Artamène ou le Grand Cyrus/Seconde partie/Livre second

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Auguste Courbé (Seconde partiep. 300-480).


Ce n’eſtoit pas ſans ſujet, qu’Artucas avoit eſté advertir Hidaſpe, que le Roy des Medes avoit eu beaucoup de joye, en recevant un Billet de la part d’Artamene : eſtant certain, que l’on n’en peut guere avoir davantage. Celle d’Artamene ſurpassoit pourtant encore celle du Roy : ſi toutefois il eſt permis de mettre de la difference, entre les choſes extrémes. Mais pour deſcouvrir la veritable cauſe, de la ſatisfaction de deux Perſonnes, de qui l’eſtat preſent de leur fortune, paroiſſoit eſtre ſi diſſemblable ; il faut sçavoir que ce jour là meſme, preciſément à midy ; un homme qui avoit autrefois ſervy Andramias, & qui de puis par diverſes advantures, avoit eſté donné à Artamene ; avoit fait le voyage de Scithie aveque luy ; eſtoit retenu en Capadoce avec ſon dernier Maiſtre ; & avoit eſté envoyé par luy vers Artaxe, qui commandoit les Troupes que l’on avoit données au Roy de Pont ; arriva au Chaſteau de Sinope, & demanda à parler à ſon ancien Maiſtre. Aglatidas ſe trouvant alors avec Andramias, ce dernier ne laiſſa pourtant pas de commander que l’on fiſt entrer cet homme. que d’abord il ne reconnut point : mais il ne l’eut pas plus toſt entendu parler, que le ſon de ſa voix le fit reconnoiſtre. Andramias luy tendit la main, & luy demanda s’il pouvoit faire quelque choſe pour luy ? Ouy Seigneur, luy reſpondit il, car je ne doute point que ſi vous me faites la grace de me faire parler au genereux Artamene ; je ne doute point, dis-je, qu’une nouvelle qu’il pourra donner au Roy par mon moyen, ne luy faſſe obtenir ſa liberté. Andramias ne sçachant ce que cét homme pouvoit avoir à dire de ſi important, ſe mit à le preſſer de le luy aprendre : & de luy dire auſſi pourquoy il eſtoit ſi affectionné à Artamene ? Car Andramias eut quelque peur d’eſtre ſurpris ; & craignit que ce ne fuſt une adreſſe du Roy, pour eſſayer ſa fidelité. Et alors Ortalque (cét homme ſe nommoit ainſi) luy aprit qu’il avoit ſervy Artamene au voyage des Maſſagettes : & luy preſenta un morceau de Tablettes rompües, ſur lequel il vit ces paroles eſcrites, ſans sçavoit ny à qui elles s’adreſſoient, ny qui les avoit tracées. Dis que je ſuis vivante : que ſon m’emmene en l’une des deux Armenies, ſans que je sçache à laquelle j’iray : & que le Roy de……..

Apres qu’Andramias eut leû ce qu’il y avoit d’eſcrit ſur ce fragment de Tablettes, il regarda Ortalque, comme pour luy demander qui eſtoit la perſonne qui le luy audit baillé ? Mais cet homme ſans luy en donner le loiſir, Enfin Seigneur, luy dit il, la Princeſſe Mandane eſt vivante : Quoy, s’écrierent Aglatidas & Andramias tout à la fois, la Princeſſe Mandane eſt vivante ? Ouy Seigneurs, reſpondit Ortalque, & ce que vous voyez eſcrit ſur ce morceau de Tablettes, eſt à mon advis de ſa main. La curioſité d’Andramias n’eſtant pas pleinement ſatisfaite, il preſſa Ortalque de luy apprendre tout ce qu’il sçavoit de la Princeſſe : & cet homme luy dit, que s’eſtant trouvé engagé dans la guerre de Pont & de Bithinie, lors qu’on l’y avoit envoyé, il y avoit eſté fort bleſſé : & eſtoit demeuré fort long temps malade, ſans pouvoir ſuivre Artaxe, qu’Aribée avoit r’apellé. Qu’en ſuitte voulant s’en revenir, il eſtoit arrivé en un lieu qui eſt au bord du Pont Euxin, à l’endroit où la riviere d’Halis s’y jette : & que là, eſtant un matin à ſe promener, il avoit veû un Vaiſſeau à trois ou quatre ſtades en mer, aupres duquel il y avoit un de ces grands Bateaux de bois de Pin, qui reſistent extrémement à la force des vagues, lors qu’il faut remonter les fleuve s, & qui ſervent ordinairement à porter des marchandiſes : dans lequel il avoit veû deſcendre pluſieurs perſonnes, & diſtingué meſme des femmes. En ſuitte de cela, il diſoit avoir veû le Vaiſſeau prendre la haute Mer : & le Bateau venir droit à l’emboucheure du fleuve. Mais comme il eſt fort rapide en cét endroit, diſoit il, les Rameurs furent tres long temps ſans le pouvoir faire remonter, paſſer de la Mer à la Riviere. Pendant cela, je m’eſtois avancé ſur le rivage : & je pris garde qu’une femme qui eſtoit dans ce Bateau, me regarda attentivement : qu’en ſuitte s’eſtant cachée derriere une autre, elle avoit fait quelque choſe, & je preſupose que c’eſtoit eſcrire ce qui eſt dans ce morceau de Tablettes. Apres quoy une autre de ces femmes s’eſtant tenuë à la Proüe de ce Bateau qui raſoit la terre, & qui vint paſſer à trois pas de moy ; ayant envelopé ce morceau de Tablettes dans un voile qu’elle s’oſta de deſſus la teſte ; elle me le jetta, ſeignant que le vent le luy avoit emporté : car il en faiſoit un fort grand, qui ſouffloit du coſté que j’eſtois. Il me ſembla que je connoiſſois cette perſonne : mais ce ne fut qu’une heure apres, que je me remis que c’eſtoit aſſeurément une Fille qui eſt à la Princeſſe, qui s’apelle Marteſie. Les hommes qui eſtoient dans ce Bateau, eſtoient ſi occupez à commander aux Rameurs de faire effort, pour ſurmonter le courant du fleuve ; qu’à mon advis ils ne prirent point garde à l’action de cette Fille. Pour moy, je relevay en diligence ce que l’on m’avoit jetté : & m’eſloignant un peu du bord, je vy ce que je viens de vous donner : & j’en fus ſi ſurpris que je ne sçavois qu’en penſer. Cependant ce Bateau ayant paſſé l’emboucheure du fleuve, avançoit beaucoup plus viſte, & s’eſloignoit aſſez promptement, ſans que je fuſſe reſolu ſur ce que j’avois à faire : j’euſſe bien voulu ſuivre ce Bateau pluſtost que de m’en venir à Sinope, vers laquel le j’avois sçeu que l’Armée du Roy marchoit : Car enfin, comme je ne sçavois rien de tout ce qui ſe paſſoit icy, je ne comprenois pas bien ce que l’on deſiroit de moy. Neantmoins apres avoir aſſez examiné la choſe, je conclus que je devois m’en venir : de ſorte que je me ſuis embarque dans le premier Vaiſſeau que j’ay pû trouver, & m’en ſuis venu icy. En deſcendant au Port, l’embrazement de cette Ville m’ayant donné de la curioſité, j’ay sçeu tout ce qui s’eſt paſſé à Sinope : & je n’ay plus douté que ce ne ſoit la Princeſſe Mandane qui m’envoye : car il me ſemble meſme que je l’ay entre-veüe dans ce Bateau. De vous dire qui l’enleve, je n’en sçay rien : & tout ce que je sçay, eſt qu’aſſurément elle eſt vivante.

Andramias & Aglatidas apres avoir eſcouté cét homme, ne douterent preſque point non plus que luy, que la Princeſſe ne fuſt en vie : mais pour s’en eſclaircir mieux, Aglatidas dit à ſon Parent, que comme Artamene eſtoit depuis ſi longtemps à la Cour de Capadoce, il jugeoit qu’il eſtoit impoſſible qu’il ne connuſt pas l’écriture de Mandane : qu’ainſi il faloit luy faire voir ce qu’Ortalque avoit aporté : afin de n’aller pas legerement donner une fauſſe joye au Roy. Andramias ayant aprouvé ce qu’Aglatidas luy propoſoit, ils laiſſerent Ortalque dans la Chambre où ils eſtoient, & entrerent dans celle d’Artamene : qui eſtoit alors profondément attaché, à la cruelle penſée de la mort de ſa Princeſſe ; ou du moins à j’aprehenſion qu’il en avoit. Aglatidas s’aprochant de luy, apres l’avoir ſalüe, Seigneur, luy dit il, il y a homme apellé Ortalque qui demande à vous voir : & qui a aporté à Andramias un Billet dont vous connoiſtrez peuteſtre l’eſcriture. Si je connois auſſi bien cette eſcriture que le Nom d’Ortalque (reprit Artamene avec beaucoup de melancolie) je n’auray pas grand peine à dire de quelle main elle eſt : car un homme qui s’apelloit ainſi, me ſervit au voyage que je fis aux Maſſagettes : en partant de Capadoce, pour aller à Ecbatane, je l’envoyay vers Artaxe, qui ſervoit le Roy de Pont ; ſans que j’aye entendu depuis parler de luy. En diſant cela, Artamene conſidera les carracteres de ce Billet : mais il ne les eut pas pluſtost veus, qu’il changea de couleur : & regardant Aglatidas & Andramias avec une eſmotion extréme, & qu’il ne pût jamais s’empeſcher d’avoir ; il n’en faut point douter, s’eſcria-t’il, la Princeſſe Mandane a eſcrit ce que vous me monſtrez : & j’ay veû trop ſouvent de ſes Lettres entre les mains du Roy pour m’y pouvoir tronper : joint que j’ay eu moy meſme l’honneur de luy en rendre une au conmencement que je fus en Capadoce, où elle parloit aſſez avantageuſement de moy, pour n’en avoir pas perdu le ſouvenir. Mais de grace, dit il à Andramias, ſi vous le pouviez faire ſans vous expoſer, faites que je voye Ortalque : car je vous advouë que la vertu de cette Princeſſe, fait que je m’intereſſe beaucoup en ce qui la touche : & que je ſeray bien aiſe d’aprendre ce qu’il en sçait. Andramias qui ne cherchoit qu’à obliger Artamene, fut luy meſme faire entrer cét homme, ſans que les Cardes en viſſent rien : Mais pendant cela, il fut aiſé à Aglatidas de remarquer, que la joye & l’agitation de l’eſprit d’Artamene, avoient une cauſe plus puiſſante, que la ſimple compaſſion. Il regardoit ce Billet, comme craignant de s’eſtre trompé : il levoit les yeux au Ciel, comme pour luy rendre grace d’un ſi grand bonheur : il marchoit ſans regarder Aglatidas, & ſans luy parler : puis revenant tout d’un coup à luy, & craignant d’en avoir trop fait : Si vous sçaviez, luy dit il, quel eſt le merite de la Princeſſe Mandane, vous Vous eſtonneriez moins de l’excés de ma joye. Car encore qu’elle doive eſtre voſtre Reine, adjouſta-t’il, comme vous ne l’avez jamais veüe, je puis vous aſſurer, que je m’interee plus pour elle, que la plus part des Sujets qu’elle doit un jour avoir en Medie. Il feroit à ſouhaiter, reſpondit Aglatidas, que le Roy sçeuſt le zele que vous avez pour tout ce qui le regarde ; & qu’il euſt pour vous, des ſentimens tels que je les ay. Cependant Andramias amena Ortalque, qu’Artamene embraſſa avec une tendreſſe eſtrange : luy ſemblant quaſi que plus il feroit de carreſſes à cet homme, plus il luy diroit de nouvelles de la Princeſſe Mandane. Il luy demanda neantmoint tant choſes à la fois, qu’Ortalque n’y pouvoit reſpondre : mais à la fin il luy aprit ce qu’il en sçavoit, & ce qui ne ſatisfit pas entierement Artamene. Neantmoins, la certitude de la vie de ſa Princeſſe, luy donna une ſi ſensible joye, que d’abord nulle autre conſideration ne pût troubler ny diminuer ſon plaiſir. C’eſt à vous, diſoit il à Aglatidas & à Andramias, à vous reſjouïr de la reſurrection de voſtre Princeſſe : de voſtre Princeſſe ; dis-je, qui effacera ſans doute la reputation de toutes celles qui ont eſté. Mais, luy dit Aglatidas en l’interrompant, Ortalque par le zele qu’il a pour vous, a eu une penſée qui me ſemble aſſez raiſonnable : car enfin il a demandé à vous voir, avec intention que ce ſoit de voſtre main que le Roy aprenne la vie de la Princeſſe ſa Fille : s’imaginant avec quelque aparence, que cette joye que vous donnerez à Ciaxare, diſposera en quelque ſorte ſon eſprit à eſcouter plus favorablement, ce qu’on luy dira en vôtre faveur. Joint, adjouſta Andramias, qu’il eſt à croire qu’ayant peut-eſtre beſoin de faire une nouvelle guerre, pour delivrer la Princeſſe, il ſongera, ſi je ne me trompe, à vous delivrer pluſtost qu’il n’euſt fait. Cette raiſon doit eſtre bien foible, reprit modeſtement Artamene, ayant tant de braves gens comme il en a aupres de luy : Si ce n’eſt que le zele que j’ay pour ſon ſervice, ſoit conté pour quelque choie d’extraordinaire. Mais ſi j’envoye ce Billet au Roy, Andramias n’en ſera-t’il point en peine ; & ne l’accuſera t’on point de m’avoir donné trop de liberté ? Nullement, reſpondit Aglatidas, car comme Ortalque à eſté Andramias, & que depuis il vous a ſervy ; ce n’eſt pas une choſe fort eſtrange, qu’il ait eſté reçeu en un lieu où il a deux Maiſtres : & qu’ayant reconnu cette eſcriture, vous ayez voulu donner cette agreable nouvelle au Roy, qu’Andramias luy portera de voſtre part. Artamene qui ſouhaitoit en effet d’eſtre perſuadé, ne s’oppoſa point davantage à ce que vouloit Aglatidas : & ſe faiſant donner dequoy eſcrire, il eſcrivit au Roy en ces termes.

Andramias ayant pris le Billet d’Artamene, auſſi bien que celuy de la Princeſſe Mandane, fut avec Ortalque chez le Roy, où Aglatidas voulut auſſi ſe trouver, afin de taſcher de rendre office à un Priſonnier ſi illuſtre : Joint que dans les ſoubçons que les actions de mon Maiſtre luy avoient donné de ſon amour, il creut qu’il ſeroit bien aiſe d’eſtre en liberté. Comme en effet, quoy qu’il aimaſt Aglatidas, il avoit pour tant quelque impatience de n’eſtre plus obligé de renfermer ſa joye dans ſon cœur. Ils ne furent donc pas pluſtost ſortis, que ne pouvant plus s’empeſcher d’eſclater, quoy ma Princeſſe, dit il, vous eſtes vivante, & je puis enfin ne craindre plus voſtre mort ! Quoy, toutes ces images funeſtes de Tombeaux & de Cercueils, doivent donc s’effacer de ma fantaiſie ! & je puis croire que vous reſpirez ; que vous vivez ; & que peut-eſtre vous penſez à moy ! Ha ! qui que vous fuyez d’entre les Dieux ou d’entre les hommes, qui avez faune ma Princeſſe de la fureur des vagues, & d’un peril preſque inevitable, que ne vous doit point Artamene ? Si c’eſt une Diuinité, elle merite tous mes vœux : & ſi c’eſt une perſonne mortelle, elle eſt digne de tous mes ſervices. Mais quoy qu’il en ſoit Mandane, illuſtre Mandane vous vivez : & je puis abandonner mon âme à tous les plaiſirs, comme je l’avois abandonnée à toutes les douleurs. Mais hélas (reprenoit il, apres avoir eſté quelque temps ſans parler) je ne ſuis pas ſi heureux que je penſe l’eſtre ! car enfin Mandane eſt vivante, il eſt vray ; mais elle eſt captive : & ce qu’il y a de cruel, c’eſt que je ſuis dans les fers, & par conſequent peu en eſtat de la ſecourir. Mais encore, adjouſtoit il, de qui peut elle eſtre captive : Quel Roy peut eſtre celuy dont elle veut parler ? qu’en veut elle dire par ſon Billet ? & quelle cruelle avanture eſt la mienne, de ne pouvoir gouſter en repos, la plus grande joye dont un eſprit amoureux puiſſe eſtre capable ? Toutefois ne fuis-je point criminel, reprenoit-il, d’avoir la liberté de raiſonner, ſur l’eſtat preſent de ma vie ? en un jour où je voy ma Princeſſe reſſuscitée ; en un jour où il m’eſt meſme permis d’eſperer de la revoir. Car enfin, puis que les Dieux l’ont bien retirée des abiſmes de la mer. s’il faut ainſi dire, peut-eſtre qu’ils me retireront de ma priſon pour la delivrer, & pour la mettre ſur le Throſne. Mais ma Princeſſe, apres tant de malheurs que j’ay ſoufferts, je n’oſe plus faire de vœux pour moy ; je crains que mes intereſts ne ſoient contagieux pour les voſtres : je veux les ſeparer pour l’amour de vous : & ne de mander plus rien aux Dieux, que ce qui vous regarde directement. Ainſi puiſſantes Divinitez, qui gouvernez toute la Terre, faites ſeulement que l’on me delivre, pour delivrer ma Princeſſe ; pour pouvoir punir tous ſes Raviſſeurs ; pour la ramener au Roy ſon Pere ; & pour la laiſſer avec l’eſperance de poſſeder un jour tant de Couronnes que vous m’avez fait deffendre, abatte, ou conquerir pour le Roy des Medes. Enfin Dieux, juſtes Dieux, faites ſeulement ce que je dis : & apres cela ſouffrez que je meure aux pieds de Mandane : & qu’elle n’ait jamais d’autre douleur, que celle de la perte d’Artamene.

C’eſtoit de cette ſorte que s’entretenoit le plus amoureux Prince du monde, à ce qu’il a raconté depuis, pendant qu’Andramias eſtoit chez le Roy avec Ortalque : & que tous les illuſtres Amis d’Artamene eſtoient chez Hidaſpe : où ils reçeurent bientoſt apres un advis par Artucas, qui leur donna beaucoup d’impatience : & qui les fit bientoſt partir pour aller au Chaſteau, comme je l’ay deſja dit. Mais pour comprendre comment Artucas avoit pû eſtre adverty ſi promptement, il faut sçavoir que lors qu’Andramias donna au Roy le Billet d’Artamene, ce Prince eut une joye que l’on ne sçauroit exprimer : de ſorte que quelques uns de ceux qui ſe trouverent alors dans ſa chambre, ſans penetrer plus avant dans les choſes, & ſans attendre davantage ; furent en diligence publier qu’Artamene commençoit d’eſtre mieux aue que le Roy : & ce fut par eux qu’Artucas fut adverty de ce dont il fut advertir Hidaſpe, comme le connoiſſant fort affectionné à Artamene. Le Roy de de Phrigie qui ſe trouva apres de Ciaxarare lors qu’il reçeut ce Billet, voulant, proſiter de cette occaſion, luy dit qu’une ſi bon ne nouvelle meritoit la liberté de celuy qui la luy avoit envoyée : & Ciaxare dans les premiers momens de ſa joye, oublia une partie de ſa colere contre Artamene : & ne fut par mary d’avoir reçeu de ſa main cette nouvelle marque de ſon affection à ſon ſervice. Il s’informa exactement à Ortalque, de tout ce qu’il sçavoit, & de tout ce qu’il avoit veû : & dit à Andramias, qu’il aſſurast Artamene, qu’il ne tiendroit qu’à luy de ſortir bien toſt de ſes fers, pour aller delivrer la Princeſſe ſa fille : & qu’enfin il ne luy auroit pas plus toſt advoüé l’intelligence qu’il avoit eue avec le Roy d’Aſſirie ; & ne luy auroit pas plus toſt demandé pardon ; qu’il oblieroit le paſſé, & le remettroit au meſme eſtat qu’il eſtoit auparavant. Ha Seigneur, luy dit alors le Roy de Phrigie, que voſtre Majeſté ne s’arreſte point à une formalité inutile : car enfin je sçay preſque de certitude, qu’Artamene eſt innocent ; & que s’il a quelque choſe de ſecret à démeſler avec le Roy d’Aſſirie, ce ne peut eſtre rien contre le ſervice de voſtre Majeſté. Comme ils en eſtoient là, le Roy d’Hircanie, le Prince des Caduſiens, Gobrias, Gadate, Thraſibule, Hidaſpe, Aduſius, Thimocrate, Philocles, Artucas, Feraulas & Chriſante arriverent : & un moment apres Aglatidas entra, ſuivy d’une multitude eſtrange de perſonnes de qualité, que cette grande nouvelle attiroit chez le Roy : tout le monde voulant ſe reſjoüir aveque luy, d’une choſe qui effectivement meritoit bien de cauſer une alegreſſe publique. Le Nom de Mandane eſtoit en la bouche de tout le monde : Ceux qui la connoiſſoient, racontoient à ceux qui la connoiſſoient pas, les rares qualitez de cette Princeſſe. Ainſi comme la douleur de ſa perte, avoit fait faire ſon éloge, la certitude de ſa vie, faiſoit redire ſes louanges. Ce n’eſt pas qu’apres ces premiers momens de ſatisfaction, Ciaxare n’euſt du deſplaisir, de ne sçavoir point bien preciſément, qu’elle eſtoit l’advanture de la Princeſſe ; ny qui la menoit ; ny pourquoy on la menoit en Armenie. Il sçavoit bien que le Roy de ce Païs la eſtoit ſon Tributaire : & que le Prince Tigrane ſon Fils eſtoit brave & genereux, & aimoit extrémement Artamene : mais il sçavoit auſſi que ce vieux Roy eſtoit capricieux : & qu’il n’avoit point envoyé de Troupes en ſon Armée, comme il y eſtoit obligé. Ciaxare donc, ne gouſtoit pas cette joye toute pure : neantmoins comme il voulut en teſmoigner quelque inquietude ; Seigneur, luy dit le Roy d’Hircanie, que la captivité de la Princeſſe Mandane ne vous inquiete pas : car enfin pour rompre ſa priſon, quelque ſorte qu’elle puiſſe eſtre ; vous n’avez qu’à faire ouvrir les portes de celle d’Artamene : & qu’à le mettre à la teſte de tant de Rois & de tant de Princes qui m’eſcoutent : Et ſoyez aſſuré Seigneur, que s’il eſt noſtre Guide, nous le ſuivrons en Armenie, & nous y ferons ſuivre par la Victoire. Quand nous aurons rendu graces aux Dieux, repliqua le Roy des Medes, nous verrons ce qu’ils nous inſpireront là deſſus : mais pour moy, je ne penſe pas que pour les remercier de l’equité qu’ils ont eüe, en ſauvant une Princeſſe innocente ; il faille faire grace à un criminel : & à un criminel, qui ne veut ny demander pardon, ny ſe repentir, ny ſeulement advoüer ſa faute, bien qu’elle ſoit toute viſible.

Ha Seigneur (s’écrierent tout d’une voix, tous ces Rois, tous ces Princes, tous ces Homotimes, & tous ces Chevaliers) Artamene eſt malheureux, & ne fut jamais coupable : il n’y a pas un de nous qui ne veüille bien entrer dans ſa priſon, & y demeurer pour Oſtage, juſques à ce qu’il vous ait prouvé ſon innocence par de nouveaux ſervices ; ou pour mieux dire par de nouveaux miracles. Ciaxare tout ſurpris de voir une ſi violente affection, dans l’eſprit de tant d’illuſtres Perſonnes, ne leur reſpondit qu’en biaiſant : mais ce fut neantmoins d’une façon, qui leur laiſſa quelque eſpoir : de ſorte qu’ils redoublerent encore leurs raiſons & leurs prieres. Aglatidas n’eſtoit pas des moins empreſſez : & Megabiſe malgré leurs anciens differens, ſe trouva aveque luy dans la chambre du Roy, & demanda ce que ſon ancien Ennemy demandoit, c’eſt à dire la liberté d’Artamene. Le Roy de Phrigie preſſoit extrémement Ciaxare : Celuy d’Hircanie parloit avec une hardieſſe eſtrange : Thimocrate & Philocles employoient tout ce que l’eloquence Grece a de puiſſant : Thraſibule n’en failoit pas moins : Hidaſpe & Aduſius comme plus intereſſez, parloient avec une chaleur extréme : auſſi bien que Perſode, Gobrias, Gadate, & cent autres : qui ne paroiſſoient pas moins attachez aux intereſts d’Artamene. Ciaxare ſe voyant donc ſi fort preſſé, sçachez (dit il aux Rois de Phrigie & d’Hircanie, & à tant d’ autres Princes qui l’environnoient) que je voudrois qu’Artamene fuſt innocent, ou que du moins il m’euſt advoüé ſon crime avec repentir,. & en avoir donné un de mes Royaumes : & pour vous faire voir que je fais ce que je puis, je vous permets à tous au retour du Temple, où je m’en vay, de le voir les uns apres les autres : afin de luy perſuader de m’obeïr en cette occaſion : & de ne me faire pas opiniaſtrément un ſecret d’une choſe que je veux & que je dois sçavoir. En diſant cela, Ciaxare ſans leur donner loiſir de reſpondre, ſortit de ſa chambre, & fut au Temple remercier les Dieux de la grace qu’ils luy avoient faite : & les ſupplier de vouloir achever de la luy faire toute entiere, en redonnant la liberté à la Princette ſa fille. Tout le monde le ſuivit à cette ceremonie : & cette heureuſe nouvelle, ayant bien toſt paſſé de la Ville au Camp, il y eut une reſjoüiſſance generale par tout. Au retour du Temple, le Roy de Phrigie qui n’avoit pas oublié ce que Ciaxare avoit dit, le ſupplia d’envoyer ordre à Andramias de laiſſer voir Artamene à quelques uns de ſes amis : afin, luy diſoit il, de taſcher de deſcouvrir ce qu’il vouloir sçavoir. Le Roy de Medie qui en effet en l’eſtat qu’il voyoit les choſes, euſt eſté bien aiſe qu’Artamene luy euſt demandé pardon, afin de le luy accorder : ſouffrit que la plus grande partie de ces Princes, & des perſonnes de qualité, vident Artamene les uns apres les autres par petites Troupes : de ſorte que dés l’inſtant meſme que la permiſſion en fut donnée, & l’ordre envoyé à Andramias ; le Roy de Phrigie & celuy d’Hircanie furent le viſiter, accompagnez de Chriſante & de Feraulas : biffant tous les autres dans une impatience extréme, de pouvoir joüir du meſme bonheur. En y allant, ils reſolurent d’aprendre à Artamene, qu’ils sçavoient qu’il eſtoit Cyrus, & qu’ils n’ignoroient pas le reſte de ſes avantures : afin de pouvoir mieux aviſer apres, à ce qu’il eſtoit à propos de faire pour ſa liberté. Ce n’eſt pas que Chriſante & Feraulas n’apprehendaient qu’il n’en fuſt faſché : mais apres tout, la choſe eſtoit faite : & elle avoit paru ſi neceſſaire, qu’ils aimerent mieux s’expoſer à quelques reproches, que de luy déguiſer une verité qu’il faudroit touſjours qu’il sçeuſt. D’abord que ces deux Rois entrerent, Artamene en fut extrémement ſurpris, auſſi bien que de la veüe de Chriſante & de Feraulas : car encore qu’Aglatidas euſt. veû Artamene pendant ſa priſon, nul de ſes domeſtiques ne l’avoit veû : & Andramias avoit fait cette grace particuliere à ſon Parent. Cet illuſtre Priſonnier reçeut ces Princes avec toute la civilité & tout le reſpect qu’Artamene comme Artamene devoit à des perſonnes de cette condition : Mais apres l’avoir ſalüé, & l’avoir obligé d’embraſſer Chriſante & Feraulas, ſans conſiderer qu’ils eſtoient là ; ils luy dirent en ſous-riant, qu’ils venoient pour prendre l’ordre de luy : & pour sçavoit ce qu’il faloit faire pour delivrer Artamene : & pour le mettre en eſtat de faire bien toſt paroiſtre Cyrus. A ces mots, Artamene regarda Chriſante & Feraulas : mais le Roy de Phrigie prenant la parole, non, luy dit il, n’accuſez pas legerement, les deux hommes du mon de que vous devez le plus aimer : & ne ſoyez pas marry que nous sçachions tout le ſecret de voſtre vie. Ils ne nous l’ont pas apris ſans neceſſité : c’eſt pourquoy n’en murmurez pas : & ſoyez aſſuré que ce que nous sçavons, ne vous cauſera jamais aucun mal. je sçay bien Seigneur, reſpondit Artamene, que Chriſante & Feraulas font touſjours bien intentionnez : & que ſans doute ils ne pouvoient pas mieux choiſir qu’ils ont choiſi, en voſtre Perſonne & en celle du Roy d’Hircanie : mais apres tout Seigneur, il y a des choſes dans mes avantures, que j’euſſe ſouhaité qui n’euſſent jamais eſté sçeües : & que je n’aurois jamais dittes, quand meſme il y auroit eſté de ma vie. Si nous ne vous euſſions pas veû en un danger eminent (interrompit Chriſante avec beaucoup de reſpect) nous aurions gardé un ſecret inviolable : mais nous avons creû que n’ayant rien à dire qui ne vous fuſt glorieux, nous ne devions pas vous laiſſer perir, pluſtost que d’aprendre voſtre innocence aux Rois qui m’eſcoutent Artamene quoy que bien marry que l’on sçeuſt ce qu’il vouloit tenir caché, fut toutefois contraint de ne le teſmoigner pas ſi ouvertement : de peur de deſobliger deux Princes qui s’intereſſoient ſi fort dans ſa fortune. Ils luy dirent alors le changement qu’il y avoit dans l’eſprit du Roy : & ſon opiniaſtreté pourtant, à vouloir preciſément sçavoir, quelle avoit eſté l’intelligence qu’il avoit eüe avec le Roy d’Aſſirie. Puis que vous sçavez toutes choſes, reprit Artamene, vous jugez bien que je ne le dois pas dire : Ce n’eſt pas que je me ſouciasse d’expoſer ma vie en irritant le Roy contre Cyrus. Mais quand je ſonge que je deplairois à la Princeſſe Mandane ; & que je l’expoſerois peut-eſtre à la fureur du Roy ſon pere ; a Seigneurs, je vous avoüe que je n’y sçaurois penſer ſans fremir : & que c’eſt ce que je ne feray jamais. j’aime encore mieux que Ciaxare me croye perfide, que Mandane me ſoubçonne d’indiſcretion. Enfin Seigneurs, vous le diray-je ? ſi j’ ay quelque douleur que vous sçachiez la verité de ma vie, ce n’eſt que pour l’intereſt de cette illuſtre Princeſſe. Ce n’eſt pas qu’elle ne ſoit innocente, & que ſa vertu ne la mette à couvert de toutes ſortes de calomnies : mais apres tout, je voudrois que vous me creuſſiez auſſi criminel que Ciaxare me le croit, & que vous ne sçeuſſiez pas ce qui me peut juſtifier. Ces Princes l’entendant parler ainſi, ne purent s’empeſcher de ſous-rire : & d’admirer en ſuitte la force de cette reſpectueuse paſſion, qui luy faiſoit preferer l’intereſt de ſa Princeſſe, non ſeulement à ſa propre vie, mais à ſa propre gloire. Enfin apres une aſſez longue converſation, où ils ne sçavoient pas trop bien que reſoudre ; ils firent deſſein de taſcher de tirer les choſes en longueur : & de faire durer quelques jours la permiſſion qu’ils avoient de le voir. Ils luy dirent que durant cela ils luy conſeilloient de parler touſjours de Ciaxare comme il faiſoit : c’eſt à dire avec beaucoup de reſpect & d’affection. Que de leur coſté, ils diroient au Roy de Medie qu’ils ne perdoient pas eſperance de sçavoir quelque choſe de ce qu’il deſiroit d’aprendre : mais qu’il faloit qu’il ſe donnaſt un peu de patience : que ce pendant ils exciteroient encore tous les Capitaines, & meſme tous les Soldats, à demander ſa liberté : & qu’enfin l’on agiroit apres, ſelon que Ciaxare paroiſtroit plus ou moins irrité contre luy. Artamene les remercia tres ciuilement, de leurs bonnes intentions ; & fit en cette rencontre, ce qu’il n’euſt pas creu devoir faire deux jours auparavant : qui fut qu’il les ſolicita ardamment de rompre ſes fers. Car depuis qu’il avoit sçeu que la Princeſſe Mandane eſtoit vivante, & qu’elle eſtoit captive ; ſa priſon luy eſtoit devenuë inſuportable. Chriſante & Feraulas eſtant demeurez apres ces Rois, luy dirent le nom de tous ceux qui avoient entendu raconter ſon hiſtoire ; & il leur fit encore quelques reproches de l’avoir deſcouvert à tant de monde. Mais, Seigneur, luy dirent ils, par quelle voye pouviez vous eſperer de rompre vos chaiſnes, pour aller delivrer la Princeſſe, ſi tant d’illuſtres Amis que vous avez, n’euſſent sçeu voſtre innocence ? Ha ! fi ce que vous avez dit peut me faire mettre en liberté, leur dit il, vous avez eu raiſon, & j’ay ſujet de vous remercier. En fuite il leur parla delà joye qu’il avoit euë de sçavoit que Mandane n’avoit pas pery : & de l’inquietude où il eſtoit, d’ignorer abſolument, entre les mains de qui la Fortune l’avoit fait tomber. Car, diſoit il, le Roy d’Aſſirie comme vous le sçavez auſſi bien que moy, eſt à Pterie preſentement : & l’on vous aſſura que Mazare eſtoit mort. Enfin paſſant d’une choie à une autre, & ne parlant toutefois que de ce qui regardoit ſon amour ; il retint encore aſſez long temps aupres de luy Chriſante & Feraulas. Ils ne furent pas ſi toſt ſortis, que Perſode, Hidaſpe, & Aduſius entrerent : à ceux-cy ſuccederent Gobrias, Gadate, & Megabiſe : & à ceux là encore, Thraſibule, Thimocrate, Philocles, & Aglatidas. Enfin de tous ceux qui avoient eu la permiſſion de le voir, il n’y en eut aucun qui ne s’en empreſſast extrémement. Artamene agit avec ceux qui sçavoient ſon hiſtoire, comme il avoit agy avec les Rois de Phrigie & d’Hircanie : & avec ceux qui ne la sçavoient pas, de la maniere dont il eſtoit convenu avec ces Princes.

