant fort aimée de la Princeſſe : afin de s’informer avec adreſſe, ſi Mexaris n’avoit point profité de ſon abſence. Et en effet, Doraliſe n’eut pas pluſtost deſcouvert ce qu’il vouloit sçavoir, que comme elle eſtoit bien aiſe de le favoriſer, elle luy fit entendre (avec la meſme adreſſe qu’il luy demandoit la choſe) que Mexaris eſtoit encore plus mal dans l’eſprit de Panthéc qu’il n’avoit jamais eſté. De plus, luy dit elle, je penſe auſſi que ce Prince n’eſt pas plus amoureux qu’il eſtoit quand vous partiſtes, car il n’eſt pas plus liberal. Auſſi ay-je fait tout ce que j’ay pû, pour perſuader à la Princeſſe, qu’il demeuroit pluſtost icy pour garder ſes threſors que pour l’amour d’elle, ou par raiſon d’Eſtat, comme il l’a voulu faire croire. Ha Doraliſe, s’eſcria Abradate, vous me dittes ſi preciſément ce que j’ay ſouhaitté que vous me duſſiez, que je crains que vous ne parliez ainſi que pour me faire plaiſir : & que tout ce que vous me dittes ne ſoit inventé. Du moins m’advoüerez vous, reprit Doraliſe en riant, qu’il n’y a rien de plus vray ſemblable, que de dire que le Prince Abradate eſt plus eſtimé que Mexaris : je ne sçay s’il eſt vray-ſemblable ou non, reprit il, mais je voudrois touſjours bien qu’il fuſt vray. S’il ne manque que cela pour vous rendre heureux, repliqua t’elle, vous devez vous le trouver : puis que je ne penſe pas qu’il y ait perſonne à la Cour, qui ne vous eſtime plus que Mexaris, ſans l’en excepter luy meſme : car enfin vous luy eſtes ſi redoutable, que je ne puis croire qu’il ne connoiſſe bien par quelle raiſon il vous doit craindre. Vous me reſpondez ſi favorablement aujourd’huy, luy dit il, que j’ay preſques deſſein de vous demander encore beaucoup de choſes, que je meurs n’envie de sçavoir. Comme je ne les sçauray peut eſtre pas ſi bien, repliqua t’elle, que celles que je vous ay dittes, il pourra eſtre auſſi que mes reſponces ne vous ſeront pas ſi agreables, ou ne ſeront pas ſi aſſurées. Ha Doraliſe, s’écria t’il, vous sçavez bien preciſément en quels termes je ſuis dans l’eſprit de la Princeſſe que j’adore ! Ne vous ay-je pas deſja dit, reprit elle, qu’elle vous eſtime plus que Mexaris ? Ouy, repliqua t’il, mais apres avoir examiné ce diſcours, qui m’a d’abord donné tant de joye, je trouve qu’eſtre un peu plus eſtimé d’elle qu’un Prince qu’elle n’eſtime gueres, n’eſt pas une grande faneur. C’eſt pourquoy Doraliſe, puis que je me ſuis engagé à vous en tant dire, & que la violence de mon amour m’a forcé à vous parler de ce qui occupe toutes mes penſées, ayez de grace la generoſité de me dire, ſi je dois mourir deſesperé, ou s’il m’eſt permis de vivre avec quelque eſperance ? Seigneur, luy dit elle, vous m’en demandez plus que je n’en sçay : & par conſequent, plus que je ne vous en puis dire. Si je juge de la choſe par voſtre merite, & par l’eſprit de la Princeſſe, qui eſt tres capable de faire un juſte diſcernement des honneſtes gens, je trouve que vous avez lieu de croire que vous ſerez choiſi par elle : mais ſi j’en juge par le caprice de la Fortune, qui fait que ceux qui meritent le plus d’eſtre heureux ſont les plus miſerables, je trouve auſſi que vous avez ſujet de craindre que pluſieurs choſes ne s’opoſent à vos intentions. La Fortune, reprit il, peut faire ſans doute que je ne poſſede pas Panthée : mais cette Fortune ne doit rien changer dans ſon cœur & dans ſes ſentimens, qui eſt ce que je veux sçavoir. Comme je ne luy ay pas demandé preciſément ce qu’elle penſoit de vous, repliqua Doraliſe, je ne pourrois pas vous dire rien avec certitude : & tout ce que je puis, eſt de vous aſſurer que connoiſſant Panthée auſſi judicieuſe qu’elle eſt, j’ay ſujet de croire que ſi vous ne reüſſissez pas dans voſtre deſſein, ce ſera pluſtost par le caprice d’autruy, que par averſion qu’elle ait pour vous. Abradate connut bien que Doraliſe ne vouloit pas s’ouvrir davantage : mais il ne laiſſa pas de juger qu’elle sçavoit qu’il ſeroit traverſé dans ſon amour. Cependant cette Fille ne manqua pas le lendemain au matin de venir chez la Princeſſe, pour luy dire tout ce que ce Prince luy avoit dit, & pour sçavoir d’elle ce qu’elle vouloit qu’elle luy diſt : car elle prevoyoit bien, qu’apres cette converſation, elle en auroit d’autres aveque luy ſur ce meſme ſujet. Vous luy direz touſjours, reprit la Princeſſe, que vous ne sçavez point mes ſentimens : & vous ne : vous chargerez d’aucune choſe pour me dire de ſa part. Mais Madame, reprit Doraliſe, je puis dire ce que vous voulez que je die d’un air ſi different, que je ſerois bien aiſe que vous me fiſſiez l’honneur de m’expliquer un peu mieux vos intentions. Ha pour le ſon de voſtre voix, repliqua Panthée en ſous-riant ; je penſe qu’il n’eſt pas neceſſaire que je le regle : puis que je ne croy pas qu’il y ait une perſonne au monde qui poſſede plus parfaitement que vous, l’art de dire des choſes fâcheuſes, ſans dire de paroles rudes : ny qui s’exprime auſſi plus flatteuſement, ſans dire meſme de grandes flatteries. Vous ne voulez pas du moins Madame, reprit Doraliſe qu’en diſant au Prince Abradate que je ne sçay point vos ſentimens, je luy die cela comme ſi en effet je sçavois que vous euſſiez de l’averſion pour luy : & quil vous fiſt un outrage irreparable, d’avoir pour vous une paſſion tres reſpectueuse ? Nullement, repliqua la Princeſſe, mais je ne veux pas auſſi que vous luy parliez d’un air à luy faire comprendre que ſi vous ne luy dittes pas ce que je penſe de luy, ce ſoit parce que mes ſentimens luy ſont trop avantageux. Que voulez vous donc bien preciſément que je luy faſſe entendre ? interrompit Doraliſe, je voudrois, reſpondit, Panthée que ſans qu’Abradate pûſt ſoubçonner qu’il y euſt de fineſſe en vos paroles, il creuſt en effet que vous n’avez oſé me parler de luy ; que vous ne sçavez point du tout le ſecret de mon cœur pour ce qui le regarde ; & que ſans luy perſuader que j’aye de l’adverſion pour ſa perſonne, vous luy fiſſiez entendre que ce qu’il entreprend eſt fort difficile : afin que ſans me haïr ; ſans m’accuſer de ſon malheur : & ſans me ſoubçonnner de foibleſſe ; je puſſe conſerver ſon eſtime & demeurer pourtant en repos. Ha Madame, s’eſcria Doraliſe en riant, ſi le ſon de ma voix ſeulement doit expliquer tout ce que vous venez de dire, il faut ſans doute aſſembler tous ces Muſiciens de Phrigie & de Lydie, qui eſtoient chez le Prince Abradate, pour les obliger de m’aprendre à la conduire en parlant, comme ils aprennent à chanter, & à exprimer toutes les paſſions, meſme ſans paroles. Serieuſement Madame, adjouſta Doraliſe, je ne sçaurois faire ce que vous voulez & je sçay bien que je donneray infailliblement de l’eſperance ou de la crainte à Abradate. Choiſissez donc la derniere, reprit la Princeſſe en ſouspirant ; Doraliſe qui juſques alors avoit raillé avec elle, ſuivant la liberté qu’elle luy en donnoit s’apercevant qu’elle avoit ſoupiré, prit un viſage plus ſerieux : de ſorte que Panthée luy ayant apris ce que le Prince ſon Pere luy avoit dit, elle connut qu’en effet il faloit aporter beaucoup de circonſpection à parler à Abradate. Car elle jugeoit bien qu’il n’eſtoit pas à propos, de luy faire connoiſtre que Mexaris eſtoit celuy qui traverſoit ſon deſſein ſecrettement : de peur des fâcheuſes ſuittes que la choſe pourroit avoir ? & elle connoiſſoit auſſi, que la Princeſſe n’euſt pas voulu que ce Prince euſt creû qu’elle l’euſt mépriſé : ſi bien que Doraliſe ſe chargeant de la conduitte de cette petite negociation, s’en aquita avec une adreſſe admirable : eſtant certain que durant quelques jours elle ſuspendit de telle ſorte l’eſprit d’Abradate, qu’il ne sçavoit que penſer.

Cependant Perinthe qui avoit oüy de la bouche de la Princeſſe, qu’elle ne trouvoit rien de plus extravagant que l’amour, entre perſonnes meſgales, en eut une douleur ſi forte, qu’il falut pluſieurs jours pour diſſiper la melancolie que ces paroles, dittes ſans deſſein avoient miſe dans ſon ame. En effet ſon chagrin fut ſi exceſſif, que tout le monde s’aperçeut du changement de ſon humeur : La Princeſſe meſme y prit garde : & comme il eſtoit un matin chez elle, & que Doraliſe y eſtoit auſſi, Panthée luy demanda ſi dans l’opinion qu’elle avoit que l’Amour ſeul faiſoit les honneſtes gens, elle croyoit encore que quand lis ceſſoient d’aimer, ils perdiſſent quelque choſe de ce qu’ils avoient d’aimable ? car ſi cela eſt, dit la Princeſſe, il faut conclurre que depuis quelques jours Perinthe n’aime plus : puis qu’il eſt vray que ſa converſation n’eſt plus ce qu’elle a accouſtumé d’eſtre. Non non Madame, dit Doraliſe, la choſe n’eſt pas comme vous penſez : eſtant certain qu’un honneſte homme que l’Amour a fait, le demeure toute ſa vie. Il eſt vray pourtant que cette meſme paſſion, qui luy aura donné cent bonnes qualitez, qu’il n’auroit jamais eues s’il n’euſt jamais eſté amoureux, pourra bien quelqueſfois, ſi elle devient un peu trop forte, faire qu’il y ait des jours où ſa converſation ne ſera pas agreable, & où il ne paroiſtra point du tout ce qu’il eſt : ainſi Madame, adjouſta t’elle, bien loin de croire comme vous, que Perinthe n’eſt moins ſociable que parce qu’il ceſſe d’aimer, je ſuis perſuadée au contraire, que c’eſt parce qu’il aime encore plus qu’il ne faiſoit, ou que peut-eſtre on l’aime moins : car pour l’ordinaire c’eſt plus par les ſentimens d’autruy que par les ſiens propres que l’on eſt malheureux, lors que l’on eſt poſſedé de cette paſſion. Mais en fin Doraliſe, adjouſta la Princeſſe, vous n’avez pas encore deſcouvert ce que vous vous eſtiez vantée de deſcouvrir ſi promptement : il eſt vray Madame, repliqua t’elle, que je ne ſuis pas encore aſſurée ſi quelques ſoubçons que j’ay eus ſont bien ou mal fondez. je vous prie du moins, dit la Princeſſe, de me dire ce que vous avez ſoubçonné : Ha Doraliſé (s’écria Perinthe, qui craignit qu’elle n’allaſt dire à Panthée ce qu’elle luy avoit autrefois dit à luy meſme devant que d’aller au Siege d’Epheſe) vous avez trop d’eſprit pour ignorer qu’il eſt certaines choſes dont il n’eſt jamais permis de railler : & trop de bonté auſſi pour vouloir me deſobliger ſi cruellement, en me donnant part à une choſe, que vous avez imaginée ſans aucune aparence. Le ſoin que vous aportez à m’empeſcher de parler, dit Doraliſe, pourroit pourtant eſtre une marque que je ne me trompe pas : mais quoy qu’il en ſoit, adjouſta t’elle, je m’impoſeray ſilence. La Princeſſe ſe mit alors à preſſer Doraliſe de luy dire ce qu’elle avoit ſoubçonné ; neantmoins elle eut beau la tourmenter, elle n’en pût venir à bout. Elle donna pourtant mille aprehenſions à Perinthe : touteſfois il aprehendoit ſans ſujet, car la raiſon principale qui empeſcha Doraliſe de dire à la Princeſſe ce qu’elle avoit penſé, fut qu’elle craignit qu’elle ne trouvaſt pas bon qu’elle euſt pû ſoubçonner qu’un homme comme Perinthe, euſt oſé lever les yeux vers elle. Cette converſation ſe paſſa donc de cette ſorte : pendant laquelle Doraliſe vit tant d’agitation dans les yeux de Perinthe, que quelqu’un eſtant venu parler à la Princeſſe, elle s’aprocha de luy, pour continuer de luy dire qu’il avoit fortifié tous ſes ſoubçons. Quoy Doraliſe, luy dit il, vous euſſiez voulu que je vous euſſe laiſſé dire une choſe comme celle là à la Princeſſe du monde la plus ſevere, & qui euſt peut-eſtre pû s’imaginer que je vous aurois donné ſujet de penſer ce que vous me dittes ſans doute ſans le croire ! En verité (adjouſta t’il avec beaucoup de fineſſe) vous m’avez cauſé un battement de cœur auſſi fort, que ſi vous euſſiez eſté preſte de me mettre mal avec la perſonne que vous dittes que j’aime : Perinthe qui avoit eu loiſir de ſe remettre, dit cela avec un eſprit ſi libre en aparence, qu’il en embarraſſa Doraliſe : & luy perſuada en effet qu’elle s’abuſoit.

Voila donc, Madame, le point où en eſtoient les choſes en ce temps là : Abradate craignoit plus qu’il n’eſperoit : Mexaris au contraire, eſperoit tout, & ne craignoit preſques rien : & Perinthe ſans avoir ny crainte ny eſperance, s’eſtimoit le plus infortuné de tous les hommes, par la certitude infaillible où il eſtoit, d’eſtre toujours malheureux, quoy qu’il pûſt arriver. Pour la Princeſſe, elle avoit une auſſi forte averſion pour Mexaris, qu’elle avoit une puiſſante inclination pour Abradate : & n’avoit guere moins d’amitié pour Perinthe, que pour Doraliſe & pour moy. Mais durant que Mexaris ſongeoit par quelle voye il pourroit obtenir du Roy, la permiſſion d’eſpouser Panthée ; & qu’Abradate penſoit à s’apuyer de l’amitié de Cleandre ; la conjuration d’Antaleon fut d’eſcouverte : qui a fait aſſez de bruit, pour croire que vous ne l’ignorez pas : de ſorte que ſans m’y arreſter, je vous diray que toute la Cour eſtant broüillée pour cela, on fut contraint de ne parler d’autre choſe durant quelque temps. Mais Madame, pour vous faire connoiſtre la difference qu’il y avoit, de l’ame de Mexaris à celle d’Abradate, je vous diray que ce premier fit tout ce qu’il pût ſecrettement, pour trouver les voyes de faire croire à Creſus que ce Prince avoit sçeu quelque choſe de la conjuration : mais quoy qu’il puſt faire, le Roy n’en eut pas ſeulement le moindre ſoubçon. Pour Abradate, il en uſa d’une autre ſorte : car s’eſtant trouvé deux hommes qui avoient eſté au ſervice de Mexaris, & qui n’avoient reçeu aucune recompence de luy ; ils reſolurent, sçachant la libéralité d’Abradate, & n’ignorant pas qu’il eſtoit Rival de leur Maiſtre, de luy aller dire que s’il vouloir ils l’accuſeroient, & le contraindroient par conſequent de s’eſloigner de la Cour. Et en effet, ces deux hommes de qui l’ame eſtoit auſſi meſchante, que celle de Mexaris eſtoit avare, ſurent luy faire cette propoſition : Abradate l’eſcouta avec horreur, & la rejetta hautement : mais apres cela, comme je croy, leur dit il, que vous ne vous eſtes portez à vouloir une ſi laſche action que parce que l’avarice de voſtre Maiſtre eſt cauſe que vous eſtes pauvres : je veux vous mettre en eſtat d’avoir loiſir d’en chercher un meilleur que luy ſans eſtre contraints de faire des crimes pour ſubsister : & alors, il fit donner plus qu’ils n’euſſent oſé pretendre, quand il les euſt voulu obliger à faire ce qu’ils luy avoient propoſé. Auſſi ſurent ils ſi ſurpris de cette generoſité, & ſi confus de leur perfidie, qu’ils ne penſerent jamais ſe reſoudre à accepter ce qu’Abradate leur donnoit : ils le firent touteſfois à la fin : mais quelque belle que fuſt cette action, on ne l’auroit pourtant jamais sçeüe, n’euſt eſté que ces deux hommes s’eſtant querellez au ſortir de chez Abradate, ſur le partage de ce qu’il leur avoit donné, il y en eut un qui tua l’autre : de ſorte qu’eſtant pris, & mis entre les mains de la Juſtice ; preſſé par le remors de ſa conſcience, il advoüa la veritable cauſe de ſon crime : & par ce moyen cette action heroïque d’Abradate fut sçeuë de tout le monde, & de Mexaris meſme : qui ne luy en fit touteſfois qu’un compliment aſſez froid. Pour la Princeſſe, elle en eut une joye extréme : & ſi grande, qu’elle ne pût s’empeſcher de la teſmoigner meſme à Abradate, en le loüant de ſa generoſité. Mais Madame, luy dit il, je ne voy pas qu’il y ait lieu de me loüer tant : car ſelon moy, ce n’eſt pas eſtre exceſſivement vertueux, que de ne vouloir pas faire une mauvaiſe action. Il eſt vray pourtant, luy dit il encore, que ſi vous regardez la choſe d’un autre biais, vous trouverez en effet, que s’agiſſant d’eſloigner un Rival, il a falu quelque fermeté, à ne s’y reſoudre pas : & je ne sçay ſi j’aurois eu aſſez de vertu pour cela, & ſi l’Amour auroit reſpecté la Nature, ſi ce n’euſt eſté que je sçay des voyes plus nobles de me deffaire de mes ennemis quand ils m’y forceront. Ha Abradate, luy dit elle, ne m’obligez pas à vous faire des leçons, au lieu de vous donner des loüanges : aſſurez moy du moins, repliqua t’il, que la joye que vous avez de ce que j’ay fait, n’eſt pas cauſée de ce qu’en agiſſant comme l’ay agy, je n’ay pas eſloigné le Prince Mexaris : je vous en aſſure, reſpondit elle, & ſans pretendre meſme que vous m’en ayez de l’obligation. Mais auſſi faites moy la grace de me promettre, que vous eſviterez autant qu’il vous ſera poſſible, d’avoir rien à demeſler avec ce Prince : pour le pouvoir faire Madame, repliqua t’il, il faudroit que je fuſſe aſſuré que la Princeſſe de Claſomene me fuſt favorable ; car ſans cela j’auouë que je ne puis pas reſpondre que le deſespoir ne me porte à me vanger ſur mon Rival, de toutes les rigueurs de ma Maiſtresse. Ce ſeroit eſtre fort injuſte, repliqua t’elle de punir celuy qui n’auroit point failly : c’eſt pourquoy il vaudroit mieux, adjouſta t’elle en rougiſſant, abandonner cette ſevere Perſonne. Ouy ſi je le pouvois ſans perdre la vie, interrompit Abradate, mais Madame, je ne vous aime pas ſi peu, que je puiſſe ſeulement deſirer de vous aimer moins : au contraire, quoy que je vous aime autant que je le puis, il me ſemble que je ne vous aime pas encore aſſez. je vous ſerois pourtant bien obligée, reprit elle, ſi vous me voiyez avec un peu plus d’indifference : croyez Madame, repliqua t’il, que vous ne me remercierez jamais de vous avoir donné cette ſatisfaction : mais inhumaine Perſonne que vous eſtes, adjouſta ce Prince affligé, eſt il poſſible que la plus pure & la plus reſpectueuse paſſion qui ſera jamais vous puiſſe offencer ? ſi elle ne m’offence pas, repliqua t’elle, il faut du moins advoüer qu’elle m’inquiette : & qu’ainſi je ſerois bien aiſe que vous n’euſſiez que de l’eſtime pour moy. Vous devriez encore adjouſter, reſpondit il, que vous ſouhaitteriez que j’euſſe perdu la veuë & la raiſon : car ſans cela Madame, vous deſirez une choſe impoſſible : puis que tant que j’auray des yeux, je vous trouveray la plus belle Perſonne du monde : & que tant que j’auray l’eſprit libre, je vous admireray, comme la plus merveilleuſe Princeſſe de la Terre. je penſe meſme, adjouſta cét amoureux Prince, que ſans yeux & ſans raiſon, je ne laiſſerois pas encore de vous adorer : ouy Madame, mon cœur eſt ſi abſolument à vous, & ſi accouſtumé à n’aimer rien que vous, que je penſe que ſi mes larmes m’aveugloient, & que ma douleur me fiſt perdre l’eſprit, mes pas me meneroient encore vers vous, & ma folie meſme ne m’entretien droit que de vous. Iuges apres cela, Madame, ſi voyant preſentement dans vos yeux, plus de charmes que perſonne n’en a jamais eu ; & ſi deſcouvrant dans voſtre eſprit, autant de beautez que voſtre viſage m’en montre, je pourrois n’avoir que de l’eſtime. Non non, Madame, la choſe n’eſt plus en ces termes là : & je ne sçay meſme ſi dés le premier jour que j’eus l’honneur de vous voir dans le Bois, & au bord de la Fontaine, j’euſſe ſeulement pû obtenir de moy aſſez de force, pour m’oppoſer à la puiſſance de vos charmes. Songez donc, je vous en conjure, à ne trouver point mauvais que je continuë de vous aimer juſques à la fin de ma vie : & que s’il eſt vray que vous aprehendiez quelques effets violents, de la violente paſſion que j’ay pour vous, il vous ſera aiſé de vous mettre l’eſprit en repos de ce coſté là ſi vous le voulez : car enfin ſi vous pouvez vous reſoudre à me donner quelques marques d’une affection particuliere : je vous promets de vous ouvrir mon cœur ; de n’avoir aucuns deſſeins que ceux que vous m’inſpirerez ; & de n’agir avec le Prince Mexaris que comme il vous plaira. Mais ſi au contraire, vous continuez de me traitter avec la meſme ſeverité que vous avez euë juſques icy, il ſera difficile, quelque reſpect que je doive au Frere de Creſus, & de la Reine de la Suſiane, que pour m’empeſcher d’eſtre encore plus malheureux que je ne ſuis, je ne cherche les voyes de me vanger de celuy que je croiray eſtre en partie cauſe de mes diſgraces, Il ſemble, dit alors la Princeſſe, que vous aſſurant comme je fais, que Mexaris n’eſt pas fort bien aveque moy, c’eſt vous oſter tout ſujet de vous attaquer à luy : & il me ſemble Madame, repliqua t’il, que puis que c’eſt à ſa conſideration que le Prince voſtre Pere me traitte plus froidement qu’il ne faiſoit autrefois, il n’eſt pas beſoin d’une autre raiſon pour me porter à luy nuire. Si j’ay pourtant quelque pouvoir ſur vous, adjouſta Panthée, vous n’entre prendrez jamais rien contre luy : du moins Madame, adjouſta t’il en me commandant de reſpecter mon Rival pour l’amour de vous, dittes quelque choſe d’obligeant pour l’amour de moy : je diray, reſpondit Panthée en ſous-riant, que je vous pardonne tout ce que vous m’avez dit aujourd’huy, pourveû que vous m’obeiſſiez exactement. je vous obeïray Madame, reſpondit il, mais ce ſera s’il vous plaiſt à condition que vous ſouffrirez que je prenne ſouvent de nouveaux ordres de voſtre bouche : car autrement je craindrois de manquer à ma parole.

Comme Panthée alloit reſpondre, Cleandre arriva, & fit changer de diſcours à la Princeſſe : qui depuis ce jour là, s’accouſtuma peu à peu : à ſouffrir que le Prince Abradate ſe pleigniſt des maux qu’elle luy cauſoit. Elle voulut meſme bien que Doraliſe & moy priſſions quelque ſoin de le conſoler de tant de petits chagtins que le Prince Mexaris luy donnoit : car quoy que la Princeſſe luy euſt enfin advoüé qu’elle avoit plus d’eſtime pour luy que pour tout le reſte du monde ; elle luy avoit pourtant touſjours conſtamment dit, qu’elle ne pourroit jamais ſe reſoudre à deſobeir à ſon Pere : & qu’ainſi tout ce qu’elle pouvoit faire pour luy, eſtoit de luy promettre de luy reſister autant que la bien ſeance le permettroit. Il ne laiſſoit pourtant pas d’avoir quelque eſperance que Mexaris ne reüſſiroit pas dans ſon deſſein : parce que Cleandre l’aſſuroit que Creſus par raiſon d’Eſtat, devoit ſans doute s’opoſer à cette alliance : & que pour l’amour de luy, il le confirmeroit ſi puiſſamment dans ce deſſein, que Mexaris n’en pourroit jamais venir à bout : de ſorte qu’il ne craignoit pas tant qu’il avoit fait autrefois. Côme il sçavoit que Perinthe eſtoit fort bi ? aupres du Prince de Claſomene, il luy faiſoit cent careſſes : la Princeſſe de ſon coſté, qui euſt eſté fort aiſe que Perinthe euſt aime Abradate, luy diſoit ſouvent qu’il parloit avantageuſement de luy, afin de l’y obliger : mais plus elle luy donnoit de marques de l’eſtime de ce Prince, plus il ſentoit dans ſon cœur de deſirs violents de luy nuire : parce qu’il croyoit que la Princeſſe ne luy diſoit toutes ces choſes, que pour avoir le plaiſir de parler de luy. Ce n’eſt pas que comme il eſtoit genereux, il n’euſt quelqueſfois honte de ſa propre foibleſſe, & de l’injuſtice de ſes ſentimens : mais l’amour eſtant pourtant touſjours la plus forte, il ne pouvoit s’empeſcher d’eſtre plus affligé de la paſſion qu’Abradate avoit pour la Princeſſe, que de celle de Mexaris. Cependant depuis que Panthée & Abradate ſurent aſſez bien enſemble pour pouvoir parler de leurs intereſts, elle voulut qu’il fuſt un peu moins aſſidu chez elle, afin qu’elle peuſt perſuader au Prince ſon Pere, qu’elle luy avoit obeï, pour ce qui regardoit Abradate : & qu’elle euſt plus de raiſon de luy reſister, en cas qu’il vouluſt la preſſer de conſentir au Mariage de Mexaris & d’elle. Il ne laiſſoit pourtant pas de la voir tous les jours : car ſi ce n’eſtoit chez elle, c’eſtoit chez la Princeſſe de Lydie, & meſme quelqueſfois chez Doraliſe. Les choſes ſurent donc ainſi, juſques à ce que le Prince Abradate perdit un grand apuy, en la perſonne de Cleandre : qui comme vous ne l’ignorez pas, fut arreſté priſonnier. Cét accident aporta un deſordre ſi grand dans la Cour, que je ne vous le sçaurois extrimer : car à la reſerve de Mexaris, qui le regardant comme le protecteur de ſon Rival, fut bien aiſe de ſa diſgrace ; il n’y eut aſſurément perſonne qui n’en jettaſt des larmes : & qui n’accuſast Creſus de beaucoup de precipitation & d’injuſtice, de s’eſtre laiſſé porter à ſoubçonner ſi legerement un homme à qui il devoit tant de victoires. Mais à peine nos larmes mes eſtoient elles eſſuyées pour Cleandre, qu’il en falut verſer d’autres pour la Princeſſe Palmis que l’on arreſta auſſi, & que l’on mena à Epheſe parmy les Vierges voilées. Depuis cela, Mexaris parla avec plus d’authorité qu’il n’avoit accouſtumé : & Creſus connut bien toſt que Cleandre qu’il ne vouloit pas rcconnoiſtre pour eſtre le Prince Artamas, n’eſtoit pas inutile pour le faire obeïr aveuglément & reſpectueusement, par tous les Grands de ſon Eſtat. En effet, Mexaris commença de parler de ſon mariage avec Panthée, comme d’une choſe preſques reſoluë : & comme on ne pouvoit croire qu’il parlaſt ainſi, ſans avoir quelque aſſurance de Creſus, ceux qui advertirent Abradate de la choſe, la luy dirent comme n’en doutant pas : de ſorte que tout deſesperé, il fut chez Doraliſe qui ſe trouvoit mal, & que la Princeſſe eſtoit allée voir. De vous dire Madame, tout ce qu’Abradate dit ce jour là à la Princeſſe, il ne me ſeroit pas poſſible : car il luy dit tant de choſes, qu’à peine pouvoit elle luy reſpondre. Tantoſt il ſe pleignoit de l’indifference qu’elle avoit pour luy : tantoſt il la conjuroit de l’aſſister : un moment apres, il ne luy demandoit pour toute grace, que de luy abandonner Mexaris : ainſi paſſant d’un diſcours à l’autre, ſans changer pourtant de ſujet, toute l’apres-diſnée ſe fuſt paſſée ſans rien reſoudre, ſi Doraliſe n’euſt enfin pris la parole. Mais Madame, dit elle a Panthée, pourquoy n’employez vous pas Perinthe, aupres du Prince voſtre Pere ? vous sçavez qu’il y eſt tout puiſſant ; il eſt vray, dit Panthée, mais c’eſt que je ne puis me reſoudre qu’à l’extremité, à deſcouvrir mon cœur à tant de gens. je promets pourtant, dit elle, ſi la choſe eſt auſſi avancée que le Prince Abradate la croit, de faire cet effort ſur moy meſme : & de parler à Perinthe, afin qu’il parle au Prince mon Pere contre Mexaris. Et vous ne luy parlerez point, interrompit ce Prince, pour l’obliger à parler pour Abradate ? je ne le pourrois pas, luy repliqua t’elle, & je vous tromperois, ſi je vous le promettois.