Cependant Ciaxare ſur la nouvelle qu’il avoit reçeuë, depeſcha vers le Roy d’Armenie, & choiſit Megabiſe pour cet effet : luy ordonnant de dire à ce Roy, qu’ayant sçeu que la Princeſſe ſa Fille eſtoit dans ſes Eſtats, il le prioit de la luy renvoyer, avec un equipage proportionné à ſa condition : & qu’en cas qu’il la refuſast il luy declaraſt la guerre. Ce qui fâchoit le plus Ciaxare, c’eſt qu’en effet le Roy d’Armenie avoit refuſe de payer le Tribut qu’il luy devoit : & avoit aporté d’aſſez mauvaiſes raiſons pour s’en exempter. Il ne ſongeoit toutefois pas pluſtost qu’il luy faudroit faire une nouvelle guerre, qu’il regrettoit Artamene : & eſcoutoit aſſez favorablement ceux qui au retour de la priſon où ils l’avoient eſté viſiter, luy diſoient qu’il parloit touſjours de luy avec beaucoup de reſpect & d’affection : & que ſelon les aparences, il eſtoit certainement innocent. Mais apres tout, il vouloit sçavoir ce ſecret impenetrable, qu’on luy faiſoit eſperer de deſcouvrir : dans l’opinion où chacun eſtoit, que cependant la neceſſité où l’on prevoyoit qu’il alloit eſtre, de faire la guerre en Armenie, l’obligeroit à la fin, à paſſer par deſſus ſa premiere reſolution. Durant cela, Artamene ſe ſouvenant de la promeſſe qu’il avoit faite au Roy d’Aſſirie, de l’advertir exactement de toutes choſes, afin de travailler conjoinctement autant qu’ils le pourroient, à la liberté de la Princeſſe ! O Dieux ! (diſoit il en luy meſme, en ſe remettant en memoire tout ce qu’ils s’eſtoient promis) à quelles bizarres avantures m’expoſez vous ? il ſemble que je ne ſois au monde que pour rendre de bons offices au Roy d’Aſſirie : je n’apris ſa premiere conjuration, que pour deſcouvrir ſon amour à Mandane, qu’il n’avoit jamais oſé luy dire : je ne fus parmy les Maſſagettes, que pour faciliter ſa ſeconde entrepriſe : je n’en revins que pour luy ſauver la vie, & pour aider à l’enlevement de Mandane : je n’arrivay à Sinope, que pour le garantir de la rigueur des flames : & je n’aprens aujourd’huy que ma Princeſſe eſt vivante, que pour luy donner la ſatisfaction de le sçavoir par mon moyen, & pour luy faciliter la voye de la delivrer. Car enfin puis que je l’ay promis il le faut tenir : Mais helas, diſoit il encore, quelle aparence y a-t’il, que je luy aprenne qu’elle eſt en Armenie, pendant que je ſuis dans les fers ? Tout ſon Royaume n’eſt pas ſi abſolument deſtruit, qu’il n’ait encore quelques Troupes diſpersées qu’il peut ramaſſer : une partie de l’Affine reconnoiſt encore ſa puiſſance ; la moitié de la Capadoce eſt pour luy : & il la pourroit peut-eſtre auſſitost delivrer que Ciaxare. Que feray-je donc, & que reſoudray-je ? Mais que fais-ie ? Adjouſtoit-il en ſe reprenant, je confulte ſur une choſe promife ! Non non, ne balançons pas davantage : & ſi nous voulons que l’on nous tienne ce que l’on nous a promis, gardons nous bien de manquer à noſtre parole. Et puis, le Roy d’Aſſirie eſtant auſſi brave qu’il eſt, ne nous donne pas, ſujet de craindre : joint qu’à dire vray, nous ne luy aprendrons que ce qu’il ne pourroit manquer de sçavoir bien toſt : n’eſtant pas poſſible que la vie & la priſon de la Princeſſe Mandane puiſſent eſtre long temps cachées. Artamene conſidera pourtant encore, qu’eſtant accuſé par Ciaxare d’avoir une intelligence avec le Roy d’Affine, c’eſtoit s’expoſer à ſe perdre, ſi ce qu’il vouloit faire eſtoit deſcouvert : mais la crainte du peril ne pouvant jamais eſtre une bonne raiſon, pour empeſcher Artamene de faire ce qu’il avoit promis, il ne fit pas une longue reflexion là deſſus. Ce genereux Prince ayant donc reſolu d’envoyer à Pterie, jetta les yeux ſur Ortalque, qu’il sçavoit eſtre tres fidelle : & comme chacun avoit alors aſſez de liberté de le voir, cét homme qui eſtoit à luy, n’en perdoit pas l’occaſion : de ſorte qu’il fut facile à Artamene d’executer ſon deſſein. Il envoya donc Ortalque au Roy d’Aſſirie, apres luy avoir fait faire un magnifique preſent, pour l’agreable nouvelle qu’il luy avoit aportée : & luy ordonna de dire de ſa part à ce Prince, qu’il l’advertiſſoit que Mandane eſtoit vivante ; qu’elle s’en alloit en Armenie, ſans qu’il euſt pû sçavoir qui l’y menoit ; & qu’enfin il le prioit de ſe ſouvenir de ne manquer pas de parole, à un homme qui luy tenoit la ſienne exactement, en une occaſion ſi delicatte. Ortalque s’aquita de cette commiſſion, avec autant de fidelité que d’adreſſe : & ſortant de la Ville ſur le pretexte de quelque affaire qu’il avoit en ſon particulier, il fut à Pterie, qui n’eſt qu’à huit Paraſanges de Sinope, c’eſt-à dire à cent ſoixante & dix ſtades, où il trouva que le Roy d’Aſſirie eſtoit preſt d’en partir. Ce Prince fut ravy de la generoſité d’Artamene : & eut une joye inconcevable, de la certitude de la vie de Mandane : car par les Eſpions qu’il avoit dans Sinope, par le moyen d’Artaxe frere d’Aribée, qui avoit touſjours un puiſſant Amy aupres de Ciaxare ; il atioit sçeu le naufrage de Mazare, & la crainte que l’on avoit que la Princeſſe n’euſt pery. Il reçeut donc Ortalque admirablement : & lors qu’il le congedia, apres luy avoir fait un preſent magnifique, dites à Artamene, luy dit il, que le Roy d’Aſſirie eſt au deſespoir, de ne pouvoir pas luy promettre d’eſtre ſon Amy : mais du moins puis que la Fortune veut qu’ils ſoient toujours ennemis, aſſurez le qu’il ne fera jamais rien qui choque la generoſité ; & qu’ainſi il luy tiendra exactement ſa parole. Mais pendant qu’Ortalque fut à Pterie & revint à Sinope, où il rendit compte de ſon voyage à ſon Maiſtre, & luy fit sçavoir la genereuſe reſponse du Roy d’Aſſirie : tous ces Rois & tous ces Princes ne ſongeoient qu’à obſerver les ſentimens de Ciaxare, afin de s’en ſervir avantageuſement pour Artamene : & tous les Soldats pouſſez par leur propre mouvement, & excitez encore par leurs Chefs ; ne faiſoient autre choſe que demander tout haut qu’on leur rendiſt Artamene ; ou qu’autrement ils n’iroient plus à la guerre.

Pendant, dis-je, que Ciaxare eſtoit toujours irreſolu ſur ce qu’il devoit faire, & qu’il ſembloit meſme pancher un peu vers l’indulgence ; Chriſante & Feraulas eſtoient dans une agitation, qui ne leur laiſſoit aucun repos. Car tantoſt ils alloient viſiter leur cher Maiſtre, tantoſt ils alloient viviter tous ces Princes, qui s’intereſſoient en ſa fortune ; tantoſt ils alloient chez le Roy ; & tres ſouvent chez Hidaſpe & chez Aduſius. De ſorte qu’agiſſant continuellement, & vivant entre l’eſperance & la crainte ; leur ame n’eſtoit guere tranquile. Ils eurent quelque deſſein d’envoyer en Perſe, afin d’advertir Cambiſe, & de la vie du Prince ſon Fils, & du peril où il eſtoit : mais la diſtance des lieux les en empeſcha : joint qu’Artamene en ayant eu la penſée, le leur deffendit expreſſément : ne voulant point, leur dit-il, que le Roy ſon Pere sçeuſt qu’il eſtoit vivant, qu’il ne fuſt en eſtat de le luy pouvoir aprendre ſans douleur. il leur repreſentoit de plus, que cela ſeroit abſolument inutile : puis qu’auſſi bien n’eſtoit il pas encore à propos, de faire sçavoir à Ciaxare qu’il eſtoit Cyrus. Un ſoir donc que Chriſante & Feraulas, eſtoient enſemble, à ſe promener ſur le Port de Sinope, Artucas les vint joindre, & les prier de vouloir aller chez luy, où il ſeroit bien aiſe de les pouvoir entretenir en liberté. Eux qui connoiſſoient l’affection d’Artucas pour Artamene ; & qui ſe ſouvenoient qu’il avoit abandonné Aribée, pour eſtre fidelle à ſon Prince, eurent cette complaifance pour luy ; & le fu iuirent où il les voulut mener. Sa Maiſon eſtoit aſſez éloignée du Port ; & c’eſtoit la raiſon pour laquelle elle avoit eſté des moins bruſlées ; & eſtoit demeurée en eſtat d’y pouvoir encore habiter. Comme ils y furent arrivez, Artucas les fit entrer dans une chambre, & de là dans une autre, où ils trouverent une perſonne, que d’abord ils ne reconnurent pas, car il eſtoit deſja aſſez tard, & les flambeaux n’eſtoient pas encore allumez. Ils virent bien que c’eſtoit une femme de bonne mine, & qui paroiſſoit eſtre belle : mais ils ne diſcernoient pas aſſez parfaitement tous les traits de ſon viſage pour la reconnoiſtre. Cette incertitude ne dura pourtant pas long temps : car cette perſonne ne les eut pas pluſtost veus, que quittant une Fille d’Artucas qui eſtoit avec elle, & s’avançant vers eux, elle commença de parler, & de nommer Chriſante & Feraulas, pour leur teſmoigner la joye qu’elle avoit de les revoir. De ſorte que le ſon de ſa voix fut à peine parvenu juſques à Feraulas, que s’avançant avec precipitation, juſques aupres de la perſonne qui parloir, Ha ! Marteſie, s’eſcria-t’il, eſt-ce vous qui parlez, & puis-je croire que ce que j’entens ſoit veritable ? Ouy, reſpondit elle, je ſuis Marteſie ; & la meſme que vous laiſſastes à Themiſcire, aupres de l’illuſtre Mandane. A ces mots Feraulas tout tranſporté de joye, ſalüa tout de nouveau une perſonne qui avoit tant de part en ſon cœur, & qui luy en avoit tant donné en ſa confidence : & Chriſante de ſon coſté, qui eſtimoit beaucoup la vertu de cette Fille, luy fit toute la civilité poſſible. Mais comme il n’avoit pas pour elle l’ame ſi tendre que Feraulas. il fut le premier à demander à Marteſie, ſi la Princeſſe n’eſtoit pas auſſi en liberté ? Helas ! ſage Chriſante, luy reſpondit elle en ſouspirant, pluſt aux Dieux que la choſe fuſt ainſi : où que du moins voſtre illuſtre Maiſtre ne fuſt pas en priſon comme je l’ay sçeu, & qu’il fuſt en eſtat de la pouvoir delivrer. Quelque joye qu’euſt Feraulas de revoir Marteſie, ce qu’elle dit la diminua : car il n’avoit point du tout douté en la voyant, que la Princeſſe ne fuſt à Sinope auſſi bien qu’elle. Mais comme tout ce qu’il penſoit ne ſe devoit pas dire devant Arnicas, ny devant ſa Fille, qui ne sçavoient rien de l’amour d’Attamene pour la Princeſſe ; Chriſante & Feraulas mouroient d’envie de de mander cent choſes à Marteſie qu’ils ne luy demandoient pas : & elle de ſon coſté, leur reſpondoit auſſi pluſieurs choſes, qu’elle ne leur auroit pas reſponduës s’ils euſſent eſté ſeuls. Du moins, diſoit Chriſante, vous nous aſſurez que la Princeſſe eſt en vie : car bien qu’Ortalque nous l’ait dit, nous ferons encore incomparablement plus ſatisfaits de vous l’entendre dire. Feraulas luy demandoit comment elles avoient échapé du naufrage ? Chriſante luy vouloit conter la douleur que l’on avoit eue de la pretenduë mort de la Princeſſe ; & tous enſemble faiſant une converſation entre-coupée, au lieu de s’inſtuire de ce qu’ils vouloient sçavoir, ne faiſoient qu’augmenter leur curioſité. Marteſie fit alors ſalüer à Chriſante & à Feraulas un fort honneſte homme qui eſtoit venu avec elle, & qui ſe nommoit Orſane : leur diſant qu’il avoit eſté ſon Guide & ſon Protecteur. Cette premiere converſation ne fut pas longue, à cauſe qu’il eſtoit tard : mais Marteſie les pria de revenir le lendemain au matin : parce qu’elle ſeroit bien aiſe de les pouvoir entretenir auparavant que de voir le Roy, qui ne sçavoit pas encore ſon retour : ayant jugé à propos de s’informer un peu des choſes, devant que de paroiſtre à la Cour, & de ſe montrer à luy. Que pour cét effet, elle eſtoit arrivée à la premiere pointe du jour à Sinope : & avoit voulu ſe loger chez ſon parent, où elle pouvoit eſtre avec bien-ſeance : ayant une Fille infiniment aimable & vertueuſe : & qu’ainſi elle les conjuroit de ne dire pas encore qu’elle fuſt revenue. Chriſante & Feraulas la quitterent donc de cette ſorte : & ne manquerent pas de ſe trouver le lendemain à l’heure que Marteſie leur avoit marquée : n’ayant pas voulu faire sçavoir ſon arrivée à Artamene, qu’ils ne sçeuſſent un peu plus de nouvelles de Mandane, pour contenter ſa curioſité, ſon impatience, & ſon amour. Marteſie eſtoit une fille de Themiſcire, de fort bonne condition, de qui Artucas avoit eſpousé une Tante : & c’eſtoit pour cela qu’elle avoit choiſi ſa Maiſon dans Sinope. Comme elle avoit toujours eſté aupres de Mandane, & que la Princeſſe l’avoit touſjours tendrement aimée ; elle l’aimoit auſſi ſi paſſionnément, qu’elle ne gouſtoit preſque point la liberté, dont elle joüiſſoit ſans elle : & quoy que peut-eſtre il y euſt une Perſonne à Sinope, pour qui elle n’avoit pas d’averſion ; neantmoins elle euſt mieux aimé eſtre encore captive avec ſa Maiſtresse, que d’eſtre libre & ne la voir pas. Auſſi parut elle fort melancolique à Chriſante & à Feraulas, lors qu’ils la virent le matin : & comme elle eſtoit fort adroite, elle avoit fait entendre à Artucas. qu’elle avoit quelque choſe à dire à Chriſante, qui regardoit la liberté de la Princeſſe, qu’elle avoit ordre de ne confier qu’à luy & à Feraulas : de ſorte que ſans choquer la bienſeance, elle les reçeut en particulier dans ſa chambre : ſans autres teſmoins qu’une Fille qu’on luy avoit donnée pour la ſervir : mais qui eſtoit ſi eſloignée du lieu où elle fit aſſoir Feraulas & Chriſante, qu’elle ne pût rien entendre de leur converſation. Comme ils furent donc arrivez ; que les premiers complimens furent faits ; & qu’ils eurent pris leurs places ; helas, leur dit elle, que je voy de changement depuis le jour que vous partiſtes. de Themiſcire, pour aller aux Maſſagettes ! & que je ſuis ignorante de tout ce que vous avez fait depuis ! Si ce n’eſt que j’ay sçeu que l’illuſtre Artamene a gagné des Batailles, & renverſe des Royaumes. Mais Dieux, quand je ſuis venue icy, & que l’on m’a dit qu’il y eſtoit dans les fers, que j’en ay eſté ſurprise & affligée, & que la Princeſſe le feroit, ſi elle sçavoit ce terrible changement ! En verité, diſoit elle, quand je repaſſe dans ma memoire, tout ce qui nous eſt arrivé ; & qu’apres tant d’enlevemens ; tant de perſecutions ; tant de guerres ; tant de naufrages ; & tant de malheurs ; je ſonge que Mandane eſt captive en Armenie, & qu’Artamene eſt priſonnier à Sinope ; j’avoüe que mon eſprit ſe confond. Bien eſt il vray que j’ay apris à ne deſesperer plus de rien : puis qu’apres tout, je ſuis vivante ; je ſuis à Sinope ; & avec des perſonnes que je ne ſuis pas marrie de voir. Vous eſtes bien bonne, aimable Marteſie, interrompit Feraulas, de parler de cette ſorte : & vous la ferez meſme encore davantage, adjouſta Chriſante, ſi vous voulez nous raconter tout ce qui vous eſt arrivé depuis noſtre départ de Themiſcire : & ſi vous voulez enfin nous bien aprendre par quelle voye Philidaſpe fit reüſſir ſon deſſein. Pourquoy eſtant Prince d’Aſſirie, il ne paroiſſoit que Philidaſpe : comment il traita la Princeſſe, apres l’avoir enlevée : comment Mazare en devint amoureux : comment ce Prince la trompa pour l’enlever : comment vous fiſt es naufrage : comment vous en eſtes échapées : & comment la Princeſſe n’eſt pas libre : car je vous advoüe que ce dernier evenement eſt incomprehenſible, & met toute la Cour en Trouble. Tout le monde ne peut imaginer, qui peut eſtre celuy qui n’a ſauvé la Princeſſe que pour la perdre : & perſonne ne peut concevoir quel eſt ce Roy dont elle parle, & que pourtant elle ne nomme point, dans le Billet que l’on a reçeu d’elle. Ainſi aimable Marteſie, je vous conjure par l’illuſtre Nom de la Princeſſe Mandane, & par celuy d’Artamene, de nous dire bien exactement tout ce que vous sçavez & du Roy d’Aſſirie, & du Prince des Saces, & de ce Roy que nous ne pouvons deviner. Vous me demandez tant de choſes, dit elle en me demandant cela, que je ne sçay pas trop bien ſi je pourray vous contenter en un ſeul jour : j’abregeray pourtant mon diſcours le plus que je pourray. Ce n’eſt pas ce que nous vouions, repliqua Feraulas, au contraire, nous vous demandons en grace, de ne nous dérober pas un ſeul des ſentimens de la Princeſſe : car enfin Artamene * beſoin de conſolation : & nous ne luy en sçaurions donner de plus grande, que celle de luy faire sçavoir tout ce qui eſt advenu à la Princeſſe qu’il adore. Ainſi n’en faites point à deux fois, je vous en conjure : puis que nous ſommes diſposez à vous donner une audience auſſi paiſible & auſſi longue, que ce que vous avez à nous raconter le demandera. Mais ne ſongez vous point, dit Marteſie, qu’il eſt auſſi à propos que je sçache tout ce qui vous eſt arrivé ? le m’engage de vous le dire, reſpondit il, devant que de partir d’icy, pourvû qu’à l’heure meſme vous ſatisfaciez l’extréme envie que nous avons d’entendre tout ce qui vous eſt advenu. je dis à vous genereuſe Marteſie : car comme Aramene n’a point d’intereſt qui ne ſoit le mien, je ſuis aſſuré que la Princeſſe Mandane n’en a point auſſi qui ne ſoit le voſtre. Marteſie ſe voyant alors ſi preſſée, taſcha de donner quelque ordre dans ſon eſprit, aux choſes qu’elle avoit à dire : & apres avoir eſté quelque temps ſans parler ; elle reprit la parole de cette ſorte.


HISTOIRE DE MANDANE.

Pour vous eſclaircir pleinement, de tout ce qui nous eſt advenu, & des raiſons pour leſquelles le Roy d’Aſſirie n’a paru dans la Cour de Capadoce, que ſous le Nom de Philidaſpe, quoy que le ſien propre ſoit Labinet : il faut que je reprenne les choſes d’aſſez loing : & que je ne face pas moins l’Hiſtoire de la Reine Nitocris, & Celle de la Princeſſe Iſtrine fille de Gadate, que celle de la Princeſſe Mandane. Je ne doute pas que vous ne ſoyez ſurpris, de m’entendre parler ſi preciſément des affaires d’Aſſirie, & des ſentimens particuliers de deux Princes qui ont le plus de part à cette Hiſtoire : mais à la fin de mon recit je vous aprendray par quelle voye je n’ay pas ignoré ce que je m’en vay vous dire, Vous sçavez ſans doute que c’eſtoit à la Reine Nitocris qu’apartenoit le Royaume d’Aſſirie, & que c’eſtoit par cette raiſon que le Prince ſon fus ne portoit pas la qualité de Roy, bien que le Roy ſon Pere fuſt mort. Cette Grande Princeſſe eſtoit effectivement deſcendüe en droite ligne, des premiers Rois d’Aſſirie : & depuis le Grand Roy Ninus, & la fameuſe Semiramis, il n’y a peut-eſtre pas eu une Princeſſe plus illuſtre que celle là. Le Roy ſon Pere mourut qu’elle eſtoit encore fort jeune : & elle porta la Couronne en un âge, où toute autre qu’elle, n’auroit pas eu la force de la ſoutenir. Cependant tous les Aſſiriens tombent d’accord, que l’on n’a jamais veû tant de ſagesse & tant de prudence, qu’elle en teſmoigna en toutes ſes actions. Neantmoins quoy que ſa raiſon fuſt fort avancée, il y avoit pourtant un Conſeil compoſé des plus excellens nommes de la Monarchie, qui conduiſoient les affaires, en attendant que l’âge peuſt donner une légitime authorité aux volontez de cette Princeſſe. Mais comme par les loix fondamentales de l’Eſtat, elle ne pouvoit eſpouser de Prince Eſtranger ; tout ce qu’il y avoit de Princes Aſſiriens eſtoient alors à Babilone : & j’ay entendu dire que cette Cour eſtoit la plus magnifique choſe du monde en ce temps là. Comme cette Princeſſe eſtoit fort belle, & qu’elle portoit la premiere Couronne de toute l’Aſie, elle fit naiſtre plus d’une paſſion dans l’âme de tous les Princes qui la virent : & j’ay entendu aſſurer, que de ce grand nombre qu’il y en avoit qui la ſervoient, il n’y en avoit pas un qui n’euſt pour le moins autant d’amour que d’ambition. Je ne m’arreſteray point à vous dire, avec quelle ſagesse & quelle vertu elle agit en cette rencontre : mais je vous diray ſeulement, qu’entre tous les autres il y en avoit deux qui paroiſſoient plus vray-ſemblablement pouvoir eſperer une heureuſe fin à leurs deſſeins, que tout le reſte de ces illuſtres pretendans. Le premier eſtoit un Prince nommé Labinet, auſſi bien que celuy qui eſt aujourd’huy Roy d’Aſſirie : & l’autre eſtoit Gadate : qui en ce temps là eſtoit un miracle en beauté, en bonne mine, en valeur, en eſprit, en galanterie, & en vertu. Il eſtoit auſſi d’une condition fort relevée : & ſa Race avoit eſté alliée plus d’une fois à la famille Royale. Mais pour l’autre, quoy qu’il ne fuſt pas ſi accomply, & que ſes bonnes qualitez fuſſent moins eſclatantes ; il avoit cét avantage, qu’il ſe diſoit eſtre ſorty d’un des Enfans de Sardanapale, qu’il avoit envoyez en Paphlagonie, auparavant que d’eſtre aſſiegé dans Ninos, & que d’en avoir fait ſon buſcher : (ſi toutefois c’eſt un avantage, de ſortir d’un ſi mauvais Prince) par conſequent, il pretendoit avoir quelque droit à la Couronne : quoy qu’en ce temps là il ne fiſt pas éclater ſes pretenſions onvertement. D’abord comme la Reine eſtoit fort jeune, elle ne conſidera pas cette raiſon d Eſtat : & ſon ame ſe portant à preférer ce qui eſtoit le plus parfait, à ce qui l’eſtoit le moins ; ſon inclination pancha vers Gadate : qui en eſtoit ſans doute le plus digne, & par ſes rares qualitez, & par ſa reſpectueuse paſſion : ayant entendu dire qn’effectivement il aimoit la Reine Nitocris, avec autant de pureté que l’on aime les Dieux. Cette innocente paſſion ayant donc pris naiſſance dans le cœur de cette jeune Princeſſe, qui croyoit ne pouvoir rien faire de plus avantageux pour ſes Peuples, que de leur donner pour Roy, le plus vertueux Prince qu’elle connuſt ; elle commença de recevoir les ſervices de Gadate d’une maniere, qui fit bien toſt connoiſtre à tous les intereſſez, cette legere preference qu’il avoit par deſſus eux. Il n’en faloit pas davantage, pour exciter le trouble à la Cour : principalement par le Prince Labinet : qui à cauſe de ſes pretentions à la Couronne, eſtoit le plus dangereux. Ce Prince n’avoit pas ſans doute de deffauts conſiderables : mais il n’avoit pas auſſi de ces vertus heroiques, qui ſeparent autant les Princes du commun des autres hommes pour leur merite, qu’ils le font par leur condition. Neantmoins l’ambition & l’amour eſlevant ſon cœur, il ne parla plus que de guerre civile ; de revolte & de ſedition : & en effet, la choſe alla ſi avant, que chacun commença de prendre party. Tous les Amants meſcontents en faiſoient un ; Labinet faiſoit le ſien à part, ſuivy de quelques eſprits remuans ; & Gadate ſeul ſe trouvoit du coſté de la Reine. Cette jeune Princeſſe voyant les choſes en cét eſtat, en fut extrémement ſurprise : & apres avoir conſideré, que peut-eſtre elle alloit renverſer un grand Royaume : elle prit d’elle meſme une reſolution qui fit bien voir la Grandeur de ſon ame & de ſa vertu. Car ayant fait apeller Gadate, que ſans doute elle aimoit beaucoup plus qu’elle ne luy avoit teſmoigné : l’ayant, dis-je, fait apeller, pour luy donner une marque de ſon affection d’une maniere aſſez nouvelle, & infiniment ſurprenante ; Gadate, luy dit elle, j’ay voulu vous parler aujourd’huy, pour vous aprendre ce que ſans doute vous avez ignoré : du moins sçay-je bien que j’ay aporté quelque ſoin à vous le cacher. Sçachez donc, pourſuivit elle, que je vous ay aſſez eſtimé, pour vous juger digne de porter la Couronne d’Aſſirie. Ha ! Madame, s’eſcria-t’il, elle ſied trop bien à la Reine Nitocris pour la luy oſter : & celuy qu’elle choiſira pour luy faire l’honneur dont elle parle, en ſeroit indigne, s’il ne ſe contentoit d’eſtre ſeulement le premir de ſes Sujets. Attendez Gadate, luy dit elle, à me remercier, que je ſois à la fin mon diſcours : car apres vous avoir donné ce puiſſant teſmoignage de mon eſtime, je pretens vous en demander un de voſtre affection. S’il ne faut, Madame, repliqua t’il, que mourir à vos pieds, le ſuis preſt de vous obeïr : & je ne sçache qu’une ſeule choſe, que je ne puiſſe vous accorder. Aprenez la moy je vous en conjure, luy repliqua-t’elle, afin que je ne vous demande rien d’impoſſible. Gadate qui n’avoit jamais oſe parler d’amour à la Reine, fut un peu ſurpris : neantmoins, apres ce qu’elle venoit de luy dire, il ſe remit aiſément : & la regardant avec autant de reſpect que d’amour ; Pourveu Madame, luy dit il, que voſtre Majeſté ne me deffende pas de l’adorer, je ne luy deſobeïray jamais. Non, luy dit elle en ſoupirant, je ne pretends pas que mon authorité s’eſtende ſur les ſentimens du cœur : & peut-eſtre meſme quand ma domination iroit juſques là, ne voudrois-je pas deſtruire en voſtre ame, les ſentimens que vous avez pour moy. Mais ce que je vous veux dire eſt, que la neceſſité des affaires de mon Eſtat, & le bien de mes Peuples, ne me permettant plus de me choiſir un Mary, j’ay voulu vous faire sçavoir que je ſuis reſoluë, de faire aſſembler les Eſtats generaux du Royaume : & d’en recevoir un par le ſuffrage univerſel de mes Sujets. S’ils ſont raiſonnables, vous aurez peut eſtre leurs voix, comme je vous euſſe donné la mienne, ſi l’on m’en euſt laiſſé la liberté : mais ſi vous n’eſtes pas choiſi par eux, reſoluez vous Gadate à ne me voir de voſtre vie : & à vous retirer dans la Province qui vous apartient, ſans venir jamais à la Cour. Je ne m’arreſteray point, ſage Chriſante, à vous dire tout ce que dit Gadate à la Reine Nitocris : ny meſme beaucoup de choſes qui ſuivirent cétte converſation, quoy que toute cétte Hiſtoire ſoit admirablement belle, & infiniment touchante : mais je vous diray ſeulement (afin de venir le plus toſt qu’il me ſera poſſible, aux avantures les plus eſſentielles de mon diſcours) que quoy que Gadate peuſt dire, il ne pût jamais obtenir autre choſe, que la liberté de ſoliciter ſes Juges.