Cependant Perinthe aprenant comme les autres, que Mexaris parloit comme devant bien toſt eſpouser Panthée : & sçachant de plus, par le Prince de Claſomene, qu’en effet Mexaris l’aſſuroit qu’il n’eſtoit plus en termes de craindre que Creſus ne vouluſt choquer, comme il euſt fait du Prince Atys, ou devant la priſon de Cleandre ; il ſe trouva l’ame en une aſſiette mal affermie. Tant qu’il ne s’eſtoit agy que d’eſloigner un Amant aimé, il luy avoit ſemblé qu’il luy eſtoit tres avantageux, que Mexaris fuſt preferé à Abradate : mais il ne regarda pas pluſtost Mexaris comme devant bien toſt eſpouser Panthée, qu’il eut autant d’envie de deſtruire ſon deſſein, qu’il en avoit eu de l’avancer. Apres, venant à conſiderer, quel malheur ſeroit celuy de la Princeſſe, d’eſpouser un Prince pour qui il sçavoit qu’elle avoit une averſion invincible ; il ſe repentoit de tout ce qu’il avoit fait. Il ſentoit pourtant bien que s’il euſt encore eu à recommencer, afin de traverſer Abradate dans ſes intentions, il auroit encore fait la meſme choſe, c’eſt à dire qu’il auroit entretenu comme il avoit fait dépuis ſon retour de l’Armée, le Prince de Claſomene dans le deſſein de faire eſpouser ſa fille à Mexaris. Mais alors croyant que la choſe eſtoit preſte de reüſſir, il en entra en un deſespoir étrange : & il m’a dit qu’il fut tenté cent & cent fois, d’aller confeſſer tous ſes crimes à la Princeſſe, & de ſe tüer à ſes pieds. En effet, diſoit il, que me reſte t’il à faire qu’à mourir, puis que je ne puis jamais eſtre heureux, & que je ne puis meſme vivre miſerable, ſans traverſer le bonheur de la ſeule Perſonne que j’ayme ? Mais, diſoit il quelqueſfois, pourquoy donc ne sçaurois-je conſentir qu’elle eſpouse Mexaris ; car puis que je sçay de certitude, que je n’y puis jamais rien pretendre, je ne sçaurois trouver une meilleure voye de l’oſter pour touſjours à Abradate, que de la donner pour touſjours à Mexaris. Mais reprenoit il un moment apres, ce Mexaris n’eſt il pas mon Rival auſſi bien que l’autre ? & peut-on imaginer que l’on puiſſe avoir de l’amour, & ſouffrir que quelqu’un poſſede la perſonne que l’on aime ; Ha non non, diſoit il, je me ſuis trompé : & je n’ay jamais eu deſſein que Panthée fuſt Femme de Mexaris. je l’ay vouluë oſter à Abradate, & je ne l’ay jamais vouluë donner à ſon Rival & au mien. Et puis, adjouſtoit il encore, ſeroit-il juſte que pour diminuer quelque choſe de mon malheur je rendiſſe la Princeſſe que j’adore, la plus infortunée perſonne de la Terre ? elle, dis-je, qui m’adonné cent marques d’eſtime & d’amitié ; à qui je n’ay jamais deſcouvert ma paſſion : & à qui je ne l’oſerois deſcouvrir. Elle, dis-je encore, de qui je ne pourrois meſme me pleindre, quand elle me banniroit pour touſjours, ſi j’avois eu l’audace de luy dire que je l’aime : & elle enfin qui me pourroit haïr ſans injuſtice, ſi elle sçavoit ce que j’ay fait contre elle. Cependant je ne puis me reſondre à la voir Femme d’Abradate : & il me ſemble que puis que je me reſous à ne poſſeder jamais ce que j’aime, il y a quelque juſtice que celle qui a mis dans mon cœur une ſi cruelle paſſion, eſprouve une partie de mon malheur, en n’eſpousant pas Abradate. Apres avoir donc bien raiſonné ſur ſon amour, & ſur l’eſtat preſent des choſes, il imagina une voye par laquelle il creut pouvoir eſgalement empeſcher Mexaris & Abradate d’eſpouser Panthée, & voicy comment il fit ſon projet. Depuis la priſon de Cleandre, Andramite, qui eſt le meſme qui vient de conduire la Princeſſe Mandane & la Princeſſe Palmis, d’Epheſe à Sardis ; s’eſtoit mis aſſez bien aupres de Creſus, & eſtoit Amy particulier de Perinthe qu’il voyoit tous les jours : tant parce qu’ils ſe rencontroient ſouvent chez Creſus, que parcé qu’Andramite eſtant fort amoureux de Doraliſe la ſuivoit en tous lieux, & eſtoit par conſequent tres ſouvent chez la Princeſſe de Claſomene, où Perinthe eſtoit touſjours. Cét Amant caché imagina donc, de continuer de nuire à Abradate dans l’eſprit du Pere de la Princeſſe, & de nuire auſſi à Mexaris, par l’entremiſe d’Andramite, qu’il fit deſſein de faire parler à Creſus. En effet, ſans differer davantage, à executer ce qu’il avoit reſolu, il fut trouver ſon Amy : & pour pretexter la choſe, il luy fit une fauſſe confidence, de laquelle il pretendoit qu’il luy deuſt eſtre fort obligé. Il luy dit que la Princeſſe Panthée ayant une averſion invincible pour le Prince Mexaris, elle l’avoit chargé de chercher les voyes de rendre inutiles les deſſeins qu’il avoit pour elle : & qu’ainſi il faloit qu’il euſt recours à luy : n’ignorant pas qu’il luy ſeroit aiſé de faire que Creſus ne ſe relaſchast point de la reſolution qu’il avoit teſmoigné avoir, de n’aprouver jamais ce mariage. Andramite qui aimoit Perinthe ; qui de plus, en attendoit office aupres de Doraliſe & de la Princeſſe ? & qui outre cela, sçavoit qu’en effet Creſus avoit raiſon de ne vouloir pas que Mexaris eſpousast Panthée ; luy promit d’agir ſi puiſſamment, que ſans que Mexaris peuſt ſoubçonner d’où la choſe viendroit, il l’empeſcheroit abſolument d’eſpouser la Princeſſe du conſentement de Creſus : sçachant aſſez le peu d’inclination que ce Prince avoit pour cette alliance. Perinthe le remercia avec joye : & n’attendit pas long temps ce qu’il luy avoit fait eſperer ? car deux jours apres, Creſus deffendit à Mexaris de ſonger à eſpouser Panthée, luy propoſant meſme un autre mariage. Comme Mexaris s’eſtoit reſolu à agir plus hautement qu’il n’avoit accouſtumé, il reçeut ce diſcours aſſez fierement : mais Creſus emporté de colere, d’ouïr une reſponce ſi peu reſpectueuse, luy parla avec tant d’authorité, qu’il fut contraint de ceder ; de ſe taire ; & de ſe retirer : & je ne sçay meſme s’il ne ſeroit point ſorty de Sardis, ſi l’amour qu’il avoit pour Panthée ne l’en euſt empeſché. Cependant comme il craignit que la choſe eſclattant comme elle alloit faire infailliblement, le Prince de Claſomene ne ſe refroidiſt, il fut la luy dire luy meſme : l’aſſurant qu’il vaincroit l’obſlination du Roy, & le conjurant de ne changer pas de deſſein. Et en effet, le Prince de Claſomene croyoit voir Mexaris ſi prés du Thrône, qu’il luy promit tout ce qu’il voulut. je vous laiſſe à penſer, Madame, quelle joye fut celle de Panthée, quand elle sçeut ce qui s’eſtoit paſſé entre Creſus & Mexaris : & quel tranſport fut celuy d’Abradate, d’aprendre le malheur de ſon Rival. Comme ils ne sçavoient pas d’où leur venoit ce bonheur, ils l’attribuoient ſeulement à Creſus, qui par raiſon d’Eſtat s’oppoſoit à ce mariage : ſi bien qu’à la premiere converſation particuliere qu’Abradate eut avec Doraliſe & aveque moy, nous fuſmes plus de deux heures à ne parler d’autre choſe, & à nous en reſjouïr. Cependant Perinthe ne laiſſoit pas dans le meſme temps qu’Andramite agiſſoit contre Mexaris, d’agir en ſecret pour luy aupres du Prince de Claſomene, afin d’agir contre Abradate : ainſi voyant quelque lieu d’eſperer d’empeſcher ces deux Princes de poſſeder la Perſonne qu’il aimoit, il en parut plus gay, & redevint plus ſociable qu’il n’eſtoit quelques jours auparavant. Mexaris de ſon coſté, apres avoir eu loiſir de raiſonner ſur ce qu’il avoit à faire, fit tant qu’il ſe racommoda avec le Roy : luy faiſant eſperer qu’il ſe defferoit avec le temps, de la paſſion qu’il avoit dans l’ame : quoy qu’il euſt pourtant touſjours le deſſein d’eſpouser Panthée, & qu’il en aſſurast le Prince ſon Pere en ſecret.

Mais durant que les choſes ſe paſſoient ainſi, Andramite qui eſtoit fort amoureux de Doraliſe, & qui l’avoit meſme eſté, devant que d’eſtre marié à une belle Perſonne qui eſtoit morte il y avoit plus d’un an, pria Perinthe à ſon tour, de luy rendre office aupres de Doraliſe, ce qu’il luy promit : luy diſant que ſi ſes ſoins ne luy eſtoient pas utiles, il prieroit meſme la Princeſſe de favoriſer ſon deſſein. Voila donc en effet Perinthe fort reſolu à taſcher de ſervir Andramite, à qui il avoit tant d’obligation ? de ſorte que non ſeulement il ſe mit à parler avantageuſement de luy à Doraliſe, mais il me pria auſſi de luy en dire quelque choſe ; ce que je fis à la premiere occaſion que j’en trouvay : bien eſt il vray que je luy dis que c’eſtoit à la priere de Perinthe. je penſe, Madame, vous avoir dit que Doraliſe eſtimoit Perinthe ; & que ſi elle euſt peut-eſtre eſté en pouvoir d’inſpirer dans ſon cœur tous les ſentimens qu’elle euſt voulu, il en auroit eu d’aſſez tendres pour elle. Vous pouvez donc aiſément juger apres cela, que le voyant ſi empreſſé à parler pour Andramite, bien loin de le ſervir comme il le ſouhaitoit, il luy nuiſit pluſtost. Elle ne luy reſpondit pourtant pas incivilement : mais ce fut touteſfois d’une maniere, qui luy fit voir qu’il ne rendroit pas grand office a ſon Amy. Or Madame, pour achever d’embarraſſer Perinthe, il arriva que la Princeſſe qui commençoit d’eſperer que peut-eſtre eſpouseroit elle un jour le Prince Abradate, & qui prevoyoit qu’elle quitteroit Sardis, ſe mit dans la fantaiſie, pour ne perdre point Doraliſe, de luy faire eſpouser Perinthe. Comme elle sçavoit bien que cette Fille l’eſtimoit beaucoup, elle ne douta pas que s’il pouvoit ſe reſoudre à luy teſmoigner quelque affection, elle ne ſe reſolust à la recevoir favorablement ; joint qu’elle ne croyoit point du tout que Perinthe fuſt amoureux, comme Doraliſe l’aſſuroit en raillant : de ſorte que juſtement au ſortir de chez Doraliſe, d’où ſi venoit de luy parler d’Andramite, il reçeut ordre d’aller parler à la Princeſſe. Il ne fut pas plus toſt aupres d’elle, qu’elle luy dit qu’elle vouloit luy donner une marque de ſon amitié : l’en ay deſja tant reçeu, luy dit il, Madame, que je ne dois pas eſtre ſurpris de vous voir agir avec tant de bonté : mais je dois ſans doute aprehender de mourir ingrat. Vous vous aquiterez bien toſt de tout ce que vous croyez me devoir, repliqua t’elle, ſi vous le voulez : dittes moy donc s’il vous plaiſt, Madame, luy dit il avec precipitation, ce qu’il faut que je face pour cela. Il faut, luy dit elle, que vous vous attachiez un peu plus aupres de Doraliſe que vous ne faites : ce n’eſt pas que je ne voye que vous eſtes ſouvent avec elle : mais Perinthe, ſi vous voulez m’obliger, vous y ſerez comme avec une perſonne que je vous prie d’eſpouser, afin que je ne la perde point : & que vous attachant tous deux à mon ſervice, nous ſoyons toute noſtre vie inſeparables. je sçay (adjouſta t’elle, ſans luy donner loiſir de parler) que quoy que Doraliſe en die, elle ne vous croit point amoureux non plus que moy : c’eſt pourquoy sçachant combien vous l’eſtimez, & quel eſt le merite & le bien de cette Perſonne je ne penſe pas vous faire une propoſition injuſte, ny que vous me douiez refuſer. Panthée ayant ceſſé de parler, & Perinthe eſtant revenu de l’eſtonnement où le diſcours de la Princeſſe l’avoit mis, luy reſpondit à la fin avec autant de fineſſe que de civilité, quoy que ce fuſt avec une douleur fort ſensible. je ſuis bien malheureux, luy dit il, Madame, que vous ſouhaittez de moy une choſe injuſte & impoſſible : & une choſe encore que vous croyez fort equitable & fort aiſée : & qui n’eſt pourtant ny l’un ny l’autre. Quoy, interrompit Panthée, il n’y a pas quelque juſtice qu’un des hommes du monde le plus accomply, & de qui l’ame n’eſt point engagée, eſpouse une des plus aimables Filles la Terre ; & qui voulant un cœur qui n’ait jamais rien aimé, le trouvera en vous ! Mais Madame, reprit il, quand je ſerois ce que vous dittes que je ſuis, ce ne ſeroit pas encore aſſez : car Doraliſe veut eſtre aimée ; & je ne la sçaurois aimer que comme ma Sœur. Faites en du moins ſemblant, repliqua t’elle, & croyez que je vous en ſeray tres obligée : puis qu’encore que vous ne l’aimiez que comme voſtre Sœur, il pourra eſtre qu’avec le temps vous viendrez l’aimer comme voſtre Femme. je ne ſuis plus en termes de cela, reprit il, car Madame ne pouvant pas deviner le deſſein que vous aviez, je viens preſentement de luy parler avec une ardeur eſtrange en faveur d’Andramite, qui meurt d’amour pour cette Perſonne : & qui eſt non ſeulement plus honneſte homme que moy, mais de qui la fortune eſt auſſi plus conſiderable que la mienne. Ainſi, Madame, quand je pourrois me reſoudre à feindre, je feindrois inutilement, apres ce que je luy ay dit. De plus, que pourroit penſer Andramite de mon procedé : & qu’en penſeriez vous vous meſme, quand vous y auriez ſongé ? Ha Perinthe, interrompit la Princeſſe, ſi vous ne pouvez m’obeïr, du moins ne ſervez pas Andramite : car je ne veux point s’il eſt poſſible que Doraliſe ſoit mariée à Sardis. Mais, luy dit Perinthe, ſi le Prince Mexaris vous eſpouse, vous ne la perdriez pas quand elle ſe marieroit à Andramite : vous avez raiſon, dit elle, mais c’eſt que graces aux Dieux je n’eſpouseray jamais Mexaris : & qu’ainſi j’ay lieu de croire que je quitteray bien toſt Sardis, pour m’en retourner à Claſomene. Si le Prince Abradate (adjouſta t’il, pour deſcouvrir ſes ſentimens) eſtoit plus heureux que Mexaris, il ne vous mencroit pas à Suſe, car ſes affaires n’y ſont pas en termes de cela : & je ne sçay ſi Creſus ſouffriroit qu’il allaſt demeurer à Claſomene. Quoy qu’il en ſoit, dit la Princeſſe en rougiſſant, je ne veux point qu’Andramite eſpouse Doraliſe, & je voudrois que Perinthe la vouluſt eſpouser : je ne la sçaurois trahir Madame, luy dit il en ſouspirant. Pour moy, reprit la Princeſſe, je ne puis pas comprendre qu’eſtimant Doraliſe comme vous faites ; l’aimant meſme, dittes vous, comme voſtre Sœur ; vous ne puſſiez ſi vous vouliez m’obeïr facilement : car pour Andramite, adjouſta t’elle, je me chargerois de le ſatisfaire. Comme elle diſoit cela, Doraliſe entra, qui trouvant Perinthe ſeul aupres d’elle, & s’imaginant qu’il l’eſtoit allée prier de parler pour Andramite ; au nom des Dieux Madame, dit elle à Panthée, faites moy la grace de me dire ſi je n’ay point de part à voſtre converſation ? vous y en avez tellement, repliqua la Princeſſe, que nous n’avons parlé que de vous : je m’imagine, reprit Doraliſe, que Perinthe pour vous prouver auſſi bien qu’à moy, que je n’ay pas une trop grande part à ſon cœur, vous prie peut— eſtre de me commander de conſiderer plus Andramite que je n’ay fait juſques icy : mais Madame ſi cela eſt, je vous ſuplie de le refuſer : car je ne sçache pas un homme au monde, que je n’eſpousasse pluſtost qu’Andramite. c’eſt pourtant un fort honneſte homme, reprit Perinthe ; il eſt vray dit elle, mais comme il l’eſtoit ſans doute devenu aimant la Perſonne qu’il avoit eſpousée, qui en effet eſtoit très belle & tres aimable, il ne m’eſt nullement propre ; puis que j’en veux un qui n’ait jamais rien aimé que moy. Comme elle achevoit de prononcer ce dernier mot, Andramite arriva : qui s’aperçeut aiſément que les ſoins de Perinthe ne luy eſtoient pas favorables : car Doraliſe qui avoit l’eſprit irrité, ſans pouvoir bien preciſément dire pourquoy, le railla cruellement ce jour là ; & d’autant plus, qu’elle vit que la Princeſſe y prenoit plaiſir.

Quelque temps apres eſtant arrivé du monde, & Andramite l’entretenant tout bas, elle le reduiſit aux termes de luy proteſter qu’il n’avoit jamais aimé qu’elle, non pas meſme la Femme qu’il avoit eſpousée. Ha Andramite s’eſcria t’elle, comment me pourriez vous donc aimer, moy, dis-je, qui ne ſuis ny ſi belle ny ſi aimable qu’elle eſtoit ? il voulut alors luy dire que c’eſtoit parce qu’il l’avoit aimée dés ce temps là, & qu’il ne s’eſtoit marie que par le commandement de ſon Pere ; mais cela ne ſervit à rien : car trouvant quelque choſe de plaiſant, de l’avoir obligé à luy dire qu’il n’avoit jamais aimé la Perſonne qu’il avoit eſpousée ; des qu’il n’y eut plus que Perinthe & Andramite chez la Princeſſe, elle ſe mit à luy dire en riant tout ce que ce malheureux Amant luy venoit de dire : & comme en effet c’eſtoit d’abord une aſſez bizarre choſe à imaginer, que de vouloir perſuader à une Perſonne que l’on veut eſpouser que l’on n’a jamais aimé ſa Femme, la Princeſſe ne pût s’empeſcher d’en rire. Andramite avoit beau dire que c’eſtoit parce qu’il l’avoit touſjours aimée, il parloit inutilement : Perinthe auſſi, qui malgré ce que la Princeſſe luy avoit dit, vouloit du moins teſmoigner à ſon Amy, qu’il faiſoit pour luy tout ce qu’il pouvoit, ſoutenoit que Doraliſe luy devoit sçavoir gré de ce qu’il n’avoit pas aimé ſa femme, puis que ç’avoit eſté pour l’amour d’elle : mais quoy qu’ils puſſent dire tous deux, Doraliſe ne s’adoucit point. Perinthe ſe trouvoit pourtant fort embarraſſé : car il n’oſoit parler auſſi fortement pour Andramite qu’il euſt fait, ſi la Princeſſe ne luy euſt pas parlé comme elle venoit de luy parler. Il n’oſoit pas non plus ne dire rien en ſa faneur de peur de l’irriter, apres l’obligation qu’il luy avoit : de ſorte qu’il eſtoit dans une contrainte eſtrange, & qui ne finit que vers le ſoir. Depuis cela, la Princeſſe par la encore pluſieurs fois à Perinthe, pour l’obliger à changer de deſſein : mais elle le trouva toujours dans une obſtination invincible. Elle ne diſoit pourtant pas à Doraliſe l’intention qu’elle avoit ; & j’eſtois la ſeule qui la sçavois, & à qui elle en parloir ; car eſperant touſjours qu’il changeroit enfin d’humeur, elle ne vouloit pas aprendre à Doraliſe, la reſistance qu’elle avoit trouvée dans ſon eſprit. Cependant Perinthe n’oſoit preſques plus regarder la Princeſſe, ny Doraliſe : & il redevint tres melancolique. Pour Abradate, comme ſa liberalité luy avoit aquis tous les Domeſtiques du Prince de Claſomene, il fut adverty par quelqu’un deux, qui avoit entendu parler Perinthe à ſon Maiſtre, qu’il ſervoit le Prince Mexaris autant qu’il pouvoit : de ſorte que s’en allant tout a l’heure chez Doraliſe, pour luy demander conſeil s’il devoit le dire à la Princeſſe, ou en parler à Perinthe ; il la trouva qui venoit de sçavoir par Andramite : que ç’avoit eſté Perinthe qui l’avoit porté à parler à Creſus, afin d’empeſcher le mariage de Mexaris. Car encore que Doraliſe l’euſt fort mal traité, il y avoit pourtant des jours où elle luy faiſoit dire tout ce qu’elle vouloit : de ſorce que, dés qu’Abradate luy eut dit ce qu’il venoit d’aprendre, elle luy dit en ſuitte ce qu’elle venoit de sçavoir : & comme ces deux choſes eſtoient contraires, & paroiſſoient pourtant toutes deux certaines, cela les embarrana eſrangement. Ils reſolurent donc de ne rien croire, & de ne rien determiner, qu’apres avoir sçeu de la Princeſſe ce qu’elle en penſoit : Doraliſe vint donc à l’heure meſme la trouver : & luy dire ce que le Prince Abradate avoit sçeu, & de qui il l’avoit sçeu : en ſuitte dequoy, elle luy dit qu’Andramite croyant ſans doute rendre office à Perinthe, & s’en rendre à luy meſme, luy avoit dit en confidence que c’eſtoit par ſon moyen que Mexaris avoit eſté mal reçeu de Creſus. De ſorte (reprit la Princeſſe, apres avoir eſcouté Doraliſe) que ſi Andramite dit vray, je ſuis fort obligée à Perinthe : & que ſi ce que l’on a die au Prince Abradate eſt veritable, j’ay ſujet de me pleindre eſtrangement de luy ; puis qu’enfin il n’ignore pas, que j’ay de l’averſion pour Mexaris. Ce qui m’embarraſſe le plus, adjouſta la Princeſſe, eſt que celuy qui a raporté à Abradate que Perinthe favoriſe Mexaris, n’eſt pas un homme à dire un menſonge : ainſi, je croirois que ce ſeroit pluſtost Andramite qui ne diroit pas la verité. Ha Madame, s’eſcria Doraliſe, je vous reſponds qu’Andramite n’a point inventé ce qu’il m’a dit : il faut donc, repliqua la Princeſſe, que je m’en eſclaircisse avec Perinthe meſme : car je l’ay touſjours connu ſi ſincere & ſi homme d honneur, que je ſuis perſuadée qu’il m’advoüera la verité, de quelque façon que ſoit la choſe. Ainſi ſans differer davancage, la Princeſſe envoya querir Perinthe : & Doraliſe eſtant venuë dans ma Chambre, laiſſa Panthée dans la liberté de faire dire à Perinthe ce qu’elle vouloit sçavoir de luy. Il ne fut donc pas plus toſt aupres d’elle, que le regardant avec aſſez d’attention, dittes moy je vous prie Perinthe, luy dit la Princeſſe, vous dois-je faire des reproches ou des remercimens ? je penſe Madame, repliqua t’il, que vous ne me devez faire ny remercimens ny reproches : puis que je ne me ſouviens pas de vous avoir rendu aucun ſervice conſiderable ; & que je sçay de certitude, que je n’ay jamais eu deſſein de vous deſplaire. Cependant, dit la Princeſſe, je ſuis advertie par une perſonne que vous m’avez rendu un grand ſervice : & par une autre que vous m’avez fait une grande infidélité. Parlez donc Perinthe, m’avez vous ſervie, ou m’avez vous deſobligée ? Si j’en croy mon cœur, luy dit elle, je croiray je premier : & je le ſens deſja tout diſposé, à reconnoiſtre importamment le ſervice que vous m’avez rendu : mais ſi l’en crois la perſonne qui a dépoſé contre vous, je ſeray obligée de m’en pleindre. je vous promets pourtant de vous pardonner, ſi vous m’advoüez voſtre crime : dittes donc Perinthe, que faut il que je penſe de vous ? Madame, luy dit il, quand je sçauray dequoy on m’accuſe, je verray ſi je me pourray juſtifier : pour vous montrer, luy dit elle, que je cherche pluſtost à me loüer de vous qu’à vous accuſer, dittes moy s’il eſt vray que ce ſoit à vous que j’aye l’obligation d’avoir eſté cauſe que Creſus a parlé ſi fortement à Mexaris ? Il eſt vray Madame, reprit il, que ne croyant pas que ce Prince là fuſt digne de vous, & ayant aſſez remarqué que vous aviez beaucoup d’averſion pour luy, j’obligeay Andramite à parler à Creſus, pour deſtourner un mariage qui ne vous plaiſoit pas. juſques là, interrompit Panthée, je vous ay beaucoup d’obligation : mais pourquoy donc en parlant au Prince mon Pere, n’agiſſez vous pas dans les meſmes ſentimens ? & pourquoy eſtes vous aupres de luy le protecteur de Mexaris ? Perinthe changea de couleur, entendant parler la Princeſſe de cette ſorte : qui voyant l’altération qui paroiſſoit dans ſes yeux, connut qu’en effet il y avoit quelque vérité à ce qu’on luy avoit dit. Touteſfois comme l’amour fait trouver des excuſes à tous les crimes qu’il fait commettre, Perinthe n’en manqua pas : ſi bien qu’apres avoir ſurmonté la premiere honte qu’il eut de ſa foibleſſe, il ſe remit aſſez pour luy reſpondre. J’advoüe Madame, luy dit il, que vos Eſpions ſont aſſez fidelles : & qu’en certaines occaſions, où le Prince voſtre Pere m’a teſmoigné eſtre fortement reſolu de vous faire eſpouser le Prince Mexaris, je ne me ſuis pas oppoſé directement à ſes intentions : & je l’ay fait d’autant pluſtost que je sçavois bien qu’il ne les pourroit pas executer. je me ſuis donc contenté, de luy perſuader autant que je l’ay pû, qu’il ne devoit pas ſonger à ſouffrir que ce Prince vous eſpousast, ſans le conſentement de Creſus, que je sçay qui ne le donnera jamais : ainſi ſans rien hazarder, je ſuis quelqueſfois tombé d’accord en luy parlant, que Mexaris eſt un Grand Prince, qui ſelon les aparences, pourra un jour eſtre Maiſtre de toute la Lydie : de ſorte Madame, que ſans prejudicier à vos intereſts, j’ay ſeulement voulu un peu meſnager les bonnes graces de mon Maiſtre : & ne m’oſter pas les moyens de vous rendre ſervice aupres de luy, ſi l’occaſion s’en preſentoit. Ce que vous me dittes, repliqua la Princeſſe, eſt plein d’eſprit, & paroiſt meſme vray-ſemblable : puis qu’il eſt certain que je ne voy aparence aucune que vous ayez pû vouloir deux choſes contraires tout à la fois. Mais comme enfin il y a pourtant je ne sçay quoy en voſtre procedé, qui n’eſt pas de la maniere dont vous avez accouſtumé d’agir, il faut reparer ce manquement là, par une ſincerité tres exacte, que je demande de vous : c’eſt pourquoy, ſi vous voulez me perſuader que vos intentions ont eſté telles que vous le dittes, vous me rendrez un conte tres fidelle, de tout ce que le Prince mon Pere vous dira de moy : car comme je ne veux rien entreprendre contre ſon ſervice, que je ne cherche qu’à n’eſtre pas malheureuſe, je ne penſe pas vous demander rien d’injuſte. je vous promets Madame, luy dit il malicieuſement, de vous dire tout ce qu’il me dira du Prince Mexaris : ne changez point mes paroles, reprit la Princeſſe, & engagez vous à me dire tout ce qu’il vous dira de moy. Perinthe qui connut bien que la Princeſſe ne luy parloit ainſi, que parce qu’elle vouloir auſſi sçavoir ce que le Prince ſon Pere luy diroit d’Abradate, en fut ſi, interdit, qu’il fut quelque temps ſans luy reſpondre : mais à la fin comme elle l’en preſſa : je crains ſi fort, luy dit il, d’eſtre obligé de vous dire quelqueſfois des choſes peu agreables, que je ne m’engage qu’avec peine à faire ce que vous deſirez. La Princeſſe euſt bien voulu pouvoir obtenir d’elle, aſſez de hardieſſe pour luy faire sçavoir qu’elle ne luy ſeroit pas moins obligée de parler pour Abradate, que de parler contre Mexaris, mais il n’y eut pas moyen : auſſi croiſie que ſi elle luy euſt fait cette priere, il en ſeroit mort de douleur : ou luy auroit du moins donné de ſi viſibles marques de ſa paſſion, qu’elle s’en ſeroit à la fin aperçeuë.