En effet, la Reine aſſembla les Eſtats generaux de ſon Royaume : leur declarant qu’elle eſtoit reſoluë de ſonger au repos de ſes Peuples, & de leur laiſſer la liberté de ſe choiſir un Roy. Tous ces Amans irritez, ſurpris de cétte declaration, & ravis de la vertu de la Reine, revindrent à Babilone ſoliciter leurs intereſts : & rendre autant de devoirs à ceux qui formoient l’Aſſemblée, qu’ils en avoient du à la Reine Nitocris. Mais enfin cette puiſſante raiſon d’Eſtat, qui veut que l’on oſte tout ſujet & tout pretexte de guerre civile, fit que les Eſtats generaux ſupplierent la Reine, de vouloir eſpouser Labinet ; ce qu’elle fit, ſans donner aucune marque de repugnance : ayant meſme toute ſa vie paru eſtre extrémement ſatisfaite en ſon Mariage : & ayant fort bien veſcu avec le Roy ſon Mary. Cependant elle voulut que Gadare luy obeïſt, & qu’il s’en allaſt à la Province qui eſtoit à luy, pour n’en revenir jamais. Ce n’eſt pas que le Roy qui sçeut la choſe, & qui connoiſſoit parfaitement la vertu de cette Princeſſe, ne vouluſt l’obliger plus d’une fois, à ſouffrir que Gadate revinſt à Babilone : mais elle ne le voulut jamais endurer. Quelque temps apres ſon Mariage, elle fit meſme commander à Gadate de ſe marier : & d’eſpouser une Princeſſe deſcenduë des anciens Rois de Bithynie, qui eſtoit extrémement riche, & infiniment vertueuſe : ce qu’il fit, quoy qu’aſſurément il conſervast touſjours pour la Reine une violente paſſion. Il veſcut pourtant auſſi bien avec la Princeſſe ſa femme, que la Reine avec le Roy ſon Mary : Cependant Nitocris eut un Fils, qui eſt celuy que vous connoiſſez, & que nous avons veû tantoſt Philidaſpe, & tantoſt Roy d’Aſſirie. Gadate eut auſſi un Fils & une Fille : & auſſi toſt qu’ils furent hors de la premiere enfance, la Reine qui eſtoit demeurée Veuſve, en continuant de deffendre à Gadate de revenir à la Cour, luy fit commander de luy envoyer ſes Enfans : afin que ſon Fils qui ſe nommoit Intapherne, fuſt eſlevé aupres du Prince d’Aſſirie ; & que la jeune Princeſſe ſa Fille nommée Iſtrine, fuſt en lieu où elle peuſt un jour donner de l’amour au Prince ſon Fils, à qui elle avoit deſſein de la faire eſpouser. Tant pour ſatisfaire à la loy, en le mariant à une Princeſſe qui n’eſtoit pas Eſtrangere, que pour rendre ce teſmoignage d’eſtime à Gadate : luy ſemblant qu’elle ne pouvoit mieux, ny plus innocemment reconnoiſtre les ſervices qu’il luy avoit rendus, qu’en mettant ſa Fille ſur le Throſne d’Aſſirie. Il ſembloit meſme qu’elle ne prenoit pas ſeulement cette reſolution par choix, mais encore par neceſſité : Car de tous les Princes qui avoient pretendu eſpouser la Reine Nitocris, la plus grande partie n’avoient pû ſe reſoudre à ſe marier : & les autres n’avoient point eu de Filles. Ainſi la Princeſſe Iſtrine eſtoit preſque la ſeule perſonne, que le Prince d’Aſſirie pouvoit eſpouser. Mais admirez un peu comment la prudence humaine eſt bornée : cette Grande Reine qui par tant d’Ouvrages publics, s’eſt renduë celebre par tout le monde, & qui la ſera à toute la Poſterité ; ſe trompa en ſon raiſonnement : & ce qu’elle creut devoir faire naiſtre amour, inſpira quelque averſion dans le cœur du jeune Prince d’Aſſirie. La Princeſſe Iſtrine pouvoit avoir dix ans, lors qu’elle arriva à Babilone : Intapherne ſon Frere en avoit quinze ; & le Prince d’Aſſirie quatorze : mais dés ce temps là, cette humeur imperieuſe que nous avons toujours veüe en Philidaſpe, commençoit deſja d’eſclatter. Il vivoit avec Intapherne, d’une maniere qui ne donnoit pas lieu de croire, qu’il le regardaſt comme devant eſtre un jour ſon beau-frere : & il regardoit la Princeſſe Iſtrine avec une indifference ſi grande, qu’il eſt à croire que ſi ce n’euſt eſté la crainte qu’il avoit en cét âge là de deſplaire à la Reine ; l’averſion qu’il avoit pour elle, auroit paru plus viſiblement. Pour Intapherne, comme c’eſt un Prince admirablement bien nay, il vivoit avec le Prince d’Aſſirie avec tout le reſpect qu’il luy devoit : quoy qu’il euſt un peu de peine à ſouffrir ſon humeur altiere. Neantmoins l’ambition & les conſeils de ceux qui avoient ſoin de ſa conduite, faiſoient qu’il avoit beaucoup de complaiſance pour luy. La jeune Iſtrine de ſon coſté, avoit une douceur & une civilité pour le Prince Labinet, qui ne ſe peuvent exprimer : car encore qu’elle fuſt fort jeune, la Couronne d’Aſſirie à laquelle elle croyoit eſtre deſtinée, brilloit aſſez à ſes yeux, pour faire qu’elle n’oubliaſt rien, de tout ce qui pouvoit gagner le cœur du Prince qu’elle eſperoit eſpouser. La Reine de ſa part contribuoit tous ſes ſoings, pour faire naiſtre l’amitié en ces jeunes cœurs qu’elle vouloit unir : & pour cét effet, elle faiſoit que ces deux jeunes perſonnes ſe voyoient ſouvent : & que les Feſtes & les rejouïſſances publiques les expoſoient enſemble à la veüe du Peuple : qui par ſes acclamations, ne manquoit jamais d’aprouver le choix de la Reine : Car à ce que j’ay entendu dire, il eſtoit impoſſible de voir rien de plus beau que la Princeſſe Iſtrine. Pour le Prince d’Aſſirie, nous sçavons qu’en effet il n’y a gueres d’hommes au monde ſi bien faits que luy ; Intapherne auſſi eſtoit beau & de bonne mine : mais quoy que la Reine Nitocris peuſt faire, l’averſion du Prince ſon Fils augmenta avec l’âge : & quelques eſprits mal intentionnez, luy ayant perſuade que la Princeſſe Iſtrine eſtoit un ambitieuſe, qui n’avoit de la complaiſance pour luy, que parce qu’elle vouloit eſtre Reine, il recevoit toute ſa civilité d’une maniere aſſez deſobligeante. Il haïſſoit meſme Intapherne, par cette raiſon ſeulement, qu’il eſtoit Frere de cette Princeſſe, en laquelle toutefois l’on ne remarquoit aucun deffaut ; eſtant certain qu’elle a beaucoup d’eſprit, & que c’eſt une des plus belles brunes du monde.

Cependant le Prince d’Aſſirie ayant atteint ſa dix-huiſtiesme année, & la Princeſſe Iſtrine en ayant quatorze, la Reine voulut faire propoſer au Prince ſon Fils de l’eſpouser : mais il la fit ſupplier de ne le preſſer encore de ſe marier : & luy fit dire qu’il ne croyoit pas qu’un Prince qui n’avoit point encore eſté à la guerre, deuſt ſonger ſi toſt à des nopces. La Reine qui connoiſſoit l’humeur violente du Prince, creut qu’il faloit luy donner du temps : & principalement parce que ſelon les aparences, il devoit y avoir guerre contre le Roy de Phrigie, qui avoit fait quelque irruption ſur les Frontieres d’Aſſirie qui touchent ſes Eſtats. Depuis cette propoſition, le Prince qui auparavant ne teſmoignoit avoir que de l’indifference, changea ſa forme de vie : & eſvita autant qu’il pût, de rencontrer la Princeſſe Iſtrine en nulle part : & pour cét effet, il s’accouſtuma d’aller preſque tous les jours à la chaſſe ; afin de n’eſtre pas obligé d’aller ſi ſouvent chez la Reine. Mais en eſvitant la converſation de la Sœur, il n’eſvitoit pas celle du Frere : & Intapherne le ſuivoit par tout, ce qui ne plaiſoit guere au Prince. Il arrivoit meſme aſſez ſouvent, qu’Intapherne penſant aquerir ſon eſtime, augmentoit encore ſa haine : car comme il n’aime pas à eſtre ſurmonté en nulle choſe ; l’adreſſe extraordinaire qu’avoit Intapherne à lancer le javelot & à tirer de l’arc, luy donnoit de l’envie à toutes les Chaſſes où il ſe trouvoit. Il y en eut une entre les autres, où le Prince ayant tiré ſur une Ourſe la manqua : & un moment apres, Intapherne ayant deſcoché ſa fléche la fit tomber morte : & le meſme jour encore, le Prince d’Aſſirie ayant manqué un Lyon, Intapherne fit ce qu’il n’avoit pû faire, & le tua d’un ſeul coup. Le Prince fut ſi fâché de cette avanture, qu’il ne pût jamais obtenir de luy meſme de loüer Intapherne de ſon adreſſe : & en s’en retournant, il dit quelque choſe d’aſſez piquant à deux pas de ce Prince. Car comme quelqu’un ne pouvoit s’empeſcher de loüer Intapherne ; attendez, luy dit il, à le loüer avec tant d’exces, que nous ayons eſté enſemble à la guerre de Phrigie : car a mon advis, il y a plus de gloire à vaincre des hommes qui ſe deffendent, qu’à tuër des beſtes qui fuyent. Intapherne n’entendit pas ce que le Prince d’Aſſirie avoit dit, quoy qu’il fuſt aſſez proche : mais quelqu’un le luy ayant redit apres, il en eut l’eſprit un peu aigry : & de ce petit démeſlé eſt venu le faux bruit qui s’eſt eſpandu dans les Nations Eſtrangeres, que le Prince l’avoit tué à la chaſſe : ce meſme bruit prenant avec auſſi peu de verité, le Fils de Gadate, pour le Fils de Gobrias : & la choſe ſe paſſa purement comme je la dis. Cependant la Reine voyant que les affaires de Phrigie tiroient en longueur, fit encore preſſer le Prince d’eſpouser Iſtrine : & employa pour le luy perſuader Mazare, Prince des Saces, qui eſtoit alors à la Cour, & que le Prince d’Aſſirie aimoit cherement. Mazare s’aquitant de ſa commiſſion, demanda donc preciſément au Prince d’Aſſirie, d’où pouvoit venir la repugnance qu’il teſmoignoit avoir au Mariage qu’on luy propoſoit ? Car enfin, luy diſoit il, la Princeſſe Iſtrine eſt belle. Il eſt vray, reſpondit il, mais elle ne l’eſt pas comme il le faudroit eſtre pour toucher mon cœur. De plus, adjouſtoit Mazare, elle a de la douceur & de la complaiſance, autant que vous en pouvez deſirer : ſi elle eſtoit un peu plus fiere, repliquoit le Prince d’Aſſirie, elle me plairoit davantage : Mais n’avoüez vous pas, reprenoit Mazare, qu’elle a beaucoup d’eſprit, & meſme beaucoup de vertu ? je croy le dernier, reſpondit il, mais pour l’autre, puis qu’elle n’a pas sçeu par quelle voye elle pouvoit toucher mon cœur, je penſe qu’il m’eſt permis de le mettre en doute. Apres, adjouſtoit Mazare, vous n’eſtes pas dans la liberté de choiſir : & la Princeſſe Iſtrine eſtant la ſeule perſonne que ſelon les loix de l’Eſtat vous pouvez eſpouser, en toute l’eſtendüe de voſtre Royaume ; je ne voy pas pourquoy vous ne vous y reſoluez point : & pourquoy vous ne vous eſtimez pas heureux, de ce que n’y ayant qu’une Princeſſe qui puiſſe eſtre voſtre femme ; les Dieux vous l’ont du moins donnée belle, douce, ſprituelle, & vertueuſe. Ha Mazare, s’eſcria le Prince d’Aſſirie, c’eſt pour cette fatale neceſſite que je ne puis ſouffrir, que la Princeſſe Iſtrine m’eſt inſuportable : Ouy Mazare, j’avoüe, puis que vous le voulez sçavoir, que je connois comme vous, que cette Princeſſe a de la beauté, de la douceur, de l’eſprit, & de la vertu : mais apres tout, quoy que je la connoiſſe aimable, je ne la sçaurois aimer, & je ne l’aimeray jamais. Non Mazare, les Rois qui ſont au deſſus de tous les autres hommes, ne doivent point eſtre privez de la liberté de ſe choiſir une femme, s’ils ont a en avoir une : c’eſt une loy que mes Predeceſſeurs ont eſtablie, & que je ne sçaurois obſerver. Principalement en une conjoncture où il n’y a preſque point à choiſir : & où de neceſſité, ſi je veux eſpouser une Princeſſe Aſſirienne, il faut que ce ſoit Iſtrine. Car encore que Gobrias ait une Fille, les Aſſiriens font quelque diſtinction de ſon païs au noſt il eſt pluſtost mon Vaſſal que mon Sujet. Je ne doute preſque point, adjouſtoit ce Prince violent, que ſi la loy de l’Eſtat, & les commandements de la Reine, ne ſembloient pas me vouloir forcer, à aimer la Princeſſe Iſtrine malgré moy, je ne l’aimaſſe & je ne la cheriſſe : mais je vous confeſſe que ne la pouvant choiſir, je ne la sçaurois aimer : & que le Prince d’Aſſirie ne le reſoudra jamais, à ſe captiver en la choſe du monde qui doit eſtre la plus libre. Mais, luy diſoit Mazare, les Rois ne ſe marient pas comme les autres hommes : & il ne leur importe preſque pas d’aimer ou de n’aimer point celles qu’ils eſpousent. Les Aſſiriens vous demandent une Reine, accordez leur ce qu’ils demandent, & donnez voſtre cœur à qui il vous plaira. Mon cœur, repliqua le Prince en ſous-riant, eſt une choſe que j’eſtime aſſez precieuſe, pour ne la donner qu’à une Reine : ainſi Mazare, ſi par hazard je venois à aimer une perſonne qui ne le fuſt pas, je veux me reſerver la liberté de luy pouvoir donner une Couronne. C’eſt pourquoy n’en parlons plus : & ſi vous m’aimez, faites ſeulement que la Reine ne s’offence pas de ma deſobeïſſance. Mazare en effet fit tout ce qu’il luy fit poſſible, pour adoucir l’eſptit de Nitocris : mais il n’y eut pas moyen de luy faire trouver bon que le Prince ſon Fils ne luy obeïſt pas : elle que toute la Terre regardoit avec eſtime : & qui luy devoit laiſſer un Eſtat le plus floriſſant de toute l’Aſie. Elle creût meſme qu’il eſtoit bon d’oſter ce pretexte de guerre au Prince ſon fils : & de faire la paix avec le Roy de Phrigie Le Prince ayant sçeu la choſe, & ne la pouvant empeſcher, jugea bien que cette paix ne ſeroit pas pluſtost publiée, qu’on luy reparleroit de Nopces : de ſorte que ne sçachant plus quel pretexte trouver, il s’aviſa de faire ce qu’il pourroit pour obliger quelqu’un des jeunes Princes qui eſtoient aupres de luy, à eſtre amoureux de la Princeſſe Iſtrine : & entre les autres, il en preſſa eſtrangement le Prince des Saces. Mon cher Mazare, luy diſoit il, faites que je vous aye l’obligation d’aimer Iſtrine pour l’amour de moy : vous y avez ſans doute, diſoit il encore, beaucoup de diſposition : car enfin vous m’avez dit qu’elle eſt belle, qu’elle a de l’eſprit ; & de la vertu. Pourquoy donc ne l’aimez vous pas ? Parce, luy reſpondoit Mazare, que le moment fatal où je ſuis deſtiné d’aimer n’eſt pas arrivé : & parce que la Reine ne le ſouffriroit pas : & que de plus la Princeſſe Iſtrine ne me regarderoit pas favorablement.

Apres avoir en vain bien tourmenté Mazare, il fut en trouver un autre, que l’on dit qui eſtoit effectivement amoureux d’Iſtrine ſans oſer le dire ; & qui n’oſa pourtant jamais l’avoüer au Prince, ny accepter les aſſistances qu’il luy offroit : pour le reſpect qu’il avoit pour la Reine Nitocris, & meſme pour la Princeſſe qu’il aimoit. Car enfin le Prince d’Aſſirie ne leur propoſoit pas moins, d’enlever Iſtrine pour eux : & de la leur donner par les voyes les plus injuſtes & les plus violentes. Voyant donc que cette invention qu’il avoit crû fort bonne ne luy reüſſissoit pas, il prit la bizarre reſolution, de taſcher de ſe faire haïr de la Princeſſe Iſtrine : & comme il sçavoit qu’elle aimoit tendrement ſon Frere ; il affecta de le traitter avec froideur : ne pouvant obtenir de luy, de faire directement une incivilité à cette Princeſſe. Un ſoir donc que l’on ne faiſoit plus qu’attendre celuy qui eſtoit allé faire ſigner les Articles de Paix au Roy de Phrigie ; le Prince d’Aſſirie s’eſtant allé promener au bord de l’Euphrate, Intapherne le ſuivit avec beaucoup d’autres : & comme ils eſtoient en un age où pour l’ordinaire les Dames ont beaucoup de part en la converſation ; Mazare diſoit que les Beautez blondes touchoient ſon cœur : & Intapherne aſſuroit que les brunes avoient plus de part en ſon inclination. Pour moy, adjouſta le Prince d’Aſſirie, je n’aime encore ny les blondes ny les brunes : mais ſi j’ay à en aimer quelqu’une un jour, je ne penſe pas qu’elle ſoit comme les aime Intapherne. L’Amour Seigneur, repliqua ce Prince, ne nous laiſſe pas le choix, de ce que nous devons aimer : & peut-eſtre, adjouſta-t il, que vous eſprouverez enfin ſa tyrannie. L’Amour, repliqua cét imperieux Prince, pourra peut eſtre comme vous dittes devenir mon vainqueur : mais du moins, ſi je ne me trompe, ne ſeray-je pas vaincu par des Beautez Aſſiriennes. Il y en a pourtant d’aſſez grandes à Babilone (repliqua Intapherne, qui ſe trouva alors ſeul avec le Prince, à dix ou douze pas de la Compagnie. ) Ouy (luy reſpondit il, avec un ſous rire malicieux) mais puis que la Princeſſe Iſtrine ne m’a pas vaincu, je n’ay rien à craindre : & ma liberté eſt en aſſurance à Babilone. Ma Sœur (reſpondit Intapherne, avec beaucoup de reſpect) n’a pas eu aſſez bonne opinion de ſa beauté, pour pretendre à une ſi illuſtre conqueſte : Mais Seigneur, ce que la mediocrité de ſes charmes n’a pû faire, ne ſera peut-eſtre pas impoſſible à beaucoup d’autres qui en ont plus qu’elle : & qui outre leur merite, ont peut-eſtre auſſi plus de bonheur. Il eſt vray, repliqua aſſez fierement le Prince d’Aſſirie, que la Princeſſe Iſtrine n’eſt pas heureuſe en ſes deſſeins : & qu’il y a ſujet de la pleindre, de n’avoir pû gagner une Couronne, qu’elle croit avoir bien meritée. je ne sçay Seigneur, reſpondit Intapherne un peu aigry, pourquoy vous me parlez de cette ſorte : mais je sçay bien que la Maiſon dont je ſuis, a donné plus d’une ſois des Reines à l’Aſſirie : & qu’ainſi quand ma Sœur par le commandement de la Reine, auroit eſperé un ſemblable honneur, elle n’auroit rien fait de fort deraiſonnable. La Fortune Intapherne, reſpondit bruſquement ce Prince violent, n’eſt pas touſjours aveugle en ſes preſens : elle donne ſouvent avec choix : & je ſuis bien aſſure, que ce ne ſera point par ma main que ſon caprice donnera des Couronnes : & qu’elle ne mettra point par moy ſur le Throſne, ceux qui ne doivent le regarder qu’en tremblant. Dans les autres Royaumes, reſpondit Intapherne, l’on dit que le Prince eſt au deſſus des loix : mais en Aſſirie les loix ont accouſtumé d’eſtre au deſſus du Prince, qui fait gloire de s’y aſſujettir : & par cette raiſon, les Sujettes comme ma Sœur, peuvent touſjours fans choquer la bien-ſeance, ne trembler point en regardant un Throſne où elles peuvent monter. Quand les Sujettes comme voſtre Sœur, repliqua t’il, vivront ſous le regne d’un Prince comme moy, on leur aprendra mieux ce qu’elles doivent qu’elle ne le sçait : & on leur fera voir que la raiſon eſt plus forte que la loy : que l’on peut enfraindre ſans injuſtice, lors que cette loy eſt injuſte. Apprenez donc Intapherne, pourſuivit il, à ne vous fier pas à la loy : renoncez à tous les privileges que vous croyez qu’elle vous donne : contentez vous des alliances que vous avez eües autrefois, avec les Rois d’Aſſirie : & croyez que ſi je regne un jour, vous n’y en aurez jamais de nouvelles. Peut eſtre, repliqua Intapherne, qu’auparavant que la Reine Nitocris vous ait laiſſé la Couronne, vous changerez de ſentimens : Je vous entens bien, reſpondit le Prince d’Aſſirie, vous croyez parce que je ne regne pas encore, que vous eſtes preſque mon égal : mais Intapherne, deſabusez vous : & pour commencer de vous aprendre qu’il y a quelque difference entre moy & vous, je vous commande de vous retirer, & de ne me voir jamais : ſi vous ne voulez vous expoſer à eſtre mal traité. Ha Seigneur, repliqua Intapherne, les perſonnes de ma condition, ne le doivent point eſtre par celles de la voſtre : Je ne sçay pas ſi elles le doivent eſtre, reſpondit le Prince d’Aſſirie, mais je sçay bien que ſi Imapherne ne m’obeït, & meſme ſans murmurer, j’en donneray un exemple aux Princes qui me ſuivront. Ouy Seigneur, reſpondit Intapherne en ſe retirant, je vous obeïray : mais ce ſera bien plus par le reſpect que je porte au fils de la Reine Nitocris, que par la crainte d’eſtre mal traité : puis qu’apres tout, les Princes qui ont le cœur d’Imapherne, ſont bien aſſurez que perſonne ne leur fera jamais d’outrages impunément. Le Prince d’Aſſirie par bonne fortune, n’entendit pas ces dernieres paroles : & il n’y eut que Mazare qui les oüit, en ſe r’aprochant du Prince, mais il ne les redit pas. Au partie de là, Intapherne fut demander ſon congé à la Reine, qui le luy refuſa : la Princeſſe Iſtrine de ſon coſté, infiniment offenſée du mauvais traitement que ſon Frere avoit reçeu à ſa conſideration, ſuplia auſſi Nitocris de la renvoyer chez ſon Pere : mais la Reine la refuſa auſſi bien qu’Intapherne : leur diſant touſjours que le Prince ſon fils changeroit d’humeur avec le temps : & qu’elle y donneroit ordre. Cependant elle eſtoit en une colere extréme contre luy, & ne pouvoit s’empeſcher de le teſmoigner : de ſorte que le Prince l’ayant sçeu, & celuy qui eſtoit allé en Phrigie, ayant raporté les Articles de la paix ſignez, il prit la reſolution de quitter la Cour d’Aſſirie : afin de ſe delivrer de la perſecution qu’il diſoit ſouffrir : & de s’en aller voyager inconnu, juſques à ce que la Reine ſa mere euſt changé de ſentimens : ou que la Princeſſe Iſtrine fuſt mariée.