Cette converſation s’eſtant donc paſſée ainſi, Panthée creut effectivement que Perinthe n’avoit eu autre intention que de meſnager ſa fortune en la ſervant, & le fit croire au Prince Abradate : mais pour Doraliſe, elle ne ſe laiſſa pas perſuader ſi facilement : au contraire, tous ſes ſoubçons qu’elle avoit eus autrefois, de la paſſion de Perinthe, ſe renouvellerent dans ſon eſprit. Neantmoins comme elle l’eſtimoit effectivement, elle n’en dit rien à la Princeſſe, de peur de luy nuire : mais elle ne pût s’empeſcher de m’en dire quelque choſe, apres m’avoir fait promettre de n’en parler point. D’abord je creus qu’elle ne parloit pas ſerieusement : mais un moment apres, mes ſoubçons ſurent plus forts que les ſiens : car non ſeulement je penſay tout ce qu’elle penſoit, mais encore cent autres choſes dont je me ſouvins, & ſur leſquelles je n’avois pas arreſté mon eſprit, lors qu’elles eſtoient arrivées. je tombay pourtant dans le ſens de Doraliſe : & je me reſolus auſſi bien qu’elle, à n’aller pas nuire à un auſſi honneſte homme que Perinthe, ſur un ſoubçon, qui apres tout, pouvoit eſtre mal fondé : puis qu’il ne l’eſtoit que ſur des conjectures, qui ſont bien ſouvent trompeuſes. C’eſt pourquoy je fis une reſolution conſtante, de ne rien dire à la Princeſſe : touteſfois comme cela pouvoit avoir de fâcheuſes ſuittes, nous nous reſolusmes de l’obſerver ſoigneusement : & de nous dire l’une à l’autre, tout ce que nous deſcouvririons. j’advoüe Madame, que je fis une legereté en cette occaſion ; qui fut de dire à Doraliſe, la propoſition que la Princeſſe avoit faite à Perinthe touchant ſon mariage : mais il me ſembloit que cela eſtoit une preuve ſi forte de la paſſion dont nous le ſoubçonnions, que je ne pûs m’en empeſcher. je ne l’eus pourtant pas pluſtost dit, que j’euſſe voulu ne l’avoir pas fait : mais il n’eſtoit plus temps. Ce n’eſt pas que je ne diſſe la choſe de façon que Doraliſe ne pouvoit pas avoir un juſte ſujet de ſe pleindre : mais apres tout, je m’aperçeus bien que ce que je luy dis la toucha, car elle en rougit de dépit. Je vous laiſſe à penſer, luy dis-je alors pour l’adoucir, ſi Perinthe vous eſtimant autant qu’il vous eſtime, & teſmoignant avoir tant d’amitié pour voſtre Perſonne : n’auroit par reçeu aveque joye, la propoſition que la Princeſſe luy a faite, quand meſme il n’auroit point eu du tout d’amour pour vous : ainſi il faut conclurre qu’il en a pour quelque autre : & que cette autre eſt aſſurément Panthée. S’il aime Panthée, reprit Doraliſe, je luy pardonne de bon cœur : & je luy pardonne d’autant pluſtost, qu’il ſera aſſez puny de cette folle paſſion, par la meſme paſſion qui le poſſede. Mais ſi c’eſt quelque autre, je me vangeray ſur luy, & de ſon refus, & de l’injure que la Princeſſe m’a faite, de m’aller offrir ſans m’en rien dire. Doraliſe malgré ſa colere, connoiſſoit pourtant bien que le ſentiment de la Princeſſe avoit eſté obligeant pour elle : mais c’eſt qu’elle ne vouloit pas ſe pleindre autant de Perinthe que de Panthée. Depuis cela, cet Amant caché ne ſe pût preſques plus cacher à nous : il ne faiſoit pas une action, ny ne diſoit pas une parole, où nous ne creuſſions voir des marques de ſon amour : auſſi l’obſervions nous ſi ſoigneusement qu’il s’en aperçeut, & nous en demanda meſme la cauſe. Comme il, craignoit que la Princeſſe n’euſt dit a Doraliſe quelque choſe de ce qui c’eſtoit paſſé entre eux, & qu’il craignoit auſſi qu’elle ne luy en vouluſt mal, il redoubla ſa civilité pour elle ; n’oſant plus luy parler d’Andramite, que Doraliſe à la priere de la Princeſſe, traita un peu moins ſeverement, depuis qu’elle eut sçeu que ç’avoit eſté par ſon moyen, que Mexaris avoit eſté traverſé dans ſon deſſein. Cependant ce Prince s’aſſurant touſjours ſur la parole du Pere de la Princeſſe, attendoit quelque occaſion favorable, ou de faire changer d’avis à Creſus, ou d’eſpouser Panthée malgré luy, s’il ne le pouvoit autrement. De ſorte qu’il vivoit ſans beaucoup d’inquietude : dans la certitude où il penſoit eſtre de l’heureux ſuccés de ſon deſſein. Abradate eſtoit pourtant plus heureux que luy : car eſtant aſſuré du cœur de Panthée, il avoit d’aſſez douces heures, malgré tant d’obſtacles qui s’opoſoient à ſon bonheur. Mais pour le malheureux Perinthe, il n’eſtoit jamais ſans affliction : il trouvoit pourtant quelque eſpece de repos, à penſer que Panthée n’eſpousant ny Mexaris ny Abradate, ne ſe marieroit peut-eſtre point. Il m’a dit depuis, que lors qu’il trouvoit lieu de croire que cela pourroit arriver ; il avoit preſque autant de joye, qu’en peut avoir un Amant, qui eſt à la veille de poſſeder ſa Maiſtresse. Les choſes ſurent donc quelque temps de cette ſorte : pendant quoy l’amour d’Andramite pour Doraliſe, eſtoit ce qui ſervoit à rendre la converſation plus agreable : eſtant certain que l’on ne peut rien imaginer de plus bizarre ny de plus galant, que tout ce que cette Fille luy diſoit. Car comme il vouloit touſjours ſoutenir qu’il n’avoit jamais aimé qu’elle, elle auſſi luy diſoit auſſi touſjours, que s’il avoit aimé la Femme qu’il avoit perduë, il ne luy eſtoit point propre : & : que s’il ne l’avoit point aimée, il avoit eſté fort injuſte puis qu’elle avoit eſté fort aimable : & que par conſequent elle n’eſpouseroit jamais un homme qui auroit eſté mauvais Mary.

Un jour donc que Mexaris & Abradate ſe trouverent chez la Princeſſe, quoy que ce dernier y allaſt un peu moins ſouvent par les ordres de Panthée ; Doraliſe ſe trouvant en un de ces jours où elle eſtoit la plus redoutable, ſe mit à leur demander, comme ils luy parloient d’Andramite, ſi elle n’avoit pas raiſon de reſister aux perſuasions d’un homme, qui n’avoit point pleuré la mort de ſa Femme ? mais, luy die Abradate, s’il l’a veuë mourir ſans douleur, ſeulement parce qu’il la regardoit comme un obſtacle au deſſein qu’il avoit d’eſtre aimé de vous, bien loin de l’accuſer d’inſensibilité, vous le devriez loüer de conſtance & l’en recompenſer. Il eſt vray, dit Doraliſe, qu’a regarder la choſe de ce coſté là, je luy ay quelque obligation : mais pourquoy l’eſpousoit il s’il m’aimoit ? & s’il ne m’aimoit pas, pourquoy ne l’a t’il point regrettée, & pourquoy ne la regrette t’il point encore ? Mais s’il la regrettoit, dit la Princeſſe, il ne vous aimeroit pas : j’en tombe d’accord, repliqua t’elle, mais auſſi en ſeroit il plus heureux. Son bonheur ſeroit mediocre, reprit Mexaris, de pleindre eternellement la mort d’une perſonne qu’il auroit aimée, je vous aſſure, reſpondit Doraliſe en ſous-riant, qu’une Maïſtresse vivante un peu capricieuſe, eſt bien auſſi incommode qu’une femme morte, quand elle auroit elle la meilleure du monde. Il ſemble par ce que vos dittes, reprit Mexaris, que vous vous acculiez vous meſme : il eſt certains caprices, adjouſta Abradate, dont les Belles ſont vanité, & qui ne laiſſent pas de donner beaucoup de peine à ceux qui les aiment. Il en eſt auſſi, répliqua froidement Mexaris, qui ſont fort avantageux à quelques uns : & qui les font quelqueſfois preferer ſans raiſon à d’autres qu’ils ne valent pas. Ce que vous dittes peut ſans doute arriver, reprit Abradate, mais pour moy qui ay beaucoup de reſpect pour les Dames, & qui n’ay pas moins bonne opinion de leur jugement que de leur eſprit, je ſuis perſuadé que pour l’ordinaire, les Amants heureux méritent de l’eſtre. Vous avez ſans doute raiſon, dit Doraliſe ; & tous ces Amants pleintifs, qui ne parlent jamais qu’en accuſant la perſonne qu’ils aiment, de caprice ou de peu de jugement, ſont aſſurément & capricieux, & peu judicieux tout enſemble. Ce ſont, dis-je, de ces gens, qui s’offencent de peu de choie : & qui s’eſtimant beaucoup plus qu’ils ne méritent de l’eſtre, croyent qu’on leur fait une injuſtice extrême de ne les choiſir pas, & de ne les eſtimer pas autant qu’ils s’eſtiment eux meſmes. Il eſt vray (dit la Princeſſe ſans s’en pouvoir empeſcher) que j’en connois qui font ce que vous dittes : j’en connois auſſi, reprit malicieuſement Doraliſe, & peuteſtre ſont-ce les meſmes dont vous entendez parler. Mais quoy qu’il en toit, adjouſta t’elle, comme l’Amour eſt aveugle auſſi bien que la Juſtice, il faut qu’il agiſſe dans le cœur des Dames, comme elle doit agir dans le cœur des luges : c’eſt a dire que ſans ſe ſoucier de la Grandeur ; delà qualité ; des menaces : & des pleintes des pretendans ; il faut juger equitablement, du mérite & du ſervice de ceux qui ſe donnent à nous. Que ne jugez vous donc en faveur d’Andramite ? reprit Abradate ; je ne trouve pas que je le puiſſe, repliqua t’elle, & toute la grâce que je luy puis faire, eſt de ne le juger encore. Mais puis que vous croyez, dit Mexaris, que l’amour fait tous les honnettes gens qui font au monde, comment pouvez vous ne trouver pas Andramite fore accomply, puis qu’il aſſure qu’il vous aime infiniment ? Je n’ay jamais dit, repliqua t’elle, que tous ceux qui aiment fuſſent honneſtes gens, mais bien que l’on ne peur eſtre parfaitement honneſte homme ſans avoir aime : joint que ce n’eſt pas par par cette raiſon que je refuſe Andramite, de qui le merite eſt grand : mais ſeulement parce que s’il a aimé ſa femme, je ne le sçaurois ſouffrir, puis que je veux un cœur qui n’ait rien aimé : & que s’il ne l’a point aimée, je ne dois pas non plus le choiſir, puis que ſelon mon ſens il la devoit aimer. Cette regle generale reprit Abradate, qui dit que pour eſtre aimé il faut aimer, ne ſe trouve donc pas bien fondée, puis qu’Andramite ne peut toucher voſtre cœur : elle n’eſt ſans doute pas generale comme vous le dittes, repliqua t’elle, & je ſerois meſme bien marrie qu’elle le fuſt. Mais ce qui fait que ce diſcours qui eſt sçeu de toutes les Nations, eſt quelqueſfois troué faux, c’eſt aſſurément que l’on n’entre pas dans le veritable ſens de ceux qui l’ont dit la premiere fois, & qui en ont fait une regle univerſelle. Car enfin ils n’ont jamais entendu, que pour aimer on deuſt infailliblement eſtre aimé : mais c’eſt qu’ils croyoient ſans doute auſſi bien que moy, qu’à force d’aimer on devient aimable : de ſorte qu’en diſant à un homme ſi tu veux eſtre aime, aime, c’eſt luy donner le plus court moyen de faire paroiſtre ce qu’il a de bon dans le cœur. Et quelqueſfois auſſi ce ce qu’il a de plus mauvais, adjouſta la Princeſſe : en effet combien y a t’il de gens, qui n’auroient jamais commis de grands crimes, s’ils n’avoient point eu de paſſion violente ? Il n’en faut pourtant pas accuſer l’Amour, reprit Doraliſe : qui ne donne aſſurément jamais de mauvaiſes inclinations : & comme on ne ſe pleint pas du Soleil, que je compare touſjours avec l’Amour, de ce qu’il fait naiſtre mille Beſtes venimeuſes, dans le meſme temps qu’il blanchit des Lis, où qu’il colore des Roſes : de meſme il ne faut pas accuſer l’Amour des baſſesses de quelques laſches Amans qui ſont au monde : puis qu’il inſpire cent actions heroïques, & qu’il fait pratiquer toutes les vertus à mille autres, qui ne ſeroient peut-eſtre que des hommes ordinaires ſans cette paſſion. La Princeſſe ſe mit à rire de la penſée de Doraliſe, auſſi bien qu’Abradate : mais pour Mexaris il demeura aſſez interdit : & d’autant plus, que Doraliſe continuant de parler, dit encore cent choſes où il pouvoit prendre part. Il remarqua meſme une fois, que les regards d’Abradate & ceux de Doraliſe s eſtant rencontrez, ils avoient ſous-ry d’intelligence : & qu’Abradate par une action de teſte avoit ſemblé la remercier de toutes les choſes piquantes qu’elle luy avoit dittes : ſi bien qu’ayant l’eſprit fort aigry, il ne parla plus le reſte du jour qu’à mots interrompus : & dit meſmes pluſieurs choſes aſſez dures à Abradate, qui y reſpondit avec autant de fermeté, que le reſpect qu’il vouloit rendre à la Princeſſe & à la qualité de ſon Rival le luy permettoit. Comme elle s’aperçeut aiſément du chagrin de Mexaris, elle fit ce qu’elle pût pour deſtourner la converſation : & en effet, la colere de ce Prince ſe calmant un peu en aparence, elle creut que la choſe n’auroit point de fàcheuſe ſuitte. Ils ſortirent donc de chez elle en meſme temps : car lors que Mexaris vit qu’Abradate s’en alloit, il prit auſſi congé de la Princeſſe, quoy qu’elle le vouluſt retenir.

Comme ils ſurent au pied de l’Eſcalier Mexaris parla bas à un des ſiens : en ſuitte dequoy il demanda à Abradate, s’il ne voudroit pas bien s’aller promener dans les Jardins du Palais qui eſtoient fort proche ? & comme il luy eut reſpondu qu’il luy ſuivroit, ils y ſurent : Mexaris eſtant accompagné de huit ou dix des ſiens, & Abradate d’un pareil nombre. Auſſi toſt qu’ils ſurent dans ces Jardins, Mexaris mena Abradate dans une grande Allée, où il n’y avoit perſonne : & apres avoir fait ſigne qu’il ne vouloit pas eſtre ſuivy, il s’arreſta : & regardant Abradate d’un air aſſez imperieux ? il y a long temps, luy dit il, que j’ay eu deſſein de vous parler : mais l’eſperance que j’avois, que de vous meſme vous vous porteriez à faire ce que mille raiſons veulent que vous faſſiez, m’a obligé de differer juſques à cette heure à vous advertir, que vous n’agiſſez nullement comme eſtant fils de la Reine de la Suſiane ma Sœur. Car encore que mon âge ne ſoit pas fort different du voſtre, je ne laiſſe pas d’eſtre en droit d’exiger de vous quelque eſpece de defference : & comme eſtant mon Neveu, & comme eſtant refugié dans une Cour, où je dois eſtre plus conſideré que vous. Seigneur (répliqua Abradate, avec une civilité hardie) je ne sçache pas avoir manqué au reſpect que je vous dois, ny comme eſtant Fils de la Reine de la Suſiane, ny comme eſtant refugié en un lieu où vous eſtes en effet tres conſiderable ; c’eſt pourquoy je penſe pouvoir dire, que la pleinte que vous faites de moy eſt injuſte : & que la maniere dont vous vous en pleignez eſt un peu outrageante. Ce que vous faites tous les jours, reprit Mexaris, m’eſt bien plus injurieux : car enfin vous n’avez pas ignoré que l’eſtois amoureux de la Princeſſe de Claſomene : & cependant vous n’avez pas laiſſe de vous engager à la ſervir, & vous ne laiſſez pas encore de vous y obſtiner. Quoy que la maniere dont vous me parlez, reprit Abradate, deuſt peut-eſtre me diſpenser de vous rendre raiſon de mes actions & de mes deſſeins : le reſpect que je vous dois, comme eſtant frere de la Reine ma Mere, & d’un Roy qui m’a donné Azile dans ſa Cour, m’oblige à vous dire ; qu’ayant aimé la Princeſſe de Claſomene dés le premier inſtant que je l’ay veuë, je n’ay sçeu la paſſion que vous aviez pour elle, que lors que je n’eſtois plus en eſtat d’eſtre maiſtre de la mienne. Joint qu’ayant touſjours sçeu que Creſus n’aprouveroit jamais que vous ſongeassiez à l’eſpouser, j’ay penſé que je ne vous ferois pas un grand outrage, ſi je faiſois ce que je pourrois pour aquerir un bien que vous ne pourriez jamais poſſeder. Mais croyez vous, interrompit Mexaris, que cette meſme raiſon d’Eſtat, qui ne veut pas que le Roy conſente que j’eſpouse une fille qui me rendroit trop puiſſant dans ſon Royaume, veüille que vous qui eſtes Eſtranger l’eſpousiez ? Ha non non Abradate, deffaites vous de cette imagination : & ſoyez perſuadé, que Creſus ne voudra pas que vous penſiez a cette Alliance. Croyez encore, ſi vous eſtes ſage, que le Prince de Claſomene ne donnera point ſa Fille a un Prince exilé : & ne penſez jamais, s’il vous reſte quelque raiſon, à faire une ſeule action qui me puiſſe perſuader que vous y ſongez encore. Juſques icy, reprit Abradate, je vous ay parlé comme Fils de la Reine de la Suſiane ; comme Prince refugié en Lydie ; & comme Neveu du Prince Mexaris : mais apres ce que je viens d’entendre, il faut que je parle en Amant de Panthée : c’eſt à dire en homme qui ne la sçauroit ceder à perſonne, & qui l’aimera & la ſervira, juſques à la fin de ſa vie. Veritablement, adjouſta t’il, ſi la Princeſſe de Claſomene vous choiſit, je n’ay rien à faire qu’à mourir : & j’ay aſſez de reſpect pour elle, quand je n’en aurois pas pour vous, pour mourir meſme ſans me pleinde : mais ſi cela n’eſt pas, sçachez s’il vous plaiſt que je ne changeray point ma façon d’agir. Quand vous ſeriez à Suſe, repliqua Mexaris, & que j’y ſerois refugié, comme vous l’eſtes en Lydie, vous ne parleriez pas avec plus de hardieſſe que vous parlez ; je parlerois meſme aveque plus de retenuë, reprit Abradate, parce que je sçay bien qu’il n’eſt pas beau d’inſulter ſur les malheureux. Il ne l’eſt guere davantage, reſpondit Mexaris, de perdre le reſpect que l’on doit à ſes protecteurs : auſſi ne perdray-je jamais celuy que je dois au Roy de Lydie, repliqua Abradate ; & je ſuis meſme au deſespoir que l’amour me force à faire ce que je fais, contre un Prince qui luy eſt ſi proche. Vous ferez encore plus, reprit fierement Mexaris, car ſi vous ne renoncez abſolument à Panthée, il faut que je vous voye l’Eſpée à la main. je feray touſjours tout ce que je pourray, repliqua Abradate, pour ne faire ny l’un ny l’autre : il faut pourtant vous déterminer, luy reſpondit Mexaris, & reſoudre promptement ce que vous voulez faire, & lequel vous voulez choiſir. Puis que vous me forcez à vous le dire, reprit Abradate, je veux conſerver Panthée ; deffendre ma vie ; & n’attaquer la voſtre qu’à l’extremité. Voila Seigneur tout ce que l’amour & le reſpect peuvent exiger de moy : je voudrois vous pouvoir ceder la Princeſſe, mais apres tout je ne vous la cederay point : & quoy que je ſois reſolu de ne faire rien contre le reſpect que je vous dois, je ne feray pourtant rien contre mon amour. Comme Abradate diſoit cela, il vit que Mexaris s’avança vers une paliſſade ſorte eſpaisse, vis à vis d’une Fontaine jaliſſante qui eſtoit au milieu de l’Allée : & qu’il y prit deux Eſpées, dont il luy en preſenta une : luy diſant que puis qu’il ne pouvoit luy ceder Panthée, il la luy diſputast juſques à la mort. D’abord Abradate ne la prit, que pour parer ſimplement les coups de Mexaris, ſur le viſage duquel il voyoit une fureur qui luy pouvoit faire croire qu’il eſtoit capable de tout entreprendre : mais comme il vit que plus il luy parloit civilement, & que plus il reculoit, plus il l’attaquoit avec fureur, & plus ſa colere augmentoit ; l’amour & la jalouſie eſtant à la fin plus fortes que le reſpect qu’il devoit à Mexaris, il fit ferme, & ſe batit alors comme un homme qui vouloit vaincre, Cependant comme je ne doute pas que vous ne ſoyez en peine de sçavoir comment Mexaris pût trouver ces deux Eſpées dans cette Palliſſade ; vous vous ſouviendrez s’il vous plaiſt, que je vous ay dit qu’au ſortir de chez la Princeſſe, ce Prince avoit parlé bas à un des ſiens : apres quoy je vous diray, qu’il luy avoit commandé abſolument d’aller porter ces deux Eſpées au lieu qu’il luy avoit preſcrit, & qui eſtoit fort remarquable, à cauſe de la Fontaine qui y eſt. Mais apres luy avoir fait ce commandement, il luy en avoit encore fait un autre, afin de l’eſloigner de ce lieu là : & luy avoit ordonné de luy aller querir un homme de qualité, qui demeuroit à l’autre bout de Sardis : luy deffendant de parler à qui que ce ſoit de ces deux Eſpées. De ſorte que dés que ces Princes avoient eſté dans le Jardin, & que Mexaris eut deffendu qu’on les ſuivist, il avoit eſté executer ſon ordre, avec une diligence extréme : mais comme il fut ſorty du Jardin, pour aller chercher cét homme dont Mexaris n’avoit pas beſoin, il rencontra un Officier de la Princeſſe devant ſa porte, qui eſtoit ſon Amy particulier, à qui il fit confidence de ce qu’il venoit de faire : luy demandant meſme conſeil : car la penſée de cét Officier de Mexaris eſtoit, que ſon Maiſtre ſe vouloit battre contre celuy qu’il luy envoyoit querir. Mais comme cét Officier de la Princeſſe avoit plus d’eſprit que l’autre sçachant que Mexaris & Abradate eſtoient enſemble, il crëignit qu’il n’arrivaſt quelque malheur : & apres luy avoir conſeillé de retourner pluſtost au Jardin que d’achever ſon voyage ; & de dire à ſon Maiſtre qu’il avoit sçeu que celuy qu’il luy envoyoit chercher n’eſtoit pas chez luy, il entra en diligence chez la Princeſſe, qu’il trouva en converſation avec Perinthe : devant qui il ne laiſſa pas de luy dire ce qu’il venoit d’aprendre. A peine eut il dit cela, que la Princeſſe fit un grand cry, & changea ſi fort de couleur, que Perinthe ne pût pas douter qu’elle ne priſt un intereſt bien particulier en la vie d’Abradate : car il sçavoit bien qu’elle n’en pouvoit avoir d’autre en celle de Mexaris, que celuy que la pitié toute ſeule luy pouvoit faire prendre. je vous laiſſe donc à juger en quel eſtat il ſe trouva, lors regardant la Princeſſe, il vit quelques larmes tomber de ſes yeux, par la ſeule crainte de la mort d’Abradate : cependant comme elle sçavoit qu’en ces occaſions, les momens ſont precieux, elle s’aprocha de Perinthe : & le priant avec une tendreſſe extréme ; mon cher Perinthe, luy dit elle, faites que je vous aye l’obligation d’avoir empeſché qu’il n’arrive quelque malheur de cette querelle : & sçachez, pour vous obliger à eſtre plus diligent, que vous ne pouvez jamais me rendre un ſervice plus conſiderable, que celuy que je vous demande. Allez donc, je vous en prie : car je ſeray bien aiſe de ne devoir cét office la qu’à vous ſeul.

Il vous eſt aiſé de juger, Madame, combien Perinthe eſtoit ſurpris & affligé, de la commiſſion que la Princeſſe luy donnoit : il voulut deux ou trois fois luy dire quelque choſe ; mais la Princeſſe ſans l’eſcouter, luy diſoit touſjours qu’il allaſt promptement : de ſorte que le pauvre Perinthe malgré luy, fut pour ſeparer deux hommes qu’il euſt voulu combatre tous deux s’il euſt oſé. Il eſt vray qu’il n’y fut pas des premieres : car le bruit des Eſpées ayant eſté entendu par ceux qui eſtoient dans les autres Allées de ce Jardin, ils y ſurent en diligence : mais ils y ſurent pourtant trop tard ; car le combat de ces Princes eſtoit deſja finy, quand ils arriverent aupres d’eux. je ne vous diray point. Madame, comment il ſe paſſa : & ce ſera aſſez que je vous aprenne, que Mexaris fut bleſſé & deſarmé, & qu’Abradate vainquit ſans avoir reçeu aucune bleſſure : Mexaris diſant luy meſme, que ce Prince avoit une valeur incomparable. Mais de grace, Madame, imaginez vous un peu, quels ſentimens eſtoient ceux de Perinthe : lors que dans l’incertitude de l’evenement de ce combat, il alloit chercher ces deux Princes. Il m’a advoüé depuis, qu’il ne pût jamais demeurer d’accord avec luy meſme de ſes propres ſouhaits : tantoſt il euſt voulu que tons les deux ſe fuſſent tuez : quelquefois il deſiroit au moins qu’Abradate fuſt vaincu : & quelques fois auſſi, trouvant beaucoup d’injuſtice & meſme de laſcheté à ſes ſouhaits, il ſe ſouhaittoit la mort à luy meſme : principalement lors qu’il faiſoit reflexion ſur la douleur que Panthée avoit teſmoigné avoir, par la ſeule crainte qu’elle avoit euë qu’il n’arrivaſt quelque malheur à Abradate. De plus, il eut encore le deſplaisir de rencontrer cét illuſtre Vainqueur de Mexaris, que quelques uns de ſes Amis que le hazard avoit amenez dans ce Jardin conduiſoient chez luy : & pour l’accabler davantage, il ne le vit pas pluſtost, qu’Abradate l’abordant, ſans attendre ce qu’il luy diroit ; ſi je puis ſans incivilité, luy dit il, vous conjurer de dire à la Princeſſe de Claſomene, que c’eſt par elle ſeule que la valeur du Prince Mexaris ne m’a pas vaincu, je vous prieray de le faire ; & de l’aſſurer que l’attribuë à la paſſion que j’ay pour elle, l’heureux ſuccés de mon combat. Perinthe eſtoit ſi interdit, qu’il eſcouta ce diſcours ſans y reſpondre, que par une profonde reverence : mais Abradate prenant ſon ſilence pour un conſentement à ce qu’il deſiroit de luy, le quitta, & fut attendre avec aſſez d’inquietude, ce que Creſus penſeroit de ſon action. Cependant tous ſes Amis agirent puiſſamment envers ce Prince : & entre les autres Andramite, qui penſant bien ſervir Perinthe, qu’il sçavoit l’avoir prié d’empeſcher que Creſus ne conſentist au Mariage de Mexaris & de Panthée, ſi tout ce qu’il pût pour apaiſer le Roy : qui en effet eſtant informé de la choſe, donna tout le tort au Prince ſon Frere, de qui les bleſſures n’eſtoient pas dangereuſes : & excuſa Abradate autant qu’il pût. Il voulut meſme qu’ils s’embraſſassent, dés que Mexaris fut guery : mais ce qu’il y eut de de cruel pour Abradate, fut que Perinthe sçachant que Creſus n’avoit guere plus d’envie que Panthée l’eſpousast que Mexaris, perſuada à Andramite, qu’il devoit obliger le Roy, pour oſter abſolument tout ſujet de querelle à deux ſi grands Princes, de leur deffendre eſgalement de ſonger au mariage de cette Princeſſe. Et en effet, Andramite agiſſant à la priere de Perinthe, qui luy diſoit pour colorer la choſe, que c’eſtoit que la Princeſſe de Claſomene eſtoit en une aprehenſion eſtrange, d’eſtre cauſe de la mort de quelqu’un de ces Princes ; il fit que Creſus les accommodant, leur dit à tous deux qu’il ne vouloit point qu’ils penſassent à Panthée. Bien eſt il vray, qu’il parla d’une maniere diffetente à ces deux Rivaux : car il commanda abſolument la choſe à Mexaris, & ſe contenta d’en prier Abradate : traitant l’un comme ſon ſujet, & l’autre comme Prince eſtranger. Ils ne purent touteſfois ſe reſoudre à luy promettre ce qu’il vouloit : diſant touſjours que l’amour eſtoit une paſſion que l’on ne ſurmontoit pas facilement, & de laquelle ils ne croyoient pas ſe pouvoir deffaire. Ils diſoient pourtant cela avec tant de reſpect pour Creſus, de peur de l’irriter, & de peur qu’ils ne les eſloignast de Sardis, que leur reſistance ne l’offença point : & il creût meſme qu’ils ne laiſſeroient pas de luy obeir, quoy qu’ils luy proteſtassent qu’ils ne penſoient pas le pouvoir faire. Ainſi il ſe trouva que le Vainqueur, ne fut plus pas heureux que le vaincu : & que ce fut effectivement Perinthe, qui recueillit tout le ſruitde la victoire d’Abradate ; par la joye qu’il eut de pouvoir eſperer que la Princeſſe ne l’eſpouseroit non plus que Mexaris. Mais, Madame, j’oubliois de vous dire, que ce fut une rare choſe, que de voir revenir Perinthe rendre conte à la Princeſſe, du combat de Mexaris & d’Abradate : car encore qu’elle l’euſt deſja sçeu par d’autres, neantmoins comme l’on eſt bien aiſe d’ouïr dire plus d’une fois une choſe qui plaiſt, & où l’on s’intereſſe : Perinthe ne fut pas pluſtost aupres d’elle, où il n’y avoit alors que Doraliſe & moy ; que luy adreſſant la parole, & bien Perinthe (luy dit elle avec beaucoup de joye dans les yeux) graces aux Dieux le Prince Abradate & le Prince Mexaris ne ſont point morts : non Madame, repliqua t’il, mais le dernier eſt bleſſé. Il eſt vray, dit elle, mais comme on m’a dit que ſes bleſſures ſont legeres, cela n’empeſche pas que je ne ſois ravie que ce combat n’ait pas eſté plus funeſte. je m’imagine Madame, reprit il, que qui trouveroit le juſte ſens de vus paroles ; trouveroit Abradate plus glorieux de ce que vous dittes, que d’avoir deſarmé Mexaris : quoy qu’il en ſoit, dit la Princeſſe en rougiſſant : aprenez moy preciſément toutes les particularitez de ce combat. Perinthe ſe trouvant alors bien embarraſſé, & ne pouvant ſe reſoudre à exagerer luy meſme la gloire d’un Rival qu’il voyoit eſtre ſi bien dans le cœur de Panthée, luy dit qu’il ne les avoit pas sçeües. Que les Amis de Mexaris les diſoient d’une façon, & ceux d’Abradate d’une autre : & qu’enfin il luy ſembloit que c’eſtoit le principal, qu’elle sçeuſt qu’Abrate n’eſtoit point bleſſé, & que Mexaris avoit eſté deſarmé. Sans mentir, (luy dit Doraliſe en riant, qui connut auſſi bien que moy la veritable cauſe qui empeſchoit Perinthe de ſatisfaire la curioſité de la Princeſſe) il faut advoüer que pour un Brave, vous eſtes mal informé de ce combat : & qu’il n’eſt pas touſjours vray de dire, que chacun parle bien de ſon meſtier. Pour moy (adjouſta t’elle malicieuſement, pour deſcouvrir toujours plus ſes ſentimens) ſi j’avois eſté à un Bal, & que la Princeſſe me demandaſt preciſément ce qui s’y ſeroit paſſé, je luy dirois ſans doute toutes choſes. juſques aux moindres circonſtances. Elle sçauroit ſi la Salle auroit eſté bien ou mal eſclairée, qui auroit le plus dancé ; quelles des Dames auroient eſté les plus parées où les plus belles ; qui des hommes auroit paru le plus galant : je luy dirois encore, celle cy a eſté la mieux habillée : celuy là a parlé long temps à une telle ; & un tel à une autre : & luy démeſlant tous les petits intrigues de l’Aſſemblée, je ferois qu’elle sçauroit ſi exactement tout ce qui s’y ſeroit paſſé, qu’elle n’ignoreroit pas meſme qui auroient eſté celles que l’abondance des lumieres auroit fait rougir avec tant d’excés : qu’elles en auroient perdu une partie de leur beauté. Cependant vous qui eſtes Brave, venez raconter un combat, comme je le raconterois : & au lieu d’en dire toutes les circonſtances exactement, vous dittes ſeulement à la Princeſſe qui les veut sçavoir, Mexaris eſt bleſſé, & Abradate eſt Vainqueur. Il eſt vray (dit Panthée en riant de ce que Doraliſe diſoit) que je trouve que vous avez raiſon, & que Perinthe a tort : je penſois Madame, repliqua t’il, qu’il ne fuſt pas trop judicieux, de narrer un combat à des Dames, de la meſme façon qu’on le raconte à des hommes : il ne ſeroit ſans doute pas beau, reprit Doraliſe, que vous vinſſiez touſjours parler de Guerre, & de Batailles, ou conter vos propres victoires : mais pour un combat ſingulier, & un combat encore où vous n’avez point eu de part, & qui s’eſt fait entre deux Perſonnes ſi remarquables, il faloit le dire fort exactement. je m’en informeray donc mieux une autre fois, reprit il, & je profiteray de vos enſeignemens : une autre fois ! interrompit la Princeſſe, ha veüillent les Dieux que vous n’en ſoyez pas en la peine. Panthée dit cela d’un air, qui fit ſi bien voir à Perinthe ce qu’elle penſoit, qu’il en perdit la parole durant un quart d’heure : pendant lequel Doraliſe continuant de luy parler comme elle avoit commencé penſa le faire deſesperer.

Mais pour en revenir où l’en eſtois, je vous diray, Madame, qu’Abradate fut ſi affligé, de voir qu’en vainquant Mexaris, il avoit vaincu inutilement, qu’on ne pouvoit pas l’eſtre davantage. Ce n’eſt pas qu’il n’euſt quelque conſolation, de voir qu’il eſtoit du moins en ſeureté de ſon Rival : mais cela n’empeſchoit pas qu’il ne s’eſtimast tres malheureux. Quand la Princeſſe sçeut la choſe, elle en fut auſſi fort touchée ; quoy qu’elle aportaſt ſoin à ne le teſmoigner pas : ſi bien que la premiere fois qu’Abradate rencontra la Princeſſe chez Doraliſe, il ſe fit une converſation entre eux, qui acheva de lier leur amitié : la Princeſſe demeurant pourtant touſjours dans les termes qu’elle s’eſtoit preſcrits, de n’eſpouser jamais Abradate, ſans le conſentement du Prince ſon Pere : mais de n’eſpouser jamais auſſi Mexaris, quelque violence qu’on luy vouluſt faire pour cela. Ainſi ce qui s’oppoſoit en aparence à leur affection, la rendit plus forte, & Perinthe ſans y penſer, ſervit plus Abradate en luy voulant nuire, qu’il n’euſt fait en le voulant ſervir. Cét Amant ſecret ne laiſſoit pas de ſe croire plus heureux, qu’il n’eſtoit auparavant le combat de ſes Rivaux : car encore qu’il connuſt bien que le cœur de Panthée eſtoit engagé, il ne laiſſoit pas d’eſperer, que voyant qu’elle ne pouvoit eſpouser Abradate, elle feroit effort pour le chaſſer de ſon ame : de ſorte que nous le voiyons plus gay qu’il n’avoit accouſtumé de l’eſtre. Pour Mexaris, il eſtoit ſi melancolique, qu’on ne pouvoit pas l’eſtre plus qu’il l’eſtoit. ce n’eſt pas qu’il n’euſt touſjours de bonnes paroles du Prince de Claſomene : mais comme elles n’eſtoient pas déciſives, & que Perinthe l’empeſchoit de ſe reſoudre à luy donner ſa Fille ſans le conſentement du Roy, il n’en eſtoit guere moins inquiet. Cependant Abradate & luy, vivoient enſemble avec une civilité froide, qui ſembloit toujours eſtre une diſposition à une nouvelle querelle : comme le Roy ne leur avoit pas deffendu de voir Panthée, mais ſeulement de ſonger a l’eſpouser, ils la voyoient l’un & l’autre quelqueſfois chez elle ; mais beaucoup plus ſouvent ailleurs, de peur d’irriter Creſus : ainſi ils menoient une vie fort contrainte & peu agreable. Abradate eſtoit pourtant beaucoup moins malheureux que ſon Rival : puis que non ſeulement il sçavoit qu’il n’eſtoit pas haï ; mais qu’il avoit encore l’avantage, que la Princeſſe n’alloit en aucun lieu, qu’il n’en fuſt adverty à l’heure meſme. Car comme il eſtoit liberal, ſes Eſpions eſtoient tres exacts & tres fidelles : & je penſe pouvoir dire, qu’il n’y avoit pas un homme, de quelque condition qu’il fuſt, ny chez le Prince de Claſomene, ny chez la Princeſſe ſa Fille, qui ne fuſt abſolument à luy, à la reſerve de Perinthe. Au contraire, l’avarice de Mexaris, faiſoit qu’il eſtoit meſme mal ſervy & mal adverty pis ſes propres gens ; & qu’ainſi il ne sçavoit jamais que ce que perſonne n’ignoroit. Apres avoir donc veſcu quelque temps de cette ſorte, il prit enfin une reſolution fort injuſte & fort violente : qui fut d’enlever Panthée, s’il ne pouvoit obliger lé Prince de Claſomene, à luy faire ſecrettement eſpouser ſa Fille d’authorité abſoluë. Comme il eſtoit dans ces ſentimens, il arriva nouvelle que la Princeſſe Baſiline Tante de Panthée, eſtoit attaquée d’une maladie mortelle : ſi bien que cette Princeſſe qui l’aimoit tendrement, ſuplia ſon Pere de luy permettre d’aller rendre les derniers devoirs, à une perſonne qui luy eſtoit ſi chere. Comme cette priere eſtoit juſte, Panthée obtint facilement ce qu’elle demandoit, & le Prince de Claſomene luy meſme euſt fait ce voyage, s’il n’euſt pas eſté adverty qu’il en demanderoit inutilement la permiſſion à Creſus. Il fut donc reſolu que Panthée iroit ſeule, & que Perinthe la conduiroit : qui comme vous pouvez penſer, reçeut cette commiſſion agreablement. Il fut pourtant fàché de laiſſer Mexaris aupres du Prince ſon Maiſtre ſans qu’il y fuſt : neantmoins la ſatisfaction qu’il avoit de voir qu’il alloit eſtre quelque temps aupres de la Princeſſe ſans y voir ſes Rivaux, l’emporta ſur toute autre conſideration. Cependant Panthée jugeant bien qu’elle auroit beſoin de conſolation durant ce voyage, dont la cauſe eſtoit ſi fâcheuſe, pria la Tante de Doraliſe, chez qui elle demeuroit, de luy donner ſa Niece ; ce qu’elle luy accorda d’autant pluſtost, que Doraliſe teſmoigna le ſouhaiter ardamment : de ſorte que dés le lendemain nous partiſmes, pour aller à Claſomene. Abradate ſentit cette ſeparation, avec une douleur eſtrange : & ce qui la luy rendit encore plus rude, fut que comme ce voyage fut fort precipité, il ne pût dire adieu en particulier à la Princeſſe : ſi bien que ce ne fut que moy qu’il sçeut qu’elle vouloit qu’il la pleigniſt dans ſon affliction, & qu’il ſe ſouvinst d’elle durant ſon abſence. je ne vous diray point, Madame, avec quelle melancolie la Princeſſe fit ce voyage, ny quelle douleur fut la ſienne, lors qu’arrivant à Claſomene, nous trouvaſmes que la Princeſſe Baſiline eſtoit ſi mal, qu’il n’y avoit plus nulle eſperance de gueriſon pour elle ; car cela ſeroit & trop long & trop ennuyeux. Mais je vous diray que quatre jours apres noſtre arrivée, nous euſmes le deſplaisir de voir mourir cette excellente Princeſſe dont Panthée ſentit la mort avec tant d’amertume, qu’elle en tomba malade elle meſme ; de ſorte qu’elle ne pût pas retourner ſi toſt à Sardis. Car encore que ſon mal ne fuſt pas violent, il eſtoit touſjours aſſez grand, pour l’empeſcher de ſe pouvoir mettre en chemin : & par ce moyen, Perinthe eut plus longtemps qu’il n’avoit penſé, le plaiſir de ne voir point ſes Rivaux, & de voir touſjours la Princeſſe. En effet il luy devint ſi agreable, & quaſi ſi neceſſaire, pendant le ſejour qu’elle fit à Claſomene, qu’elle ne pouvoit ſouffrir que ſa converſation ; celle de Doraliſe ; & ſi je l’oſe dire la mienne : ſi bien que l’on peut aſſurer que comme les Roſes naiſſent parmy les eſpines, les plaiſirs de Perinthe naiſſoient parmy les douleurs. Il eſt vray qu’ils ne ſurent pas meſme durables non plus qu’elles : car outre que l’amour eſt une paſſion ennemie du calme & du repos, il reçeut une lettre d’Andramite qui redoubla ſon inquietude : parce qu’elle luy aprit que Mexaris eſtoit eternellement avec le Prince de Claſomene. Neantmoins comme il sçavoit bien que tant que la Princeſſe ne ſeroit pas aupres d’eux, ils ne pourroient executer les reſolutions qu’ils pouvoient prendre : il eſperoit que des qu’il verroit le Prince de Claſomene, il le feroit changer de deſſein, s’il en avoit un contraire à ſes intentions, Ainſi ce deſplaisir ne fut pas le plus grand de ceux qui troublerent la ſatisfaction qu’il avoit d’eſtre eſloigné de ſes Rivaux, & d’eſtre aupres de la Princeſſe :

car vous sçaurez Madame, que le Prince Abradate ne pouvant vivre ſans avoir des nouvelles de Panthée, eſcrivit regulierement deux fois toutes les ſemaines à Doraliſe ou à moy, tant que nous fuſmes eſloignées : ou pour mieux dire à la Princeſſe, eſtant certain que tout ce qu’il nous diſoit, n’eſtoit que des choſes qui la regardoient. D’abord il teſmoigna ſouhaiter ardamment d’obtenir la liberté de luy eſcrire à elle meſme : mais elle ne le voulut pas, de peur qu’il n’y euſt quelques Lettres perdues : car pour celles que nous recevions Doraliſe & moy, elles eſtoient eſcrites d’une certaine façon, qu’elles pouvoient recevoir pluſieurs explications. Ainſi la Princeſſe entendoit parler d’Abradate preſques ſans danger : & Abradate aprenoit auſſi par nous, tout ce qu’il vouloit sçavoir. Mais afin de mieux embroüiller les choſes que nous eſcrivions, nous avions une fois mandé à Abradate par une voye tres ſeure, que nous luy voudrions dire quelque choſe de la Princeſſe, ce ſeroit ſous le nom de Perinthe : ainſi vous pouvez juger que le nom de Perinthe eſtoit dans toutes nos Lettres. Il arriva donc une fois par malheur, que Perinthe fut dans la Chambre de Doraliſe, comme elle eſcrivoit à Abradate : & quoy qu’elle euſt accouſtumé quand elle luy faiſoit reſponce, d’ordonner à une fille qui la ſervoit, de ne laiſſer entrer perſonne ſans l’en advertir, elle ne luy obeït pas fort exactement ce jour là : au contraire ayant eu beſoin d’aller querir quelque choſe dans une autre Chambre, elle ſortit de celle de ſa Maiſtresse, ſans qu’elle s’en aperçeuſt : & laiſſant la porte entr’ouverte, elle fut où elle avoit à faire : eſperant eſtre revenuë devant qu’il puſt venir perſonne. Mais ayant trouvé quelqu’une des Femmes de la Princeſſe, avec qui elle s’arreſta à parler, Perinthe arriva : qui n’entendant aucun bruit dans le Chambre de Doraliſe, creut ou qu’elle n’y eſtoit pas, ou qu’elle eſtoit malade : ſi bien que pour s’en eſclaircir, il porta les yeux à l’ouverture de la porte, par laquelle il vit qu’elle eſcrivoit ſur une petite Table, vis à vis d’un grand Miroir, & qu’elle avoit le dos tourné vers luy. Comme Doraliſe ſongeoit attentivement à ce qu’elle vouloit dire, on euſt peu meſme faire aſſez de bruit, qu’elle ne l’auroit pas entendu : c’eſt pourquoy il n’eſt pas eſtrange, ſi elle n’ouït point entrer Perinthe : qui ayant quelque curioſité devoir ce qu’elle eſcrivoit, afin d’avoir lieu de luy fai— la guerre de quelque choſe, comme elle la luy faiſoit touſjours ; ſe mit à ouvrir la porte tout doucement ; & marchant comme on marche quand on a peur d’eſveiller quelqu’un, il fut enfin ſe mettre derriere Doraliſe : où il ne fut pas ſi toſt, que panchant la teſte par deſſus ſon eſpaule, il ſe mit à lire ce qu’elle eſcrivoit à Abradate. Il ne pût touteſfois pas connoiſtre à qui cette Lettre s’adreſſoit : mais il fut bien ſurpris de voir que le premier mot qu’il y leût eſtoit ſon Nom. Sa curioſité redoublant donc encore, il leût tout ce qu’il y avoit d’eſcrit : qui, ſi je ne me trompe, eſtoit à peu prés conçeu en ces termes.