Il partit donc le lendemain de la reſjoüiſſance publique, que l’on fit à Babilone pour la paix de Phrigie, & ne mena aveque luy que trois des ſiens : entre leſquels il y avoit un homme de condition, qui eſtoit de la meſme Maiſon dont on diſoit que celle d’Aribée eſtoit ſortie : du temps que la Capadoce eſtoit ſous la puiſſance des Aſſiriens. je ne m’arreſteray point maintenant à vous raconter les voyages de ce Prince, qui en partant de Babilone, prit le Nom de Philidaſpe : & je vous diray ſeulement, qu’apres avoir eſté en pluſieurs Cours de l’Aſie, il arriva inconnu à Sinope ; un jour que l’on faiſoit un Sacrifice au Temple de Mars, pour la mort de Cyrus : un peu auparavant la guerre de Pont & de Bithinie. Quoy, interrompit alors Chriſante, le jour de Sacrifice fut donc le premier jour que le Prince d’Aſſirie, ſous le Nom de Philidaſpe, vit la Princeſſe Mandane ? Ouy, repit Marteſie, & ce fut ce jour là qu’il en devint amoureux, auſſi bien que l’illuſtre Artamene. Vous jugez bien, pourſuivit elle, que depuis cela, juſques au premier deſſein de l’enlevement de la Princeſſe Mandane, dont Artamene empeſcha l’execution, j’ay peu de choſes à vous aprendre : puis que vous avez eſté les teſmoins de cette jalouſie ſecrette, qui les obligeoit à ſe haïr ; & de ces preſentimens qui les advertiſſoient tous deux de ce qu’ils eſtoient. C’eſt pourquoy je ne vous entretiendray, ny de la violence de la paſſion de Philidaſpe ; ny de ſa jalouſie, ny de tout ce que l’amour produiſit en ſon cœur. Il faut toutefois que je vous aprenne certaines choſes, que vous ne pouvez avoir sçeuës : je vous diray donc que cét homme qui accompagnoit Philidaſpe, & qui eſtoit de meſme Maiſon qu’Aribée, ſe fit connoiſtre à luy : & luy preſenta Philidaſpe, comme un homme de qualité qui vouloit voyager ſans eſtre connu : le priant de les favoriſer en toutes choſes ; & de luy faire ſaluër le Roy & la Princeſſe. Ce fut en effet, la premiere raiſon qui obligea Aribée à proteger Philidaſpe, & à le preſenter à Ciaxare & à Mandane, quelques jours auparavant que le Roy partiſt de Sinope pour s’en aller à la guerre. Cependant l’amour s’eſtant puiſſamment emparé du cœur du Prince d’Aſſirie, & trouvant une occaſion de guerre en Capadoce, il prit la reſolution de tarder en cette Cour : & il y veſcut de la maniere que vous sçavez. Mais je voudrois bien sçavoir, aimable Marteſie, interrompit alors Feraulas, pourquoy le Prince d’Aſſirie ne parla point d’amour à la Princeſſe Mandane ; luy, dis-je, qui n’avoit pas les raiſons qui en empeſchoient Cyrus ? Il en avoit une partie, repliqua-t’elle ; car enfin l’auſtere vertu de la Princeſſe, le retenoit auſſi bien qu’Artamene : joint qu’il n’ignoroit pas non plus, que jamais Ciaxare ne conſentiroit, que ſa Fille qui devoit eſtre Reine de Medie l’eſpousast. Car vous n’ignorez pas ſans doute, que depuis que l’illuſtre Dejoce mit ſa Patrie en liberté, & la delivra de la tirannie des Rois Aſſiriens, il y a une haine irreconciliable entre ces deux Peuples : & que toute la Medie ſe ſeroit revoltée contre Alliage, s’il euſt ſongé à donner ſon contentement à cette Alliance. Le Prince d’Aſſirie n’oſoit donc parler d’amour ſans ſe faire connoiſtre : & n’oſoit ſe faire connoiſtre, pour la crainte qu’il avoit d’eſtre haï & refuſé : tant par les raiſons que je viens de dire, que parce que les loix d’Aſſirie & de Capadoce, s’opoſoient à ce Mariage. Il creut donc qu’il faloit ſeulement taſcher de ſe mettre aſſez bien dans l’eſprit de la Princeſſe, pour obtenir ſon pardon, quand il l’auroit enlevée, comme il en avoit le deſſein : Mais pour l’executer, il creut qu’il faloit gagner Aribée abſolument : & comme il avoit remarqué en pluſieurs converſations particulieres, qu’il avoit une paſſion tres forte pour la Nation Aſſirienne ; & qu’il euſt preſque ſouhaité que la Capadoce euſt encore veſcu ſous ſes anciens Maiſtres ; il ſe deſcouvrit à luy : & luy fit comprendre qu’en le favoriſant dans ſon entrepriſe, il ne pouvoit jamais trouver une plus innocente voye, de remettre la Capadoce ſous la puiſſance des Rois d’Aſſirie. Vous pouvez juger par tout ce que vous avez veû faire depuis à Aribée, qu’il eſcouta cette propoſition, qu’il y conſentit : & qu’il promit à Philidaſpe de le ſervir en toutes choſes. Ce Prince ſe deſcouvrit à luy, un peu apres la priſe de Ceraſie : & ils reſolurent que Philidaſpe s’aſſureroit d’une place ſorte en Aſſirie, pour ſa retraite, lors qu’il auroit enlevé la Princeſſe Mandane : n’oſant pas ſonger de la mener à la Cour de la Reine Nitocris, veû la maniere dont il s’eſtoit ſeparé d’avec elle, & la cauſe de ſon exil. Mais comme il faloit du temps pour cela, il falut qu’il ſe donnaſt patience, & qu’il differaſt l’execution de ſon deſſein. Cependant il en eſperoit un heureux ſuccés : car il croyoit que lors qu’il auroit enlevé la Princeſſe Mandane, la Reine Nitocris authoriſeroit une choſe, qui joignoit trois Royaumes à l’Aſſirie : & une choſe où la loy pouvoit meſme recevoir quelque explication favorable : diſant que la Princeſſe de Capadoce n’eſtoit point Eſtrangere pour luy ; puis que le Royaume où elle eſtoit née, luy apartenoit legitimement. Il envoya donc vers le Gouverneur d’une Ville, qui eſt à huit journées de Babilone, qui s’apelle Iſſus, & qui eſt ſcituée ſur une riviere qui porte ſon Nom, afin de le ſuborner, & de l’obliger à vouloir luy eſtre fidelle. Mais pendant que cela ſe tramoit, vous viſtes tout ce qui ſe paſſa à l’Armée & à la Cour, entre ces deux illuſtres Rivaux : & je n’ay plus rien à vous dire, juſques apres les deux Batailles qu’Artamene gagna en un meſme jour : à l’une deſquelles, comme vous sçavez, il prit le Roy de Pont priſonnier ; & en ſuite dequoy, tout le monde le creut mort. Mais en cét endroit je vous diray, que Feraulas devant qui je parle, haſta peut-eſtre de quelques mois l’execution du premier deſſein d’enlever la Princeſſe Mandane. Moy ! aimable Marteſie, interrompit Feraulas, Vous meſme, luy reſpondit elle, car lors que vous creuſtes que voſtre Maiſtre eſtoit mort, dans la violence de voſtre douleur, vous ne puſtes vous empeſcher parlant de la perte d’Artamene, de vous eſcrier en preſence de Philidaſpe, Ha ! pauvre Prince, faut il qu’une ſi belle vie ait ſi peu duré ! Il m’a dit depuis à Babilone, qu’alors il vous arreſta, & vous demanda s’il eſtoit vray que voſtre Maiſtre fuſt de cette condition ? & que vous aviez feint que l’excés de voſtre deſplasir vous avoit fait dire une parole pour une autre. Mais que cela n’avoit pas empeſché qu’il ne luy fuſt demeuré de violons ſoubçons dans l’eſprit, que la choſe eſtoit comme vous l’aviez dite ſans y penſer. Il eſt vray, repliqua Feraulas en rougiſſant, que je me ſouviens d’avoir fait cette faute : & plus vray encore, que dans l’extréme douleur où j’eſtois alors, & dans l’extréme joye que j’eus bien-toſt apres, pour la reſurrection de mon cher Maiſtre, j’en avois abſolument perdu la memoire. Feraulas ayant ceſſé de parler, & Chriſante l’ayant prié de n’interrompre plus Marteſie, elle reprit ainſi ſon diſcours. Au retour d’Artamene & de Philidaſpe à Sinope, la jalouſie de ce dernier s’augmenta : & ayant eſté aſſuré par le Gouverneur de la Ville d’Iſſus, qu’il le recevroit quand il voudroit, il ne ſongea plus qu’à executer ſon deſſein. Auſſi bien voyoit il qu’il n’en pourroit jamais trouver d’occaſion plus favorable : car la Paix s’allant faire, il jugeoit bien qu’il n’auroit plus de Troupes qui luy puſſent preſter main forte : au lieu qu’en l’eſtat qu’eſtoient les choſes, il avoit quatre mille hommes, comme vous sçavez, aux Portes de la Ville, qui dépendoient abſolument de luy : & un Chaſteau pour luy donner pretexte de n’eſtre pas à Sinope, durant qu’Aribée ſeroit la choſe. Enfin vous n’avez pas perdu la memoire comment une Lettre que ce Prince eſcrivit, tombant entre les mains d’Artamene, deſcouvrit la conjuration & l’empeſcha : Mais vous ne sçavez pas que celuy qui l’avoit perduë, eſtant allé chez Aribée, & ne l’ayant point trouvée ſur luy, en eſtoit demeuré fort ſurpris : & luy avoit advoüé, qu’il craignoit bien qu’un homme contre lequel il s’eſtoit batu ne l’euſt trouvée. Vous ne sçavez pas non plus, qu’Aribée ayant sçeu qu’Artamene avoit eſté chez la Princeſſe & chez le Roy, & qu’en ſuite il eſtoit allé changer les Gardes ; envoya advertir Philidaſpe : qui apres avoir fait diſperser en une nuit, les quatre mille hommes qu’il avoit au pied de ce Chaſteau où il commandoit, au lieu de s’enfuir comme tout le monde creut qu’il avoit fait, s’en alla à Pterie, dont Aribée eſtoit Gouverneur, où il demeure touſjours caché : reſolu d’attendre en ce lieu là, une occaſion plus favorable. Ce fut donc pour l’amour de luy, qu’Aribée voulant eſloigner Artamene de la Cour, comme eſtant le plus grand obſtacle à ſes deſſeins ; propoſa à Ciaxare, de l’envoyer vers la Reine des Maſſagettes, afin d’executer ſon entrepriſe pendant ſon abſence. Il arriva pourtant une choſe qui l`embarraſſa fort ; qui penſa le deſesperer ; & qui luy fit bien perdre du temps : qui fut qu’auſſi toſt apres qu’Artamene fut party, Philidaſpe sçeut que ce Gouverneur qui luy devoit donner retraite dans la Ville d’Iſſus eſtoit mort : ſi bien qu’il falut chercher un autre Azile, auparavant que de rien entreprendre : ce qui dura ſi long temps, qu’il ne pût executer ſon deſſein, que lors que l’on ne faiſoit plus qu’attendre Artamene ; duquel l’on n’avoit point eu de nouvelles depuis ſon depart. Le Gouverneur d’une Ville qui s’apelle Opis, & que le fleuve du Tigre traverſe, ayant donc eſté gagné ; Aribée qui avoit ſuborné une de mes Compagnes, nommée Arianite : & qui de plus avoit gagné preſque tous les Gardes de la Princeſſe, executa ſon entrepriſe à Themiſcire, où Philidaſpe s’eſtoit rendu ſans danger. Car outre qu’il n’alloit que de nuit, il eſt encore vray qu’il s’eſtoit ſi fort changé le taint par une invention qu’on luy avoit donnée, qu’il n’eſtoit pas connoiſſable.

Enfin Chriſante me voicy arrivée a l’endroit de mon recit, où tout ce que j’ay à vous dire vous eſt inconnu : Mais de grace imaginez vous bien quelle fut la ſurprise & le deſespoir de la Princeſſe, de ſe voir enlevée par Philidaſpe. Il fut ſi grand, que je creus qu’elle en expireroit de douleur : Vous avez sçeu comment je ſuivis ma chere Maiſtresse, malgré ceux qui l’enleverent : car pour Arianite, Philidaſpe n’avoit garde de la laiſſer. je ne m’amuſeray point à vous dire, comment nous quitaſmes le Bateau dans lequel on nous avoit miſes : ny comment nous trouvaſmes des chevaux à l’autre coſté du fleuve : ny quelle fut noſtre route ; ny quelle eſtoit noſtre eſcorte : mais je vous diray ſeulement, que juſques à la pointe du jour que nous campaſmes dans un Bois, ſous un Pavillon que l’on tendoit pour cela, la Princeſſe ny moy n’avions pû prononcer une ſeule parole : ny eſtre capables d’entendre rien de tout ce que Philidaſpe nous diſoit, tant l’affliction & l’eſtonnement s’eſtoient emparez de ſon ame & de la mienne. Et je penſe que depuis que la Princeſſe dans les premiers tranſports de ſa douleur, eut crié à Philidaſpe, Que ſi Artamene euſt eſté à Themiſcire, il n’euſt pas entrepris ce qu’il entreprenoit ; elle ne parla plus du tout. Mais apres que nous fuſmes ſous ce Pavillon, & que la Princeſſe à demy morte ſe fut aſſise ſur des quarreaux que l’on avoit mis ſur un grand Tapis de pied qui couvroit tout le parterre de cette Tente ; & que je me fus rangée aupres d’elle, auſſi bien qu’Arianite, qui contrefaiſoit aimirablement bien l’affligée, Philidaſpe apres avoir poſé toutes les Sentinelles neceſſsaires pour ſa ſeureté, vint ſe jetter à ſes pieds ; & la regardant avec autant de ſoubmission que s’il n’euſt pas eu l’audace de l’enlever ; le sçay bien, Madame, luy dit il, que non ſeulement Philidaſpe eſt un temeraire : mais que meſme le Prince d’Aſſirie en vous offrant une des plus illuſtres Couronnes du monde, eſt un audacieux, qui merite chaſtiment. Ouy divine Princeſſe, je mets voſtre vertu tellement au deſſus de voſtre condition, que je tombe d’accord que le plus Grand Roy du monde, ne pourroit jamais pretendre à l’honneur d’eſtre aimé de vous, ſans une temerité criminelle. Mais, Madame, puis que les Dieux vous ont miſe au deſſus de tous les Rois de la Terre ; & que nul ne sçauroit pretendre à la gloire de vous poſſeder ſans vous faire injure ; j’ay creû que je pouvois auſſi toſt qu’un autre, aſpirer à eſtre cét heureux temeraire, que les Dieux vous ont deſtiné. je ſuis peut— eſtre moins que les autres par moy meſme : mais je ſuis du moins autant que les autres, par la Couronne que je dois porter : & plus que les autres, par la paſſion que j’ay pour vous. Ainſi, Madame, quelque injuſte que je ſois, je merite peut-eſtre quelque compaſſion : principalement ſi vous connoiſſez que je n’ay fait, que ce que je n’ay pû m’empeſcher de faire. Car enfin, ſi l’euſſe eu quelque autre voye, de pouvoir eſperer l’honneur où je pretens, je n’aurois pas pris celle dont je me ſuis ſervy ; mais vous sçavez bien Madame, qu’Aſtiage ny Ciaxare, quand meſme j’euſſe eſté aſſez heureux, pour n’eſtre pas mépriſé de vous, n’auroient jamais aprouvé la propoſition que je leur aurois fait faire. Que vouliez vous donc que devinſt un Prince, qui vous aimoit ; qui vous adoroit ; & qui ne voyoit à ſon choix, que Mandane ou la mort ? La mort (reprit la Princeſſe avec beaucoup de colere) euſt eſté un choix plus juſte, & plus judicieux tout enſemble : car enfin s’il eſt vray que vous aimiez Mandane, elle rendra voſtre vie plus cruelle, que la mort ne vous l’euſt eſté ; Peut-eſtre Madame, repliqua t’il, que me voyant eternellement à vos pieds, avec une ſoumission ſans égale, vous laiſſerez vous toucher à mes larmes & à mes ſoupirs. Non non, interrompit la Princeſſe, n’attendez rien ny du temps, ny de vos larmes, ny de vous ſoupirs, ny de tout autre ſecours quel qu’il puiſſe eſtre : le cœur de Mandane ne ſe laiſſe pas gagner par de ſemblables voyes : & voſtre crime bien loing d’eſtre effacé par des larmes, ne le ſeroit pas par voſtre ſang. Ainſi Philidaſpe (car je ne puis me reſoudre de vous donner un Nom plus illuſtre, apres voſtre mauvaiſe action) preparez vous dés icy, à voir augmenter à tout les momens, la haine que je commençay d’avoir pour vous à Sinope. Voila quel fera le progres que vous ferez dans mon ame, & n’en doutez nullement : C’eſt pourquoy s’il vous reſte quelque rayon de lumiere dans l’eſprit, que voſtre injuſte paſſion, n’ait pas obſcurcy ; ſongez qu’il vous ſeroit beaucoup plus avantageux de me remettre en liberté, & de vous repentir de voſtre faute, que de la continuer. Nous ne ſommes pas encore ſi loing de Themiſcire, que vous ne le puiſſiez faire facilement : & je vous engage ma parole, d’obliger le Roy mon pere à ne ſe reſſentir pas de l’outrage que vous luy aſſez fait. Je vous promets meſme, que cette effroyable haine que vous avez fait naiſtre dans mon cœur, dés la premiere fois que vous euſtes deſſein de m’enlever ; s’en effacera preſque toute : & que je vous auray meſme quelque obligation, de vous eſtre ſurmonté pour l’amour de moy. Je croiray alors que vous m’avez veritablement aimée : ou au contraire, ſi mes raiſons ne vous perſuadent point, je croiray que le ſeul intereſt vous a fait agir : & que n’ayant pas de Sujettes qui portent des Couronnes, vous avez voulu ſonger à vous marier par ambition pluſtost que par amour. Au reſte, ne fondez pas voſtre eſperance, ſur ce que je n’éclate point en injures contre vous : ma bouche, Philidaſpe, n’en a jamais prononcé : & je ne sçay pas meſme. deſquels termes il ſe faut ſervir, en parlant à ceux qui m’outragent ; parce que juſques à cette heure, je n’ay point eſté outragée. Mais ce que je sçay de certitude, c’eſt que je ſens l’injure que vous me faites, comme une Princeſſe de grand cœur la doit ſentir : & que ſans m’emporter en une violence inutile, je ne laiſſe pas de vous haïr effroyablement : & de former un deſſein inebranlable, de ne me laiſſer jamais toucher, ny par vos reſpects ; ny par vos ſervices ; ny par vos larmes, ny meſme par vos menaces ; (car je dois tout craindre de vous) ny meſme encore par la veüe de la mort, quand vous me la feriez voir certaine. Mais encore une fois Philidaſpe, ſongez que vous pouvez en quelque façon reparer voſtre faute : & ſouvenez vous qu’il n’eſt rien de plus deraiſonnable, que de faire un grand crime inutilement. Penſez de plus, en quel eſtat vous allez mettre toute la Capadoce, toute la Galatie, toute la Medie, & toute l’Aſſirie : ou pour mieux dire encore, en quel effroyable deſordre vous allez reduire toute l’Aſie. Car enfin Aſtiage & Ciaxare, ne ſouffriront pas cét outrage ſans s’en vanger : tous les Rois leurs Alliez s’engageront dans leur party : craignez donc Philidaſpe, craignez, que vous ne ſoyez noyé dans les funeſtes ruiſſeaux de ſang que vous voulez reſpandre : car enfin il eſt des Dieux, & des Dieux vangeurs & equitables : des Dieux, dis-je, protecteurs de l’innocence oprimée : & ennemis declarez des Princes injuſtes. Mais Philidaſpe, eſt il poſſible que la Reine Nitocris qui eſt une Princeſſe ſi illuſtre, sçache quelque choſe d’un ſi eſtrange deſſein ? Et eſt il poſſible qu’il y ait quelqu’un au monde qui vous l’ait conſeillé ? Non Madame, reprit Philidaſpe, perſonne ne m’a conſeillé ce que j’ay fait : je n’ay pas meſme voulu conſulter ma propre raiſon : & l’Amour tout ſeul a eſté mon conſeil en cette entrepriſe. Mais Madame, il n’eſt plus temps de parler de repentir à Philidaſpe : & vos beaux yeux tous irritez qu’ils ſont, s’opoſent à toutes vos paroles, & me confirment en tous mes deſſeins. Ha ſi cela eſt, dit la Princeſſe, je vous deffens de me voir, & je ne vous regarderay jamais : allez Philidaſpe, allez, ſortez de cette Tente, & n’y rentrez pas, ſi vous ne voulez adjouſter quelque choſe à voſtre crime. Allez, dis-je, ſous ces Bois conſulter voſtre raiſon, ſi vous en avez encore : appellez à voſtre ſecours. voſtre generoſité : & n’oubliez pas d’écouter la gloire, dont vous aviez paru eſtre ſi amoureux & ſi jaloux. La gloire, Madame, où j’ay pretendu, repliqua ce Prince, & où je pretens encore, eſt celle de vous pouvoir mettre ſur le Throſne d’Aſſirie ; & de vous pouvoir voir un jour commander dans la plus belle Ville du Monde : C’eſt pour cela Madame, que je croiray juſte de mettre toute l’Aſie en armes : auſſi bien la Princeſſe Mandane n’eſt elle pas d’un merite à devoir eſtre conquiſe ſans peine. Peut eſtre que quand vous me verrez à la teſte d’une Armée de deux cens mille hommes, vous changerez de ſentimens : & que vous ne vivrez plus avec moy, comme vous viviez avec Philidaſpe, que vous n’avez creû qu’un ſimple Chevalier : & qui n’a paſſé dans voſtre eſprit, que pour un homme d’une condition bien inferieure à la voſtre. Mais Madame, ſi dans ces occaſions la Fortune me favoriſe, & me fait vaincre tous ces Rois que vous dittes qui prendront voſtre querelle ; je ne deſcendray alors du Char de Triomphe, que pour mettre à vos pieds, toutes les Palmes dont elle m’aura couronné. Ha Philidaſpe, luy dit la Princeſſe, j’aimerois mieux vous voir dans le Tombeau, que dans un Char de Triomphe, apres avoir vaincu le Roy mon Pere. Vous pouvez Madame, repliqua-t’il, empeſcher la guerre : & ces yeux, ces beaux yeux que vous me cachez avec tant de ſoing, ou que vous me monſtrez ſi irritez ; n’auront qu’à me regarder favorablement, pour me faire tomber les armes des mains. je n’aurois jamais fait, ſage Chriſante, ſi je vous rediſois tout ce que Philidaſpe dit : mais enfin la Princeſſe perdant patience ; & voyant qu’elle avoit parlé inutilement ; luy commanda d’une authorité ſi abſolue de ſortir de la Tente, qu’il luy obeït. Car il faut que je die cela à l’avantage de Philidaſpe, que quoy qu’il ſoit trés violent, & qu’il ait auſſi eſté capable de beaucoup de choſes violentes, il n’a pourtant jamais entierement perdu le reſpect qu’il devoit à la Princeſſe.

Apres qu’il fut ſorty nous demeuraſmes ſeules : Philidaſpe fit preſenter à manger à Mandane, mais elle n’en voulut point. Cependant nous n’eſtions pas en une liberté entiere : car quoy que nous ne sçeuſſions pas encore qu’Arianite euſt trahy ; il eſt touſjours vray qu’elle n’avoit nulle part à la confidence de la Princeſſe : & qu’en mon particulier, elle n’eſtoit pas de mes Amies. Ainſi ce n’eſtoit que des yeux que la Princeſſe me faiſoit connaiſtre, qu’en ce deplorable eſtat, elle ſe ſouvenoit d’Artamene. Elle paſſa tout ce jour qui eſtoit devenu la nuit pour nous, à ſe plaindre de ſon malheur, ou à prier les Dieux de le vouloir faire ceſſer. Comme le ſoir fut venu, l’on nous dit qu’il faloit partir : & ce ne fut pas ſans peine que je forçay la Princeſſe à prendre quelque choſe. Madame, luy dis-je tout bas, la valeur d’Artamene pourra peut-eſtre vous retirer des mains d’un Prince qu’il eſt accouſtumé de vaincre : mais il ne pourroit pas vous retirer du Tombeau ſi vous y eſtiez. Vous avez raiſon ma fille, me dit elle, mais le moyen de vivre, au miſerable eſtat où je fuis ? C’eſt aux grandes Ames, luy dis-je, à ſupporter les grandes infortunes conſtamment : Ha Marteſie, s’écria t’elle, que la conſtance eſt une vertu difficile ! Elle eſt meſme une vertu trompeuſe : qui pour l’ordinaire, ne met le calme que dans les yeux & ſur le viſage : ſans empeſcher que le cœur ne ſoit dechiré par de cruelles agitations. Enfin Seigneur, je dis tant de choſes, que je la contraignis de manger : & peu de momens apres, l’on nous contraignit à partir. Nous marchaſmes de cette ſorte trois nuits, & campaſmes deux jours, ſans que Mandane vouluſt plus ſouffrir que Philidaſpe luy parlaſt : mais à la fin de la troiſiesme nuit, comme nous ne faiſions que d’entrer dans le Pavillon ; & que ſelon ma couſtume, j’eus regardé ſi ſuivant l’intention de la Princeſſe, Philidaſpe ne s’en eſtoit pas aſſez retiré pour ne pouvoit pas meſme entendre ce qu’elle diſoit, nous entendiſmes un aſſez grand bruit : & au meſme inſtant, un Eſcuyer de Philidaſpe vint nous faire partir en diligence : laiſſant le Pavillon tendu, & ne nous donnant pas ſeulement un moment de loiſir. Comme nous ne voiyons point Philidaſpe, & que nous entendions un aſſez grand tumulte à trente ou quarante pas loing de nous, la Princeſſe s’imagina, que peut eſtre eſtoit-ce du ſecours qui nous venoit : Et par ce ſentiment là, nous fiſmes tout ce que nous peuſmes, & par prieres, & par promeſſes, & meſme par violence, pour n’aller pas ſi viſte que l’on nous faiſoit aller : mais il n’y eut pas moyen : car comme une partie de ceux qui nous gardoient, eſtoient des criminels qui ne pouvoient eſperer de pardon, ils obeïrent aux ordres qu’ils avoient reçeus : & nous menerent en un lieu où nous trouvaſmes un Chariot qui nous attendoit, & cinquante Chevaux d’eſcorte. Nous attendiſmes là Philidaſpe, qui vint bien toſt apres nous. En cét endroit, Chriſante ne pût s’empeſcher de dire à Marteſie, quel avoit eſté cét obſtacle que Philidaſpe avoit rencontre : & de luy raconter comment Artamene l’avoit veüe ſans la connoiſtre à l’entrée de la Tente : comment il avoit ſecouru Philidaſpe : comment il avoit tué ceux qui l’attaquoient, & facilité l’enlenement de Mandane. A ce diſcours Marteſie fit un grand mais apres avoir bien teſmoigné Ton eſtonnement, pour une advanture ſi extraordinaire ; elle reprit ainſi la parole. Je ne m’arreſteray point, dit elle, apres que vous m’avez apris un combat ſi eſtrange ; & que ſans doute le Roy d’Aſſirie n’a caché à la Princeſſe, que pour ne renouveller pas dans ſon cœur, le ſouvenir d’Artamene : Je ne m’arreſteray point, dis-je, à vous redire nos pleintes, pendant un ſi triſte voyage : ny avec quelle opiniaſtreté la Princeſſe Mandane ne voulut point ſouffrir que Philidaſpe luy parlaſt.

Mais je vous diray ſimplement, qu’enfin nous arrivaſmes à la ville d’Opis, où l’on nous fit loger dans un Apartement fort magnifique : & où Philidaſpe n’oublia rien pour rendre du moins noſtre priſon plus ſuportable. Mais à vous dire la verité, ſes ſoins eſtoient bien inutiles : & la Princeſſe avoit une douleur ſi violente, que rien ne la pouvoit moderer. Cependant Philidaſpe creut, que s’il pouvoit obliger la Reine ſa Mere à le proteger : & à vouloir recevoir la Princeſſe Mandane aupres d’elle, ſes affaires iroient admirablement : car il ne doutoit preſque point, que ſi la Reine Nitocris l’entreprenoit, elle ne gagnait le cœur de la Princeſſe : & il penſoit auſſi, que ſi elle voyoit Mandane, elle changeroit bien toſt je deſſein qu’elle avoit eu de le marier à la Princeſſe Iſtrine, en celuy de luy permettre d’eſpouser la Princeſſe de Capadoce. Pour cet effet, il envoya un des ſiens ſecrettement à Babilone, vers le Prince des Saces, qui eſtoit encore en cette Cour : la Reine Nitocris l’y ayant toujours arreſté, depuis l’abſence du Prince ſon Fils. Car outre l’eſtime qu’elle avoit pour luy, il eſtoit encore ſon Neveu : la Reine Tarine ſa Mere (cette excellente & vertueuſe Princeſſe que toute l’Aſie eſtime) eſtant Sœur du feu Roy d’Aſſirie ſon mary. Il eſcrivit donc à Mazare, afin qu’il preſentast celuy qu’il envoyoit vers la Reine, & qu’il appuyaſt ſa demande. Ce Prince par la Lettre qu’il eſcrivoit à cette Princeſſe, luy demandoit pardon de la faute qu’il avoit faite de partir de la Cour ſans ſon congé : la ſupplioit de l’oublier : & la prioit de trouver bon qu’il menaſt aupres d’elle la Princeſſe de Capadoce : afin que de ſon contentement il la peuſt eſpouser. Il luy diſoit en ſuite, toutes les raiſons qui devoient l’obliger d’y conſentir : & n’oublioit rien de tout ce qu’il croyoit qui la pouvoit flechir. Mais le retour de cet homme ne luy donna pas toute la ſatisfaction qu’il en attendoit : car il sçeut que le jour meſme qu’il eſtoit arrivé à Babilone, il y eſtoit venu un envoyé de Claxare, demander la Princeſſe de Capadoce, à la Reine Nitocris : & que la Reine avoit deſadvoüé ſon action : & avoit dit qu’elle ſeroit la premiere à prendre les armes, pour tirer la Princeſſe de Capadoce de ſes mains. Que comme elle avoit eu leû la Lettre que le Prince d’Aſſirie luy avoit eſcrite, elle n’avoit pû s’empeſcher de dire : qu’elle vouloit bien qu’il amenaſt Mandane à Babilone : mais que ce ſeroit pour la renvoyer à Ciaxare. Ce n’eſt pas que Mazare ne fiſt tout ce qu’il pût pour fléchir le cœur de Nitocris, mais ce fut inutilement : & il manda au Prince d’Aſſirie, qu’il ne luy conſeilloit pas d’obeïr au commandement que la Reine luy faiſoit, d’amener à Babilone la Princeſſe qu’il avoit enlevée : parce qu’il sçavoit que la Reine en renvoyant celuy qui eſtoit venu de la part de Ciaxare ; avoit promis de ne conſentir jamais à ce Mariage là : & de faire toutes choſes poſſibles, pour ſe mettre en eſtat de pouvoir renvoyer la Princeſſe de Capadoce au Roy ſon Pere. Et en effet, ſi Mazare ne l’euſt amuſée d’eſperance, en luy perſuadant qu’il faloit employer pluſtost l’artifice que la force, pour retirer cette Princeſſe, des mains du Prince ſon Fils ; elle auroit armé toute l’Aſſirie contre luy.

Cependant nous eſtions dans Opis, traitée comme je l’ay deſia dit, avec toute la civilité poſſible : quoy que le Prince d’Aſſirie le fuſt de la Princeſſe Mandane, avec toute la rigueur imaginable. Car non ſeulement elle ne luy diſoit rien qui luy peuſt plaire ; mais meſme elle ne luy vouloit rien dire du tout : & quelquefois auſſi, ne vouloit pas ſeulement ſouffrir ſa veuë. Philidaſpe neantmoins n’oublioit rien pour la fléchir : & comme il le sçavoit qu’elle me faiſoit l’honneur de m’aimer, que ne fit il point pour me gagner, & pour m’obliger à luy promettre aſſistance ! Mais quoy qu’il peuſt faire, je luy dis touſjours que je ne pouvois rien pour luy ; & que l’eſperance de toutes les Grandeurs de la Terre, ne me ſeroit pas manquer à ce que je devois à la Princeſſe. Mais comme je craignois que l’exceſſive rigueur de Mandane, n’aigriſt l’eſprit de ce Prince, & ne le portaſt à quelque injuſte deſſein ; je ſouffris quelquefois qu’il me parlaſt de ſon amour & de ſon deſespoir : & je penſe à dire vray, que cela ne fut pas abſolument inutile, pour l’empeſcher de prendre quelque reſolution extréme, veû la violence de ſon amour & de ſon humeur. Tantoſt il me parloit de la paſſion qu’il avoit pour Mandane, avec des reſpects qui ne ſont pas concevables : tantoſt, comme il eſt fort violent, il s’emportoit à dire des choſes qui ſembloient devoir faire craindre, qu’il ne fuſt capable de quelque bizarre deſſein : mais des que je voyois ſon eſprit pancher de ce coſté là ; Seigneur, luy diſois-je, prenez garde à ce que vous dites ; la Princeſſe n’a encore que de la haine pour vous : mais ſi elle deſcouvroit que vous puſſiez ſeulement avoir quelque penſée de perdre abſolument le reſpect que vous luy devez ; elle paſſeroit de la haine au meſpris. Ha ! Marteſie, s’eſcrioit il, ne luy deſcouvrez pas mes tranſports & mes crimes : je ne ſuis pas Maiſtre de mes premiers ſentimens : la douleur eſt capable de me faire dire des choſes injuſtes : mais le reſpect que j’ay pour Mandane, fait que je m’en repens un moment apres. Ainſi Marteſie, ayez pitié de ma foibleſſe : & ſi vous ne me voulez pas ſervir, au moins ne me nuiſez point je vous en conjure. Seigneur, luy diſois je, je n’ay garde de vous nuire ny de vous ſervir, car je n’oſerois jamais parler de vous à la Princeſſe. Mais ſage Chriſante, j’avois beau dire cela au Prince d’Aſſirie, je penſe qu’il ne le croyoit pas : & il s’imaginoit ſans doute, que je rediſois tout ce qu’il me diſoit à Mandane. Il eſtoit pourtant bien abuſé : car tant qu’Arianite eſtoit avec nous, nous ne parlions que de noſtre douleur en general : & quand nous eſtions ſeules, Artamene eſtoit l’unique ſujet de noſtre entretien. Helas ! (diſoit quelquefois Mandane, lors que pour avoir la liberté de parler nous demandions à nous aller promener ſur les rives du Tigre) quel ſera le deſespoir du malheureux Artamene, lors qu’arrivant à Themiſcire, il ne m’y trouvera plus : & qu’il sçaura que Philidaſpe, ce meſme Philidaſpe qu’il a tant haï, m’aura enlevée ! Mais Dieux ! ne ſoubçonnera t’il point ma vertu ? & pourra t’il croire que l’on ait oſé executer un ſemblable deſſein ſans mon contentement ? Mais auſſi pourroit il penſer, que Mandane en peuſt eſtre capable ? Ha ! non non, pourſuivoit elle, il me croira innocente, & il s’eſtimera malheureux : & Artamene, l’illuſtre Artamene, ne croira jamais qu’une perſonne qui luy a eſté ſi ſevere, ait pû eſtre ſi favorable à ſon Ennemy. C’eſtoit de cette ſorte que nous nous entretenions, quand nous eſtions en liberté, mais cela nous arrivoit rarement : car outre qu’Arianite s’attachoit fort aſſidûment aupres de la Princeſſe ; il y avoit encore grand nombre de femmes que Philidaſpe luy avoit données pour la ſervir, qui ne la quittoient preſque point. Et certes j’admiray en cette occaſion, ce que peut la vertu malheureuſe, quand elle eſt extraordinaire : eſtant certain qu’en quinze jours, la Princeſſe Mandane fut adorée de toutes les perſonnes que l’on avoit miſes aupres d’elle. Cependant nous ne voiyons point de fin à nos maux : & Philidaſpe n’en prevoyoit guere aux ſiens. Il ne laiſſoit pourtant pas de continuer d’eſcrire à Mazare, afin qu’il ne ſe laſſast point de ſoliciter la Reine : il eſrivoit auſſi ſecretrement à Aribée, afin d’en eſtre ſecouru en cas de beſoin : il envoya meſme vers le Roy de Lydie, pour luy demander ſon aſſistance : sçachant bien qu’il n’eſtoit Amy, ny d’Aſtiage, ny de Ciaxare, quoy qu’il y euſt de l’alliance entr’eux. Enfin, il n’oublia rien, de tout ce qu’il creut propre à faire reüſſir ſon deſſein : ſoit en attirant divers Princes dans ſon Party ; ſoit en mettant la Ville d’Opis en eſtat de ſoustenir un long Siege, en cas qu’il en fuſt beſoin. Pour nous, nous ne sçavions que faire ny qu’eſperer : car nous ne sçavions pas qu’Artamene fuſt revenu à Themiſcire : C’eſt pourquoy la Princeſſe qui ne pouvoit ſouffrir de ſe voir en la puiſſance d’un Prince amoureux & violent ; prit la reſolution de ſouffrir qu’il luy parlaſt un jour : afin de luy demander une grace que je m’en vay bien toſt vous aprendre. je vous laiſſe à penſer quelle fut la joye de Philidaſpe, lorſqu’Arianite luy fut dire, que la Princeſſe luy vouloit parler : vous croyez bien ſans doute, qu’il obeit à ce commandement avec beaucoup de diligence : & comme il fut entre dans la Chambre de la Princeſſe, eſt il bien poſſible, Madame, luy dit il en l’abordant, que la Princeſſe Mandane, veüille parler au malheureux Philidaſpe, ſi ce n’eſt pour luy prononcer encore une ſois l’arreſt de la mort ? Mais quand cela ſeroit, divine Princeſſe, je le recevrois à genoux, & preſque avec joye : tant l’honneur que vous m’avez fait de me faire commander de me rendre aupres de vous, trouble agreablement ma raiſon. Seigneur, luy dit elle (car elle s’eſtoit enfin reſolue par mes conſeils de le traiter de ce qu’il eſtoit) apres vous avoit tant de ſois ſupplié inutilement de me renvoyer à Themiſcire, à Sinope, à Ancire, ou à Amaſie : je me ſuis adviſée de vous demander une autre choſe, que vous ne me devez pas refuſer. Car enfin, bien loing de vous plus demander de ſortir de voſtre Empire, je vous conjure de me conduire à Babilone, aupres de la Reine Nitocris, où je ſeray avec plus de bien-ſeance que je ne ſuis en ce lieu. Si vous m’accordez cette faveur, je vous promets de diminuer quelque choſe, de la juſte haine que vous avez fait naiſtre en mon ame : car enfin je ne puis plus ſouffrir que toute l’Aſie sçache que je ſuis en voſtre puiſſance : & que je n’aye pour teſmoin de ma vertu, que mon plus grand Ennemy. Madame, luy repliqua Philidaſpe un peu ſurpris, ſi vous me voulez faire l’honneur de me promettre d’aller à Babilone, avec l’intention d’en eſtre un jour la Reine ; & de prendre des mains de Nitocris, un Sceptre qu’elle a aſſez glorieuſement porté, je vous y conduiray ſans doute : Mais ſi vous ne voulez aller à Babilone, que pour aller pluſtost à Themiſeire, pardonnez moy Madame, ſi je ſuis contraint de vous deſobeir. Et puis, à ne vous déguiſer pas la verité, les choſes ne ſont pas en terme de cela : je ſuis mal avec la Reine par plus d’une raiſon : mais encore plus pour l’amour de vous que pour toute autre choſe. Ainſi, Madame, en me demandant un Azile pour vous, vous me conduiriez au lieu de mon ſuplice. Ce n’eſt pourtant pas par crainte que je vous refuſe, & l’amour ſeulement eſt ce qui m’y force : Vous m’avez dit une fois, Madame, qu’il n’eſt rien de plus déraiſonnable, que de faire un grand crime inutilement : trouvez donc bon que je taſche de ne tomber pas en une pareille faute. Le crime eſt commis. Madame : j’ay eu la hardieſſe de vous enlever : il faut que je taſche d’avoir le bonheur d’obtenir mon pardon, & de n’eſtre pas haï. Il n’eſt pas aiſé, reprit bruſquement la princeſſe, de ſe faire aimer par la voye que vous avez priſe : Que sçavez vous. Madame, ce qu’il doit arriver ? reprit ce Prince ; Ha ! je sçay bien, repliqua-t’elle, qu’il n’arrivera jamais que Mandane vous aime. Encore une fois, Madame, reſpondit il, il n’eſt rien, d’abſolument impoſſible en cela. Qui m’euſt dit le premier jour que je fus au Temple de Mars à Sinope, vous allez devenir eſperdûment amoureux, je ne l’euſſe pas creû : Et qui m’euſt dit le premier moment que je vy Artamene, en ce meſme lieu, & en ce meſme jour, vous le haïrez mortellement, je ne l’euſſe pas penſé : car enfin je ne voyois point encore de femme dans ce Temple, qui peuſt me donner de l’amour : & je trouvois Artamene beau, bienfait, de bonne mine, & fort civil. Cependant je vous ay aimée & je l’ay haï. La Princeſſe rougit au Nom d’Artamene, qu’elle n’avoit pas preveu que Philidaſpe deuſt prononcer : & ce Prince qui la regardoit touſjours s’en aperçeut. Toutefois il n’oſa alors en rien dire : & ce fut depuis à Babilone qu’il m’en parla. La Princeſſe voyant que cette converſation ne ſerviroit de rien, la rompit, & congedia ce Prince malgré qu’il en euſt.

A quelques jours delà, nous sçeuſmes la mort d’Aſtiage : quoy que Philidaſpe empeſchast autant qu’il pouvoit que l’on ne diſt rien à la Princeſſe : mais ayant apris qu’elle la sçavoit, il prit le deüil, & vint luy rendre viſite. Peu de temps en ſuite, nous apriſmes que la Reine Nitocris aupres avoir fait achever ſon ſuperbe Tombeau qui eſt ſur la principale Porte de Babilone, eſtoit morte en partie de la douleur que la deſobeissance, & la mauvaiſe action du Prince ſon Fils luy avoit cauſée. Ces deux accidens toucherent ſensiblement la Princeſſe : le premier, parce qu’elle eſtoit trop bien née, pour n’eſtre pas ſensible à la perte d’un Roy qui luy eſtoit ſi proche, quoy que ſon extréme vieilleſſe la deuſt conſoler : & l’autre parce qu’effectivement la vertu de la Reine Nitocris luy eſtoit touſjours un grand appuy. Car encore qu’elle ne fuſt pas aupres d’elle, il eſtoit pourtant à croire, que Philidaſpe ne porteroit jamais les choſes à une derniere extremité, tant qu’elle pourroit luy oſter le Sceptre. Nous sçeuſmes encore par une des femmes que l’on avoit de la Princeſſe, que Mazare avoit admirablement bien ſervy le Prince d’Aſſirie en cette occaſion : & que peut-eſtre ſans luy, la Reine luy auroit elle oſté ſa Couronne. Nous apriſmes auſſi que la princeſſe Iſtrine ſuivant la derniere volonté de la Reine, eſtoit partie de Babilone, le lendemain de ſa mort : pour eſtre conduite en Bithinie, où eſtoit alors le Prince Intapherne ſon Frere ; qui eſtoit allé aider à Arſamone, à reconquerir ſon Eſtat ſur le Roy de Pont : que l’on diſoit eſtre en termes de perdre ſes deux Royaumes. Cependant durant quelques jours, nous ne fuſmes point perſecutées des viſites du nouveau Roy d’Aſſirie : car comme effectivement il a de la generoſité, & de grandes qualitez, il ſentit la perte de la Reine Nitocris aſſez fortement. Neantmoins comme l’amour regnoit dans ſon ame, les premiers jours de ſon deüil eſtans paſſez, la penſée de pouvoir eſperer que la magnificence de Babilone, pourroit peut-eſtre toucher le cœur d’une jeune Princeſſe ; fit qu’il ſe conſola un peu pluſtost qu’il n’euſt fait en une autre Saiſon, de la perte d’une Reine, qui mit un deüil univerſel en l’ame de tous les Sujets. Cependant Mazare eſcrivit au Roy, qu’il eſtoit à propos qu’il allaſt le pluſtost qu’il pourroit ſe faire voir à ſes Peuples : & que le Throſne eſtoit un lieu, qu’il ne faloit pas laiſſer longtemps vuide, de peur que quelqu’un neuſt la tentation de le vouloir remplir. Neant moins il n’y eut point de raiſon d’Eſtat aſſez forte, pour l’obliger à quitter la princeſſe, pour aller à Babilone. Au contraire, il manda à Mazare, qu’il preparaſt a loiſir toute la pompe de ſon Entrée : & qu’il luy envoyaſt tout ce qui eſtoit neceſſaire pour cela, & pour y conduire la princeſſe de Medie : car depuis la mort d’Aſtiage, il ne la fit plus nommer la Princeſſe de Capadoce. J’oubliois de vous dire ; ſage Chriſante, qu’apres la mort de la Reine Nitocris, la princeſſe par mes conſeils, avoit envoyé teſmoigner au nouveau Roy, qu’elle eſtoit bien marrie de la mort de la Reine ſa mere : & qu’en ſuitte il eſtoit venu la remercier de cette civilité, que j’avois bien eu de la peine à obtenir d’elle : bien qu’il euſt fait ce que je luy conſeillois de faire, lors qu’Aſtiagesut mort. Mais pour revenir à ce qui me reſte à vous dire, le Roy d’Aſſirie vint un jour dans la Chambre de Mandane, apres luy en avoir envoyé demander la permiſſion : & l’ayant ſalüée avec beaucoup de reſpect, Madame, luy dit il fort galamment ; l’Euphrate eſt jaloux de l’honneur que le Tigre a reçeu à ſon prejudice : & il eſt bien juſte que la premiere Ville du monde poſſede à ſon tour, la plus illuſtre princeſſe de la Terre. Quand je vous ay demande d’aller à Babilone, reprit Mandane, la Reine Nitocris vivoit : & quand je vous y veux conduire, repliqua ce Prince, le Throſne d’Aſſirie eſt en eſtat de vous recevoir : & tout le Peuple en diſposition de vous reconnoiſtre pour Reine. Non Seigneur, luy dit elle, n’eſperez point que le changement de lieux, change mon ame : ny que la veüe de la ſuperbe Babilone touche mon cœur. J’aimerois mieux paſſer ma vie ſous une Cabane de Berger, que dans le Palais d’un Roy qui m’auroit offencée. Non Seigneur encore une fois, je ne veux ny vous commander, ny vous obeir : je ne veux point, dis-je, occuper la place d’une Reine, que je ne remplirois pas dignement apres elle : & j’aime mieux eſtre dans vos priſons, que ſur le Throſne d’Aſſirie. Si j’eſtois en eſtat de vous reſister, pouiſuivit elle, il eſt certain que je n’irois pas où vous me voulez conduire : & que je ſerois bien aiſe de n’aller pas attirer la guerre, vers une Ville qui paſſe pour une des Merveilles du Monde. je voudrois ſi je le pouvois, eſpargner le ſang de tant de perſonnes innocentes dont elle eſt remplie : Mais comme je ne puis pas m’oppoſer à voſtre deſſein, j’ay ſeulement à vous dire, que je ſeray à Babilone, ce que je ſuis à Opis : & que le Roy d’Aſſirie avec toute ſa magnificence, ne touchera nô plus mon cœur, que quand il ne m’a paru eſtre que Philidaſpe. Le temps Madame (luy repliqua-t’il, parce que malgré tout ce qu’elle diſoit, il luy reſtoit quelque eſpoir) nous fera voir ſi comme vous le dites, voſtre rigueur ſera plus forte que ma perſeverance. Du moins, pourſuivit il, vous avez reſolu ma mort, j’auray un Tombeau plus illuſtre à Babilone qu’icy : & vous aurez auſſi plus de teſmoins de cette cruauté dont vous faites gloire.

Tant y a Chriſante, que trois jours apres, il falut nous reſoudre à partir : de vous dire quel équipage fut le noſtre, ce ſeroit abuſer de voſtre patience pour une choſe qui n’eſt pas neceſſaire : ſi ce n’eſt que vous ſoyez de l’humeur de ceux qui diſent, que la veritable meſure de l’amour, eſt la liberalité. Car ſi cela eſt ainſi, je ne sçaurois mieux vous faire comprendre, la grandeur de la paſſion du Roy d’Aſſirie, que par la prodigieuſe deſpense qui fut faite a l’entrée de la Princeſſe dans Babilone. Le matin que nous partiſmes d’Opis, nous viſmes dans une grande Place, ſur laquelle reſpondoient les feneſtres de la Chambre de la Princeſſe, douze Chariots magnifiques, pour mettre toutes les Dames qui la devoient accompagner : & un autre incomparablement plus beau que les douze dont j’ay deſja parlé, qui eſtoit deſtiné pour ſa perſonne. Nous viſmes auſſi deux cens Chameaux pour le Bagage, avec des Couvertures de pourpre de Tir en broderie d’or. Et quand nous fuſmes aux portes de la Ville, nous viſmes dans une plaine quinze mille hommes ſous les armes, ayant tous un Morrion de cuivre doré, le Corcelet de meſme ; avec des Arcs d’Ebene, & des fléches à pointes d’or : qui ſe ſeparant en deux Corps, firent marcher les Chariots au milieu : car pour les Chameaux, ils alloient cent pas devant les Gens de guerre. Quant au Roy, comme il n’y a que douze journées d’Opis à Babilone, une partie de la Cour par ſes ordres s’eſtoit rendue aupres de luy : & il alloit à cheval, à la teſte de mille chevaux, immediatement apres le Chariot de la Princeſſe, qui marchoit le dernier de tous. Nous allaſmes de cette ſorte, juſques à une journée de Babilone : mais quand nous fuſmes là, le Roy d’Aſſirie voulut que la Princeſſe ſe repoſast un jour, à un Chaſteau où nous logeaſmes : pendant quoy l’on acheva de donner les ordres neceſſaires, pour cette magnifique Entrée. Je ne doute pas que vous ne trouviez eſtrange, d’oüir tant parler de magnificence, ſi toſt apres la mort de la Reine Nitocris : mais c’eſt que les Aſſiriens, non plus que les Peuples de Capadoce qui leur ont eſté ſousmis, ne portent que trois jours le deüil de leurs Rois : parce, diſent-ils, qu’il y a bien plus de lieu de ſe reſjoüir, que de s’affliger, quand ils ont achevé glorieuſement leur regne. Ainſi les Babiloniens qui avoient fait une ſuperbe pompe funebre à leur Reine, paſſerent bien toſt a une autre de reſjoüiſſance. Pour l’illuſtre Mandane, l’on peut aſſurer qu’elle ne prenoit guere de part à cette Feſte : Cependant quoy qu’elle euſt reſolu de ne ſe parer point, & de paroiſtre la plus negligée qui luy ſeroit poſſible, elle ne pût en venir à bout : car comme toutes les femmes qui la ſervoient, & qui nous ſervoient Arianite & moy, dependoient du Roy d’Aſſirie ; & qu’Arianite elle meſme eſtoit d’intelligence aveque luy ; nous ne trouvaſmes le matin que des habillemens tres magnifiques, & tous couverts de Perles & de Diamans. Pour moy, je vous avoüe que cét artifice ne me donna pas tant de colere qu’à la Princeſſe, qui penſa en deſesperer : & qui me querella preſque de ce que je n’en faiſois pas autant qu’elle. Madame (luy dis-je pour m’excuſer, & parce qu’en effet c’eſtoit mon opinion) le Roy d’Aſſirie qui cherche ſans doute à juſtifier l’action qu’il a faite envers ſes Peuples, par voſtre extréme beauté, veut qu’ils la voyent avec tout ſon eclat : mais il ne ſonge pas que s’il n’y prend garde, vous luy ferez des rebelles de tous ſes Sujets : & ſi vous m’en croyez, luy dis-je, vous vous laiſſerez voir à eux avec tous vos charmes : car enfin ſi ce Prince entreprenoit jamais quelque choſe contre vous, ils ſe revolteroient peut-eſtre en voſtre faveur. Vous eſtes bien ingenieuſe, me dit elle, à excuſer voſtre faute, ou pour mieux dire voſtre foibleſſe : Mais Marteſie toute flateuſe que vous eſtes, vous avez tort de n’eſtre pas plus touchée de mon déplaiſir, & de me conſeiller comme vous faites. Car de grace, dittes moy un peu, ce que penſera le malheureux Artamene, s’il arrive qu’il vienne à sçavoit un jour, par les Eſpions que ſans doute le Roy mon Pere a dans Babilone ; que l’on m’y aura veüe arriver avec un habillement qui ne marque que de la joye, & de la ſatisfaction ? Toutes les autres choſes, ne peuvent m’eſtre imputées : mais pour celle là, s`imaginera t’on que je n’y ay pas conſenty ? Madame, luy dis-je, ſi vous eſtiez en choix de faire ce qu’il vous plairoit, je ne vous conſeillerois pas comme je fais : mais cela n’eſtant pas, je trouve que d’un mal il en faut tirer un bien : & taſcher s’il eſt poſſible, que cette meſme beauté qui vous a fait enlever, vous donne des Protecteurs ſi vous en avez beſoin. Et pour ce que vous dites d’Artamene, adjouſtai-je, croyez moy Madame, que ſi le Roy voſtre Pere a des Eſpions dans Babilone, qui raportent fidellement ce qu’ils auront veû ; ils parleront autant de voſtre melancolie que de voſtre parure : & de cette ſorte vous n’avez rien à craindre. Enfin Chriſante, la Princeſſe n’y pouvant faire autre choſe, ſe laiſſa habiller : ſans vouloir toutefois que l’on employait aucun art à ſa coiffure. Mais comme vous sçavez, elle a les cheveux ſi beaux, que la negligence la pare & luy ſied bien. Les habillemens que l’on nous bailla, eſtoient à l’uſage de Medie & de Capadoce, c’eſt à dire de couleurs fort vives & fort éclatantes : car pour les femmes de qualité de Babilone, elles ne portent jamais que du blanc. Cela n’empeſche pas toutefois, qu’elles ne ſoient fort magnifiquement & fort galamment habillées : n’y ayant preſque point de couleur, ſur laquelle les Diamans, les Eſmeraudes, & les Rubis, facent un plus bel effet. Nous le connuſmes bien toſt apres ce jour là : car à peine la Princeſſe fut elle en eſtat d’eſtre veüe, que plus de deux cens femmes de condition vinrent luy faire la reverence. Elle les reçeut fort civilement : mais avec une melancolie ſi grade, qu’elle ne leur donna guere moins de pitié que d’admiration. Enfin il falut partir : & au lieu de douze Chariots pleins de Dames, qu’il y avoit le jour auparavant, il y en eut plus de deux cens. Le Roy eut auſſi plus de trois mille chevaux à l’accompagner : pour la Princeſſe, au lieu d’un Chariot ordinaire, elle fut contrainte de monter dans un ſuperbe Char de Triomphe, dont tous les ornemens eſtoient d’or. Il eſtoit tiré par quatre Chevaux Tigres, attelez de front, les plus beaux que l’on vit jamais : & quatre Hommes de la premiere condition, portoient ſur ce Char un Dais magnifique, fait d’une eſpece de Broderie d’Or, de Perles, & de Diaroans, que les ſeules Sidoniennes sçavent faire. Je ne m’arreſteray point à vous particulariſer cette pompe : & je vous diray ſeulement, que toute cette grande Plaine que l’on trouve en arrivant à Babilone par le coſté que nous y allions ; & qui comme vous sçavez, eſt toute couverte de Palmiers, d’une beauté admirable, & d’une hauteur prodigieuſe ; eſtoit remplie de Troupes : mais de Troupes armées avec une magnificence eſtrange. De cent pas en cent pas, nous trouvions des Ares de Triomphe eſlevez, ſous leſquels paſſoit le Char de la Princeſſe : & ſur leſquels il y avoit des Inſcriptions, qui luy eſtoient glorieuſes. Tous ces Arcs eſtoient ſuperbes : & l’on ne voyoit rien qui ne parlaſt de Grandeur & de joye.

A deux ſtades de la Ville, le Prince des Saces qui eſtoit admirablement beau, & de bonne mine, ayant un habillement tres riche, & eſtant monté ſur un cheval Iſabelle à crins noirs, vint à la teſte de mille chevaux, preſenter à la Princeſſe, de la part du Roy, de grandes Cleſſ d’or, dans une Corbeille de meſme metal, enrichie de Topaſes & d’Amethiſtes. Madame, luy dit il en les preſentant, le Roy m’a commande de vous obeir : & de vous offrir de ſa part, ce que luy ſeul vous peut donner. Seigneur, reſpondit la Princeſſe (car on l’advertit de la condition de Mazare) ſi en me preſentant les Clefs de Babilone, vous m’aſſurez qu’il me ſera permis d’en faire des demain ouvrir les portes, pour m’en retourner à Themiſcire, ou pour aller à Ecbatane, je les accepteray ſans doute, & vous ſeray eternellement obligée de me les avoir offertes. Mais ſi cela ne doit pas eſtre (pourſuivit elle, avec une melancolie charmante, qui ne luy déroboit rien de ſa beauté) il me ſemble qu’il y a quelque injuſtice, & meſme quelque inhumanité, de vouloir que je garde moy meſme les Clefs de ma priſon. Ainſi, Seigneur, juſques à tant que cela ſoit determiné par le Roy d’Aſſirie, gardez ce que vous m’avez voulu offrir, comme ne pouvant eſtre en de meilleures mains que les voſtres. Mazare ſurpris & charmé de la beauté, de l’eſprit, & de la civilité de la Princeſſe, luy dit qu’il ne garderoit ce qu’elle luy faiſoit l’honneur de luy confier, que pour le remettre en ſa diſposition, quand elle ſeroit arrivée à la Ville : & ſans la faire tarder davantage, il meſla ſa Troupe qui eſtoit tres magnifique, avec celle du Roy d’Aſſirie. Ce Prince marchoit ſeul, immediatement apres le Char de la Princeſſe : mais ſi paré, ſi brillant d’Or & de Pierreries, qu’excepté Artamene, je ne ny jamais d’homme de meilleure mine que luy. A l’entrée de la Ville, on fit une Harangue à la Princeſſe, ou pluſtost un Eloge : Toutes les Maiſons eſtoient tendués de ſuperbes Tapiſſeries : Toutes les ruës eſtoient ſemées de fleurs : Toutes les femmes eſtoient aux feneſtres extraordinairement parées : mille Trompettes & mille Clairons, faiſoient retentir l’air de toutes parts : & tout le Peuple eſtoit ſi ravy de la beauté de la Princeſſe ; & il en fit des acclamations ſi grandes ; que le Roy d’Aſſirie en eut une joye, qui ne ſe peut exprimer. Enfin Chriſante, nous fuſmes conduites au Palais de la Reine Nitocris : Comme la Princeſſe deſcendit du Char, le Roy d’Aſſirie vint luy preſenter la main, pour la mener à ſon Apartement : Elle euſt bien voulu le refuſer, mais elle creut que cela paroiſtroit bizarre & hors de propos. Ainſi elle luy donna la main ſans incivilité : mais ce fut pourtant d’une maniere ſi cruelle pour luy, & elle luy fit ſi bien connoiſtre que la ſeule qualité de Roy d’Aſſirie, exigeoit d’elle cette legere complaiſance, qu’il n’en fut gueres plus ſatisfait. Nous paſſasmes par plus de ſix Apartemens de plein pied, tous plus magnifiquement meublez les uns que les autres : & au dernier, il luy fit une profonde reverence : & luy dit que c’eſtoit d’oreſnavant à elle à commander à toute l’Aſſirie : & qu’il n’eſtoit plus que le premier de ſes Sujets. Enfin apres une heure, qui fut employée à recevoir les complimens de tout ce qu’il y avoit de Grand dans Babilone, l’on nous laiſſa en liberté : & nous euſmes du moins la conſolation de sçavoir, que toutes les femmes qui avoient ſervy la Reine Nitocris, furent deſtinées à ſervir la Princeſſe Mandane : & qu’ainſi elle n’auroit aupres d’elle, que des perſonnes vertueuſes. Quelque temps apres que nous fuſmes ſeules, Arianite eſtant allé dans une autre Chambre, la princeſſe me regarda avec une melancolie extraordinaire : Ha ! Marteſie, s’eſcria-t’elle, en quel lieu ſommes nous ? & par quelle voye en ſortirons nous ? N’avez vous point pris garde, me dit elle, à ces prodigieuſes Murailles de Babilone, ſur leſquelles pluſieurs Chariots peuvent aller de front tant elles ſont eſpaisses & fortes ? N’avez vous point veû ces ſuperbes Tours qui l’environnent ? N’avez vous point remarqué combien l’Euphrate qui la diviſe, en rendroit ce me ſemble les aproches difficiles, à ceux qui la voudroient aſſieger ? N’eſtes vous point eſtonnée de ce nombre innombrable de Peuple qui la remplit, de ces Portes d’airain qui la ferment ? Et enfin pouvez vous bien concevoir, qu’il ſoit poſſible d’eſperer, que quand toute l’Aſie s’armeroit pour mon ſecours, l’on peuſt me retirer de Babilone ? Car apres tout, quelque vaillant que ſoit l’illuſtre Artamene, il ne sçauroit vaincre le Roy d’Aſſirie enfermé dans les Murailles de cette ſuperbe Ville. Voila ma chere Fille, me dit elle, tout ce que l’ay penſé durant cette funeſte ceremonie : & voila toute la part que j’ay priſe, à la magnifique Entrée que l’on m’a faite. Madame, luy dis-je, les Dieux ſont tout ce qui leur plaiſt : & la prudence humaine trouve quelquefois de l’impoſſibilité en des choſes, où il n’y en a point pour eux. Vous avez raiſon, dit elle ; auſſi ne fonday-je plus mon eſperance qu’en leur appuy.