Perinthe me parla hier de vous, d’une maniere ſi obligeante, que je voudrois que vous puſſiez avoir entendu tout ce que nous diſmes a voſtre avantage. Voſtre derniere Lettre luy a ſemblé la plus jolie du monde : & ſi jolie enfin, que je lu luy ay veû lire trois fois. Vous sçavez que cette Perſonne s’y connoiſt aſſez, pour n’oſer apres cela vous donner des louanges : auſſi bien ay-je beaucoup d’autres choſes à vous dire, qui vous ſont plus……

Comme Doraliſe eſcrivoit ce dernier mot, & que Perinthe le liſoit, avec une impatience extréme d’en voir la ſuite, afin d’en entendre le commencement, où il ne comprenoit rien, sçachant bien que Doraliſe ne luy avoit point monſtré de Lettre ; elle leva les yeux ; & regardant dans le Miroir qui eſtoit ſur la Table, elle y vit Perinthe qui liſoit ſa Lettre par deſſus ſon eſpaule. Elle ne l’eut pas pluſtost veû, qu’elle fit un grand cry : & depuis quand, Perinthe (s’eſcria t’elle en ſe levant & en cachant ſa Lettre) avez vous oublié le reſpect que l’on doit aux Perſonnes de mon ſexe ? Et depuis quand, luy dit il en ſous-riant, belle Doraliſe, avez vous apris à me faire dire des choſes où je n’ay jamais penſé ? Du moins, adjouſta t’il, faites moy voir cette Lettre que vous dittes que je troune ſi jolie : & ſi jolie, que je l’ay leuë juſques à trois ſois. Doraliſe voyant alors, qu’il avoit leû tout ce qu’elle avoit eſcrit, creut qu’il valoit mieux en railler aveque luy, que de parler plus long temps ſerieusement : croyant que plus elle s’en fâcheroit, plus il y croiroit de miſtere. Joint que comme les Perſonnes enjouées ne peuvent prendre la liberté qu’elles prennent, ſans en donner un peu aux autres ; elle jugea bien qu’elle ne devoit pas ſe fâcher legerement contre Perinthe, à qui elle avoit fait cent malices innocentes en ſa vie. De ſorte que changeant de viſage, & ſe mettant à rire, elle ſe mit alors à relire ſa Lettre, afin d’avoir le temps d’y chercher une explication : pendant quoy Perinthe la reliſant auſſi bien qu’elle, qui ne s’en deffendit point, il la repaſſa parole pour parole. Mais encore, luy dit il, pourquoy dittes vous ce menſonge, & à qui le dittes vous ? car vous sçavez bien que tout hier je ne vous parlay point : & je venois aujourd’huy pour me recompenſer de ce malheur. Cependant vous dittes à la perſonne à qui vous eſcrivez, que je vous ay parlé d’elle d’une maniere fort obligeante. Vous adjouſtez que ſa derniere Lettre m’a ſemblé fort jolie : & vous dittes enfin tous ces menſonges avec une ſi grande hardieſſe, que j’en ſuis eſpouventé. Quoy qu’il en ſoit, dit Doraliſe, il me ſemble que je ne vous rends pas un mauvais office : car en diſant tout ce que je dis, je ne dis rien à voſtre deſavantage : au contraire je dis que vous vous connoiſſez bien en jolies Lettres, & que je n’oſe donner de loüanges, à ce que vous avez loüé. Mais de grace, luy dit il, Doraliſe, monſtrez moy ce que vous dittes que je loüe, autrement vous me mettrez au deſespoir : en verité, luy reſpondit elle, ſi j’eſtois mauvaiſe Amie je vous le monſtrerois : & pour vous faire voir que je ſuis bonne, sçachez (adjouſta t’elle, pour luy faire une fauſſe confidence) qu’une Dame de Sardis, que pour ſon honneur je ne vous veux point nommer, m’a eſcrit une Lettre où elle ſe pique ſi fort de bel eſprit, qu’elle eſt toute compoſée de grands mots, & de paroles choiſies, qui ne veulent pourtant rien dire : de ſorte que connoiſſant bien par ſon ſtile qu’elle veut qu’on la louë, je l’ay ſans doute loüée le plus que je la pouvois loüer : puis que je luy ay dit qu’elle avoit eu beaucoup de part à vos loüanges. je vous croiray, repliqua t’il, ſi vous me monſtrez cette Lettre : comme vous en connoiſtriez peut-eſtre l’eſcriture, reſpondit elle, je ne vous la monſtreray pas : cependant Perinthe, adjouſta Doraliſe, le vous prie de me laiſſer la liberté d’achever la mienne. En effet, dit il, je penſe que c’eſt une affaire preſſée : car l’endroit où vous l’avez quittée, monſtre que vous avez d’autres choſes à dire que des complimens. Il eſt vray, repliqua Doraliſe en riant, & c’eſt pour cela que je vous prie de me quitter. je ne le sçaurois, luy dit il, car à vous parler franchement, je ne croy rien de ce que vous venez de me dire. Et que croyez vous donc ? luy dit elle ; je ne sçay encore ce que j’en dois croire, reprit il, mais je ſuis pourtant le plus trompé de tous les hommes ſi cette Lettre ne cache quelque ſecret. Si vous le croyez ainſi, interrompit Doraliſe, vous n’eſtes pas ce me ſemble raiſonnable, de me preſſer de vous le deſcouvrir : puis que vous sçavez bien que c’eſt une choſe que nos Amis nous doivent dire d’eux meſmes, & : que nous ne devons jamais leur demander. Si je ne voyois pas mon nom dans voſtre Lettre, reprit il, je ſerois ſans doute plus diſcret : mais apres avoir dit trois ou quatre menſonges de moy, je penſe eſtre en droit devons demander la verité que je veux sçavoir de vous. Et que voulez vous preciſément que je vous die ? repliqua Doraliſe : je veux, dit il, que vous m’apreniez à qui s’adreſſe cette Lettre, le vous ay deſja dit, reprit elle, que je ne vous le diray point : & tout ce que je puis pour voſtre ſatisfaction, eſt de vous proteſter que vous ne devez prendre nul intereſt à tout ce que j’ay dit, & tout ce que je dois dire, à la perſonne qui j’eſcris. Au nom des Dieux, s’eſcria Perinthe, ne me traittez point de cette ſorte : car ſi vous me refuſez, je diray ce qui me vient d’arriver, non ſeulement à tout le monde qui eſt icy, mais encore à toute la Cour, quand nous ſerons retournez à Sardis. Perinthe eſt ſi diſcret, reprit Doraliſe, que je n’ay garde de craindre qu’il me veüille fâcher : Doraliſe eſt quelquefois ſi malicieuſe, repliqua t’il, que Perinthe ne ſera pas fort coupable, de s’en vanger une fois en ſa vie. Mais quand vous direz reprit elle, tout ce que vous pretendez dire, que m’en arrivera t’il ? il arrivera ſans doute, reſpondit Perinthe, que l’on sçaura que vous avez une intelligence cachée avec quelqu’un : on sçait aſſez, reprit elle en ſous-riant, que je ne trouve point cét honneſte homme que je cherche : qui ſans avoir rien aimé, ſoit en eſtat de ſe faire aimer : c’eſt pourquoy ma reputation ne ſera point bleſſée, quoy que vous puiſſiez dire contre moy. Peut-eſtre (dit alors Perinthe, en la regardant fixement) agiſſez vous pour quelque autre : & peut-eſtre encore que vous allez moins d’intereſt que moy au ſecret de cette Lettre. je n’euſſe jamais creû reprit Doraliſe, qu’un homme qui ne veut dire ſon ſecret à perſonne, euſt eſté ſi puiſſant à vouloir sçavoir celuy des autres : quoy qu’il en ſoit, dit il, j’ay une telle envie que vous me diſiez preciſément ce que je demande, ou que vous me l’advoüyez ſi je le devine, qu’il n’eſt rien que je ne fiſſe pour vous y obliger. Dittes moy ſeulement, dit elle, ce que vous en penſez, & puis apres je verray ce que j’auray à vous reſpondre.

Comme ils en eſtoient là j’arrivay, ſans sçavoir la conteſtation qui eſtoit entre eux : & comme la Princeſſe craignoit touſjours que Doraliſe n’eſcrivist trop obligeamment à Abradate, je venois luy dire qu’elle ne fermaſt pas la Lettre qu’elle eſcrivoit ſans la luy monſtrer. Pour m’aquiter donc de ma commiſſion, je luy dis tout bas l’ordre que j’avois : mais quoy que je creuſſe qu’à peine m’avoit elle oüye, Perinthe m’entendit auſſi bien qu’elle : de ſorte que joignant ce que je diſois, à la Lettre qu’il avoit leue, il creut bien que ſcelle que la Princeſſe vouloit voir, eſtoit la meſme, où ſon nom eſtoit meſlé malgré luy : & il ne douta plus du tout, que cette Lettre miſterieuse ne regardaſt la Princeſſe & Abradate. Doraliſe voulut alors me raconter leur démeſlé, mais il n’entendit plus raillerie : & ſe levant pour s’en aller, je ne vous demande plus, luy dit il, ce que je vous demandois il n’y a qu’un moment : car je le sçay preſentement ſans que vous vous donniez la peine de me le dire. Doraliſe voyant un ſi grand changement en ſon viſage, craignit qu’il n’allaſt dire quelque choſe qui puſt nuire à la Princeſſe, c’eſt pourquoy elle le retint : & me contant en trois mots le ſujet de leur querelle, afin de me faire comprendre ce que je devois luy dire, & afin auſſi de luy perſuader qu’il n’y avoit point de miſtere en cette Lettre ; je fis en effet ce que je pûs, pour luy faire croire que tout cela n’eſtoit qu’un de ces agreables jeux d’eſprit de Doraliſe, qui eſtoient quelqueſfois ſi divertiſſans. Mais je connus bien qu’il ne me croyoit pas : & il nous quitta certainement ſans nous croire. A peine fut il ſorty de la Chambre, que Doraliſe & moy le rapellaſmes : apres avoir conſulté enſemble un moment, & conclu qu’il valoit beaucoup mieux que Perinthe ſeul ſoubçonnaſt quelque choſe, que s’il alloit dire ce qui luy venoit d’arriver, à des gens qui le feroient sçavoir à mille autres, qui en tireroient de fâcheuſes conſequences. Perinthe eſtant donc rentré dans la Chambre de Doraliſe, nous le priaſmes ſerieusement de ne dire rien de ce qui c’eſtoit paſſé entre luy & elle : luy diſant, afin qu’il ne nous refuſast pas, & afin de le tromper, que nous luy dirions une autrefois, la verité de cette petite avanture. Non non (repliqua Perinthe, avec une civilité un peu froide) je ne reveleray pas le ſecret qui vous eſt ſi cher : & je reſpecte trop la Perſonne qui y a le principal intereſt, pour en avoir la penſée. Nous voulus mes encore luy dire quelque choſe Doraliſe & moy : mais il s’en alla ſans nous reſpondre. Cependant nous reſolusmes qu’il ne faloit point parler à la Princeſſe de ce qui nous eſtoit arrivé, de peur de luy donner de l’inquietude : mais qu’il faloit flatter Perinthe, & taſcher meſme de luy faire dire preciſément tout ce qu’il penſoit. Nous ne peuſmes pourtant pas en trouver l’occaſion bien promptement, car perſonne de chez la Princeſſe ne vit Perinthe de tout ce jour là : ce n’eſt pas qu’il fuſt allé s’enfermer ſeul pour cacher ſeulement ſon chagrin : mais c’eſt qu’il eſtoit allé chercher les voyes de deſcouvrir s’il n’y avoit point quelqu’un des gens d’Abradate à Claſomene : & en effet ſa perquiſition ne fut pas inutile : car il sçeut par un hazard eſtrange, qu’il y avoit un homme logé chez le Capitaine du Chaſteau qui ne vouloit pas eſtre veû : ſi bien qu’eſtant allé pour s’informer luy meſme de ce que c’eſtoit, il aprit par un domeſtique de ce Capitaine qui eſt mon Parent, que cét Eſtranger partiroit le lendemain au matin ; qu’il n’eſtoit arrivé que le jour auparavant ; qu’il eſtoit venu du coſté de Sardis ; & que je luy avois parlé dans une Allée du Jardin. je vous laiſſe à penſer Madame, apres cela, ſi un homme auſſi amoureux que Perinthe & auſſi plein d’eſprit, pouvoit douter qu’il n’y euſt pas une intelligence ſecrette entre Panthée & Abradate : il imagina donc la verité telle qu’elle eſtoit ; & il comprit fort bien que ſon nom qu’il avoit veû dans la Lettre de Doraliſe, ne ſervoit qu’à cacher celuy de Panthée. De vous dire Madame, quel fut le deſespoir de Perinthe, ce ſeroit une choſe impoſſible : quoy, diſoit il, ce n’eſt pas aſſez que je ne puiſſe jamais oſer ſeulement dire que l’aime, à la Perſonne que j’adore, il faut encore pour me perſecuter, qu’il y ait cent circonſtances fâcheuſes, qui donnent une nouvelle amertume à toutes mes douleurs : & il faut que mon nom ſerve à cacher les faveurs que la Princeſſe que j’adore fait à mon Rival ! Ha non non, je ne le sçaurois endurer. En effet cette petite choſe, quoy que peu importante à la bien conſiderer, le choquoit d’une telle maniere, qu’il ne la pouvoit ſouffrir : & il luy ſembloit, tant l’amour inſpire de foibleſſe & de folie dans l’eſprit des plus honneſtes gens, qu’il n’euſt pas eſté ſi affligé, quand la Princeſſe auroit fait dire les meſmes choſes à Abradate ſous un autre nom que ſous le ſien. Cette bizarre penſée luy tint de telle ſorte au cœur, qu’il fit deſſein de me prier ſerieusement, d’obliger Doraliſe à n’employer plus ſon nom dans ſes Lettres : & pour cét effet, il vint le lendemain chez la Princeſſe : mais il y vint ſi melancolique & ſi changé, que Panthée croyant qu’il ſe trouvaſt mal, s’informa de ſa ſanté avec une bonté extréme : luy diſant qu’elle ne trouveroit nullement bon, que dans le temps qu’elle recouvroit la ſienne, il allaſt tomber malade ; & qu’elle pretendoit que comme il l’avoit amenée de Sardis à Claſomene, il la remenaſt auſſi de Claſomene à Sardis. Perinthe reçeut toutes ces marques d’amitié de la Princeſſe fort reſpectieusement : mais avec tant de triſtesse ſur le viſage, qu’il eſtoit aiſé de voir qu’il avoit quelque deſplaisir ſecret dans l’ame. Cependant comme nous nous cherchions tous deux ce jour là, nous nous trouvaſmes bien toſt l’un aupres de l’autre : il arriva meſme que la Princeſſe eſtant entrée dans ſon Cabinet avec Doraliſe & quelques Dames de Claſomene, nous demeuraſmes ſeuls Perinthe & moy, apuyez ſur des feneſtres qui donnoient ſur une Terraſſe baluſtrée, qui eſtoit à plein pied de cét Apartement : mais nous y demeuraſmes quelque temps ſans parler, cherchant tous deux ce que nous avions à nous dire. A la fin voyant Perinthe ſi occupé de ſes propres penſées, qu’à peine voyoit il ce qu’il regardoit, je luy parlay la premiere : & je luy demanday s’il n’avoit pas envie que je luy tinſſe ma parole, & que je luy diſſe ce qu’il avoit tant eu de curioſité de sçavoir ? Non Pherenice, me dit il en ſouspirant, car je ne le sçay que trop : mais l’ay une grace à vous demander, que je vous prie de ne me refuſer pas. Si ce que vous voulez eſt juſte & poſſible, luy dis-je, vous eſtes aſſuré de l’obtenir : faites donc je vous en conjure, reprit il, que Doraliſe ne ſe ſerve plus de mon nom en eſcrivant à la Perſonne à qui elle eſcrivoit, quand je la ſurpris ſi mal à propos & pour elle & pour moy : puis qu’a mon advis il n’eſt pas meilleur qu’un autre, à cacher celuy qu’elle ne veut pas que l’on sçache, & que cela me peut plus nuire qu’elle ne penſe. je l’en aurois priée elle meſme, adjouſta t’il, mais de l’humeur qu’eſt Doraliſe, elle ne m’auroit eſcouté, qu’en raillant : c’eſt pourquoy je me ſuis adreſſé à vous, qui ayant l’eſprit moins enjoüé, avez ſans doute l’ame plus tendre, & plus capable de vous laiſſer toucher aux prieres de vos Amis. Perinthe me tint ce diſcours d’une maniere qui me fit ſi bien voir qu’il avoit un deſplaisir tres ſensible dans le cœur, que le mien en fut eſmeu de quelque compaſſion : de ſorte que luy reſpondant fort doucement, afin de l’obliger à prendre quelque confiance en moy ; Perinthe luy dis-je, il ne me ſera pas difficile d’obtenir de Doraliſe qu’elle faſſe ce que vous deſirez : & porveu que vous ne luy deffendiez pas de dire de vous tout le bien qu’elle en penſe, quand l’occaſion s’en preſentera, je vous aſſure qu’elle n’aura point de peine à ne ſe ſervir plus de voſtre nom, lors qu’elle eſcrira à ſon Amie, & qu’elle voudra luy donner des loüanges : car je sçay qu’elle vous eſtime infiniment, & qu’elle ne voudroit pour rien vous facher. Mais encore, adjouſtay-je, pourquoy eſtes vous ſi irrité de ce qu’elle a pris voſtre nom, en une occaſion où elle n’en pouvoit prendre un autre qui y convinſt mieux ? Pherenice, me dit il, ſi vous me voulez promettre fidelité, je vous diray une partie de ce que je penſe : je vous la promets, luy dis-je, pourveu que vous ne me cachiez rien. Comme vous ne me direz jamais tout, repliqua t’il, je ne dois pas non plus vous deſcouvrir tout ce que je sçay : c’eſt pourquoy il ſuffit que vous me juriez que vous ne direz rien de ce que je vous diray. je creus apres cela que Perinthe m’alloit advoüer qu’il aimoit la Princeſſe : & comme il y avoit long temps que j’euſſe voulu luy pouvoir parler de ſa paſſion, afin de taſcher de l’en guerir, je luy promis tout ce qu’il voulut. Apres quoy me regardant fixement ; n’eſt il pas vray Pherenice (me dit il avec une douleur dans les yeux, à donner de la compaſſion à l’ame la plus dure & la plus inſensible) que La Lettre qu’eſcrivoit Doraliſe eſtoit pour Abradate : & que le nom du malheureux Perinthe eſtoit employé, pour cacher celuy de l’adorable Panthée ? Mais, luy dis-je en l’interrompant, vous ne demeurez pas dans les termes de nos conditions : car je vous ay promis de ne reveler point le ſecret que vous m’aurez confié : & cependant je voy parle commencement de voſtre diſcours, que bien loin de vous confier en moy, vous voudriez que je me confiaſſe en vous preſuposé que ce que vous voulez sçavoir fuſt vray, & que je vous l’avoüaſſe. Songez bien Perinthe à ce que vous dittes : & ne commencez pas voſtre diſcours par des queſtions, ſi vous voulez que je vous reſponde. Joint qu’à vous dire la verité, je ne comprends pas trop bien, quand tout ce que vous penſez ſeroit vray, ce qui n’eſt pas, quel mal vous ſeroit voſtre nom, quand il ſeroit mis à la place de celuy de Panthée. Si le Prince de Claſomene, repliqua t’il froidement, trouvoit quelqu’une de ces Lettres, ne pourroit il pas croire que je ſerois de l’intelligence, que je le trahirois ? moy dis-je, adjouſta t’il, à qui il a dit plus de cent fois, qu’il ne veut pas que la Princeſſe eſpouse jamais Abradate. Ha Perinthe, m’eſcriay-je, vous n’eſtes pas aſſez intereſſé, pour ſonger de ſi loin à conſerver voſtre fortune ! & vous teſmoignez aſſez eſtre attaché au ſervice de la Princeſſe, pour ſervir Abradate, ſi vous croyez qu’elle le regardaſt favorablement : ſi ce n’eſtoit quelque autre raiſon que je comprends avec aſſez de facilité, & que je voudrois pour voſtre repos qui ne fuſt pas vraye. Ouy Perinthe, adjouſtay-je, vous aimez Panthée : un ſentiment jaloux vous a fait imaginer qu’elle aimoit Abradate : & vous a fait trouver ſi mauvais, que voſtre nom fuſt employé dans une Lettre que vous avez creû eſtre pour ce Prince. Il y a long temps Perinthe, pourſuivis-je, que je m’aperçois de la paſſion que vous avez pour elle : cependant je ne trouve pas que vous ayez raiſon de ne vous confier à perſonne, & de cacher un feu qui vous conſume. Une petite eſtincelle s’eſtaint en la couvrant : mais un feu bien vif ſe conſerve & ne meurt poïnt quand on le couvre : c’eſt pourquoy ſi vous m’en croyez, vous m’advoüerez ingenûment ce que je sçay : ou ſi vous ne le faites pas, je ſeray obligée de dire à la Princeſſe toutes les choſes dont je me ſuis aperçeuë. Si vous vous confiez en moy, adjouſtay-je, je vous promets une fidelité inviolable : & ſi vous ne vous y confiez pas, je vous proteſte que le jour ne ſe paſera point, que je ne die à la Princeſſe que je croy que vous l’aimiez : & que je ne luy en donne tant de marques, qu’elle vous deffendra peut-eſtre de la voir jamais.

Perinthe m’entendant parler, ainſi, me regardoit attentivement ſans rien dire : & cherchoit lequel luy eſtoit le plus avantageux, de m’advoüer qu’il aimoit, ou de ne me l’advoüer pas ; me voyant ſi determinée à faire ce que je luy diſois. Si je l’advoüe, diſoit il, peut— eſtre qu’elle le dira, & ſi elle le dit je ſuis perdu : mais ſi je ne luy advouë point, reprenoit il un moment apres, elle le dira encore pluſtost, & ma perte ſera encore plus indubitable. Que ſeray-je done ? pourſuivoit ce malheureux Amant en luy meſme : puis tout d’un coup s’imaginât que je ne voudrois pas le preſſer ſi fort de sçavoir une choſe que je condamnerois abſolument, il ſe flatta de je ne sçay quelle eſperance mal fondée, & me reſpondit en biaiſant. comme je vy ſon ame eſbranlée, je le preſſay encore davantage : & luy dis ſi fortement que je ferois sçavoir à la Princeſſe qu’il eſtoit amoureux d’elle, s’il ne me l’advoüoit ; qu’à la fin apres m’avoir fait jurer ſolemnellement que je ne dirois jamais rien de ce qu’il me diroit, ny à Doraliſe ; ny à la Princeſſe ; ny à qui que ce ſoit, il me promit qu’il me deſcouvriroit la verité de toutes choſes. je luy declaray touteſfois auparavant, que je ne m’engageois qu’à luy eſtre fidelle & qu’à le conſoler, & non pas à le ſervir dans ſa paſſion. Peut-eſtre Madame, me demanderez vous pourquoy je voulois obliger Perinthe à m’advoüer ſon amour ? mais je vous reſpondray à cela, que je creus rendre un grand ſervice à la Princeſſe ſi je pouvois avoir quelque credit ſur l’eſprit d’un homme, qui pouvoit tout ſur celuy du Prince ſon Pere : & d’eſtre en eſtat de l’empeſcher de nuire à Abradate, que je connoiſſois bien qu’il n’aimoit pas. Joint que j’eſperay meſme que mes conſeils pourroient peut-eſtre le guerir du mal qui le tourmentoit : ainſi ce fut pluſtost pour le ſervice de la Princeſſe, & pour le repos de Perinthe que par curioſité, que je voulus sçavoir le ſecret de ſon cœur. Pour luy, il ne m’a jamais bien pü dire, pourquoy il me l’advoüa : n’ayant jamais pû bien determiner ſi ç’avoit eſté afin que je le diſſe à la Princeſſe, ou afin de m’obliger à ne luy dire pas. Quoy qu’il en ſoit, Perinthe m’advoüa ſa paſſion ; me raconta tous ſes tranſports ; & me dit tous les ſentimens qu’il avoit eus, tels que je vous les ay dits en divers endroits de mon recit. De ſorte qu’apres m’avoir exageré la grandeur de ſon amour ; ſa pureté ; & ſa conſtance ; jugez Pherenice, me dit il, ſi je n’ay pas eu raiſon de vous prier, que mon nom ne ſerve point à rendre Abradate heureux ? Perinthe (luy dis-je avec beaucoup de douceur, afin d’aquerir quelque credit ſur ſon eſprit) je vous ſuis bien obligée de m’avoir advoüé une choſe que j’avois envie de sçavoir de voſtre bouche : auſſi vous puis-je aſſurer, que je cacheray auſſi ſoigneusement que vous, le ſecret que vous m’avez confié. Ha Pherenice, s’eſcria t’il, vous le chacherez peut-eſtre trop bien ! & je ne sçay, ſi dans le temps que je vous ay priée de ne le reveler pas, je n’ay point deſiré que vous le diſſiez à la….. A ce mot Perinthe s’arreſta, ne pouvant achever de dire la Princeſſe : puis tout d’un coup ſe reprenant ; non non Pherenice, me dit il, n’eſcoutez pas mes tranſports. & eſcoutez touſjours la raiſon : qui veut que je meure pour l’adorable Panthée, ſans qu’elle sçache meſme que je meurs pour elle. C’eſt pourquoy ſoyez moy auſſi fidelle que vous me l’avez promis : & ſouffrez ſeulement que j’aye la conſolation de pouvoir dire quelqueſfois à une perſonne qu’elle aime, les tourmens que ma paſſion me fait endurer. Cependant, dit il, comme je ne veux pas vous prier de me rendre office aupres de Panthée, ne me priez jamais auſſi de ſervir Abradate : la choſe, repris-je, n’eſt pas eſgalle entre nous : car ſi j’entre prenois de vous ſervir aupres de Panthée, je vous y détruirois abſolument, & ainſi vous me demanderiez une choſe impoſſible : mais ſi je vous priois de ſervir Abradate aupres du Prince de Claſomene je vous demanderois une choſe que vous pouvez faire facilement. Facilement. (réprit Perinthe avec precipitation) ha Pherenice vous ne connoiſſez pas combien il eſt difficile de rendre office à un Rival : & à un Rival aimé, meſme dans les choſes qui ne regardent point ſa paſſion. Mais Perinthe, repris-je à mon tour, voulez vous que la Princeſſe eſpouse un homme qu’elle haiſſe ? je voudrois qu’elle fuſt contente, repliqua t’il, mais pour eſtre ſoulagé dans mes maux, je voudrois qu’elle n’eſpousast perſonne. Comme nous en eſtions là, la Princeſſe ſortit de ſon Cabinet, pour aller prendre l’air dans le Jardin, où je la ſuivis : & où Perinthe ne la ſuivit pas : car il ſe retira ſi plein de confuſion, que l’on euſt dit qu’il craignoit que la Princeſſe ne devinaſt en le regardant, tout ce qu’il venoit de me dire. Doraliſe qui avoit bien remarqué la converſation que nous avions euë enſemble, me demanda ce que nous avions tant dit ? mais quoy que nous nous fuſſions promis elle & moy de nous rendre côte de tout ce que nous deſcouvririons de Perinthe, je ne creus pas eſtre obligée de luy dire ce qu’il m’avoit fait promettre de ne dire pas : & je ne luy apris enfin, que ce que j’avois sçeu devant qu’il m’euſt rien advoüé. Depuis cela, Perinthe me parla plus ſouvent qu’il n’avoit accouſtumé, quoy qu’il euſt touſjours eſté fort de mes Amis : c’eſt a dire autant que le pouvoit eſtre un homme qui ne monſtroit ſon cœur à qui que ce ſoit. Mais quelque ſoin qu’il aportaſt à vouloir sçavoir de moy en quels termes Abradate eſtoit avec Panthée, je ne luy dis pas une parole : & comme il m’en preſſoit un jour ; ceſſez Perinthe, luy dis-je, de me demander une choſe que je ne vous dirois pas quand je la sçaurois : & ſoyez perſuadé, que comme je ne vous trahiray point, je ne trahiray pas non plus la Princeſſe, à qui je dois encore une plus grande fidelité qu’à vous : & en effet depuis ce temps là, il n’oſa plus m’en parler.

Quelques jours apres il reçeut une Lettre d’Andramite, qui luy aprit que Mexaris avoit eu quelque petit démeſlé avec le Prince de Claſomene : & qu’il eſtoit allé à une Maiſon qu’il avoit à deux journées de Sardis : de ſorte que Perinthe ne sçavoit s’il s’en devoit affliger ou s’en reſjouïr. Car lors qu’il regardoit Mexaris, comme devant poſſeder Panthée, il eſtoit bien aiſe qu’il fuſt mal avec le Prince de Claſomene : mais auſſi quand il le conſideroit comme un obſtacle aux deſſeins d’Abradate, il eſtoit fâché qu’il n’y fuſt plus bien Touteſfois l’eſperance qu’il avoit que Creſus ne conſentiroit jamais au mariage de Panthée, ny avec l’un ny avec l’autre de ces Princes, luy donnoit quelque conſolation : on peut pourtant dire qu’il n’avoit gueres de bonnes heures : onn ſeulement parce qu’il avoit pluſieurs maux effectifs, mais parce encore qu’il faiſoit du poiſon de toutes choſes. En effet, lors que la Princeſſe vint à ſe mieux porter, au lieu de s’en reſjouïr il s’en affligea : prevoyant bien que le retour de ſa ſanté la feroit bien toſt retourner à Sardis. Pherenice (me diſoit il un jour qu’elle avoit beaucoup meilleur viſage qu’elle ne l’avoit eu depuis qu’elle eſtoit tombée malade) ne ſuis-je pas bien malheureux, de voir que le mal qu’a eu la Princeſſe n’a fait que l’embellir ? peut eſtre, diſoit il, que ſi elle euſt eſté un peu changée, Abradate auroit eu moins d’amour pour elle : & que ſi elle s’en fuſt aperçeue, elle auroit eu auſſi moins de bien-veillance pour luy. Mais je ſuis trop infortuné pour cela : & je commence de voir qu’elle arrivera à Sardis, plus belle encore qu’elle n’eſtoit quand nous en partiſmes. Il vous eſt aiſé de juger, Madame, par ce que je dis, de ce que ſouffroit un homme qui s’affligeoit de la ſanté & de la beaute de la Perſonne qu’il aimoit : cependant quelques jours apres il falut partir, & nous partiſmes effectivement : mais à vous dire la verité, Perinthe parut ſi melancolique, que ſi je n’euſſe pas sçeu le ſecret de ſon cœur, j’aurois creu qu’il laiſſoit à Sardis l’objet de toutes ſes affections. Auſſi Doraliſe luy en fit elle une guerre eſtrange, le premier jour que nous marchaſmes : & ce la ſervit ſans doute à nous le faire paſſer plus agreablement : car toutes les fois que Perinthe qui eſtoit à cheval aprochoit du Chariot de la Princeſſe, dont il ne s’eſloignoit guere ; elle luy diſoit cent agreables choſes, où il reſpondit avec un chagrin plein de dépit le plus plaiſant du monde. Le premier jour de noſtre voyage s’eſtant donc paſſé de cette ſorte, nous le continuaſimes le lendemain : mais helas ! nous ne le paſſasmes pas ſi agreablement. Car vous sçaurez, Madame, qu’eſtant arrivez dans une Foreſt fort obſcure, en un endroit où il y a un grand Eſtang, que l’on laiſſe à la main droite : & qui s’épanchant parmy l’ombre qui regne dans l’eſpaisseur du Bois, fait un obiet qui a quelque choſe de beau & d’affreux tout enſemble : vous sçaurez, dis-je, qu’eſtans arrivez en ce lieu là, nous viſmes ſortir à noſtre gauche, par diverſes routes de la Foreſt, quarante ou cinquante hommes à cheval l’Eſpée à la main : un deſquels je reconnus auſſi toſt, malgré la frayeur que j’eus, pour eſtre le Prince Mexaris : qui commanda à celuy qui conduiſoit le Chariot de la Princeſſe de s’arreſter, ce qu’il fit : ne jugeant pas qu’il peuſt faire autre choſe. Car Madame, il faut que vous sçachiez, que la Princeſſe n’avoit en ce voyage qu’un Chariot de ſuitte plein de Femmes ; quinze hommes de cheval, & quelques gens à pied, mais en petit nombre. Bien eſt il vray qu’il ne faut pas conter Perinthe pour un homme ſeul, veû les choſes prodigieuſes qu’il fit ce jour la. A peine eut il veû venir Mexaris l’Eſpée à la mains ſuivy de tous les ſiens, qui en ſortant du Bois s’eſtoient rangez aupres de luy, qu’il ſe mit en eſtat de nous deffendre : & appellant tous les gens de la Princeſſe, il ſe mit entre le Chariot où elle eſtoit, & le Prince Mexaris, qui n’eut pas pluſtost commandé que ce Charoit s’arreſtast, que Perinthe s’avançant vers luy l’Eſpée haute, Mexaris recula d’un pas ; & voulant taſcher d’enlever la Princeſſe ſans reſpandre de ſang, ou peut eſtre ſans s’expoſer ; Perinthe, luy dit il, ne me forcez pas à vous perdre : & ne faites pas une reſistance inutile, à un homme qui eſt en eſtat de vous faire obeir par force. Non non Seigneur, repliqua Perinthe, je n’ay point de vie à meſnager : & vous n’enleverez jamais la Princeſſe, tant que Perinthe ſera vivant. Pendant que Mexaris amuſoit Perinthe à parler, il vit que quatre des ſiens s’avançoient vers le Chariot : de ſorte que ſans s’arreſter davantage, il attaqua Mexaris : apres luy avoir crié, qu’il luy ſeroit peut-eſtre plus aiſé de le vaincre, qu’il ne luy ſeroit facile à luy d’enlever Panthée tant qu’il vivroit. En effet, il l’attaqua avec tant de fierté, que Mexaris eut beſoin d’eſtre ſecouru parleſſiens, comme nous l’avons sçeu depuis, par les gens de la Princeſſe : car pour nous, Madame, nous eſtions tellement eſpouventées, que nous ne sçavions ce que nous voiyons. Pour moy, je sçay ſeulement que j’entendois un grand bruit : & que je voyois une confuſion eſtrange, parmy tous ces gens qui ſe battoient à quinze ou vint pas du Chariot de Panthée. Ce qu’il y eut d’avantageux pour nous fut que ceux à qui Mexaris avoit commandé de ſe ſaisir de la Princeſſe, durant qu’il combattoit, voyant leur Maiſtre ſi engagé dans un combat dont ils ne sçavoient pas l’evenement, quelque ineſgal qu’il fuſt par le nombre, ne le firent point : & ſe reſolurent d’attendre que la victoire leur fuſt un peu plus aſſurée ; ſe contentant d’empeſcher que les Chariots ne marchaſſent. Mais plus ils attendoient, plus ils voyoient leur party s’affoiblir : car Perinthe combatoit avec une valeur ſi extraordinaire, que j’ay oüy aſſurer qu’il tüa de ſa main plus de ſix des gens de Mexaris : l’ayant bleſſé luy meſme en plus d’un endroit. Ceux qui le ſecondoient, firent auſſi fort bien en cette occaſion : neantmoins comme des quinze hommes qu’il avoit, il y en avoit trois de lüez, & quatre hors de combat, il n’avoit preſques plus d’autre eſpoir. que celuy d’avoir la gloire de mourir en deffendant la Princeſſe : ſi bien que combatant en deſesperé, il fit des choſes que l’on ne sçauroit vous repreſenter. Comme le pauvre Perinthe en eſtoit donc là, il vit paroiſtre des Cavaliers qui venoient à toute bride, vers l’endroit où il combatoit : & comme il ne douta point que ce ne fuſſent encore des gens de Mexaris, il ſe creût abſolument perdu. Touteſfois voulant vendre ſa vie cherement, & taſcher de tüer ce Prince, auparavant que d’eſtre tüé luy meſme ; il s’eſlança vers luy, malgré quelques uns des ſiens qui le couvroient : & s’engagea d’une telle ſorte parmy ces raviſſeurs, que ſi Abradate qui eſtoit à la teſte de ces Cavaliers, que Perinthe avoit crû eſtre des gens de Mexaris, ne fuſt venu, & ne les euſt écartez, le panure Perinthe eſtoit mort. Mais à peine ce Prince fut il arrivé avec vint chevaux, que les choſes changerent bien de face : car dés qu’il aprocha, voyant Perinthe au danger où il eſtoit, il fut tout droit à luy, & le degagea entierement. De vous repreſenter, Madame, l’eſtonnement de Mexaris, de Perinthe, & de nous, de voir arriver Abradate en ce lieu là, c’eſt ce que je ne sçaurois faire : Mexaris creût alors que les Dieux le vouloient perdre ; Panthée eſpera qu’ils la vouloient conſerver ; & Perinthe m’a dit depuis, que lors qu’il vit Abradate luy ſauver la vie, il eut une douleur ſi ſensible, qu’il fut tenté de le combattre auſſi bien que Mexaris : qui depuis l’arrivée du Prince de la Suſiane, ne ſongea plus qu’à ſe retirer : car outre qu’il eſtoit deſja aſſez bleſſé dés qu’il le joignit, il luy donna encore un coup au bras droit, qui l’ayant mis hors de combat, fit qu’il ne penſa plus qu’à ſe mettre en ſeureté : n’eſtant plus en eſtat ny d’enlever ſa Maiſtresse, ny de combatre ſon Rival. Il fut pourtant pourſuivy ardemment : touteſfois comme le principal deſſein d’Abradate & de Perinthe n’eſtoit que de ſauver la Princeſſe, ils n’oſerent s’enfoncer dans l’eſpaisseur de la Foreſt : de ſorte que revenant vers elle, apres avoir tué on fait fuir tout ce qui reſtoit de gens à Mexaris, elle ne les vit pas pluſtost, que les apellant ſes Liberateurs, elle leur rendit mille grâces, du ſervice qu’ils luy avoient rendu. Or comme elle avoit fort bien remarqué, qu’Abradate par ſon arrivée, avoit ſauvé la, vie à Perinthe ; elle ne le remercia pas moins de la luy avoir conſervée, que de ce qu’il eſtoit cauſe qu’elle n’eſtoit pas tombée ſous le pouvoir de Mexaris. Et comme elle ſentoit avec beaucoup de tendreſſe, tout ce que Perinthe venoit de faire pour elle, elle luy exagera la choſe, avec une reconnoiſſance extréme. D’autre part, Perinthe regardant Abradate, comme celuy qui venoit recueillir le fruit de ſes travaux, il ſe repentoit preſques de ce qu’il avoit fait : & il euſt peut-eſtre mieux aimé que Mexaris euſt enlevé la Princeſſe, que de voir qu’Abradate partageoit aveque luy la gloire de l’avoir deffenduë : & de ce qu’en ſon particulier, il luy devoit la vie.

Comme ce n’eſtoit pas un lieu fort agreable pour nous à demeurer que celuy là, où nous ne voiyons que des morts ou des mourants ; apres tous ces complimens faits en tumulte ; apres que la Princeſſe eut demande à Abradate comment il s’eſtoit trouvé là ſi à propos ? & apres qu’il luy eut apris que c’eſtoit parce qu’il avoit eſté adverty du deſſein de Mexaris, par un de ſes Domeſtiqucs ; & qu’au meſme inſtant il eſtoit monté à cheval, pour s’oppoſer à ſa violence, les Chariots marcherent : Abradate laiſſant quelques uns des ſiens pour avoir ſoin de ceux qui n’eſtoient pas encore morts, tant Amis qu’ennemis : afin de ſecourir les uns, & de s’aſſurer des autres. Mais comme en marchant, la Princeſſe s’aperçeut que Perinthe eſtoit bleſſé à la main gauche, & qu’il perdoit aſſez de ſang pour l’affoiblir, elle fit arreſter ſon Chariot : & l’y faiſant mettre malgré la reſistance qu’il y fit, je luy donnay un voile que je tenois, pour luy bander la main. Ain ſi le premier Liberateur de Panthée, eſtoit dans le Chariot : & celuy de Perinthe & de Panthée tout enſemble marchoit aupres, & ne pouvoit ſe laſſer de rendre grace à cét Amant cache, d’avoir ſi bien deffendu ſa Princeſſe. Mais helas, que le pauvre Perinthe reſpondoit froidement à toutes les civilitez d’Abradate ! la ſeule conſolation qu’il avoit, eſtoit de me regarder quelqueſfois : & de me faire voir dans ſes yeux, une partie des ſentimens de ſon cœur. Au premier lieu habité où nous paſſasmes, la Princeſſe fit arreſter, pour faire penſer la main de Perinthe, de qui le ſang ne s’eſtanchoit pas tout à fait : en ſuitte dequoy, nous continuaſmes noſtre voyage. j’avois oublié de vous dire, Madame, qu’apres le combat finy, on avoit trouvé un des gens de Mexaris démonté, dont on s’eſtoit ſaisi : & qu’Abradate fit conduire à Sardis, afin que Creſus peuſt eſtre mieux inſtruit de ce qui c’eſtoit paſſé. je ne vous diray point, Madame, combien ce Prince fut irrité contre Mexalis, quand il sçeut qu’il avoit voulu enlever Panthée : ny combien le Prince de Claſomene en fut ſurpris, affligé, & en colere ; mais je vous diray que ce qu’il y eut d’admirable, fut que Perinthe qui avoit fait tout ce qu’il avoit pû pour tuer Mexaris, fit apres toutes choſes poſſibles, par le moyen d’Andramite, pour apaiſer Creſus : ſans autre motif que celuy de faire obſtacle à Abradate en ſervant ſon Rival. Ainſi le malheureux Perinthe, tout genereux qu’il eſtoit, ſe voyoit forcé par ſa paſſion de ſervir celuy à qui il avoit voulu oſter la vie : & de nuire à un Prince, à qui il devoit la ſienne. Il ne pût touteſfois faire ny l’un ny l’autre : car outre que Creſus eſtoit effectivement fort irrité contre Mexaris, qui contre ſa volonté avoit voulu non ſeulement eſpouser Panthée, mais l’enlever ; il arriva encore, que la Princeſſe craignant que Mexaris ne fiſt ſa paix, & ne revinſt à Sardis ; pria ſi inſtamment Doraliſe de traitter un peu mieux Andramite, & de le prier d’entretenir le Roy dans les ſentimens de colere où il eſtoit contre Mexaris ; qu’en effet Andramite fut un matin dire à Perinthe, qu’il ne pouvoit plus faire ce qu’il avoit ſouhaité de luy : parce que Doraliſe luy demandoit une choſe toute oppoſée : luy diſant qu’entre ſa Maiſtresse & ſon Amy, il penſoit n’eſtre pas fort injuſte de donner la preference à Doraliſe. je vous laiſſe à juger. Madame, combien Perinthe fut affligé de cette nouvelle : car il comprit bien que Doraliſe n’euſt pas fait cette priere à Andramite : ſans le conſentement de la Princeſſe. Voyant donc qu’il ne pouvoit obliger ſon Amy à ce qu’il deſiroit, il obtint du moins de luy, qu’il entretiendroit touſjours Creſus dans le deſſein de ne conſentir pas qu’Abradate eſpousast Panthée ; & en effet Andramite luy promit la choſe, pourveû que Doraliſe ne luy fiſt pas une priere oppoſée à la ſienne. Ce n’eſt pas que Perinthe n’euſt une repugnance horrible, à nuire à un Prince à qui il eſtoit obligé : mais quand il ſongeoit qu’il s’agiſſoit de l’empeſcher de poſſeder la Princeſſe, il paſſoit par deſſus toute conſideration Il ne me diſoit pourtant pas alors ce qu’il faiſoit, mais ſeulement les maux qu’il enduroit : & ce ne fut que quelque temps depuis, qu’il m’advoüa tout ce que je viens de dire. Cependant le dangereux poiſon qu’il avoit dans l’ame, envenima ſi fort ſa bleſſure, qu’il n’en pouvoit guerir : & ſon corps vint à n’eſtre guere plus ſain que ſon eſprit. Il eſtoit foible ; paſle ; & languiſſant ; ayant une fiévre lente, qui ne l’abandonnoit pas un moment. Mais durant qu’il ſouffroit tant de maux ſecrets, Abradate eſtoit beaucoup plus heureux qu’il n’avoit eſté : car le Prince de Claſomene, sçachant ce qu’il avoit fait pour la Princeſſe ſa Fille, le traitoit incomparablement mieux qu’à l’ordinaire : & ne pouvoit pas avec bien-ſeance, luy deffendre d’aller viſiter Panthée : aupres de laquelle ne trouvant plus Mexaris, il avoit de plus douces heures. On sçeut meſme que ce Prince, qui s’eſtoit retiré dans une Ville dont le Gouverneur eſtoit à ſa diſposition, eſtoit aſſez dangereuſement bleſſé : ſi bien que ſans avoir ſeulement la crainte de le voir revenir, il jouïſſoit d’autant de plaiſirs, que Perinthe avoit d’infortunes. Il avoit pourtant touſjours l’inquietude de sçavoir que Creſus n’eſtoit pas plus diſposé qu’à l’ordinaire à conſentir qu’il eſpousast Panthée : ainſi au milieu de ſes plus heureux jours, il avoit de fâcheuſes heures.

Apres avoir veſcu quelque temps de cette ſorte, il sçeut que Creſus ayant conferé avec le Prince de Claſomene, avoit enfin reſolu qu’il s’en retournaſt, & qu’il menaſt la Princeſſe ſi fille aveque luy : afin que l’abſence gueriſt Abradate, de la paſſion qu’il avoit dans l’ame. Perinthe comme vous pouvez penſer : ne s’oppoſa pas à ce deſſein : au contraire, il l’appuya ſi fortement aupres de ſon Maiſtre, & le fit apuyer ſi puiſſamment par Andramite aupres de Creſus, que lors que l’on commença de parler de ce voyage, on en parla comme d’une choſe reſoluë & indubitable : ſi bien que lors qu’Abradate ſe croyoit le plus heureux, il ſe trouva le plus infortuné. La Princeſſe fut auſſi ſensiblement touchée de cette reſolution : & ſi fort, qu’elle prit enfin le deſſein de ſouffrir que Doraliſe qui l’en preſſoit extrémement, priaſt encore Andramite de taſcher de rompre ce voyage. En mon particulier, ſans en rien dire à la Princeſſe ny à Doraliſe, j’en parlay auſſi à Perinthe, que je ne trouvay pas diſposé à m’accorder ce que je ſouhaittois de luy. Il me dit d’abord, que sçachant que Creſus ny le Prince de Claſomene par diverſes raiſons, ne ſouffriroient jamais que Panthée eſpousast Abradate ; il croyoit que c’eſtoit le ſervir que d’eſloigner cette Princeſſe de luy : & que c’eſtoit auſſi ſervir la Princeſſe, que d’empeſcher qu’une plus longue converſation avec ce Prince, n’engageaſt un peu trop ſon cœur. Que de plus, le Prince ſon Maiſtre n’avoit garde de perdre une occaſion ſi favorable de retourner dans ſon Eſtat, & de ſortir d’un lieu d’où il n’auroit pas la liberté de ſe retirer ſans cette raiſon. Enfin il me dit tant de choſes, que tout autre que moy auroit creû que l’amour n’avoit point de part à tout ce que faiſoit Perinthe : mais à la fin n’ayant pas voulu recevoir tout ce qu’il me diſoit, il m’advoüa ingenument, que le ſeul deſſein de ſeparer Abradate & Panthée, eſtoit ce qui l’avoit obligé à faire tout ce qu’il avoit fait. Mais il me dit cela avec des tranſports d’amour ſi grands, que quelque en colere que je fuſſe contre luy, je ne pûs le quereller, comme j’avois creû le pouvoir faire. Cependant Doraliſe ayant agy aupres d’Andramite, & ayant employé tout le pouvoir qu’elle avoit ſur luy, pour le porter à dire tout ce qu’elle voudroit : & à faire rompre le voyage de Claſomene ; luy diſant que c’eſtoit pour ſon intereſt ſeulement, & parce qu’elle ne pouvoit ſe reſoudre à perdre la Princeſſe : Andramite luy dit que la choſe n’eſtoit plus en termes de cela : je que ce voyage eſtoit ſi abſolumemt reſolu, qu’il eſtoit impoſſible de le rompre. Voila donc Abradate dans une douleur eſtrange : Panthée ne fut pas auſſi ſans affliction : car elle voyoit bien que le deſſein de ceux qui l’eſloignoient de ce Prince, eſtoit qu’il ne la reviſt jamais : neantmoins comme elle a l’ame grande & ferme, elle cacha de telle ſorte la douleur qu’elle avoit, que celle d’Abradate en augmenta encore de la moitié : luy ſemblant que l’amour qu’il avoit teſmoigné avoir pour la Princeſſe ; meritoit bien que du moins elle luy fiſt voir quelque melancolie ſur ſon viſage, & peut-eſtre meſme quelques larmes dans ſes yeux. Il ſe pleignit donc de ſon inſensibilité, avec tant d’emportement, que la Princeſſe fut obligée de ſouffrir pour l’apaiſer qu’il la viſt chez Doraliſe : de crainte qu’il ne priſt quelque reſolution trop violente : car comme la Princeſſe devoit partir dans deux jours, il n’y avoit point de temps à perdre. Il la vit donc chez Doraliſe : & il l’y vit ſi triſte ce jour là, qu’il eut lieu d’eſtre auſſi ſatisfait de la tendreſſe de ſon affection, qu’il l’eſtoit peu de ſa mauvaiſe fortune. Toute cette converſation fut la plus douloureuſe du monde : auſſi cette ſeparation avoit elle tout ce qui la pouvoit rendre inſuportable : puis que non ſeulement Abradate eſtoit cauſe que Panthée quittoit Sardis : mais ce qui eſtoit le plus fâcheux, eſtoit que cette abſence n’avoit point de bornes : & que la Princeſſe ne pouvant jamais rien vouloir contre ſon devoir, diſoit toujours à Abradate, qu’elle ne vouloit pas qu’il l’allaſt voir deſguisé comme il l’en preſſoit. Enfin Madame, apres s’eſtre dit toutes les choſes que ſe peuvent dire deux perſonnes qui ont reſolu de s’aimer touſjours, & qui craignent de ne ſe revoir jamais, ils ſe ſeparerent : car encore qu’Abradate deuſt faire une viſite de ceremonie à la Princeſſe, pour luy aller dire adieu, il contoit cela pour rien : puis qu’il sçavoit bien qu’il ne luy pourroit rien dire de particulier. De ſorte que lors qu’elle le laiſſa chez Doraliſe, il la regarda preſques comme ne la devant plus voir : & ſentit autant de douleur que l’on en peut ſentir.

Auſſi toſt qu’elle fut partie, les gens d’Abradate luy ſurent dire que Creſus le faiſoit chercher par tout : mais comme il avoit l’eſprit irrité contre ce Prince, il leur dit qu’ils diſſent à ceux qui le cherchoient, qu’ils ne l’avoient pas trouvé : & en effet, il fut encore plus de deux heures avec Doraliſe, à parler de la Princeſſe, & du malheureux eſtat où il ſe trouvoit. Apres quoy, il s’en alla trouver Creſus : qui l’ayant fait entrer dans ſon Cabinet, avec une civilité extraordinaire ; luy aprit que ſa fortune avoit changé de face : & qu’il venoit de recevoir une Lettre de la Reine de la Suſiane, qui luy aprenoit que le Prince ſon Frere & le Roy ſon Pere eſtoient tous deux morts : & qu’ainſi il eſtoit Roy. Cette nouvelle ſurprit extrémement Abradate, & luy donna meſme beaucoup de douleur : car encore que ces deux Princes l’euſſent fort injuſtement & ſoit rigoureuſement exilé, la Nature ne laiſſa pas de faire en luy ce qu’elle fait touſjours en toutes les perſonnes genereuſes ; ainſi il aprit avec déplaiſir qu’il eſtoit Roy de la Suſiane. Il eſt vray que ce ne fut pas un déplaiſir inconſolable : & ſa douleur, quoy que grande, ne fut pas plus forte que ſa raiſon. Creſus luy dit que celuy qui luy avoit aporté cette nouvelle, avoit une Lettre pour luy de la Reine ſa Mere : qui luy mandoit à luy en particulier, qu’elle trouvoit qu’il eſtoit à propos qu’il tardaſt encore à Sardis : juſques à ce que quatre des plus grands Seigneurs de ſon Royaume, qui devoient partir dans trois jours, fuſſent venus le prier au nom de tous ſes Peuples, d’aller prendre le Sceptre que le Roy ſon Pere luy avoit laiſſé : & qui dans les derniers momens de ſa vie, avoit teſmoigné ſe repentir de l’avoir exilé : & l’avoit declaré ſon legitime Succeſſeur : eſtant mort trois jours apres ſon Fils aiſné, qui ſeul avoit cauſé leur mauvaiſe intelligence. Apres avoir donc sçeu toutes ces choſes, Abradate ſe retira chez luy, l’eſprit remply de tant de penſées differentes, qu’il ne pouvoit dire luy meſme ce qu’il penſoit. Comme il eſtoit fort tard, cette nouvelle ne fut sçeue que de peu de monde ce ſoir là : mais le lendemain au matin, il n’y eut perſonne qui ne sçeuſt qu’Abradate eſtoit Roy de la Suſiane, & qui ne s’en reſjouïſt. Perinthe meſme en fut bien aiſe : parce qu’il s’imagina, pour ſe flatter, qu’Abradate ſeroit contraint de partir tout à l’heure : & que peut eſtre l’abſence & l’ambition le gueriroient elles de l’amour qu’il avoit pour la Princeſſe. Ainſi je penſe pouvoir dire, qu’elle eut moins de joye que Perinthe du bonheur d’Abradate, parce qu’elle craignit que le changement de la condition de ce Prince, n’en aportaſt en ſon cœur. Cependant, quoy que tout le monde ſe reſjouïſt de sçavoir qu’il eſtoit Roy, il ne falut pas laiſſer de luy aller faire une viſite de deüil ; & de s’affliger aveque luy de la meſme choſe, dont on ſe reſjouïſſoit hors de ſa preſence. Le Prince de Claſomene y fut, & Perinthe auſſi : eſperant touſjours qu’Abradate en montant au Throſne, s’eſloigneroit de Panthée. La Princeſſe de ſon coſté, l’envoya viſiter par un des ſiens, & luy teſmoigner la part qu’elle prenoit à tout ce qui luy eſtoit arrivé : en attendant qu’elle y allaſt elle meſme avec la Princeſſe de Lydie. Mais comme ce compliment eſtoit une choſe que la ſeule ceremonie avoit exigée d’elle, Abradate n’en fut pas pleinement ſatisfait : & il creut qu’elle euſt pû le luy envoyer faire par une perſonne qui luy euſt eſté plus confidente, & qui luy euſt dit quelque choſe de plus particulier. Cependant comme la Princeſſe devoit partir dans un jour, il avoit l’ame à la gehenne : car outre que la bien-ſeance ne ſouffroit pas qu’il allaſt ſi, toſt chez elle, n’y chez Doraliſe ; il trouvoit encore que d’aller parler de Mariage, devant meſme que les Deputez de la Suſiane fuſſent venus, & ſi toſt apres avoir sçeu la mort de deux Princes qui luy eſtoient ſi proches, eſtoit une choſe hors de raiſon. Cependant l’amour qu’il avoit pour Panthée eſtoit ſi forte, qu’il n’avoit pas deliberé un moment, ſur ce qu’il avoit à faire : & dés qu’il s’eſtoit veû Roy, il avoit reſolu de la faire Reine : & de n’accepter la Couronne, que pour la luy mettre ſur la teſte. D’autre part, Perinthe preſſoit autant qu’il pouvoit le Prince de Claſomene de partir de Sardis : mais par bonheur ce Prince s’eſtant trouvé mal, ce voyage fut differé : ce qui donna beaucoup de joye à Abradate, qui vit que par là les choſes ſe feraient avec moins de precipitation. Mais Madame, comme c’eſt la couſtume du monde de juger legerement d’autruy, deux jours apres qu’il eut reçeu cette nouvelle, on diſoit deſja que ce Prince ne ſongeroit plus à Panthée : & ce bruit flatta ſi doucement Perinthe, qu’il en eut effectivement de la joye. Durant que cette eſperance l’entretenoit, les Deputez de Suſe arriverent : qui apres avoir aſſuré Abradate de la fidelité de tous ſes ſujets, remercierent Creſus de la part de la Reine, de l’Aſyle qu’il luy avoit donné pendant ſon exil : & l’aſſurerent qu’elle conſerveroit touſjours le ſouvenir d’une obligation ſi ſensible. Apres cela, Abradate qui n’avoit rien voulu mander à Panthée, ny à Doraliſe, ny à moy, juſques à ce qu’il euſt amené la choſe au point où il la vouloit ; fut trouver Creſus un matin, pour luy dire que croyant qu’il ne s’eſtoit oppoſé au mariage de Panthée & de luy, que parce qu’il ne vouloit pas qu’un Prince Eſtranger s’eſtablist dans ſes Eſtats : il venoit luy declarer, qu’il eſtoit preſt de renoncer à tous les droits que cette Princeſſe avoit à la Principauté de Claſomene ſi elle y vouloit conſentir, pourveu qu’il agreaſt ſon mariage avec elle. Creſus entendant une propoſition ſi avantageuſe pour luy, l’eſcouta avec plaiſir, & promit de la faire au Prince de Claſomene : apres quoy Abradate l’ayant remercié, en le conjurant de luy tenir bien toſt ce qu’il luy promettoit : ce Prince fut dés le jour meſme chez le Prince de Claſomene, luy demander Panthée en mariage pour le Roy de la Suſiane. Car encore qu’il n’euſt pas le conſentement de la Reine ſa Mere, il ne laiſſoit pas de croire qu’elle approuveroit un choix authoriſé par Creſus : qui ne demandoit meſme cette Princeſſe, qu’a condition que cette Reine donneroit ſon conſentement, dont Abradate ne doutoit point du tout. Joint que les Deputez de Suſe, à qui il avoit dit ſon deſſein, l’aſſurerent ſi fortement qu’il ne trouveroit point d’obſtacle dans l’eſprit de la Reine ſa Mere, qu’il ne craignit pas de l’irriter : & d’autant moins, qu’ils luy dirent que tous ſes Subjets ne trouvant point de Princeſſe, ny dans ſon Royaume, ny dans les Eſtats voiſins qu’il pûſt eſpouser ; auroient beaucoup de ſatisfaction qu’il leur donnaſt une Reine ſi illuſtre en toutes choſes. Cela eſtant ainſi, Creſus fut donc chez le Prince de Claſomene, pour luy faire cette propoſition : qui luy ſembla ſi avantageuſe, qu’il l’accepta ſans peine : de ſorte que ſans perdre temps, Creſus envoya querir Abradate, afin que toutes choſes eſtant arreſtées entre eux, on dépeſchast en diligence vers la Reine de la Suſiane. Comme cela ne ſe pût pas faire, ſans qu’il s’en eſpandist quelque bruit, un Officier de la Princeſſe me vint dire avec beaucoup d’empreſſement, qu’elle alloit eſtre Reine de la Suſiane. Quoy que je l’euſſe eſperé j’advoûe que je ne laiſſay pas d’en eſtre ſurprise : de ſorte que dans le premier tranſport de ma joye, apres m’eſtre fait dire comment il sçavoit la choſe ; j’eſcrivis promptement un Billet à Doraliſe, qui eſtoit chez elle avec Perinthe, afin de la luy raire sçavoir : & comme il eſtoit fort court, je penſe que je m’en ſouviendray bien : & qu’il eſtoit à peu pres en ces termes.