En effet, le lendemain la princeſſe voulut aller au Temple : & on la conduiſit à celuy de lupiter Belus, qui eſt une des plus belles choſes du monde. Cependant comme le Roy d’Aſſirie vouloit taſcher de la gagner par la douceur, & qu’il craignoit de l’irriter, il ne la voyoit au plus qu’une heure par jour : encore eſtoit ce devant tant de monde, que la Princeſſe s’en trouvoit beaucoup moins incommodée. Le Prince Mazare la voyoit fort aſſiduëment par les ordres du Roy, qui l’avoit prie de taſcher de luy rendre office aupres d’elle : sçachant bien qu’il n’y avoit pas de perſonne au monde qui euſt plus d’adreſſe, ny gueres plus de charmes dans la converſation. En effet, ce Prince reüſſit ſi admirablement à ſe faire eſtimer de la Princeſſe, & à gagner ſon amitié, qu’il ne fut pas une petite conſolation à ſes diſgraces. Il eſtoit doux, civil, & reſpectueux : & quoy qu’il parlaſt touſjours à l’avantage du Roy d’Aſſirie, quand l’occaſion s’en preſentoit ; neantmoins nous voiyons dans ſes yeux une melancolie ſi obligeante ; parce que nous la croyons un effet de la compaſſion qu’il avoit de nos malheurs ; que la Princeſſe ne pouvoit quelquefois ſe laſſer de le loüer. Mais Chriſante, pour vous faire mieux comprendre toute la ſuite de mon diſcours, il faut que je vous deſcouvre en cét endroit de mon recit, une choſe que nous ne sçeuſmes que tres long temps apres que ce que je viens de dire nous fut arrivé ; & que nous ne ſoubçonnaſmes meſme point du tout ; tant il eſt vray que l’infortuné Mazare déguiſa. admirablement bien ſes ſentimens. je vous diray donc Chriſante, que ce Prince en preſentant les Clefs de Babilone à la Princeſſe Mandane, le jour que nous y arrivaſmes, perdit abſolument ſa liberté ; & devint auſſi amoureux d’elle, que le Roy d’Aſſirie l’eſtoit. Comme il n’avoit point encore eu d’amour, il ne connut pas d’abord cette paſſion : & il s’imagina (comme je l’ay sçeu par le genereux Orſane qui eſt venu avec moy, & qui m’a deſcouvert tous les ſecrets ſentimens de feu ſon Maiſtre) que l’admiration toute ſeule, jointe à la pitié de voir une ſi belle Perſonne affligée, eſtoit ce qui troubloit un peu ſon eſprit. Mais il ne fut pas huit jours a s’apercevoir que ce qu’il ſentoit, eſtoit quelque choſe de plus, Il accepta pourtant la commiſſion que le Roy d’Aſſirie luy donna, de voir ſouvent la Princeſſe, & de luy parler ſouvent en ſa faveur : car quelle bonne raiſon euſt il pû dire pour s’en excuſer ? Il fit neantmoins quelque legere reſistance, à la premiere propoſition qu’il luy en fit : Mais apres tout, ſoit qu’il n’euſt point d excuſe legitime à donner ; ſoit qu’un ſecret mouvement de ſa paſſion fit qu’il ne peut refuſer de voir la perſonne qu’il aimoit malgré luy, il promit qu’il la verroit, & qu’il ſerviroit le Roy d’Aſſirie : & en effet, il la vit, & il taſcha de l’y ſervir. Car il faut advoüer que Mazare eſtoit naturellement genereux : & que l’amour ſeulement l’a forcé de faire des choſes contre la generoſité. En effet Orſane m’a aſſuré, qu’il luy deſcouvrit ſon cœur : & qu’il n’eſt point d’efforts qu’il ne fiſt, pour regler ſon affection : & pour la renfermer dans les bornes de l’eſtime & de l’amitié. Quel malheureux deſtin eſt le mien ? (diſoit il un jour à Orſane) j’ay paſſé preſque toute ma vie dans une Cour où il y a un nombre infiny de belles Perſonnes ſans en eſtre amoureux ; & je ne voy pas pluſtost la Princeſſe Mandane, que je le deviens eſperdûment. Ha ! Orſane, s’eſcrioit il, que ceux qui diſent que l’eſperance naiſt avec l’Amour ſont abuſez ! Car apres tour, que puis-je eſperer ? Je ſens une paſſion que je dois & que je veux combatre : & que ſi je ne la puis vaincre, je ſuis du moins reſolu de cacher eternellement. Car enfin, j’ay promis amitié au Roy d’Aſſirie ; je ſuis ſon Vaſſal ; j’ay l’honneur d’eſtre ſon Patent ; & il m’a choiſi pour le confident de ſa paſſion. Comment donc puis-je vaincre tous ces obſtacles ? Mais quand ma generoſité cederoit à mon amour, & que je me reſoudrois d’eſtre laſche, & de trahir un Prince à qui je dois beaucoup de reſpect ; je le ſerois inutilement : n’eſtant pas à croire, qu’une Princeſſe qui mal-traite le Roy d’Aſſirie, reçeuſt favorablement le Prince des Saces. Ainſi Orſane, pourſuivoit il, je sçay bien que je n’eſpere rien : & je sçay pourtant bien que j’aime, & que j’aime juſques à perdre la raiſon. Mais, reprenoit il, puis que ma paſſion naiſt ſans eſperance, il faut eſperer qu’elle ne durera pas long temps : ou pluſtost, adjouſtoit ce Prince, il faut croire que puis que le deſespoir meſme ne la fait pas mourir en naiſſant, elle ſubsisteta eternellement. Aimons donc, diſoit il, aimons, puis que c’eſt noſtre deſtinée : & aimons meſme ſans en faire de ſcrupule. Car enfin nous ne ſommes pas Maiſtres de noſtre affection : & c’eſt bien aſſez ſi nous la pouvons cacher : & ſi nous la pouvons obliger à ſe contenter de l’eſtime & de Mandane. Bres Chriſante, Mazare ne pouvant arracher de ſon cœur, l’amour qu’il avoit pour la Princeſſe, ſe reſolut du moins d’en faire un grand ſecret : & de ne laiſſer pas meſme de rendre office au Roy d’Aſſirie. Mais Chriſante, il ne diſoit pas une parole en ſa faveur, qui ne luy donnaſt mille deſplaisirs ſecrets : & la Princeſſe n’en prononçoit pas une à ſon des avantage, qui ne luy cauſast une joye, qu’il avoit bien de la peine à cacher. Ainſi il eſtoit fidelle & infidelle tout enſemble : ſa bouche parloit pour le Roy d’Aſſirie, & ſon cœur le trahiſſoit : & quoy qu’il fiſt, & quoy qu’il diſt, l’on voyoit touſjours dans ſon ame une ſi grande crainte de déplaire à la Princeſſe Mandane, que jamais je n’ay veû plus de reſpect en perſonne. Cependant nous ne ſoubçonnaſmes jamais rien de ſa paſſion : il paroiſſoit quelquefois aſſez melancolique, mais il avoit l’adreſſe de nous faire comprendre, ſans meſme nous le dire, que les malheurs de la Princeſſe le touchoient : & qu’il euſt bien voulu que le Roy d’Aſſirie euſt pü vaincre ſes propres ſentimens, & renoncer à tous ſes deſſeins.

Les choſes eſtoient en cét eſtat, lors qu’il nous arriva un ſurcroist d’infortune, qui nous donna bien de la peine : Ce fut que le Roy d’Aſſirie ne voyant nul changement en l’eſprit de Mandane, malgré ſes reſpects, ſes ſoumissions, & tous les ſoings de Mazare, commença de croire qu’il faloit neceſſairement que le cœur de la Princeſſe fuſt preocupé. Et ſe ſouvenant alors de tant de ſoubçons qu’il avoit eus qu’Artamene ne fuſt amoureux de Mandane ; & ſe ſouvenant encore en ſuitte, de ce qu’il avoit entendu de la bouche de Feraulas, touchant la condition d’Artamene ; & de la rougeur de la Princeſſe, qu’il avoit remarquée à Opis, quand il l’avoit nommée ; il n’en faut point douter (dit il au Prince Mazare, apres luy avoir raconté tout ce qui luy eſtoit arrivé à la Cour de Capadoce) non ſeulement Artamene eſt Prince ; non ſeulement Artamene aime Mandane ; mais Mandane aime Artamene. Je vous laiſſe à penſer quel trouble ce ſentiment mit dans l’eſprit de jeune Roy, & quelle inquietude en reſſentit Mazare : il en fut ſi troublé & ſi interdit, que le Roy d’Aſſirie croyant que ce fuſt pour le ſeul intereſt qu’il prenoit au ſien, l’en remercia tendrement. Cependant il trouva moyen pour s’eſclaircir de ſes doutes, de parler en particulier à Arianite : qui malheureuſement, ſans que nous en sçeuſſions rien, avoit entendu une converſation que j’avois eüe avec la Princeſſe le ſoir auparavant : & où nous avions preſque repaſſé toutes les choſes les plus ſecrettes de ſa vie : à la reſerve du Nom de Cyrus, que par hazard nous n’avions point prononcé. Mais quoy qu’elle n’euſt pas tout entendu, elle en avoit pourtant aſſez oüy, pour ne luy laiſſer pas lieu de douter, qu’il y avoit une intelligence entre Artamene & Mandane : de ſorte que quand le Roy d’Aſſirie parla à cette malicieuſe fille, il en aprit plus qu’il n’en vouloit sçavoir. Neantmoins comme elle ne luy diſoit les choſes que fort confuſément, il ſe reſolut de s’en éclaircir mieux : & meſme d’en parler à la Princeſſe. Comme la jalouſie eſt une paſſion encore plus violente que l’amour, parce qu’elle n’eſt jamais ſeule dans un cœur : & qu’ainſi elle porte touſjours je trouble avec elle : le Roy d’Aſſirie me parut tout change, dès qu’il entra dans la chambre de Mandane. Il n’y avoit alors qu’Arianite & moy aupres d’elle : il la ſalüa pourtant avec tout le reſpect qu’il luy devoit : & il voulut meſme commencer la converſation par des choſes indifferentes : mais il paroiſſoit neantmoins tant d’inquietude dans ſon eſprit, que nous nous en aperçeuſmes. Madame (luy dit il apres pluſieurs autres diſcours interrompus) je voudrois bien sçavoir de vous, une choſe qui m’importe infiniment, & qui vous importe auſſi beaucoup : S’il m’eſt permis de vous la dire, repliqua la Princeſſe, & que je la sçache, peut-eſtre ſatisferay-je voſtre curioſité. Ouy Madame, vous la sçavez, reſpondit il, & pour ne vous tenir pas plus long temps en peine, je voudrois que vous m’euſſiez fait l’honneur de m’aprendre. quel eſt ce puiſſant Ennemy qui me combat dans voſtre cœur, & qui m’y ſurmonte : car enfin ſi cela n’eſtoit pas, je ne sçaurois croire que mes ſoins, mes reſpects, & mes ſoumissions, ne fuſſent venus à bout d’une ſimple averſion. Seigneur (luy dit la Princeſſe, qui ne croyoit pas qu’il sçeuſt rien avec certitude de ce qui regardoit Artamene) ne vous donnez point s’il vous plaiſt la peine de chercher de ſecretes raiſons à mon procedé aveque vous : & sçachez que quand meſme je vous aurois aimé, & tendrement aimé ; ſi vous m’aviez enlevée ſans mon conſentement, je ne vous aimerois jamais : tant il eſt vray que j’ay une puiſſante averſion, pour ceux qui perdent une fois ſeulement en toute leur vie le reſpect qu’ils me doivent. Quoy Madame (repliqua ce Prince violent, preſque contre ſon intention) ſi Artamene avoit fait ce qu’a fait Philidaſpe, vous le traiteriez comme vous me traitez ? Artamene, reſpondit la Princeſſe en rougiſſant, eſt trop ſage pour me permettre ſeulement de ſupposer qu’il peuſt jamais avoir commis une ſemblable faute : Mais Seigneur, pourquoy me parlez vous d’Artamene en cette occaſion ? Je vous en parle, Madame, repliqua-t’il, comme d’un homme qui à ce que je voy, m’a vaincu plus d’une fois : mais beaucoup plus cruellement dans voſtre cœur, qu’il n’a fait les aimes à la main. Ouy Madame, cét Artamene que j’ay touſjours haï, & que vous m’avez autrefois commandé d’aimer, eſt certainement celuy qui s’oppoſe à ma gloire & à mon bonheur : & vous ne me commandiez ſans doute, que ce que vous faiſiez vous meſme. Comme je n’ay point eu d’injuſtes ſentimens, reſpondit la princeſſe ſans s’émouvoir, je ne vous nieray point que je n’aye eu, & que je n’aye encore beaucoup d’amitié pour Artamene : & vous n’ignorez pas que je luy ay aſſez d’obligation, pour ne le pouvoir haïr. Ces obligations, repliqua ce Prince violent, n’auroient jamais porté la Princeſſe Mandane, à avoir une affection particuliere & ſecrette pour un ſimple Chevalier : ſi ſon cœur n’avoit eſté touché d’une inclination bien forte. Ce ſimple Chevalier dont vous parlez, reprit la Princeſſe en colere, paroiſſoit eſtre autant que Philidaſpe en ce temps là : & ſera peut-eſtre beaucoup davantage un jour, tout Roy d’Aſſirie qu’eſt ce Philidaſpe. Il ne faut pas attendre plus long temps, reſpondit il, car puiſqu’Artamene poſſede voſtre affection, je le tiens beaucoup au deſſus de tous les Princes de la Terre, quand meſme il ne ſeroit que ce qu’il a paru eſtre. Vous avez bien de l’orgueil, & bien de l’humilité tout enſemble, reprit la princeſſe, mais apres tout Seigneur, deſacoustumez vous s’il vous plaiſt de me parler imperieuſement, car je ne le sçaurois ſouffrir. Le Roy d’Aſſirie voyant qu’il avoit extrémement irrité la princeſſe, ſe jetta à ſes pieds : & paſſant d’une extréme violence, à une extréme ſoumission. Quoy Madame, luy dit il, vous voulez que je puiſſe conſerver la raiſon, en aprenant que ce cœur que je croiyois inſensible pour toute la Terre, ne l’eſt pas pour Artamene ! N’eſtoit-ce point aſſez que je sçeuſſe que vous me haiſſiez, fans que j’apriſſe qu’un autre eſtoit aimé ; & un autre encore que j’ay touſjours haï ? Tant que je ne vous ay creüe qu’inſensible, les Dieux sçavent que dans le fonds de mon cœur je vous ay juſtifié autant que je l’ay pû : J’advoüois que vous aviez raiſon de mépriſer tous les Rois du Monde, parce qu’il n’y en avoit point qui fuſt digne de vous. Je confeſſois que mon procedé meritoit que vous me fiſſiez attendre long temps le pardon de ma faute : Mais Madame, lorſque j’ay apris avec certitude, que le ſeul homme de toute la Terre, pour qui j’ay de la haine (quoy que j’aye de l’eſtime pour luy) eſt le ſeul que vous aimez ; ha Madame, je n’ay pû demeurer dans les termes que je m’eſtois preſcrit. Je me ſuis plaint ; je vous ay accuſée, j’ay perdu le reſpect en perdant auſſi la raiſon ; & je penſe meſme que ſi j’euſſe pû m’arracher de l’ame la violente paſſion que voſtre beauté y a fait naiſtre, je l’euſſe fait avec joye. Ouy Madame, je l’advoüe, j’ay fait tout ce que j’ay pu pour vous haïr : mais Dieux que tous mes efforts ont eſté inutiles ! Car enfin je vous aime plus que je ne vous aimois ; ma haine a augmenté pour Artamene, & mon amour s’eſt accrue pour la Princeſſe Mandane. je me trouve un intereſt nouveau à eſtre aimé de vous : il faut Madame, il faut que je chaſſe Artamene de voſtre cœur : il faut que mes reſpects, mes ſoings, mes larmes, & mes ſoupirs, le detruiſent : & il faut enfin que je meure, ou qu’il ne vive plus en voſtre memoire. La Princeſſe entendant parler le Roy d’Aſſirie de cette ſorte, ne douta point du tout qu’il ne sçeuſt quelque choſe de bien particulier, de l’affection d’Artamene : c’eſt pourquoy elle ne jugea pas qu’il faluſt faire une fineſſe d’une amitié innocente. Joint que dans le trouble où le diſcours du Roy d’Aſſirie mettoit ſon ame ; elle creut que peut— eſtre à la fin quand il auroit abſolument perdu l’eſperance d’eſtre aimé, la laiſſeroit il en repos. C’eſt pourquoy prenant la parole, Seigneur, luy dit elle, les Dieux sçavent ſi je ſuis capable d’aucun deguiſement criminel : & l’ingenuité que je m’en vay avoir pour vous, vous le doit aſſez faire connoiſtre. Ha Madame (s’écria alors le Roy d’Aſſirie, qu’elle avoit fait relever malgré luy) ne ſoyez pas aſſez ſincere, pour me dire tout ce que vous penſez d’advantageux pour Artamene : cachez moy pluſtost une partie de ſa gloire : & ne mettez pas ma patience à une ſi rigoureuſe eſpreuve. Je ne sçaurois, luy reſpondit la Princeſſe, vous rien dire que vous ne sçachiez : car enfin toute la Cour de Capadoce a sçeu que j’ay beaucoup eſtimé Artamene : & je vous l’ay dit à vous meſme, du temps que vous eſtiez Philidaſpe. Mais toute la Capadoce a ignoré, ce que je voy bien que vous sçavez, & ce que je m’en vay vous advoüer, qui eſt qu’Artamene eſt de condition égale à la voſtre : & que ſi le Roy mon Pere y conſentoit, l’affection qu’Artamene a pour moy, auroit toute la recompenſe qu’elle merite. Voila Seigneur, les termes où en ſont les choſes : & peut-eſtre en sçavez vous plus preſentement, qu’Artamene luy meſme n’en sçait. Voila Seigneur, encore une fois, cette importante vérité que vous avez deſiré sçavoir : c’eſt à vous preſentement à regler vos deſſeins & voſtre affection pour moy : vous avez de l’eſprit & de la generoſité, c’eſt pourquoy je n’ay plus rien à vous dire là deſſus. Vous pouvez encore prendre un chemin, qui m’obligeroit à vous redonner mon eſtime, & qui vous aquerroit encore l’amitié d’Artamene : Ha Madame, s’écria ce Prince tout hors de luy meſme, je ne veux point de voſtre eſtime toute glorieuſe qu’elle eſt ſans voſtre affection : & je ne veux jamais avoir de part en l’amitié d’un homme, qui poſſede toute la voſtre : & qui ſeul m’empeſche de la poſſeder. Non non Madame, il faut prendre des voyes plus violentes, pour decider les differents que nous avons enſemble Artamene & moy : & il faut que ſa mort me conſole de voſtre cruauté, ou que la mienne aſſure ſon bonheur & le voſtre.

En diſant cela il ſortit, & laiſſa la Princeſſe en une affliction extréme : il fut retrouver Mazare, & luy raconta tout ce que Mandane luy avoit dit. Ce malheureux Prince l’eſcouta avec une inquietude eſtrange : il y avoit des momens, où il n’avoit pas moins de douleur que le Roy d’Aſſirie : & il y en avoit d’autres, où il imaginoit quelque douceur, à penſer qu’il y avoit dans le cœur de la Princeſſe un puiſſant obſtacle pour empeſcher ce Prince d’eſtre aimé : & où il eſperoit qu’entre un Amant haï & un Amant abſent, il pourroit peut-eſtre faire quelque progrés : de ſorte qu’il ſe reſolvoit fortement, à taſcher de gagner l’eſtime & l’amitié de la Princeſſe. Il croyoit meſme ne faire preſque rien contre la generoſité : car, diſoit il, ce ne ſera pas moy qui empeſcheray Mandane d’aimer le Roy d’Aſſirie, ce ſera Artamene. Mais Dieux, reprenoit il un moment apres en luy meſme, cét Artamene qui s’oppoſe au Roy d’Aſſirie, s’oppoſera auſſi à Mazare : Mais, adjouſtoit il, Mazare ne veut pas vaincre à force ouverte, ny à guerre declarée : il veut employer la ruſe, où la force ſeroit inutile : & avoir recours à l’artifice, puis qu’il n’y a point d’autre voye de n’eſtre pas malheureux. Cependant comme il voyoit le Roy d’Aſſirie fort irrité, & en eſtat de ſe porter peut eſtre à quelque extréme reſolution ; il le retint avec toute l’adreſſe imaginable : & luy fit beaucoup eſperer de ſes ſoins. En effet il vint voir la Princeſſe, mais il ne pût pas luy parler le premier : car comme elle avoit une extréme confiance en luy, & qu’elle n’ignoroit pas que le Roy d’Aſſirie luy diſoit toutes choſes ; elle luy parla d’abord avec tant d’eſprit, tant de vertu, tant de douceur, & d’une maniere ſi touchante ; que Mazare penſa preſque former la reſolution, de n’avoir plus que de l’amitié pour Mandane. Mais Dieux, que cette genereuſe reſolution eſtoit mal affermie ! Quand il ne faiſoit qu’eſcouter la Princeſſe, il avoit le cœur attendry ; la compaſſion luy faiſoit quaſi reſpandre des larmes ; mais dés qu’il levoit les yeux, & qu’il rencontroit ceux de Mandane, une nouvelle flame tariſſoit ſes pleurs, détruiſoit ſes premiers deſſeins ; & r’embraſoit toute ſon ame. La Princeſſe fut toutefois tres ſatisfaite de luy : car comme elle luy teſmoigna apprehender quelque choſe de l’humeur violente du Roy d’Aſſirie ; Non Madame (luy dit-il, d’une maniere à luy perſuader qu’il exprimoit ſes veritables ſentimens) ne craignez rien de la violence du Roy : je vous engage ma parole d’aporter tous mes ſoins à luy oſter toute penſée criminelle : Mais ſi je n’y pouvois pas reüſſir, je vous proteſte que de ſon Vaſſal je deviendrois ſon Ennemy, s’il avoit entrepris de vous deplaire : & que tant que Mazare ſera vivant, la Princeſſe Mandane ne ſouffrira autre perſecution du Roy d’Aſſirie, que celle de ſes prieres, de ſes larmes, & de ſes ſoupirs. je vous laiſſe à penſer, ſage Chriſante, quels furent les remercimens de la Princeſſe, & quels furent les Eloges qu’elle luy donna : Enfin Mazare en vint à tel point avec elle, qu’elle l’aimoit comme un frere : & ce Prince ſe trouva ſi heureux durant quelques jours, qu’il ne ſe ſouvenoit ny d’Artamene, ny de rien qui le peuſt faſcher. Mais peu de temps apres, le Roy d’Aſſirie ayant eſté adverty du retour d’Artamene à Themiſcire ; de ſon arrivée à Ecbatane avec Ciaxare ; & des grands preparatifs de guerre que l’on faiſoit contre luy : haſta de ſon coſté l’execution de tous les ordres qu’il avoit donnez. Car dés le lendemain que nous fuſmes arrivez à Babilone, il avoit renvoyé en Lydie : il avoit auſſi envoyé en Phrigie, en Hircanie, en Arrabie, en Paphiagonie, & vers un Prince Indien : Le Prince des Saces auſſi, envoya de ſon coſté ſupplier le Roy ſon Pere de haſter les levées qu’il faiſoit faire en ſon Royaume. Cependant nous ne sçavions que fort confuſément les preparatifs de la guerre : car Mazare qui ne pouvoit ſe reſoudre de parler d’Artamene à Mandane, luy diſoit toujours qu’il n’en sçavoit autre choſe, ſi non qu’il eſtoit revenu des Maſſagettes, & que l’on ſe preparoit à la guerre. Durant cela, le Roy d’Aſſirie voyoit touſjours la Princeſſe, tantoſt : violent, tantoſt tres ſousmis, tantoſt ne faiſant que la regarder avec une profonde melancolie, ſans luy parler que fort peu ; & tantoſt auſſi luy parlant avec une colere extréme, ſans oſer pourtant lever les yeux vers les ſiens. Mais apres tout, j’ay cent & cent fois admiré la bonté des Dieux, en ce qu’ils ont fait qu’un Prince auſſi imperieux que celuy-là, & d’une humeur auſſi altiere ; ſoit touſjours demeuré dans les termes du reſpect. Au commencement que nous fuſmes à Babilone, toutes les Dames avoient la permiſſion de voir la Princeſſe : & elle en fut ſi cherement aimée, qu’il n’eſt rien qu’elles n’euſſent eſté capables de faire pour la delivrer : n’euſt eſté la paſſion qu’elles avoient qu’elle peuſt ſe reſoudre de devenir leur Reine : de ſorte qu’il n’y avoit pas une femme de qualité, qui ne taſchast par ſon propre intereſt, de rendre office au Roy d’Aſſirie. Neantmoins depuis que ce Prince fut adverty par ſes Eſpions que l’on viendroit bien-toſt à luy, il nous oſta cette liberté : & à la reſerve du Prince Mazare, perſonne ne voyoit plus la Princeſſe, & elle eſtoit gardée fort eſtroitement. La raiſon de cela eſtoit, que le menu Peuple conmençoit de murmurer un peu, de ce que l’on alloit engager toute l’Aſſirie en une guerre injuſte. Nous vivions donc de cette ſorte, c’eſt à dire avec beaucoup de melancolie, & ſans autre conſolation que celle de la converſation du Prince Mazare. Les femmes qui ſervoient la Princeſſe, nous diſoient que tous les jours il arrivoit grand nombre d’Eſtrangers à Babilone, ſans qu’elles sçeuſſent ce que c’eſtoit : car elles n’avoient guere plus de liberté que nous. Bien eſt il vray que nous eſtions en une belle Priſon (ſi toutefois il peut y en avoir de belles) eſtant certain que le Palais des Rois d’Aſſirie eſt la plus belle choſe du monde. Mais ſage Chriſante, je ne ſonge pas que vous le sçavez : & que je parle à des perſonnes qui ont accompagné le Vainqueur de Babilone à toutes ſes Conqueſtes. Je vous diray donc ſeulement, que l’Apartement de la Princeſſe, eſtoit du coſté qui regarde cette grande Plaine qui s’eſtend le long de l’ Euphrate : & qui laiſſe la veuë libre, juſques à plus de cent cinquante ſtades de Babilone. Vous sçavez combien cette veuë eſt belle & diverſifiée ; ſoit par le cours du fleuve qui ſerpente en ce lieu-là, ſoit par cent agreables Maiſons dont cette Plaine eſt ſemée : & qui ſont toutes environnées de Palmiers. C’eſtoit donc vers ce coſté là, que la Chambre de la Princeſſe regardoit : & de ce coſté là encore qu’il y a un Balcon qui ſe jette en dehors, ſur lequel elle eſtoit aſſez accouſtumée à reſver, lors que le temps eſtoit aſſez beau pour cela. Je me ſouviens qu’un ſoir elle y fut extraordinairement tard : & comme le Roy ſon Pere & Artamene avoient beaucoup de part à toutes ſes reſveries ; Imaginez vous, me diſoit elle, Marteſie, quelle ſeroit ma joye & ma douleur tout enſemble, ſi un matin en faiſant ouvrir ces feneſtres, je voyois paroiſtre l’Armée de Medie & de Capadoce : En vérité, me dit elle, je croy que j’en expirerois : & que le plaiſir de voir du ſecours, & la crainte qu’il ne fuſt inutile pour moy, & funeſte à ceux qui me le voudroient donner, troubleroit ſi fort mon ame, que je n’aurois ny aſſez de force, ny aſſez de conſtance, pour me reſoudre à en attendre l’evenement. Mais helas ! Marteſie, je ne ſuis pas en eſtat d’avoir cette joye, ny cette douleur : la ſolitude & le ſilence qui regnent dans toute cette vaſte Plaine, que nous decouvrons confuſémcnt, à travers l’obſcurité de la nuit, me diſent aſſez que mes Deffenſeurs n’y ſont pas : & nous n’y voyons enfin, à la ſombre clarté des Eſtoiles & de la Lune, que ce grand Fleuve & des Arbres.

Il y avoit bien alors deux jours que nous n’avions point veû le Prince Mazare : de ſorte que Mandane s’ennuyant de ne voir point ſon Protecteur (car elle le nommoit ſouvent ainſi) il eut beaucoup de part en noſtre converſation. Mais apres que la Princeſſe eut aſſez reſué, & ſe fut aſſez entretenuë, elle ſe coucha dans une Chambre qui touchoit celle où nous eſtions, où d’ordinaire elle ne faiſoit que paſſer le jour. Le lendemain au matin, à peine fut elle habillée, qu’on luy vint dire que le Roy d’Aſſirie la ſupplioit de luy permettre de la voir : Comme elle luy eut accordé ce qu’il demandoit, & qu’il fut entré ; Madame (luy dit il, apres, l’avoir ſalüée avec beaucoup de reſpect) me voudriez vous faire la grace, de paſſer dans la Chambre où vous avez accouſtumé d’eſtre ? Seigneur (luy dit elle, en nous faiſant ſigne de la ſuivre à Arianite & à moy) ce n’eſt point aux Captives à choiſir le lieu de leur priſon : & en diſant cela, elle ſuivit ce Prince qui luy donna la main, & nous la ſuivismes auſſi. Comme nous fuſmes dans cette Chambre, le Roy d’Aſſirie s’aprochant du Balcon ; l’ayant ouvert ; & tiré un grand rideau à houpes d’or, qui le cachoit quand on vouloit ; nous viſmes que toute cette grande Plaine que le ſoir auparavant nous avions veuë ſi ſolitaire, eſtoit entierement couverte de Gens de guerre : & de la façon dont je vy la multitude des Eſquadrons, des Bataillons, des Enſeignes differentes, des chevaux, & des Corps ſeparez, il me parut y avoir plus de quatre cens mille hommes en cette Campagne. Je vous laiſſe à juger ſage Chriſante, quel effet fit un objet ſi terrible dans le cœur de Mandane : elle creut toutefois d’abord, que c’eſtoit l’Armée de Ciaxare : mais elle ne fut pas long temps en une ſi douce erreur : car le Roy d’Aſſirie s’eſtant tourné vers elle. Vous voyez, Madame, luy dit il, que le deſſein que l’ay de vous conquerir & de vous meriter, n’eſt pas jugé ſi criminel par les Dieux que vous le croyez, puis qu’ils ne m’abandonnent pas : & que tant de Rois & tant de Princes comme il y en a dans cette Armée, dont cette grande Plaine eſt couverte, n’ont pas fait de difficulté de prendre mes intereſts : & que deux cens mille hommes enfin ſe trouvent en eſtat d’expoſer leur vie pour l’amour de moy. La Princeſſe voyant ſes eſperances trompées, rejetta les yeux ſur cette Armée comme pour s’en eſclaircir : & en effet quoy que l’on ne peuſt pas bien diſcerner les enſeignes, à cauſe de l’eſloignement, neantmoins il luy ſembla qu’il n’y en avoit point de Medie. C’eſt pour quoy detournant la teſte avec precipitation, comme ne pouvant plus ſouffrir un ſi eſpouventable objet ; Ha ! Seigneur, s’eſcria t’elle, que me faites vous voir, & quelle eſpece de ſupplice avez vous inventé pour me tourmenter ? Voulez vous que je ſente toute ſeule & tout à la ſois toutes les bleſſures que feront vos Soldats à ceux de mon Party ? Voulez vous dis-je, que je ſente les malheurs qui me doivent arriver, auparavant qu’ils ſoient arrivez ? Et que voulez vous enfin de la malheureuſe Mandane ? Je veux, Madame, luy reſpondit il, que vous connoiſſiez parfaitement, que de voſtre ſeule volonté, dépend le deſtin de toute l’Aſie : afin que ce que ma conſideration n’a pû faire, celle de tant de Peuples, de tant de Provinces, & de tant de Royaumes vous y porte. j’ay sçeu, Madame, adjouſta t’il, que le Roy voſtre Pere ſecouru par le Roy de Perte a mis ſes Troupes en campagne, & qu’il eſt ſur les rives du fleuve du Ginde pour venir à nous : & c’eſt. Madame, ce qui m’a fait haſter de me mettre en eſtat de me deffendre : car comme vous pouvez penſer, je n’aurois jamais attaqué le Roy des Medes. Ainſi Madame, j’ay creu que je devois encore tenter cette derniere voye de fléchir voſtre cœur : Songez donc, s’il vous plaiſt, que les Roys de Lydie, de Phrigie, d’Arrabie, d’Hircanie, & cent autres Princes ces tres vaillans qui ſont dans mon Armée, ne connoiſſent pas le Roy voſtre Pere, & ne ſont pas amoureux de vous comme je le ſuis pour l’eſpargner, comme je feray ſans doute. Enfin conſiderez je vous en conjure, que de deux cens mille hommes il pourroit arriver facilement, que quelqu’un vous privaſt d’une perſonne ſi chere. Ha cruel ! s’eſcriat’elle, à quel eſpouvantable ſupplice m’expoſez vous ? Ha ! impitoyable, luy reſpondit il, quelle dureté de cœur eſt la voſtre, d’aimer mieux que toute l’Aſie ſoit en armes ; que toute l’Aſie ſoit noyée de ſang ; que toute l’Ane ſoit deſtruite ; & que le Roy voſtre Pere ſoit engagé en une dangereuſe guerre, que de recevoir l’affection d’un Prince qui vous adore ; qui ne veut vivre que pour vous, & qui eſt preſt d’employer cette meſme Armée à vous conqueſter des Couronnes, ſi celle qu’il porte ne ſatisfait pas voſtre ambition ? Enfin, Madame, vous voyez deux cens mille hommes preſts à marcher, & preſts à combatte, ſi l’occaſion s’en preſente : Cependant quoy que tant de vaillans Capitaines, & tant de vaillans Soldats, ayent une ſorte, impatience de voir l’Ennemy & de le vaincre, un ſeul de vos regards, peut leur faire tomber les armes des mains. Ouy divine Princeſſe, vos yeux ſont les Maiſtres abſolus du deſtin de tant de Peuples : Vous n’avez qu’à regarder favorablement, Vous n’avez qu’à prononcer une parole à mon avantage, Vous n’avez qu’à n’eſtre plus inhumaine ; Vous n’avez qu’à me donner un rayon d’eſperance, pour faire que toute l’Aſie ſoit en paix, & que le Roy voſtre Pere ſoit en ſeureté. Parlez donc je vous en conjure : ou ſi vous ne voulez point parler, faites du moins que vos yeux me parlent pour vous. Ne me dites pas meſme ſi vous ne voulez, que vous aimerez un jour le Roy d’Aſſirie : & promettez moy ſeulement, que vous n’aimerez plus Artamene. Encore une fois. Madame, faut il combatre, ou faut il poſer les armes ? Mais ſongez bien auparavant que de reſpondre, à ce que vous avez à dire. Les Dieux, Seigneur, reſpondit la Princeſſe, ſont les Maiſtres abſolus de tous les hommes : & Mandane ne doit pas uſurper cette ſupréme authorité ſur eux. C’eſt donc à moy à me reſoudre à ſouffrir les malheurs qu’ils m’envoyent : & non pas à moy à m’oppoſer à leurs volontez. S’ils n’avoient pas reſolu la guerre, ils auroient changé mon cœur ; ils auroient changé celuy du Roy mon Pere, & l’auroient obligé à vous pardonner. Ainſi je ne ſuis point en termes de pouvoir diſposer de mes propres volontez : il ſuffit que je sçache de voſtre bouche, que le Roy des Medes a pris les armes contre vous, pour trouver qu’il ne m’eſt plus permis, ny de vous regarder favorablement, ny de vous dire une parole avantageuſe ; ny de vous donner un rayon d’eſperance. Puis qu’il vous tient pour ſon ennemy, j’ay un nouveau ſujet de vous mal traiter, & je n’en ay plus de vous pardonner, quand meſme j’aurois eu la foibleſſe de le vouloir faire. Ainſi quand Artamene ne ſeroit point vivant, je ne ferois ſans doute que ce que je fay. De plus, quoy que voſtre Armée ſoit grande, je veux eſperer que les Dieux combatant pour le Party le plus juſte, feront ſuccomber les Ennemis du Roy mon Pere, & luy donneront la victoire. Ce n’eſt pas (et ces meſmes Dieux le sçavent) que ſi par la perte de ma vie, je pouvois empeſcher la ſienne d’eſtre expoſée, je ne le fiſſe avec une joye incroyable : Ouy, Seigneur, ſi vous pouvez vous y reſoudre, ſouffrez que je ſois la victime qui redonne la Paix à toute l’Aſie : j’y conſens, & tout mon cœur. S’il ne faut pour vous ſatisfaire, pourſuivit elle, qu’oſter Mandane au malheureux Artamene, j’y conſens encore, pourveû que vous luy permettiez d’entrer au Tombeau : & qu’elle paſſe des moins du Roy d’Aſſirie en celles de la mort, qui luy plairont davantage. Quoy Seigneur (adjouſta la princeſſe, qui vit dans les yeux de ce Prince que ſes diſcours eſtoient inutiles) vous ne m’écoutez pas ! & vous meſme vous ne vous laiſſez pas fléchir ! Au nom des Dieux Seigneur, faites une action heroïque en cette tournée : ſurmontez la paſſion que vous avez dans le cœur : la conqueſte de Mandane, ne vaut pas pas tant d’illuſtre ſang que vous en voulez faire reſpandre : l’Amour vous a trompé Seigneur : la beauté qui vous charme, n’eſt qu’une illuſion agreable : & quand elle ſeroit telle que vous vous l’imaginez ; ce ne ſeroit apres tout, qu’un threſor que le Temps dérobe infailliblement bien toſt, à toutes celles qui le poſſedent. Revenez donc à vous Seigneur, & ſi vous eſtes raiſonnable, aimez la gloire, & la preferez à Mandane. Elle eſt plus belle qu’elle, & vous en ſerez mieux traité : Mandane meſme, vous en eſtimera davantage, & ne vous reprochera point l’infidelité que vous luy avez faite. Songez en effet que cette Princeſſe n’eſt pas digne d’une amour auſſi conſtante que la voſtre : elle vous haït ; elle vous mal-traitte ; & elle ne vous aimera jamais. Enfin ſoit parraiſon, ſoit par vangeance, ſoit par generoſité, redonnez la paix à toute l’Aſie, & haïſſez la Princeſſe Mandane, qui ne vous fait que du mal. je le voudrois Madame, interrompt le Roy d’Aſſirie, ſi je le pouvois, mais je ne le puis, quoy que je le veüille : & je penſe qu’il m’eſt auſſi impoſſible de n’aimer pas la Princeſſe Mandane, qu’il eſt impoſſible à la Princeſſe Mandane de n’aimer pas Artamene. Mais Madame (adjouſta ce Prince avec un redoublement de colere eſtrange) ſi vous aimez ſa vie, laiſſez vous toucher à mes prieres : car sçachez que dans tous les combats que nous ferons, j’aporteray autant de ſoing à le chercher & à le vaincre ; que l’en apporteray à fuir & à eſpargner le Roy voſtre Pere. De plus, comme il eſt brave, & qu’il en a la reputation ; il n’y a pas un vaillant homme en toute mon Armée, qui n’ait deſſein de le rencontrer : imaginez vous donc que tous les traits qui partiront des mains de tous ces Soldats que vous voyez, ſeront lancez contre Artamene : que tous les Javelots ſeront tournez contre ſon cœur : que toutes les fleches, toutes les fondes, toutes les faux, toutes les eſpées, & toutes les Armes offenſives, ſeront employées contre luy : & qu’il ne tient qu’à vous de luy oſter tant d’Ennemis, & de ne luy en laiſſer plus qu’un à combatre. Ainſi cruelle Perſonne, ſi vous aimez Artamene, ne me haïſſez plus : & donnez moy quelque legere marque de bien-veillance & de repentir. Non Seigneur (luy reſpondit la Princeſſe en l’interrompant) vous ne me connoiſſez pas encore : ſi j’avois eu à changer de ſentimens, j’en aurois changé au nom du Roy mon Pere : & ce que je n’ay point fait pour luy, je ne le feray pas pour Artamene. Ce n’eſt pas (puis que vous me forcez de vous le dire) que je n’aye pour ce Prince une tendreſſe infinie, & une fidelité inébranlable : mais c’eſt qu’il n’eſt point de paſſion aſſez forte, pour me faire manquer à mon devoir : & qu’entre un Pere & un Amant, ma volonté ne ſe porte jamais à rien d’injuſte, & ne balance pas meſme un inſtant ſur la reſolution qu’elle doit prendre. Enfin Madame, dit il prenant un ton de voix un peu aigre, il faut donc aller combattre, & vous l’ordonnez ainſi : La Princeſſe voyant qu’effectivement il ſe preparoit à s’en aller, en fut fort eſmeüe : & tout d’un coup cette fermeté qu’elle avoit euë en luy parlant l’abandonna, & les larmes luy vinrent aux yeux. Elle ſe jetta donc à ſes pieds, & le retenant, eh Seigneur, luy dit elle, qu’allez vous faire ? Combatre & vaincre ſi je le puis Madame, luy dit il en la relevant avec precipitation : Mais quand vous aurez vaincu le Roy mon Pere, repliqua la Princeſſe, vous n’aurez pas vaincu le cœur de Mandane. Au contraire je vous declare dés icy, en preſence des Dieux qui m’eſcoutent, que ſi pendant cette guerre, le Roy des Medes ou l’illuſtre Artamene meurent, vous n’avez qu’à vous preparer à la mort de Mandane. Combatez Seigneur, tant qu’il vous plaira, vous ne joüirez point du fruit de voſtre victoire : & puis que le prix du combat eſt entre mes mains, vous devez eſtre aſſuré de ne l’obtenir jamais. Vous pourrez peut-eſtre vaincre le Roy mon Pere ; vous pourrez peut-eſtre faire tuer ce meſme Artamene, qui vous a donné une fois la vie ; mais vous ne sçauriez empeſcher Mandane de mourir. Ainſi Seigneur, ſi vous la reduiſez au deſespoir, elle vous y reduira auſſi bien qu’elle. Encore une fois penſez à vous : car enfin ſi vous eſtes vaincu, vous le ſerez avec honte, veû l’injuſtice de voſtre action : & ſi vous eſtes vainqueur, vous n’aurez pour recompenſe de tous vos travaux, que le Cercueil de Mandane. Les Dieux Madame, reſpondit ce Prince, ne vous ont pas donnée à la Terre, pour vous en retirer ſi toſt : & je veux eſperer que ſi je reviens vainqueur, vous changerez de ſentimens pour moy. Si je vous voy victorieux, reprit la Princeſſe, le bruit de voſtre victoire, n’aura pas devancé voſtre retour : car ſi je la sçay devant, ma mort devancera le jour de voſtre Triomphe. Mais Madame, que voulez vous que je face ? adjouſta ce Prince, les choſes en ſont venües au point, que je ne puis vivre ſans vous ; que je ne puis ſouffrir qu’Artamene vive tant que vous l’aimerez, & que vous n’aimerez point le Roy d’Aſſirie. Mais Madame, vous aimez mieux que toute l’Aſie periſſe : & ce qui vous y porte, eſt que parmy la crainte qui vous poſſede, il vous reſte quelque eſpoir que je periray avec elle : Ouy Madame, je lis dans voſtre cœur cette ſecrette joye qui ſe meſle à vos douleurs : & malgré cela je vous reſpecte, je vous aime, & je vous adore. Jugez Madame, s’il y a de la comparaiſon entre l’amour qu’Artamene a pour vous, & celle que j’ay : car enfin il ſe voit aimé, de la plus belle Perſonne de toute la Terre : quelle merveille y a t’il donc qu’il ſoit fidelle, pour une illuſtre Princeſſe, qui mépriſe tout ce qu’il y a de plus Grand au monde pour luy, & qu’on luy voye aimer, ce qui l’aime ſi tendrement ? Pour connoiſtre la difference qu’il y a entre Artamene & moy, ſaignez Madame de le mépriſer, comme vous me mépriſez : traitez le comme vous me traitez : & ſi apres cela il vous aime comme je vous aime, j’advoueray qu’il a plus de droit que moy à voſtre affection. Vous sçavez Madame, que je ſuis Maiſtre dans Babilone : & ou ainſi j’euſſe pû trouver les moyens de m’ y faire obeir ; cependant vous y avez commandé abſolument : & je vous y laiſſe meſme la liberté de m’outrager. Et tout cela parce que j’ay une paſſion pour vous qui n’eut jamais d’égale : mais une paſſion reſpectueuse, qui combat elle meſme les plus violents deſirs qu’elle fait naiſtre dans mon cœur, & qui ne me permet rien que de vous adorer. Enfin Madame il faut partir : il faut aller porter le fer Se la flame dans le Camp ennemy : il faut aller au devant d’Artamene : vous le voulez, & il vous faut obeir. Cependant vous prierez icy les Dieux pour ſa victoire & pour ma perte : & je les conjureray ſeulement de changer voſtre cœur. J’ay encore à vous dire Madame, adjouſta t’il, que quand vous m’aurez veû partir, ſi par hazard l’image de tant de malheurs que vous allez cauſer, vous oblige à vous repentir d’une reſolution ſi injuſte, vous ſerez touſjours en eſtat de faire ceſſer la guerre. Vous n’aurez qu’à m’envoyer le moindre des voſtres : & qu’à m’eſcrire ſeulement ce motEſperez, & au meſme inſtant Madame, quand je recevrois ce glorieux Billet au milieu d’une Bataille ; que j’aurois le bras levé pour tuer Artamene ; & que la victoire me ſeroit preſque aſſurée : je vous promets inexorable Perſonne, de faire ſonner la retraite ; de fuir devant mes Ennemis ; & de revenir à vos pieds, chercher dans vos yeux la confirmation de cette agreable parole.

Pendant que ce Prince parloit ainſi, Mandane eſtoit ſi accablée de douleur, qu’elle ne l’entendit, preſque point : & elle s trouva meſme ſi foible, qu’elle fat contrainte de s’aſſoir ſur des Quarreaux qui eſtoient aupres du Balcon : de ſorte que le Roy d’Aſſirie voyant qu’il ne la pouvoit fléchir, & qu’elle ne vouloit meſme plus luy parler ; la quitta, apres luy avoir baiſé la robe ; ſans qu’elle s’en apperçeuſt. Comme il fut dans une autre Chambre, il me fit appeller : mais je vous advoüe que de ma vie je ne vy une perſonne plus deſesperée. Il me dit encore cent choſes, pour redire à la Princeſſe : & je luy en reſpondis auſſi beaucoup, pour le ramener à la raiſon. Et comme les menaces que la Princeſſe avoit faites de ſa mort, luy tenoient l’eſprit en peine ; Marteſie, me dit il, vous me reſpendrez de la vie de Mandane : ne parlez point pour moy ſi vous ne voulez ; mais ſongez à ſa conſervation. En ſuitte il dit la meſme choſe à Arianite, & à toutes les autres femmes qu’il avoit miſes aupres d’elle : & en dit encore davantage au Prince Mazare, qu’il devoit laiſſer pour commander dans Babilone : & qui avoit eſté occupé à la reveüe des Troupes que le Roy ſon Pere luy avoit envoyées, pendant ces deux jours que nous ne l’avions point veû. De vous dire Chriſante tout ce que dit la Princeſſe, apres que le Roy d’Aſſirie fut party, ce ſeroit m’engager en un long diſcours : elle ſe releva, & voulut regarder encore une fois cette prodigieuſe Armée. Mais helas, que de funeſtes penſées l’agiterent ! Quoy, me dit elle apres avoir eſté long temps ſans parler, je puis conſentir que toutes ces Troupes que je voy, aillent contre le Roy mon Pere, & contre Artamene ! Et je puis expoſer la vie de deux Perſonnes ſi cheres, à tous les hazards d’une longue & dangereuſe guerre ! Quoy, je puis conſentir, moy qui ay touſjours eu une averſion naturelle pour les combats, que tant de milliers d’hommes, que tant de Princes, que tant de Rois, que tant de Peuples s’entretüent pour l’amour de moy ! Quoy, je puis conſentir que tant de perſonnes innocentes ſouffrent en ma conſideration ! Ha non Marteſie, je penſe que j’ay tort : & je confeſſe qu’il y a eu des endroits dans le diſcours du Roy d’Aſſirie, où j’ay du moins douté ſi j’avois raiſon. Cependant je l’advoüe, je n’ay jamais pû obtenir de mon cœur ny de ma bouche, la force de luy dire une parole favorable : à peine en ay-je eu formé un leger deſſein, que j’ay ſenty un trouble extraordinaire dans mon ame. Je ne sçay ſi c’eſt un effet de la haine que j’ay pour le Raviſſeur de Mandane, ou un effet de l’amitié que j’ay pour Artamene : mais enfin je n’ay pû dire tout ce qu’il euſt peut-eſtre falu dire pour le fléchir. Mais que fais-je ? reprit elle tout d’un coup, je perds ſans doute la raiſon : & mon cœur & ma bouche ont eſté plus equitables que mon eſprit. Car enfin la paix ou la guerre ne ſont pas meſme en ma diſposition : quand j’aurois pû vaincre la haine que j’ay pour un Prince qui m’a enlevée avec une injuſtice effroyable : quand je n’aurois plus conſideré Artamene, & que je me ſerois reſolüe d’avoir la laſcheté de ceder au Roy d’Aſſirie ; j’aurois fait cette laſcheté inutilement : puis que le Roy mon Pere n’auroit pas laiſſsé de faire la guerre : & que l’illuſtre Artamene l’auroit meſme faite encore plus ſanglante & plus furieuſe, pour Mandane criminelle, qu’il ne la fera pour Mandane innocente. De plus, ne sçay-je pas que depuis le fameux Dejoce, qui remit la Medie en liberté, & qui la retira de la tyrannie des Aſſiriens, il y a une haine irreconciliable entre ces Peuples ? Seroit il donc juſte, qu’une Princeſſe deſcenduë de l’illuſtre Sang du Liberateur de ſa Patrie, la remiſt en ſeruitude ? Non Marreſie ; un ſentiment de tendreſſe & de pitié, avoit un peu troublé ma raiſon : car ſoit que je conſidere le Roy d’Aſſirie comme le Rauiſſeur de Mandane, comme l’Ennemy du Roy des Medes ; comme celuy d’Artamene ; ou comme le Tiran de mon Païs, j’ay deû faire ce que j’ay fait. Apres tout, Artamene eſt dans la meſme Armée où eſt mon Pere : il luy a deſja ſauvé la vie, il fera encore la meſme choſe : & il faut eſperer, veû la juſtice de leurs Armes, queles Dieux les protegeront, & les conſerveront l’un & l’autre. Mais Chriſante, à peine la Princeſſe penſoit elle avoir trouvé quelque repos, par un raiſonnement ſi juſte, que la veüe de ce grand Corps d’Armée, renouvelloit toutes ſes douleurs : Madame, luy diſois-je, ne regardez plus des Troupes qui vous affligent ſi fort : ou ſi vous les voulez regarder, regardez les comme devant ſervir de matiere à la gloire du Roy voſtre Pere, & à celle d’Artamene. Ha ma chere fille ! s’eſcria t’elle, qui sçait ſi parmy ceux que je regarde, je ne voy point le meurtrier de mon Pere, ou celuy d’Artamene ?

Enfin Chriſante, je l’arrachay par force de là, & la fis repaſſer dans une autre Chambre : Cependant nous sçeuſmes que le lendemain l’Armée partiroit : & ce jour la meſme le Roy d’Aſſirie aprit, que par une invention. prodigieuſe que vous n’ignorez pas puis que vous y eſtiez, l’Armée de Medie avoit paſſe la Riviere du Ginde : & avoit pouſſe quelques Troupes qui eſtoient de l’autre coſté. Il partit donc en diligence, & fit marcher toute ſon Armée : le Privée Mazare par un ſentiment d’honneur, euſt bien voulu l’accompagner : A mais le Roy d’Aſſirie ne voulut jamais confier la garde de Babilone, & celle de la Princeſſe qu’à luy, de ſorte qu’il le conjura de demeurer : & je ne sçay ſi malgré le grand cœur de ce Prince, un ſentiment d’amour ne fit pas qu’il en fut bien aiſe. Le Roy d’Aſſirie voulut meſme que les Troupes du Prince des Saces, de meuraſſent dans Babilone : afin que ſi le Peuple qui murmuroit fort de j’injuſtice de cette guerre, vouloit remuer en ſon abſence ; il y euſt des Troupes Eſtrangeres pour le tenir en ſon devoir. Mais ce qu’il y eut d’admirable, fut que le Roy d’Aſſirie auparavant que de quitter le Prince Mazare, le tira à part : & l’eſprit fort inquiet & fort troublé, luy parla à peu prés en ces termes. Vous voyez mon cher Mazare, qu’Artamene mene eſt toujours heureux & toujours invincible : il a paſſé un fleuve en huit jours, qui le devoit arreſter une année entiere : il a fait ce qui n’eſt permis de faire qu’aux Dieux ſeulement : & ſi je ne me trompe, la Fortune ne l’aura pas tant favoriſé pour l’abandonner apres. Ce n’eſt pas que je ne sçache que mon Armée eſt d’un tiers plus forte que celle du Roy des Medes : Mais apres tout, je puis pourtant eſtre vaincu, & je puis meſme mourir en cette occaſion. Ainſi pour vous conſoler de la douleur que vous avez d’eſtre contraint par mes prieres, de ne vous y trouver pas, je veux mon cher Mazare vous en faire une autre, ou voſtre grand cœur trouvera de quoy eſtre ſatisfait. Sçachez donc que dans la paſſion démeſurée que j’ay pour la Princeſſe Mandane, je ſuis effroyablement perſecuté de la cruelle penſée qui me vient, que ſi je meurs, la Paix ſe faiſant, Artamene jouïra en repos de l’affection de Mandane : promettez moy donc je vous en conjure, que ſi je peris, vous combatrez Artamene, & ne rendrez jamais la Princeſſe au Roy ſon Pere, que ce trop heureux Rival ne ſoit mort. Promettez le moy je vous en prie : mais promettez le moy avec ſerment : car ſi vous le faites, j’auray l’eſprit en quelque repos : & ſeray moins tourmenté de la cruelle jalouſie qui me perſecute. Ce n’eſt pas qu’elle n’aille encore plus loing : car je vous advoüe que ſi je penſois que qu’elqu’un peuſt jamais poſſeder Mandane, je mourrois deſesperé. Mais dans la paſſion qu’elle a pour Artamene, j’eſpere que ſi vous le tuez, elle n’en aura jamais d’autre, & ne ſe mariera meſme point. Voila, luy dit il encore, le ſervice que j’attens de vous, & que ſans doute vous ne me refuſerez pas, quoy qu’il ne ſoit pas aiſé de me le rendre. Car enfin il le faut advoüer, vous ne vaincrez pas Artamene ſans gloire : & vous trouverez voſtre recompenſe, en me rendant cét office. je vous laiſſe à juger ſi Mazare deuſt eſtre ſurpris d’un ſemblable diſcours : & je vous laiſſe à penſer s’il ne luy promit pas ce qu’il voulut ſans reſistance : eſtant certain que depuis que l’on diſoit dans Babilone qu’Artamene aprochoit, ſa paſſion eſtoit devenuë plus violente. Tant y a Chriſante, que le Roy d’Aſſirie s’en alla fort conſolé de la promeſſe qu’il luy fit de combatre Artamene s’il mouroit. Nous demeuraſmes donc ſous la conduite de Mazare, qui redoubla encore ſes ſoings & ſes bontez pour nous : & ſi l’effroyable inquietude où nous eſtions à tous les momens, d’aprendre quelque fâcheuſe nouvelle ne nous euſt tourmentée, l’on peut dire que noſtre captivité n’euſt pas eſté alors fort rigoureuſe. Cependant elle l’eſtoit beaucoup : Le Prince Mazare n’entroit jamais dans la Chambre de la Princeſſe, qu’elle ne tremblaſt, & ne cherchaſt dans ſes yeux, s’il avoit eu des nouvelles de l’Armée. Pour luy, il eſtoit touſjours plus amoureux : & je penſe qu’il eut beſoin de toute ſa generoſité, pour ſouhaiter que le Roy d’Aſſirie emportaſt la victoire. Je me ſouviens d’un jour qu’il voyoit la Princeſſe fort affligée, & que ſelon ſa couſtume, il eſtoit fort melancolique : Mandane qui croyoit touſjours que la ſeule compaſſion qu’il avoit de ſes malheurs en eſtoit la cauſe ; luy dit, Seigneur, je ne vous ay pas peu d’obligation ; car enfin eſtant ce que vous eſtes au Roy d’Aſſirie, vous ne laiſſez pas d’avoir la bonté de vous intereſſer en ce qui me touche. Il eſt vray, Madame, reſpondit ce Prince, que vous avez fait un changement eſtrange en mon cœur : je vous advoüe toutefois, que je ne puis ſouhaiter que le Roy ſoit vaincu : mais auſſi ay-je quelque peine à deſirer qu’il s’emporte la victoire : & tout cela. Madame, pour l’amour de vous. l’eſpere neantmoins, adjouſta t’il, que vous ne m’en jugerez pas plus criminel. Au contraire, dit elle, je vous ne trouve beaucoup plus innocent : car enfin ne ſe laiſſer point preoccuper par les ſentimens d’un Prince qui vous aime ; & s’attacher aux intereſts d’une Princeſſe malheureuſe que vous ne connoiſſez preſque point, c’eſt veritablement eſtre genereux. Ha ! Madame, reprit Mazare, ne dites pas s’il vous plaiſt que je ne connois point la Princeſſe Mandane : je la connois ſi parfaitement, que perſonne ne la connoiſt mieux en toute la Terre : & c’eſt pour cela que je trahis en quelque façon le Roy d’Aſſirie : & je connois meſme, adjouſta t’il, ſes propres malheurs, mieux qu’elle ne les connoiſt. Je n’en doute point, reprit la Princeſſe, car comme vous connoiſſez mieux que moy celuy qui les cauſe, vous voyez mieux auſſi les dangereuſes ſuittes qu’ils peuvent avoir. C’eſtoit de cette ſorte, Chriſante, que quelquefois Mazare diſoit des choſes qui euſſent pû faire ſoubçonner ſes ſentimens ſecrets : & c’eſtoit de cette ſorte auſſi, que l’ingenuité de la Princeſſe, les luy faiſoit expliquer ſans y entendre fineſſe aucune. Cependant nous eſtions touſjours en une incertitude extréme : le moindre bruit nous troubloit : je n’entrois jamais dans la chambre de Mandane, qu’elle ne cherchaſt ſur mon viſage ſi je n’avois rien apris : & plus d’une fois elle creut y voir des marques de la victoire du Roy d’Aſſire, & de la mort du Roy ſon Pere, & de celle d’Artamene.