PHERENICE A DORALISE

S’il eſt vray, comme vous le dittes ſouvent, que celuy qui donne beaucoup, aime beaucoup ; il faut conclure que le Roy de la Suſiane aime plus la Princeſſe, que perſonne ne l’a jamais aimée : puis qu’en luy donnant la Couronne qu’il vient de recevoir, il luy donne plus que perſonne ne luy a jamais donne. Si vous eſtes raiſonnable, vous viendrez aider à ce Prince à la luy mettre ſur la teſte : & partager la joye de

PHERENICE.


A peine Doraliſe eut elle leû ce Billet, que ſans ſonger à l’opinion qu’elle avoit que Perinthe fuſt amoureux de Panthée, elle le luy donna à lire : voyez, luy dit elle, Perinthe, ce que Pherenice me mande, & venez en diligence aveque moy : car je ſerois au deſespoir, ſi quelqu’un m’avoit devancée à me rejouir avec la Princeſſe, Perinthe ſe mit donc à lire ce Billet : mais il le leût avec un trouble ſi grand dans l’eſprit, & tant d’émotion ſur le viſage, que Doraliſe revenant dans ſes premiers ſentimens ; qu’avez vous Perinthe, luy dit elle, qui vous trouble ſi fort ; & ſeroit il poſſible que la joye fiſt en vous, les meſmes effets de la douleur & de la colere ? car enfin, adjouſta Doraliſe, je voy que vous avez tout à la fois du chagrin, du dépit, & du deſespoir, mais je n’en voy point la cauſe : ſi ce n’eſt que mes ſoubçons ſoient veritables, & qu’il y ait autant d’amour dans voſtre cœur, qu’il paroiſt de melancolie dans vos yeux. Ha Doraliſe, s’eſcria t’il, que ne ſuis je mort en combatant contre Mexaris, pluſtost que de me trouver au malheureux eſtat où je me voy ! je voudrois, pourſuivit il, vous pouvoir cacher ma folie, comme je l’ay cachée juſques icy ; touteſfois puis que je n’ay pû m’empeſcher de vous donner des marques de ma paſſion, en m’affligeant du bonheur de la Princeſſe Panthée, j’aime mieux vous advoüer mon crime, & avoir recours à voſtre diſcretion, que de vous nier une verité qui ne vous eſt que trop connue, l’advoüe donc, Doraliſe, que j’aime la Princeſſe, & que je l’ay aimée dés que j’ay eſté capable d’aimer : mais aimée avec tant de violence, que je m’eſtonne que je n’en ſuis mort mille & mille fois : mais aimée auſſi avec tant de pureté, que je n’ay jamais rien eſperé, ny preſque rien ſouhaité, ſi ce n’eſt qu’elle n’eſpousast point Abradate. Cependant c’eſt Abradate qui la va eſpouser ? c’eſt luy qui la va faire Reine ; et’c’eſt luy enfin qui me va pouſſer au Tombeau : bienheureux encore, adjouſta t’il, ſi j’y puis entrer devant le funeſte jour deſtiné à cette grande Feſte. Perinthe prononça toutes ces paroles avec tant de vehemence, & d’une maniere ſi touchante, que Doraliſe qui l’eſtimoit infiniment, en eut le cœur attendry, & voulut taſcher de le conſoler : je m’eſtois touſjours bien imaginée, luy dit elle, que vous aviez de la paſſion pour la Princeſſe : mais je vous avoüe que je ne penſois pas que ce fuſt une paſſion ſi forte. Eh Dieux, interrompit Perinthe, comment avez vous pû penſer que l’on pûſt aimer la Princeſſe avec mediocrité ? & comment avez vous pû sçavoir, comme je sçay que vous l’avez sçeu, que je ne reſpondois pas à la propoſition qu’elle me faiſoit d’entreprendre de vous ſervir, ſans croire que je devois avoir une paſſion bien violente : & que Panthée ſeulement pouvoit empeſcher Perinthe d’aimer Doraliſe ? en effet, adjouſta t’il, je ne doute nullement qu’ayant pour vous toute l’eſtime dont je ſuis capable, je n’euſſe eu auſſi beaucoup d’amour, ſi mon cœur n’euſt pas eſté engagé : c’eſt pourquoy ſans m’accuſer d’inſensibilité pour vous, pleignez moy je vous en conjure : & m’aidez à cacher pour quelques jours qui me reſtent à vivre, ce que l’ay caché avec tant de ſoin toute ma vie. Mais eſt il poſſible, interrompit Doraliſe, que vous ne puiſſiez ſousmettre voſtre eſprit à voſtre fortune, & vouloir enfin ce que vous ne sçauriez empeſcher ? n’avez vous pas touſjours sçeu, adjouſta t’elle, que vous ne polluiez jamais rien pretendre à la Princeſſe : non pas meſme de l’obliger à ſouffrir voſtre paſſion ? Ouy, repliqua l’affligé Perinthe en ſoupirant ; pourquoy donc, reprit elle, eſtes vous ſi deſesperé ? c’eſt parce, reſpondit il, que le ſeul homme que je ne voulois pas qui fuſt heureux le va eſtre. Ce que vous dittes, reprit Doraliſe, paroiſt pluſtost une marque de haine pour Abradate, qu’une prenne d’amour pour Panthée : Ha Doraliſe, s’écria t’il, que vous eſte peu sçavante aux effets de l’amour, ſi vous croyez ce que vous dittes ? car enfin ſi je n’aimois point Panthée, j’aimerois ſans doute Abradate : ouy Doraliſe, tout preocupé que je ſuis de ma paſſion, je ne laiſſe pas de connoiſtre qu’ il a cent bonnes qualitez : mais plus je connois qu’il en a, plus j’envie ſa bonne fortune, & plus il me rend infortuné. Le temps, repliqua t’elle, vous guerira malgré vous : ouy ſi je vivois aſſez pour attendre ſon ſecours, reſpondit il, mais ce n’eſt pas mon opinion, ny meſme mon deſſein. Cependant comme je ne veux pas que mon deſespoit eſclatte, & que je ſens qu’il m’eſt abſolument impoſſible de cacher ma douleur, & que je ne pourrois pas meſme aller chez la Princeſſe ſans y donner des marques de mon amour, il faut que le me retire. Comme il y a longs temps que ma ſanté eſt mauvaiſe, il me ſera peut eſtre aiſé de faire croire que les maux du corps cauſent ceux de l’eſprit : & de cacher le ſujet de ma melancolie, au peu de gens que je verray. Doraliſe entendant parler Perinthe de cette ſorte, fit ce qu’elle püt pour l’obliger à faire un grand effort ſur luy meſme, & pour l’empeſcher de s’aller enfermer chez luy : mais il n’y eut pas moyen de le divertir du deſſein qu’il avoit fait, & il falut qu’elle le laiſſast aller. Il ne la pria point en la quittant, de ne dire rien de ſa paſſion à la Princeſſe : & je ne sçay meſme s’il ne deſira point qu’elle luy en diſt quelque choſe. Elle n’eut pourtant garde de luy en parler : sçachant bien qu’elle n’euſt pu aprendre l’amour que Perinthe avoit pour elle, & le pitoyable eſtat où il eſtoit reduit, ſans en avoir de la colere ou de la douleur, ou peut-eſtre l’une & l’autre enſemble. De ſorte que ne voulant pas troubler ſa joye, elle ne luy en dit rien, mais elle m’en parla en particulier : ſi bien que comme je vy qu’elle en sçavoit autant que moy, je luy racontay tout ce que j’en sçavois : & nous euſmes toutes deux tant de compaſſion de voir un auſſi honneſte homme que Perinthe eſtre auſſi malheureux qu’il l’eſtoit, que nous en ſentismes avec un peu moins de ſatisfaction le bonheur de la Princeſſe. Toutefois comme nous eſperasmes que le temps le conſoleroit, ce deſplaisir ne nous empeſcha pas de paroiſtre fort gayes : en effet Doraliſe dit cent jolies choſes à la Princeſſe, en ſe ſouvenant de l’avarice du Prince Mexaris, & en conſiderant la generoſité d’Abradate. Mais apres luy avoir dit qu’elle eſtoit bien plus heureuſe qu’elle, d’avoir trouvé en ſi peu de jours ce qu’elle cherchoit inutilement depuis ſi longtemps, c’eſt à dire un homme accomply, & qui n’euſt jamais aimé qu’elle ſeulement : elle la pria de ne luy commander plus de favoriſer Andramite, puis qu’elle n’avoit plus beſoin de luy aupres de Creſus. Comme Andramite, repliqua la Princeſſe, eſt Amy de Perinthe, j’auray bien de la peine à l’abandonner. Doraliſe alloit luy reſpondre, lors que la Princeſſe l’en empeſcha : & ſe mit à luy demander ſi elle ne sçavoit point où il eſtoit ? ne polluant comprendre qu’il ne fuſt pas des premiers à luy faire un compliment. Doraliſe ne voulut pas dire à la Princeſſe qu’elle venoit de le quitter : de ſorte que diſant un petit menſonge, elle die qu’elle ne sçavoit ou il pouvoit eſtre : & comme un moment apres, le Prince de Claſomene envoya querir Panthée, pour luy dire ce qu’il avoit reſolu, le reſte du jour ſe paſſa, ſans qu’elle ſongeast plus à Perinthe. Mais le lendemain, apres que le Prince Abradate eut eſté faire une viſite à la Princeſſe, comme à une perſonne qu’il duvoit eſpouser : & qu’elle ſe ſouvint le ſoir, qu’elle n’avoit point veû Perinthe, ny entendu parler de luy, elle commença de s’en eſtonner : & de me demander ſi je ne sçavois point ce qu’il eſtoit devenu ? Comme je luy eus dit que non, elle envoya un des ſiens chez luy, pour luy dire qu’elle ne touvoit nullement bon qu’il ne vinſt point prendre part à ſa joye : & qu’à moins que d’aprendre qu’il fuſt à l’extremité, elle auroit bien de la peine à luy pardonner cette negligence.

Apres que celuy que la Princeſſe envoyoit à Perinthe luy eut fait ce meſſage ; vous direz à la Princeſſe, repliqua t’il, que puis que je puis obtenir mon pardon en mourant, je puis eſperer de mourir bien toſt en ſes bonnes graces : eſtant certain que je ne croy pas vivre longtemps, Perinthe adjouſta à cela, quelques paroles d’un compliment ordinaire : mais avec une voix ſi tremblante (à ce que raporta à la Princeſſe celuy qui luy avoit parle, ) qu’elle creut en effet qu’il eſtoit tres malade : & le creut ſi bien, que ne doutant pas que les Medecins du Prince ſon Pere, qui avoient accouſtumé de le traitter, ne l’euſſent veû, elle en envoya querir un, pour luy demander ce qu’avoit Perinthe, pour qui elle avoit beaucoup d’amitié. Mais elle fut bien ſurprise, lors qu’il luy dit qu’il ne l’avoit point veû depuis quelques jours : Doraliſe qui ſe trouva preſente à ce que ce Medecin diſoit à Panthée luy dit pour deſguiser la choſe, que peut-eſtre Perinthe s’eſtant ennuyé de voir qu’il ne gueriſſoit point parfaitement, auroit il apellé quelque autre Medecin : mais comme celuy qui eſtoit là, creut que Doraliſe l’attaquoit en ſon honneur, il aſſura fort la Princeſſe que cela ne pouvoit eſtre : de ſorte que pour s’éclaircir mieux de l’eſtat où eſtoit Perinthe, elle luy ordonna de l’aller voir de ſa part, le lendemain au matin, & de luy en rendre conte. Cependant Abradate eſtoit ſi ſatifait, de pouvoir eſperer raiſonnablement, que rien ne troubleroit plus ſes plaiſirs, qu’on ne pouvoit pas l’eſtre davantage : il luy ſembla pourtant que ſon bonheur n’eſtoit pas accomply ; parce qu’il n’avoit point rencontré Perinthe pour luy en parler : & il fit en effet deſſein de l’entretenir de ſa joye le jour ſuivant. Mais helas, ce malheureux Amant ne ſongeoit guere à recevoir ſa viſite, non plus que celle du Medecin que la Princeſſe luy envoya ! qui voulant s’aquiter exactement de ſa commiſſion, fut le voir ſi matin, qu’à peine le Soleil eſtoit il levé. Il ne le trouva pourtant pas endormy, car ſes ennuis ne luy permettoient pas de repoſer un moment : & des qu’il entra dans ſa Chambre, il luy vit le viſage ſi changé, qu’il ne douta pas qu’il ne fuſt plus malade qu’à l’ordinaire. Il luy dit donc, qu’il s’eſtonnoit qu’il ne l’euſt pas envoyé querir : & luy aprit en ſuitte, l’ordre qu’il avoit reçeu de la Princeſſe, de luy rendre conte de ſa ſanté. Au nom de la Princeſſe, Perinthe treſſaillit, car il n’avoit pas preveû que cet homme luy deuſt rien dire de ſa part : puis s’eſtant remis un moment apres, il dit à ce Medecin, qu’il eſtoit infiniment obligé à la Princeſſe, des ſoins qu’elle prenoit de luy : & qu’il luy eſtoit auſſi tres redevable, de ceux qu’il vouloir prendre de le guerir : mais qu’il le ſuplioit de ne s’en donner pas la peine. Qu’il luy advoüoit, qu’il eſtoit las de faire des remedes inutilement : & qu’il eſtoit reſolu d’eſſayer ſi la Nature toute ſeule ne le gueriroit pas pluſtost, que tout l’Art de la Medecine. Pendant que Perinthe parloit ainſi, cét homme luy porta la main ſur le bras, quoy qu’il s’en vouluſt deffendre : & trouva que ſon pouls eſtoit tantoſt foible & inegal ; & tantoſt viſte & eſlevé : de ſorte que ne pouvant croire qu’il n’euſt pas beſoin de remedes, il s’obſtina longtemps à luy vouloir perſuader d’en faire : & ſi longtemps que Perinthe s’en fuſt fâché, ſi ce Médecin accouſtumé à avoir quelque indulgence pour les malades qu’il traittoit, n’euſt fait ſemblant de ceder à ſa volonté : avec intention touteſfois d’advertir la Princeſſe, de l’eſtat où eſtoit Perinthe, & du beſoin qu’il avoit que l’on ſongeast à luy. Il le quitta donc, apres que Perinthe l’eut chargé de remercier la Princeſſe, du ſoin qu’elle avoit de luy : le conjurant de luy dire, qu’il s’eſtimoit le plus malheureux homme du monde, de ne pouvoir prendre part à la joye qu’elle avoit : & d’eſtre contraint de ſe pleindre, quand tour le monde ne jettoit que des cris d’allegreſſe pour ſon mariage. Cét homme eſtant venu au louer de la Princeſſe, elle ne le vit pas pluſtost, que luy adreſſant la parole ; & bien, luy dit elle, en quel eſtat eſt Perinthe ? car je vous advoüe que comme il a touſjours eſté malade depuis la bleſſure qu’il reçeut en combattant pour moy, j’ay beaucoup d’impatience de le sçavoir. Madame, reprit il, la ſanté de Perinthe eſt aſſez mauvaiſe : & ce qu’il y a de pire, eſt qu’il ne veut ny dire ce qu’il ſouffre, ny faire de remedes pour guerir. Et que veut il donc faire ? repliqua la Princeſſe : il dit qu’il veut que la Nature le gueriſſe ſans le ſecours de noſtre Art, reſpondit ce Medecin ; mais pour moy, adjouſta t’il, je dis peut eſtre plus raiſonnablement que luy, que tous les deux enſemble auront bien aſſez de peine à en venir à bout. La Princeſſe fort ſurprise d’entendre ce qu’on luy diſoit, ſe fit redire fort exactement par cét homme, tout ce qu’il avoit remarqué du mal de Perinthe : qui en effet au ſortir de chez Doraliſe, avoit eſté contraint de ſe mettre au lict : tant l’agitation de ſon eſprit, avoit augmente la fiévre lente qu’il avoit depuis ſa bleſſure ; avoit troublé toutes ſes humeurs ; & alteré ſon temperamment. Comme la Princeſſe eſtoit donc fort occupée à s’informer de la ſanté de Perinthe, Abradate envoya sçavoir des nouvelles de la ſienne : de ſorte qu’apres avoir fait un compliment pour reſpondre à celuy de ce Prince, elle luy manda qu’elle ſe porteroit bien ſi ce n’eſtoit l’affliction qu’elle avoit, de venir d aprendre que Perinthe eſtoit malade, & ne vouloit point guerir. Et ſuitte dequoy, elle acheva de s’habiller, & fut au Temple comme à l’ordinaire : où Abradate ſe trouva pour luy donner la main, lors qu’elle deſcendit de ſon Chariot.

Conme la Princeſſe aimoit Perinthe, elle parla de ſon mal à Abradate au ſortir du Temple : & comme il luy dit qu’il avoit deſja fait deſſein de l’aller voir, elle luy teſmoigna qu’elle luy en ſeroit obligée : & le pria de taſcher de luy perſuader de faire quelques remedes, & de deſcouvrir la raiſon pourquoy il ſembloit eſtre reſolu de n’en faire pas : luy diſant que le reſpect qu’il avoit pour luy le porteroit peut-eſtre à faire ce qu’il ne feroit pas pour un autre. Abradate qui ne cherchoit qu’à plaire à la Princeſſe, & qui d’ailleurs regardoit Perinthe comme un honme qui avoit empeſché Panthée d’eſtre enlevée par Mexaris, ne fut pas plus toſt hors d’aveque nous, qu’il fut chez cét Amant infortuné, qui ne paſſoit que pour malade. Vous pouvez juger combien la veue de ce Prince luy donna d’émotion, & combien il eut de peine à déguiſer ſes ſentimens : auſſi toſt qu’Abradate fut aſſis au chevet de ſon lict, & que le premier conplimont fut fait, eſt il poſſible, luy dit il fort obligeanment, que lors que la Fortune ceſſe de me preſecuter, & que je ſuis ſur le point d’eſtre heureux, Perinthe veüille troubler ma joye, en me donnant la douleur d’aprendre qu’il refuſe de faire des remedes, qui le mettroient bi ? toſt en eſtat de la partager aveque moy ? Seigneur, reprit triſtement Perinthe, je voy bi ? que la bonté qu’à la Princeſſe de s’interreſſer en la vie du plus fidelle de ſes ſerviteurs, vous oblige à parler comme vous faites, & vous preocupe à mon avantage : eſtant certain qu’à conſiderer ce que je ſuis veritablement, je ſuis fore indigne de l’honneur que je reçois de vous : & ſi indigne enfin, que ſi j’oſois je vous ſuplierois de ne m’en faire plus tant, Vous eſtes trop modeſte, repliqua Abradate, car quand vous ne ſeriez pas auſſi honneſte homme que vous le paroiſſez eſtre, à ceux qui ſe connoiſſent le mieux en honneſtes gens ; & que vous ne ſeriez que le Liberateur de Panthée, voſtre vie me devroit touſjours eſtre tres chere. Mais eſtant tout enſemble un homme tres accomply ; le Liberateur de ma Princeſſe ; & fort de mes Amis ; je dois ſans doute vous forcer à faire tout ce qu’il faut pour vivre, & pour vivre heureux. A ces mots, Perinthe fit un grand ſouspir, & levant les yeux au Ciel, il tourna la teſte à demy de l’autre coſté, pour cacher le changement de ſon viſage, Abradate remarquant l’action de Perinthe, commença de ſoubçonner que ſon eſprit pouvoit eſtre auſſi malade que ſon corps : neantmoins n’en imaginant pas la veritable cauſe, il creut que peuteſtre n’avoit il point d’autre deſplaisir que celuy de voir que le Prince de Claſomene n’avoit encore rien fait pour luy : & que la Princeſſe s’eſloignant il perdroit le plus grand ſuport qu’il euſt. De ſorte que voulant deſcouvrir ſi ſes ſoubçons eſtoient bien ou mal ſondez ; apres quelques autres diſcours, où Perinthe reſpondit peu, il luy dit que c’eſtoit une eſtrange choſe, de voir qu’il vouluſt renoncer à la vie, dans un temps où elle alloit commencer d’eſtre plus douce pour luy, qu’elle n’avoit jamais eſté. Ha Seigneur, s’écria t’il, vous jugez cette fois là d’autruy par vous meſme ! mais il ya une notable difference de vous à moy : & ſi grande, que je ſuis aſſuré, que ce qui fait bien ſouvent vos plaiſirs, fait auſſi bien ſouvent mes douleurs : tant il eſt vray que voſtre ſort & le mien ſont oppoſez l’un a l’autre. Quoy qu’il en ſoit Perinthe, reprit Abradate, je ſuis aſſuré que ſi vous vivez, comme je le ſouhaite, vous ſerez plus heureux que vous n’avez jamais eſté : car ſoit que vous veüilliez venir à Suſe, ou demeurer à Claſomene, ou à Sardis, je vous engage ma parole, de mettre voſtre fortune en eſtat, que du coſté de l’ambition, vous n’aurez rien à deſirer. Si j’eſtois raiſonnable, reprit Perinthe, je devrois vous rendre mille graces, de la generoſité que vous avez de parler comme vous faites, à un homme qui vous doit deſja la vie : mais Seigneur, il y a preſentement en moy une ſi noire melancolie eſpanduë ; qui trouble ſi fort ma raiſon ; & qui me rend ſi diſſemblable à moy meſme ; que je ne puis avoir un plus ſensible déplaiſir, que d’ouïr parler de choſes agreables. Tout ce qui n’eſt point funeſte, m’irrite & me met en colere : c’eſt pourquoy je vous conjure de me laiſſer ou guerir, ou mourir en repos. Mais comment guerirez vous, repliqua Abradate, ſans vouloir guerir ? ſi je ne gueris pas je mourray (reſpondit il bruſquement malgré qu’il en euſt : ) mais ſi vous mouriez, reprit Abradate, la Princeſſe Panthée & moy, en ſerions inconſolables : c’eſt pourquoy vous ne devez pas trouver eſtrange ſi je veux vous perſuader de vivre. C’eſt de la part de cette Princeſſe, adjouſta t’il, que je vous ordonne de vouloir ſouffrir qu’on prenne ſoin de vous : & de ne vous obſtiner pas à ne vouloir point eſtre ſecouru. La Princeſſe (reſpondit Perinthe, en calmant un peu l’agitation de ſon eſprit) me fait trop de grace de ſonger à moy, en un temps où je croyois qu’elle ne s’en devoit pas ſouvenir : mais Seigneur, on n’eſt pas touſjours en pouvoir de vivre quand on le voudroit : & on n’eſt pas meſme touſjours en puiſſance de le vouloir. j’advoüe que ceux qui ont de grandes afflictions, reprit Abradate, ne ſont quelqueſfois pas Maiſtres de leurs propres deſirs : mais pour vous Perinthe, qu’avez vous qui vous puiſſe porter dans le deſespoir ? tout le monde fait cas de voſtre vertu, le Prince de Claſomene vous aime ; la Princeſſe ſa Fille vous eſtime autant qu’il eſt poſſible ; & je vous promets ma protection toute entiere. Apres cela, je croiray, ſi voſtre douleur continue, que Doraliſe a eu raiſon de penſer que vous eſtiez amoureux : mais quand cela ſeroit Perinthe, encore ne faudroit il pas ſe deſesperer. Car enfin, peut on eſtre plus malheureux que je le me ſuis veû, ny plus eſloigné de la poſſession de Panthée ? Cependant vous voyez l’heureux changement qui eſt arrivé eu ma fortune. je voy en effet, interrompit Perinthe en ſoupirant, mais je ne voy pas par où je pourrois eſtre moins malheureux que je ne le ſuis. Quoy qu’il en ſoit Seigneur (pourſuivit il avec un chagrin eſtrange) jouïſſez en repos de voſtre felicité, & laiſſez moy s’il vous plaiſt ſouffrir les maux qui m’accablent, ſans y chercher de remede : car je ſens bien que vous y en chercheriez inutilement. Abradate voyant que plus il parloit à Perinthe, plus il l’irritoit, ſe leva pour s’en aller, luy diſant qu’il eſtoit bien marry d’eſtre contraint d’aller porter une ſi fâcheuſe nouvelle à la Princeſſe. Perinthe jugeant donc par le diſcours de ce Prince, que des qu’il ſeroit hors d’aupres de luy, il iroit aupres de Panthée, changea de deſſein tout d’un coup : car apres avoir fait tout ce qu’il avoit pû pour l’obliger à s’en aller, il fit alors tout ce qu’il pût pour le retenir encore quelque temps : luy ſemblant que c’eſtoit un grand avantage pour luy, que de differer de quelques inſtants, le plaiſir que devoit avoir Abradate de voir Panthée. Il eſt vray que ce qu’il dit à ce Prince fut ſi mal lié, & fut quelqueſfois ſi peu à propos, qu’il commença de ſoubçonner quelque choſe de la veritable cauſe du deſespoir de Perinthe : de ſorte qu’apres avoir encore reſpondu deux ou trois fois aux queſtions que luy fit ce malheureux Amant pour le retenir davantage aupres de luy, il le quitta, & vint chez la Princeſſe, qu’il ne trouva pas : mais m’ayant demandée, & ayant sçeu que je ne l’avois pas ſuivie, il ne laiſſa pas d’entrer, en attendant qu’elle revinſt.

Comme le ſoubçon qu’il avoit de l’amour de Perinthe, le mettoit en inquietude, il me parut aſſez reſveur : ſi bien que prenant la liberté de luy demander d’oùr pouvoit venir cette reſverie, dans un temps ſi heureux pour luy ? il me dit que le mal de Perinthe l’affligeoit : en ſuitte dequoy m’ayant repreſenté toutes les inquietudes qu’il avoit remarquées dans ſon eſprit, il vit bien que je sçavois peut-eſtre quelchoſe de ce qui les cauſoit. Ce n’eſt pas que je luy diſſe rien qui deuſt le luy faire juger : mais c’eſt que j’ay ce malheur, de ne pouvoir pas empeſcher mes yeux de deſcouvrir ſouvent le ſecret de mon cœur. Abradate ne pouvoit touteſfois ſe reſoudre à me dire ce qu’il penſoit : & nous parlaſmes durant quelque temps d’une maniere aſſez rare : car nous ne diſions pas ce que nous penſions, & nous nous entendions pourtant parfaitement. Mais apres que cela eut duré quelque temps, tout d’un coup Abradate ſe mit à me prier de ne parler point à la Princeſſe de ce qu’il m’alloit dire : me jurant qu’il ne me diroit rien que je fuſſe obligée de luy reveler. En ſuitte dequoy, il me demanda ſi je ne croyois pas que Perinthe fuſt amoureux de Panthée : & ſi je ne penſois pas auſſi bien que luy, que ſon mariage eſtoit la cauſe de ſon mal ? je ne sçay pas Seigneur, luy dis-je, ſi ce que vous dittes eſt vray : mais je sçay bien touſjours que ſi cela eſt, la Princeſſe ne le sçait pas. Non non me dit il, Pherenice, je ne vous dis pas cela par un ſentiment de jalouſie, mais par un ſentiment de pitié : l’eſtime que j’ay conçeuë de la vertu de Panthée, eſt ſi ſolidement eſtablie, que mille Amans à ſes pieds, ne m’obligeroient pas aujourd’huy à craindre qu’elle fuſt capable de la moindre foibleſſe : c’eſt pourquoy je vous conjure de me dire jegenûment ſi vous ne trouvez pas que j’aye raiſon de croire ce que je croy ? car ſi vous me confirmez dans mon ſentiment, je chercheray apres les voyes de ſoulager du moins le pauvre Perinthe, puis qu’il a un mal dont il ne sçauroit guerir. Mais Seigneur, luy dis-je, il n’eſt point beſoin de croire que Perinthe ſoit amoureux de Panthée, pour vous obliger à luy ordonner de faire ce qu’il pourra pour guerir, puis que vous l’eſtimez aſſez pour cela. je voy bien Pherenice, me dit il, que vous n’eſtes pas ſincere : cependant je vous advertis que Perinthe mourra, ſi on n’y prend garde : & je vous advoüe que luy douant le ſalut de Panthée, je ſeray ſensiblement touché de ſa perte ſi elle arrive. Mais quand tout ce que vous dittes ſeroit vray, luy dis-je, quel remede y auroit il ? celuy de faire que la Princeſſe luy commandaſt abſolument de ne ſe deſperer point, repliqua Abradate. Comme il diſoit cela, Panthée entra dans ſa Chambre, car Abradate m’y avoit trouvée : mais à peine le vit elle, qu’elle luy demanda ce que Perinthe luy avoit dit, & ce qu’il luy ſembloit de ſon mal ? Madame, luy dit il, Perinthe m’a tant dit de choſes, & avec ſi peu de ſuitte, que je crois que ſon eſprit n’eſt pas moins malade que ſon corps : & pour moy je penſe qu’il a plus beſoin de conſolation que de remedes. Il me ſemble pourtant, dit elle, qu’il ne luy eſt arrivé aucun malheur : il eſt certain, dit il, qu’il ne paroiſt pas : mais il eſt peut— eſtre arrivé quelque bonheur à quelqu’un dont il eſt affligé. Perinthe, reprit la Princeſſe, n’eſt point envieux, & n’a meſme point d’Ennemis, ſi ce n’eſt Mexaris, de qui le bonheur n’eſt pas aſſez grand pour eſtre envié : quoy qu’il en ſoit Madame, adjouſta t’il, je crains que Perinthe ne meure, ſi vous ne prenez ſoin de ſa vie. Abradate dit cela d’une façon, qui fit connoiſtre à la Princeſſe, qu’il y avoit un ſens caché à ſes paroles : de ſorte que ne sçachant qu’en penſer, elle changea de diſcours. Le reſte du jour elle ſongea continuellement à ce qu’Abradate luy avoit dit : neantmoins n’oſant ny nous dire ce qu’elle penſoit apres qu’il ſut party, ny abandonner le ſoin qu’elle avoit commencé d’avoïr de Perinthe, à qui elle devoit tant ; elle pria Doraliſe de luy vouloir faire une viſite, & m’ordonna de l’y accompagner, eſperant d’eſtre mieux inſtruite à noſtre retour, qu’elle ne l’avoit eſte à celuy d’Abradate. Doraliſe & moy fuſmes bien aiſes de la commiſſion que la Princeſſe nous donnoit, c’eſt pourquoy nous nous en aquitaſmes en diligence, & meſme aveque joye : croyant effectivement que nous aurions aſſez de pouvoir ſur l’eſprit de Perinthe, pour l’obliger à ſe conſoler, & pour le faire reſoudre à faire ce qu’il pourroit pour vivre Mais Madame, nous nous trouvaſmes eſtrangement deçeuës, car la viſite qu’Abradate luy avoit faite, avoit de telle ſorte irrité ſa douleur, & redoublé ſon mal, que nous ne puſmes le voir ſans une compaſſion extréme. Il eut pourtant quelque ſatisfaction, de nous pouvoir entretenir : en effet, il commanda à ſes gens de ſortir de ſa Chambre, afin de le faire aveque plus de liberté : mais dés que nous vouluſmes luy parler, pour luy faire reproche de ce qu’il ne vouloit pas guerir : non non, nous dit il, je ne dois plus ſonger à la vie : & pourveu que je puiſſe mourir devant que le Roy de la Suſiane ait eſpousé la Princeſſe, je ne m’eſtimeray pas tout à fait malheureux. Il elt vray que depuis une heure, j’ay beaucoup d’aprehenſion que je ne puiſſe eſviter ce malheur : il y a ſi loin de Sardis, rerepliquay-je, que j’eſpere que vous ſerez entierement guery, & des maux de l’eſprit, & de ceux du corps, auparavant que l’on en ſoit revenu. Vous ne sçavez donc pas encore, reprit il, que depuis une heure il eſt arrivé un Envoyé de la Reine de la Suſiane : qui ayant sçeu l’amour que le Prince ſon Fils a pour la Princeſſe de Claſomene, luy vient dire de ſa part que s’il continuë de l’aimer, aujourd’huy qu’il eſt Roy, elle conſent qu’il l’eſpouse : de ſorte qu’Abradate n’ayant plus d’obſtacle à ſon deſſein, ſera infailliblement bien toſt en eſtat de me faire mourir deſesperé, ſi la mort ſe haſte de venir me delivrer. Doraliſe & moy fuſmes eſtonnées, de voir que Perinthe en l’eſtat où il eſtoit, sçeuſt pins de nouvelles que nous : mais comme nous nous eſtions arreſtées en chemin, nous jugeaſmes bien qu’il n’eſtoit pas impoſſible que ce que Perinthe diſoit fuit vray : & d’autant, plus que nous sçeuſmes qu’il sçavoit la choſe par Andramite, qui eſtoit aſſez bien informé, pour ne douter pas de ce qu’il diſoit. Apres cela, nous dit il, je m’aſſure que vous n’aurez pas l’inhumanité de vouloir que je vive davantage : mais ſi la Princeſſe vous le commandoit, luy diſmes nous, ne luy obeiriez vous pas ? ſi la Princeſſe, dit il, sçavoit ma paſſion, & qu’apres cela elle euſt la bonté ou la cruauté (car je ne sçay lequel de ces deux mots convient le mieux à ce que je dis) de vouloir que je fiſſe ce que je pourrois pour vivre, peut-eſtre aurois-je la force de luy obeïr, & de faire quelques efforts inutiles pour ne mourir point. Mais vous sçavez bien qu’elle ne sçait pas que je l’aime : je n’oſe meſme deſirer qu’elle le sçache : toutefois, adjouſta t’il, ſi vous croyez que quand je ſeray mort, elle le puiſſe aprendre ſans haïr ma memoire, je vous conjure de le luy dire : & de luy demander pardon, de ce que je n’auray pû me reſjouïr de ſon bonheur. Mais comme j’avois borné toutes mes eſperances à taſcher de faire en ſorte qu’elle n’aimaſt jamais rien. & que je les voy toutes renverſées : ne trouvez pas eſtrange ſi je vous dis, que je ne sçaurois ſouffrir la vie. je dis meſme plus, adjouſta t’il, car je penſe qu’il n’eſt guere moins neceſſaire que je meure, pour le repos de Panthée que pour le mien. Que sçay-je ſi je ſerois touſjours Maiſtre de mes tranſports & de ma paſſion ? je l’ay ſans doute eſté juſques icy ? mais je ne voyois pas Abradate heureux, & je ne voyois pas la Princeſſe en ſa poſſession. Il vaut donc bien mieux que je meure, que de troubler la felicité d’une perſonne qui ſeulement en n’aimant rien, euſt pû faire toute la mienne. Qui vit jamais, nous diſoit il, un plus pitoyable deſtin ? je ne voulois autre choſe pour eſtre content, ſinon que pas un de mes Rivaux ne le fuſt : & cependant je n’ay pû obtenir cét avantage de la Fortune. je m’eſtois reſolu à cacher toute ma vie ma paſſion. j’avois obtenu de moy, de ne deſirer meſme pas d’eſtre aimé, & de me ſatisfaire de la ſeule eſtime de Panthée : mais quoy que je me fuſſe renfermé dans des bornes ſi eſtroites, que jamais nul autre Amant n’a eſté capable de faire une pareille choſe, il ſe trouve pourtant que j’ay encore trop deſiré : & qu’Abradate enfin va eſtre auſſi heureux que je ſuis miſerable. Du moins, luy dis-je, avez vous cette conſolation, de voir que vous ne pouvez vous pleindre ny de voſtre Rival, ny de la perſonne que vous aimez : ha Pherenice, s’eſcria t’il, ce que vous croyez qui me doit conſoler, eſt ce qui fait mon plus grand deſespoir ! eſtant certain que je ſerois bien moins à pleindre, ſi je me pleignois avec juſtice, de quelque autre que de moy. Mais puis que vous connoiſſez encore la raiſon, reprit Doraliſe, pour-quoy ne la ſuivez vous pas ? c’eſt parce, repliqua t’il, que je ſuis Eſclave ſans eſtre aveugle. Je voy ſans doute bien le chemin qu’il faudroit prendre, pour recouvrer ma liberté : mais les chaines qui m’attachent ſont trop fortes pour les pouvoir rompre : il n’y a que la mort ſeulement qui le puiſſe faire : c’eſt pourquoy ſi vous eſtes autant de mes Amies que je vous le croy, vous ne m’accuſerez plus, & ne me parlerez plus de vivre. j’ay pourtant une grace à vous demander (mous dit il, d’une maniere à attendrir le cœur le plus dur) que le vous conjure de ne me refuſer pas : c’eſt de trouver, s’il eſt poſſible, quelque pretexte pour faire en ſorte que l’adorable Panthée n’eſpouse du moins Abradate, que le lendemain de ma mort Le terme, adjouſta t’il, ne ſera pas bien long : car ſi je ne me trompe, je ne vivray pas encore quatre jours. l’euſſe auſſi fort ſouhaité, pourſuivit il, pouvoir encore une fois jouïr de la veuë de noſtre Princeſſe : mais ce ſeroit en demander trop pour un malheureux. je vous advoüe, Madame, qu’entendant parler Perinthe de cette ſorte, Doraliſe & moy en fuſmes ſi touchées, qu’il nous fut impoſſible de retenir nos larmes : nous pluraſmes donc aveque luy, voyant que nous n’y pouvions rien gagner : & nous le quitaſmes, avec promeſſe de le revenir voir. Nous fiſmes pourtant tout ce que nous puſmes pour le conſoler, auparavant que de partir, mais ce fut inutilement.

Nous allaſmes donc retrouver la Princeſſe, avec une melancolie eſtrange : en nous en retournant, nous ſongeasmes à ce que nous avions à dire, ſans pouvoir touteſfois reſoudre ſi nous apprendrions à Panthée qu’elle eſtoit cauſe de la mort de Perinthe, ou ſi nous ne le luy dirions pas. Il eſt vray que nous n’avions que faire de nous en mettre en peine : eſtant certain que depuis ce qu’Abradate luy avoit dit, elle ſe l’eſtoit dit à elle meſme : ſi bien que comme nous fuſmes auprſſ d’elle, & que nous luy euſmes raporté le pitoyable eſtat où eſtoit Perinthe je connus qu’elle nous entendoit mieux que nous n’avions creû qu’elle nous devoit entendre : car comme je luy dis que je croyois qu’elle devoit aſſez à Perinthe, pour ſe donner elle meſme la peine de luy commander de vivre : je sçay bien, me dit elle en rougiſſant, que je luy dois aſſez, pour prendre ſoin de ſa vie : mais je sçay bien auſſi que ſi Perinthe a quelque ſensible douleur dans l’ame, il ne m’obeïra pas. Il n’obeïra donc à perſonne, repliqua Doraliſe ; mais du moins Madame, pourſuivis-je, ne vous reprocherez vous pas à vous meſme, la mort de Perinthe ſi elle arrive quand vous aurez fait tout ce que vous aurez pû pour l’empeſcher : Apres cela, Panthée fit qu’il luy fut poſſible pour s’excuſer de voit Perinthe, ſans en dire la veritable raiſon : ſa modeſtie ne luy permettant pas de nous dire ce qu’elle penſoit. Mais à la fin Doraliſe ſe ſervant de la liberté qu’elle avoit accouſtumé d’avoir avec la Princeſſe, luy dit la choſe telle que nous la sçavions : & la dit avec tant d’art, & ſi obligeamment pour Perinthe, que la Princeſſe n’eut aſſurément guere moins de douleur que de colere, d’aprendre la paſſion qu’il avoit pour elle. Panthée voulut pourtant d’abord nous cacher la moitié de ſes ſentimens : mais à la fin elle nous advoüa que la mort de Perinthe l’affligeoit : & luy ſembloit eſtre de ſi mauvais augure pour le reſte de ſa vie, qu’elle n’oſoit plus eſperer de le paſſer heureuſement. Elle nous fit alors cent reproches ? de n’avoir pas guery Perinthe de ſon amour : luy ſemblant qu’il n’y avoit qu’à dire des raiſons, pour guerir d’une pareille maladie. En ſuitte comme nous vouluſmes la ſuplier de vouloir faire une viſite à ce malheureux, elle rejetta fort loin la propoſition que nous luy en fiſmes : mais Madame, luy dis-je, il ne sçaura pas que nous vous ayons deſcouvert ſon ſecret : & vous ne ferez que ce que vous euſſiez ſans doute fait, ſi vous n’euſſiez rien ſoubçonné de ſon amour. Il ſuffit que je le sçache, dit elle, pour m’empeſcher de voir Perinthe : ce n’eſt pas que je ne ſois au deſespoir de la mort d’un homme à qui j’ay une obligation ſi conſiderable, comme eſt celle de m’avoir empeſchée de tomber en la puiſſance de Mexaris : touteſfois je ne puis me reſoudre à ce que vous deſirez de moy. Joint auſſi que s’il m’aime, ma veuë avanceroit pluſtost ſa mort, qu’elle ne la reculeroit : eſtant certain qu’il ne me pourroit voir ſans douleur. Puis quil le deſire, luy dis-je, il me ſemble qu’il y a de l’inhumauité, à luy refuſer cette grace ; ne ſongez vous point, reprit elle, à ce que diroit Abradate, s’il venoit à sçavoir que Perinthe euſt eu de l’amour pour moy, & que je l’euſſe eſté voir ? s’il ne tient, repliquay-je, qu’à vous en faire prier par ce Prince, il me ſera bien aiſé, car je voy qu’il entre à propos pour cela.. Et en effet Doraliſe ſuivant ma penſée, ne vit pas plus toſt Abradate aupres de la Princeſſe, que luy adreſſant la parole ; n’eſt il pas vray Seigneur, luy dit elle, que la Princeſſe eſt obligée de faire une viſite au paure Perinthe ? il n’en faut pas douter, repliqua t’il, & s’il ne faut que joindre mes prieres aux voſtres pour l’y obliger, je le feray volontiers : car je ſuis perſuadé que s’il ne ſe reſout à vivre à ſa conſideration, il mourra dans peu de jours. Comme la Princeſſe ne vouloit pas dire douant Abradate la veritable raiſon qui l’en empeſchoit, elle en diſoit de ſi foibles, qu’il luy eſtoit aiſé de les deſtruire : de ſorte qu’il la preſſoit eſtrangement. Mais à la fin nous parlaſmes tant que nous nous entendiſmes tous eſgallement bien : ce ne fut touteſfois pas ſans que la Princeſſe en rougiſt : elle ſe remit pourtant un moment apres, voyant comment Abradate prenoit la choſe : eſtant certain que l’on ne peut pas agir plus genereuſement, qu’il agit en cette occaſion. Car comme il eſtoit bien aſſuré du cœur de Panthée & de ſa vertu, il fit tout ce qu’il pût pour luy perſuader de ſauver la vie à Perinthe, en luy rendant une viſite. Il ne put pourtant l’y obliger qu’a une condition, qui auroit avance la mort du pauvre Perinthe s’il l’euſt sçeuë : qui fut que s’il eſchapoit, elle ne le verroit jamais. Apres cela, elle vouloit encore qu’Abradate fuſt preſent à cette entre-veüe, mais il ne voulut point : de ſorte qu’il fut reſolu pour la contenter, que du moins toutes ſes Femmes iroient avec elle auſſi bien que nous. De vous repreſenter, Madame, comment cette viſite ſe paſſa, il me ſeroit impoſſible : & il ſuffit que je vous die que Perinthe penſa mourir vint fois durant qu’elle y fut. Tantoſt on luy voyoit une douleur exceſſive : un moment apres, quelques mouvemens de joye paroiſſoient dans ſes yeux tous mourans qu’ils eſtoient : un inſtant en ſuitte, le deſespoir s’emparoit de ſon eſprit, de ſorte qu’il n’entendoit preſques plus ce qu’on luy diſoit : mais apres tout, il demeura pourtant touſjours dans un profond reſpect. Il remercia la Princeſſe, de l’honneur qu’elle luy faiſoit : luy diſant qu’il n’avoit plus rien à faire qu’à mourir, puis qu’il avoit eu l’honneur de la voir. Et comme elle luy commanda abſolument de ſouffrir qu’on luy fiſt quelques remedes, il fut quelque temps ſans parler : puis tout d’un coup levant foiblement les yeux vers elle, Madame, luy dit il, ſi vous sçaviez ce que vous ſouhaitez pour moy, quand vous deſirez que je vive, vous ne le deſireriez pas. Car enfin Madame (adjouſta t’il avec une voix languiſſante) quand Doraliſe a crû que j’eſtois amoureux, elle ne ſe trompoit point : j’aimois, Madame, & je ne meurs aſſurément que parce que j’ay aimé. C’eſt pourquoy comme vous ne ſcavez pas tous mes malheurs, vous eſtes excuſable de ſouhaitter que je vive, parce que vous croyez que je puis encore vivre heureux. Voila Madame, tout ce que le reſpect que j’ay pour vous, me permet de vous dire de mes infortunes. Perinthe prononça ces dernieres paroles ſi foiblement, que l’on eut peur qu’il n’expiraſt : car la douleur le ſuffoqua de telle ſorte, qu’il en perdit la parole durant un demy quart d’ heure : mais comme il ne perdit ny la veuë, ny le jugement, il eut la conſolation de voir tomber quelques larmes des beaux yeux de la Princeſſe. Elle les cacha pourtant autant qu’elle pût : cependant ne pouvant pas demeurer plus longtemps en ce lieu là elle en ſortit : apres avoir ordonné que l’on fiſt venir non ſeulement les Medecins ordinaires de Perinthe. mais encore ceux de Creſus : qui tous enſemble, dirent qu’il eſtoit impoſſible de le ſauver, & qu’il mourroit infailliblement bientoſt. En effet, ſa vie ne fut plus guere longue : je penſe meſme que la veüe de la Princeſſe, que nous luy avions procurée comme un remede, acheva de le tüer : car il mourut la nuit ſuivante, ſi univerſellement regretté de tout le monde, que jamais perſonne ne le fut plus. La Princeſſe en fut ſi touchée, qu’elle n’eut pas peu de peine à cacher une partie de ſa douleur : dans la crainte qu’elle eut qu’Abradate ne s’imaginaſt qu’elle euſt sçeu quelque choſe de la paſſion de Perinthe, pluſtost qu’elle ne le luy avoit dit. Mais ce Prince la connoiſſoit trop bien, pour avoir une ſi injuſte penſée : c’eſt pourquoy il n’avoit garde de trouver eſtrange qu’elle regardaſt un homme, à qui elle avoit une obligation ſi ſensible, & qu’il regrettoit luy meſme. Ainſi le pauvre Perinthe eut l’avantage, d’eſtre pleuré de ſa Maiſtresse, & d’eſtre pleint de ſon Rival, auſſi bien que de ſon Maiſtre, qui le portant mieux l’avoit eſté viſiter durant ſon mal, & en avoit eu tous les ſoins imaginables. Sa mort meſme differa de quelque temps le mariage d’Abradate : car comme elle avoit ſensiblement touché Panthée, elle ſe trouva aſſez mal huits jour durant, pendant leſquels on sçeut que le Prince Mexaris eſtoit mort de ſes bleſſures & de ſes chagrins : de ſorte que nous priſmes le deüil, auſſi bien que toute la Cour, quoy que nous n’y deuſſions plus guere tarder, & quoy que cette mort ne nous affligeaſt guere. Neantmoins tant de choſes funeſtes arrivées en ſi peu de temps, ne laiſſerent pas d’inquieter la Princeſſe : touteſfois comme les ſujets de joye qu’elle avoit, eſtoient aſſez grand pour la pouvoir conſoler : à quinze jour de là le mariage d’Abradate & d’elle fut accomply ſans ceremonie, à cauſe de la mort de Mexaris : la magnificence en eſtant remiſe à Suſe, où nous nous acheminaſmes quelque temps apres, avec un équipage proportionné à la condition, & à la liberalité d’Abradate. La Princeſſe eut meſme la conſolation de pouvoir mener Doraliſe avec elle, malgré la reſistance qu’y fit Andramite, & celle qu’y aporta le Prince Myrſile, ſans que nous ayons sçeu pourquoy : de ſorte que depuis cela cette agreable Fille ne l’a point abandonnée : n’ayant non plus trouvé à Suſe qu’à Sardis, cét homme accompli qu’elle cherche depuis long temps. je ne vous diray point, Madame, comment la Princeſſe fut reçeüe par la Reine ſa belle Mere, ny comment Abradate a veſcu avec elle depuis qu’il l’a eſpousée, juſques au jour que la Fortune les a ſeparez, & que le ſort des armes l’a miſe ſous la puiſſance de l’illuſtre Cyrus, car je ne ſerois peut-eſtre pas creuë : du moins pour ce qui regarde la paſſion du Roy de la Suſiane, qui aſſurément n’a jamais eſté plus violente qu’elle eſt. C’eſt pourquoy il vaut mieux que je me taiſe : apres vous avoir tres humblement ſupliée de me pardonner, ſi je vous ay raconté avec des paroles ſi conmunes, les avantures de deux Perſonnes, de qui la vertu eſt ſi extraordinaire.

Il eſt aiſé, repliqua Araminte à Pherenice, de vous accorder le pardon que vous demandez : & plus juſte encore, adjouſta Cyrus, de luy refuſer, puis qu’elle n’en a pas beſoin. Pherenice reſpondit au compliment de Cyrus, avec beaucoup de civilité : en ſuitte de quoy, Araminte & luy ſe mirent à parler de la vertu de Panthée ; de la liberaté d’Abradate ; du malheur de Perinthe ; & de l’agreable humeur de Doraliſe. Mais comme il eſtoit deſja tard, Cyrus prit congé de cette Princeſſe : & fut à l’Apartement de Panthée, pour luy dire auſſi adieu : & pour la remercier de ce qu’elle avoit bien voulu qu’il euſt sçeu toutes ſes avantures. Il l’aſſura que Pherenice les avoit racontées avec beaucoup de grace : & il luy demanda pardon d’eſtre forcé par les loix de la guerre ; par la fidelité qu’il devoit à Ciaxare ; & par l’intereſt de Mandane, à ne la rendre pas encore au Roy ſon Mary : la ſupliant de croire que c’eſtoit avec une douleur extréme, qu’il ſeparoit pour ſi longtemps deux Perſonnes ſi illuſtres. En ſuitte dequoy, paſſant aupres de Doraliſe, à qui Araſpe parloit, il luy fit auſſi un compliment : luy diſant qu’il euſt ſouhaité pour la gloire d’Araſpe, qu’il euſt pû eſtre cét honneſte homme qu’elle cherchoit. Du moins, adjouſta t’il, vous puis-je aſſurer qu’il n’a rien aimé : je vous aſſure Seigneur, luy dit elle en riant, que ſi vous croyez ce que vous dittes, vous ne le connoiſſez pas ſi bien que moy : car je ne voyois pas tant de marques d’amour en Perinthe, au commencement que je le connus, que j’en remarque dans le procedé d’Araſpe depuis quelques jours. Araſpe rougit du diſcours de Doraliſe : & s’en deffendit aſſez mal : mais comme Cyrus avoit bien d’autres choſes dans l’eſprit, il ne s’y arreſta pas : & s’en alla, ſuivy de Ligdamis, & de tous ceux qui l’avoient accompagné à cette viſite : Chriſante l’eſtant meſme venu rejoindre, & luy rendre conte des Machines de guerre que l’on faiſoit par ſes ordres. Et comme il l’aſſura que l’on travailloit diligemment, il eut quelque ſatisfaction d’aprendre que toutes choſes s’avançoient : & qu’il ſe verroit bien toſt en eſtat ou de vaincre ſes Ennemis, ou de mourir pour Mandane.