Mais enfin quelque temps apres, comme nous eſtions à ce meſme Balcon dont je vous ay deſja parlé ; Nous viſmes une groſſe nuë de pouſſiere s’eſlever bien loing dans la Plaine : & peu à peu nous diſcernasmes un gros de Cavalerie qui commença de paroiſtre. Cette veüe fit paſlir la Princeſſe de crainte ; mais apres avoir conſideré ces Troupes, il me ſembla qu’elles venoient trop viſté & trop en deſordre vers Babilone, pour eſtre victorieuſes. Madame, dis-je à la Princeſſe, nous avons vaincu infailliblement : & en effet, il eſtoit aiſé de le connoiſtre : car outre que ces Gens de guerre n’eſtoient pas en grand nonbre, ils alloient tellement en confuſion, qu’il n’eſtoit pas difficile d’imaginer que des Vainqueurs n’iroient pas ainſi Mais Marteſie, me diſoit la Princeſſe qui craignoit touſjours, que sçavez vous ſi ce ne ſont point des priſonniers de guerre que l’on ameine, & ſi le le Roy mon Pere ou Artamene ne ſont point enchaiſnez parmy ceux que je voy ? Mais enfin, Chriſante, nous fuſmes bientoſt eſclaircies de nos doutes : car quelque temps apres avoir veû entrer ces Troupes dans la Ville, nous etendiſmes un aſſez grand bruit dans l’Eſcalier. En ſuitte nous viſmes ouvrir la porte de la Chambre où nous eſtions ; & nous viſmes entrer le Roy d’Aſſirie, avec des Armes toutes rompuës, taintes de ſang en divers endroits ; une Eſcharpe à demy deſchirée, & toute ſanglante : un Panache tout poudreux, tout rompu, & tout ſanglant, car ce Prince avoit eſté bleſſé legerement à l’eſpaule. Il avoit de plus tant de triſtesse dans les yeux, & tant de marques de fureur ſur le viſage, que la Princeſſe en perdit toute la crainte qu’elle avoit eüe pour le Roy ſon Pere & pour Artamene. Joint qu’à peine ce Prince deſesperé fut il entré dans la Chambre, que prenant la parole ; Vos vœux, Madame, luy dit il, ſont exaucez : Artamene a eu l’avantage : & je penſe que je puis eſperer de ne vous deſplaire pas une fois en toute ma vie, en vous faiſant voir à vos pieds celuy que la Fortune luy a fait vaincre. Il n’a pas tenu à moy, Seigneur, luy repliqua la Princeſſe, que ce malheur ne vous ſoit pas arrivé : & ſi vous vous fuſſiez laiſſé vaincre à mes prieres & à la raiſon, Artamene ne vous auroit pas vaincu : & la victoire que vous euſſiez obtenuë ſur vous meſme, vous euſt eſté plus glorieuſe, que celle qu’Artamene a r’emportée ſur vous ne luy eſt honorable, bien qu’elle la ſoit infiniment. Quoy, Madame, reprit le Roy d’Aſſirie, la Princeſſe Mandane que j’ay touſjours veüe ſi douce & ſi pitoyable, pour les malheurs des moindres Sujets du Roy ſon Pere, pourra aprendre d’un œil ſec & d’une ame tranquile, que pour l’amour d’elle il y a une Campagne toute couverte de morts ou de mourans ; de Chariots renverſez ; d’Armes rompuës ; de Rois qui ont perdu la vie ; de Princes bleſſez ou priſonniers : qu’il y a, dis-je, un nombre infiny de Soldats noyez dans leur ſang ; & qu’enfin prés de quatre cens mille hommes ont combatu pour ſes intereſts ! Elle pourra, dis-je, encore une fois, cette impitoyable Perſonne, me voir vaincu & bleſſe à ſes pieds, ſans un ſentiment de compaſſion ! Moy, dis-je, qui perds toute ma fureur en la voyant ; qui ne ſens plus meſme la douleur de ma deffaite dés que je la regarde ; & qui m’eſtimerois encore trop heureux de ſouffrir tant de diſgraces, s’il m’eſtoit permis d’eſperer qu’elle euſt un jour pitié de mes infortunes. Ouy cruelle Princeſſe, tout vaincu, tout bleſſé, & tout malheureux que je ſuis, vous pouvez encore me rendre le plus heureux de tous les hommes. Mais de grace, pourſuivit il, ne vous obſtinez pas à inſulter ſur un miſerable : & ſongez bien auparavant que de prononcer une cruelle parole, qu’Artamene n’eſt pas encore dans Babilone. J’ay meſme à vous dire, Madame, adjouſta t’il, pour temperer un peu voſtre joye, qu’il ne loy ſera pas ſi aiſé d’y entrer, qu’il luy a eſté facile de me vaincre. Les Batailles dépendant plus particulierement de la Fortune que les Sieges : c’eſt pourquoy je puis reſpondre plus abſolument de l’evenement de l’un que de l’autre. Joint que quand je devrois faire un grand bûcher de. Babilone, je m’enſevelirois pluſtost ſous ſes ruines, que de ſouffrir qu’Artamene vous poſſedast. Seigneur, interrompit la Princeſſe ſans s’eſmouvoir, la crainte de la mort n’eſbranle gueres mon ame : & vous m’avez tellement accouſtumée a la deſirer, que ce n’eſt pas me faire une menace qui m’effraye, que de me parler de perir dans les flames. Ha ! Madame, s’eſcria ce Prince en ſe jettant à genoux, pardonnez à un malheureux, à qui vous n’avez pas laiſſé l’uſage de la raiſon : je n’ay pas ſongé à ce que j’ay dit, quand j’ay parlé de cette ſorte. Mais apres tout, que voulez vous que je devienne ? Je vous l’ay dit cent fois, adjouſta t’il, & je vous le dis encore : Artamene ne vous poſſedera jamais, tant que je ſeray vivant : & Artamene ne me vaincra pas ſans peril, quelque brave & quelque heureux qu’il puiſſe eſtre. Mais Seigneur, luy dit la Princeſſe, eſt il poſſible que vous ne conceviez pas que les Dieux ſont contre vous ? Mais inhumaine Princeſſe, reprit il, eſt il poſſible que vous ne conceviez pas auſſi, que vous eſtes la ſeule cauſe de la guerre, & que vous eſtes la plus cruelle Perſonne du monde ? Car enfin par quelle voye peut on toucher voſtre cœur ? Quand je parlay la derniere fois à vous, je diſois eu moy meſme pour vous excuſer, que les Ames extrémement Grandes, ne ſe laiſſoient pas fléchir les armes à la main : & que vous parlant preſque à la Telle de deux cens mille hommes, vous aviez trouvé quelque choſe de beau à me reſister. Mais aujourd’huy que je viens à vous, vaincu, bleſſe, & malheureux ; advoüez la verité, n’y a t’il pas quelque choſe d’inhumain, de cruel, & de barbare, de ne me regarder pas du moins avec quelque compaſſion ? Les Dieux sçavent Seigneur, repliqua la Princeſſe, ſi j’aime la guerre : & ſi je ne voudrois pas que la paix fuſt par toute l’Aſie. Mais apres tout, je ne puis y contribuer que des vœux ; & je ne ſuis point à moy pour en diſposer. Ma volonté dépend de celle du Roy mon Pere : & mon affection eſt une choſe que je ne puis oſter apres l’avoir donnée. Ha Madame, interrompit le Roy d’Aſſirie, n’en dites pas davantage : au nom des Dieux ne me deſesperez pas abſolument : car je vous advoüe que je crains que la raiſon ne m’abandonne : & que le reſpect que je veux conſerner pour vous juſques à la mort, ne me quitte malgré moy. Ne me parlez donc point, quand vous ne me pourrez dire que des choſes inſuportables : Cependant, dit il en s’en allant. puis que mon ſang meſlé avec mes larmes ne vous touche point ; & que meſme le Roy d’Aſſirie vaincu, ne vous eſt-pas un objet agreable, il faut vous laiſſer en repos, de la victoire d’Artamene. En diſant cela il ſortit de la chambre de la Princeſſe, & fut ſe mettre au lict, apres avoir donné quelques ordres neceſſaires, & pour les Troupes qui ſe ſauveroient de la déroute de ſon Armée, & pour la conſervation de la Ville. Car encore que la bleſſure qu’il avoit reçeve ne fuſt pas conſiderable ; neantmoins ayant aſſez perdu de ſang, elle l’avoit un peu affoibly : quoy qu’il euſt eſté penſé la derniere fois, à un Bourg qui n’eſt qu’à douze ſtades de Babilone. Je vous laiſſe à juger Seigneur, quelles differentes penſées eſtoient celles de la Princeſſe : & quelle impatience elle avoit de sçavoir bien preciſément tout ce qui eſtoit arrivé : mais il ne nous fut pas poſſible d’en eſtre pleinement eſclaircies. Nous sçeuſmes bien que le Roy d’Aſſirie apres avoir eſté vaincu, ayant aprehendé qu’il n’y euſt quelque ſedition dans Babilone, eſtoit venu en diligence, afin de pouvoir devancer le bruit de ſa deffaite : mais quelques demandes que nous fiſſions, nous ne peuſmes sçavoir que fort confuſément, les particularitez de la Bataille. Cependant l’on nous reſſerra plus eſtroitement qu’auparavant : l’on nous changea meſme d’Apartement, voulant ſans doute priver la Princeſſe de la conſolation qu’elle euſt eüe de voir arriver l’Armée victorieuſe du Roy ſon Pere. Je ne vous exagereray point davantage, le deſespoir du Roy d’Aſſirie : & quelle irreſolution avoit eſté la ſienne, en arrivant à Babilone, de sçavoir s’il verroit la Princeſſe, ou s’il ne la verroit pas. La honte d’eſtre vaincu penſa l’en empeſcher : mais l’extréme envie de la revoir l’y contraignit, Joint qu’il imagina que peut-eſtre la pourroit il toucher par la pitié de ſon malheur.

Comme il n’eſtoit gueres bleſſé, il quitta le lict des le lendemain, & commença de ſe preparer à un Siege, & de donner tous les ordres neceſſaires pour le ſoutenir. Il s’imaginoit pourtant, que comme la Campagne eſtoit preſque ſur le point de finir, le Roy des Medes ne pourroit pas durant l’hyver prendre Babilone : & il eſperoit qu’il ſeroit contraint de lever le Siege, & de remettre la choſe au Printemps. Pendant quoy il feroit touſjours ce qu’il pourroit, pour gagner l’eſprit de Mandane, ſoit par la douceur ou parla crainte : & ſe prepareroit à une nouvelle Bataille. Pour nous Chriſante, nous ne gouſtions pas une joye toute pure : car nous voiyons Mazare ſi triſte, que cela nous faiſoit apprehender qu’il ne deſcouvrist dans l’eſprit du Roy d’Aſſirie quelques mauvaiſes intentions : joint qu’il eſtoit aiſé de concevoir, que le Siege de Babilone n’eſtoit pas une choſe que l’on peuſt faire ſans peril. Neantmoins cét heureux commencement nous donnoit touſjours quelques momens où la joye partageoit noſtre ame, & en chaſſoit la moitié de nos douleurs. Les Dieux, diſoit la Princeſſe, ſont trop equitables & trop bons pour nous abandonner : & je me fie beaucoup plus en leur juſtice, qu’en la force des Armes du Roy mon Pere, ny qu’en la valeur d’Artamene. Cependant nous traitions Mazare encore plus civilement qu’à l’ordinaire : car comme nous ne craignions rien tant que l’humeur violente du Roy d’Aſſirie. Mazare eſtoit la ſeule perſonne de qui nous eſperions du ſe cours contre luy. Mais nous ne sçavions pas tout l’intereſt qu’il prenoit en la Princeſſe, & combien ſes ſentimens eſtoient meſlez : il ne laiſſoit pas toutefois de tirer beaucoup d’avantage des ſoins qu’il rendoit à Mandane : eſtant certain qu’elle les recevoit avec une bonté, une douceur, & une confiance ſans égale. Enfin, comme vous le sçavez mieux que moy, le Siege fut mis devant Babilone : & de part & d’autre l’on fit tout ce que des Gens de grand cœur peuvent faire, & pour attaquer, & pour ſe deffendre. Ce fut alors ſage Chriſante, que nos craintes furent ſans relaſche : car nous sçavions qu’il n’y avoit preſque point de jour que les Aſſiegeans ne fiſſent quelque attaque, ou que les Aſſiegez ne fiſſent quelque ſortie. Ainſi tous les momens de noſtre vie ſe paſſoient en une continuelle apprehenſion. Nous ne craignions pas ſeulement pour le Roy & pour Artamene, nous craignions meſme pour Mazare : que nous sçeuſmes qui eſtoit tres ſouvent le Chef des ſorties que l’on faiſoit, pour aller deſloger les Aſſiegeans de quelques Poſtes avantageux : & je me ſouviens que la Princeſſe ne put s’empeſcher de s’en pleindre à luy. Genereux Prince (luy dit elle un jour qu’elle sçavoit qu’il avoit combatu) comment vous dois-je nommer, & que ne vous determinez vous abſolument ? Je vous regarde dans Babilone, comme l’unique Protecteur que j’y puis avoir, comme une Perſonne qui m’eſt infiniment chere, & infiniment utile aupres du Roy d’Aſſirie ; & de qui la vertu m’eſt d’une extréme conſolation : cependant je sçay que dés que vous eſtes hors des Murailles de Babilone, vous devenez un de mes plus dangereux Ennemis, puis que vous eſtes un des plus vaillans : & l’illuſtre Mazare que Mandane appelle ſon cher Protecteur, ſe met en eſtat de tüer non ſeulement celuy qu’elle regarde comme ſon Liberateur, mais meſme de faire perdre la vie au Roy ſon Pere. En verité, luy dit elle, vous eſtes bien cruel, de m’oſter la liberté de faire des vœux pour vous : car enfin tout ce que je puis en cette rencontre, eſt de ſouhaiter que vous ne ſoyez ny vainqueur ny vaincu de ceux que vous attaquez ou qui vous attaquent. Vous eſtes bien bonne, repliqua Mazare en ſoupirant, de me parler comme vous faites : mais apres tout Madame, l’honneur ne me permet pas de demeurer touſjours enfermé dans des Murailles, pendant que tant de braves Gens combatent. Quand je vous laiſſe dans Babilone, j’advoüe que je vous y laiſſe avec beaucoup de regret ; & que ce n’eſt pas ſans peine, que je quitte la glorieuſe qualité de voſtre Protecteur, pour prendre celle de voſtre Ennemy : mais tant de raiſons le veulent, qu’il n’y a pas moyen de s’y oppoſer. Car enfin, outre celle de l’honneur, que j’ay deſja ditte, & beaucoup d’autres que je ne dis pas : que penſeroit le Roy d’Aſſirie, ſi j’en uſois autrement ? Je luy deviendrois ſuspect : & il me priveroit peut-eſtre de l’honneur que j’ay d’avoir la liberté de vous voir. Encore une fois Madame, ſi je ſuis criminel en quelque choſe, ce n’eſt pas en celle là. J’advoüe neantmoins, que je ſuis infiniment à plaindre : & que l’eſtat où je me trouve, eſt infiniment malheureux. Helas, diſoit la Princeſſe, je ſuis bien marrie d’eſtre cauſe de l’inquietude que vous avez : du moins, adjouſtoit elle, ſi je pouvois trouver les voyes de faire sçavoir à Artamene, les obligations que je vous ay ; je ſuis bien aſſurée qu’il ne vous combatroit pas s’il vous connoiſſoit : & qu’au contraire, il combatroit pluſtost ceux de ſon Party, s’ils vous attaquoient en ſa preſence. Je ne doute pas Madame, repliqua Mazare en rougiſſant, que ſi Artamene me connoiſſoit par voſtre raport, il ne m’eſtimast & ne me ſervist : mais s’il me connoiſſoit par moy meſme, il n’en uſeroit peut-eſtre pas ainſi. Vous eſtes trop modeſte (luy diſoit la Princeſſe, qui ne ſoubçonnoit point qu’il y euſt de ſens chaché en ces paroles) & vous m’en donnez de la confufion. Mais du moins, adjouſtoit elle, ſouvenez vous de deux choſes quand vous allez combattre : l’une qu’il y a dans l’Armée qui aſſiege Babilone, deux Princes de qui la vie m’eſt infiniment precieuſe : & l’autre qu’en voſtre ſeule perſonne conſiste toute la conſolation & tout le ſupport que je puis trouver dans cette Ville contre le Roy d’Aſſirie. Comme Mazare alloit parler, on luy vint dire que le Roy le demandoit : & certes je penſe qu’il fut avantageux pour luy d’eſtre interrompu : car il ſe trouvoit ſans doute fort embarraſſé à reſpondre bien preciſément au diſcours de la Princeſſe, ſans choquer directement ſes propres ſentimens, qui n’eſtoient guere tranquiles : eſtant certain que je ne penſe pas qu’il y ait jamais eu d’ame plus paſſionnée que celle de Mazare : ny guere de plus vertueuſe, quoy que l’amour ait porté ce Prince à des choſes fort injuſtes. Cependant l’hyver contre la couſtume de ce païs là, fut fort avancé, & meſme fort rigoureux : ce qui reſjoüiſſoit autant le Roy d’Aſſirie, que cela nous affligeoit : par la crainte que nous avions que le Roy des Medes & Artamene ne fuſſent contraints de lever le Siege.

Nous n’avions donc point d’autre recours qu’à prier les Dieux : & la Princeſſe fit tant, que par le moyen du Prince Mazare elle obtint la permiſſion d’aller tous les jours au Temple de Jupiter Belus, qui eſt le plus ſuperbe & le plus fameux de Babilone : tant parce que ce Dieu eſt le Protecteur des Aſſiriens, & celuy qu’ils reclament au commencement des Batailles ; qu’à cauſe des Oracles qui s’y rendent, par la bouche d’une femme que Jupiter Belus choiſit pour annoncer ſes volontez à ceux qui les veulent sçavoir. Et comme il me ſemble, ſi ma memoire ne me trompe, que vous m’avez dit autrefois que vous n’avez point eſté au lieu où ſe rendent ces Oracles, bien que vous euſſiez tardé quelquetemps à Babilone : & qu’il n’y a guere d’aparence que vous y ayez eſté depuis parmy le tumulte & la confuſion que vous miſtes dans cette Ville en la prenant ; il faut que je vous le repreſente tel qu’il eſt en peu de mots. Apres que l’on eſt entré dans la ſuperbe enceinte du Temple, & que l’on a paſſé les magnifiques portes d’airain qui le ferment ; l’on trouve la porte de cette prodigieuſe Tour qui en ſoutient ſept autres au deſſus d’elle : au haut deſquelles l’on va par des degrez tournoyans, qui ſe jettent en dehors avec des Baluſtrades de cuivre. Au milieu de chaque Eſcalier, il y a des lieux propres à ſe repoſer : & comme l’on eſt arrivé au ſommet de la derniere Tour, l’on trouve une eſpece de petit Temple fort magnifique, où l’on voit une grande Statüe d’Or maſſif de Jupiter Belus : une Table d’or, un Throſne de meſme metal, & pluſieurs grands vaſes tres riches. Il y a auſſi un Autel fort ſuperbe : ſur lequel les Chaldées, qui ſont ceux qui font les ceremonies de la Religion à Babilone, bruſlent tous les ans quand ils font leur grand Sacrifice, pour plus de cent Talents d’Encens. Comme l’on ſort de ce lieu là, l’on entre dans un autre encore plus petit ; dans lequel il n’y a qu’un Lit de parade tout couvert d’or, & une Table de meſme metal, avec une grande Lampe d’or, qui eſt touſjours allumée : ce lieu là n’eſtant ouvert de nulle part que la porte : qui eſtant engagées dans un autré lieu, ne l’eſclaire point du tout. C’eſt en cét endroit que cette Femme dont j’ay parlé demeure tout le jour, & couche toutes les nuits ; à l’exemple d’une que l’on dit qui eſt à Thebes en Egypte ; & d’une autre encore qui eſt dans Patare Ville de Licie. C’eſt donc en ce lieu là que cette Preſtresse vit ſeparée de tout le reſte du monde. & rend ſes Oracles à ceux qui la viennent conſulter. Apres cela, Chriſante, je vous diray, que pouſſée par je ne sçay quelle devotion, ou par je ne sçay quelle curioſité, un jour que nous fuſmes au Temple de Jupiter Belus, c’eſt à dire au grand Temple qui eſt en bas, où tout le monde va d’ordinaire ; il prit envie à la Princeſſe de monter au haut de la derniere Tour, & d’aller viſiter cette Femme ſi celebre à Babilone, pour luy demander ſon aſſistance envers les Dieux ; ſans avoir pourtant deſſein de conſulter l’Oracle. Icy Chriſante, admirez le hazard des choſes ! Mazare qui ſe trouva au Temple, donna la main à la Princeſſe, pour luy aider à monter cét Eſcalier qui eſt aſſez difficile : mais luy & nous fuſmes bien eſtonnez, quand nous fuſmes arrivez tout au haut de cette derniere Tour, de trouver que le Roy d’Aſſirie ſans ſuite & ſans avoir perſonne aveque luy que le Capitaine de ſes Gardes, eſtoit allé pour conſulter cette Femme : car certainement ſi la Princeſſe euſt sçeu qu’il y euſt eſté, elle n’y fuſt pas allée ce jour là. Comme il ne faiſoit que d’entrer dans ce petit Temple, & qu’il n’avoit pas encore parlé à la Preſtresse, il creut que ce cas fortuit avoit quelque choſe d’avantageux pour luy : & ne laiſſa pas de continuer le deſſein qu’il avoit eu de s’informer de ce qu’il devoit attendre de ſa paſſion. Mais devant que de parler à celle qui l’en devoit inſtruire ; il s’aprocha de la Princeſſe, & luy dit fort civilement. Vous venez ſans doute, Madame, ſoliciter contre le Roy d’Aſſirie : mais auparavant que les prieres d’une perſonne ſi vertueuſe, ayent irrité contre luy le Dieu qu’on adore icy, vous ſouffrirez, s’il vous plaiſt, qu’il le conſulte : & qu’en voſtre preſence il sçache ſes intentions. La Princeſſe qui croyoit ne pouvoir rien attendre du Ciel qui ne luy fuſt avantageux, veû l’innocence de ſa vie, & la droiture de ſes ſentimens : luy dit qu’elle ſe reſjoüiſſoit de voir en luy cette marque de pieté ; & conſentit à ce qu’il voulut. Nous entraſmes donc dans le petit lieu deſtiné pour les Oracles : où cette Femme qui eſt fort belle, & veſtuë d’une façon aſſez magnifique, quoy que fort particuliere ; luy demanda de la meſme maniere que s’il euſt eſté le moindre de ſes Sujets, ce qu’il demandoit, & ce qu’il vouloit sçavoir ? Je veux (luy dit il, avec beaucoup de ſoumission) que vous ſuppliez le Dieu qui vous revele les ſecrets des hommes, de vouloir m’aprendre par voſtre bouche, ſi la Princeſſe Mandane, ſera eternellement inhumaine : & ſi je ne dois jamais trouver de fin aux maux que j’endure. A cets mots, cette Femme ouvrit une grande Grille d’or, qui eſt au chevet de ſon lit : & s’eſtant miſe à genoux ſur des quarreaux qui eſtoient devant elle, fut un aſſez long-temps la teſte avancée dans l’emboucheure d’une petite voûte obſcure, qui eſt au delà de cette Grille, & que l’on a pratiquée dans l’eſpaisseur de la muraille. En ſuitte dequoy, ſaisie & poſſedée de l’eſprit Divin qui l’agitoit, les longues treſſes de ſes cheveux ſe deſnoüerent d’elles meſmes, & s’eſparpillerent ſur ſes eſpaules ; & ſe levant, & ſe tournant vers le Roy d’Aſſirie, le viſage tout changé ; les yeux plus brillans qu’à l’ordinaire ; le teint plus vermeil ; & le ſon de la voix de beaucoup plus eſclatant ; elle prononça diſtinctement ces paroles.


ORACLE.

Il l’eſt permis d’eſperer,
De la faire ſouspirer,
Malgré ſa haine :
Car un jour entre ſes bras,
Tu rencontreras
La fin de ta peine.

Je vous laiſſe à penſer, Chriſante, qu’elle joye fut celle du Roy d’Aſſirie ; quelle douleur fut celle de Mandane ; quel deſespoir fut celuy de Mazare, quoy qu’il n’oſast le teſmoigner ; & quelle ſurprise fut la mienne. En verité je ne sçaurois vous exprimer la choſe telle qu’elle fut : car nous sçavions preſque de certitude, qu’il ne pouvoit y avoir de fourbe en cet Oracle : puis qu’outre que le Roy n’avoit pas pû deviner que la Princeſſe iroit en ce lieu là ; il eſt encore certain qui cette Femme eſtoit en une reputation d’un ſainteté admirable ; ce qui ne permettoit pas de la pouvoir ſoubçonner d’aucun artifice. Auſſi eſtoit-ce par cette reputation que la Princeſſe avoit eu la curioſité de la voir : Mais Dieux, que cette curioſité luy couſta de larmes ! Elle ſortit de ce Temple un moment apres, ſans vouloir parler à cette Femme, comme elle en avoit eu l’intention, & s’en retourna au Palais, avec une melancolie eſtrange. Le Roy d’Aſſirie l’y accompagna : & ne fut pas pluſtost dans ſa Chambre, que la regardant avec beaucoup de marques de ſatisfaction ſur le viſage ; Et bien, Madame, luy dit il, tiendrez vous meſme contre les Dieux ? Les Dieux, luy reſpondit elle, ne ſont pas injuſtes, & c’eſt toute mon eſperance. Ils ne ſont pas injuſtes, luy dit il, je l’advouë : mais advoüez auſſi qu’ils ne peuvent eſtre menteurs. Je le sçay bien, luy repliqua t’elle, mais je sçay auſſi qu’ils ſont incomprehenſibles : & qu’il y a beaucoup de temerité aux hommes, de penſer entendre parfaitement leur langage. Ils ſe ſont expliquez ſi clairement, reprit il, que je ne puis plus douter de ma bonne fortune : Ils ſe ſont expliquez ſi injuſtement en aparence, reſpondit elle, que je ne puis croire de les avoir bien entendus. Mais enfin, Seigneur (adjouſta la Princeſſe, qui vouloit eſtre ſeule pour ſe plaindre en liberté de ce nouveau malheur) ſi les Dieux doivent changer mon ame, laiſſez leur en tout le ſoing, & ne vous en meſlez plus : ils ſont aſſez puiſſans pour le faire s’ils le veulent : & laiſſez moy du moins quelque repos. Cruelle Perſonne, luy dit il en la quittant, vous reſistez au Ciel comme à la Terre : mais apres tout, c’eſt à moy à vous obeïr, & à ne vous reſister pas. Comme il fut party, Mazare qui nous avoit quittez en ſortant du Temple arriva : mais ſi triſte, que je m’eſtonne que nous ne ſoubçonnaſmes quelque choſe de la verité. Cependant nous n’en euſmes pas la moindre penſée : il eſt vray qu’il déguiſa ſa melancolie du pretexte de celle qu’il voyoit ſur le viſage de la Princeſſe, qui en effet n’eſtoit pas mediocre. Vous eſtes bien genereux, luy dit elle, de ne partager pas la joye du Roy d’Aſſirie : ou du moins de me cacher vos ſentimens en cette occaſion. Je vous proteſte, Madame, luy reſpondit il, que vous ne me devez point avoir d’obligation, de ce que je ſens plus voſtre triſtesse, que je ne ſens la joye du Roy : puis qu’à dire la verité, mon cœur agit fans conſulter ma raiſon ; & que je ne fais, que ce que je ne puis m’empeſcher de faire. En effet Orſane m’a dit depuis, qu’il ne fut pas moins touché de cét Oracle que la Princeſſe : comme cette converſation n’eſtoit pas fort reguliere ; tantoſt Mandane reſvoit ; tantoſt Mazare s’entretenoit auſſi ſans parler : & le meſme Orſane m’a dit, que repaſſant en ſecret, l’eſtat preſent de ſa fortune, il ne pouvoit aſſez déplorer ſon malheur. Helas ! diſoit il en luy meſme, que puis-je eſperer ? ſi Mandane parle, elle parle d’une façon qu’il y a lieu de croire qu’Artamene ſera touſjours heureux, puis qu’il ſera touſjours aimé : Et ſi j’eſcoute l’Oracle, le Roy d’Aſſirie doit un jour eſtre content : & Artamene ne doit pas eſtre moins infortuné que Mazare. Mais pendant que ce Prince s’entretenoit de cette ſorte, la Princeſſe revenant tout d’un coup de ſa reſverie : Quoy, dit elle, je pourrois croire que mon cœur changeroit de ſentimens ! & que Mandane pourroit ſe reſoudre de faire toute la felicité d’un Prince, qui cauſe toutes ſes infortunes ! Eh le moyen que je puiſſe comprendre cela ? il faut donc ſi ce prodige doit arriver, que le Roy mon Pere meure ; qu’Artamene ne ſoit plus ; & que je perde la raiſon. Car à moins que de tout cela, je ne comprendray pas aiſément que Mandane puiſſe jamais eſtre Reine d’Aſſirie, comme il faudroit qu’elle la fuſt, pour faire que l’Oracle peuſt eſtre expliqué, comme le Roy d’Aſſirie l’explique.

Je n’aurois jamais fait, Chriſante, ſi je vous rediſois toute la converſation de la Princeſſe, de Mazare, & de moy : Le lendemain le Roy fit faire un magnifique Sacrifice, pour remercier les Dieux, de l’Oracle qu’il avoit reçeu : Mais admirez je vous prie le bizarre deſtin des choſes : ce que ce Prince fit pour remercier les Dieux, irrita le Peuple : qui commença de dire, qu’il faloit pluſtost faire des Sacrifices pour les appaiſer que pour leur rendre grace. Que la guerre que l’on faiſoit eſtoit injuſte : que la Princeſſe Mandane avoit raiſon : que les Babiloniens la devoient rendre au Roy ſon Pere : enfin apres avoir commencé de raiſonner ſur les actions du Prince, ils en murmurerent : du ſimple murmure ils paſſerent à l’inſolence ; de l’inſolence à la ſedition, & preſque à la revolte declarée. Cependant l’Hyver augmentoit, & la Canpagne eſtoit toute couverte de neige : cela n’empeſchoit pourtant pas les Aſſiegeans de continuer d’attaquer la Ville : & elle eſtoit tellement preſſée, que malgré ſa prodigieuſe grandeur, il n’y entroit preſque plus de vivres. Neantmoins l’Oracle conſoloit le Roy d’Aſſirie de toutes choſes : mais il ſe trouva pourtant eſtrangement embarraſſé peu de jours apres : car la faim commençant de preſſer le Peuple, acheva de luy faire perdre le reſpect qu’il devoit à ſon Prince, quelque injuſte qu’il peuſt eſtre. Et en une nuit, cette grande Ville ſe trouva avoir beaucoup plus d’hommes en armes dans l’enceinte de ſes Murailles, qu’il n’y en avoit au dehors : quoy que l’Armée du Roy des Medes fuſt, comme vous le sçavez, devenuë prodigieuſement forte par la deffaite du Roy d’Aſſirie ; à cauſe des Princes qui avoient quitté ſon Party, & qui s’eſtoient rengez de celuy de Ciaxare. Jamais il ne s’eſt entendu parler d’une pareille confuſion, à celle de Babilone : les uns prenoient les Armes afin de faire en ſorte que le Roy d’Aſſirie rendiſt la Princeſſe au Roy des Medes : les autres la vouloient avoir entre leurs mains, pour faire une Paix avantageuſe : Quelques uns meſme privez non ſeulement de toute raiſon, mais de toute humanité, parloient de la ſacrifier : les autres au contraire ſoustenoient qu’il luy faloit eſlever des Autels, veû ſa vertu & ſa conſtance : & qu’il ne faloit qu’aller prendre dequoy ſubsister chez ceux qui en avoient trop : les autres ſans autre pretexte, ſoustenoient qu’il faloit ſeulement prendre les armes pour ſecoüer le joug de la Royauté, & pour ſe rendre libres, puis que la Fortune leur en fourniſſoit une occaſion favorable : Enfin ils dirent tant de choſes inſolentes & criminelles, que je ſuis perſuadée qu’ils contribuerent autant à la priſe de leur Ville par leur revolte, que la force de l’Armée de Ciaxare y contribua. Ou pour mieux dire encore je croy que les Dieux ayant voulu en un meſme jour proteger l’innocence de la Princeſſe, & punir leur rebellion ; ſe ſervirent d’eux meſmes pour cela, & les aveuglerent pour les perdre. Et en effet, quoy qu’il ſemblast que la fureur de ce Peuple fuſt avantageuſe à la Princeſſe, veû l’eſtat où eſtoient les choſes : neantmoins au lieu des en reſjoüir elle s’en affligea : eſtant certain qu’il n’eſt rien de plus horrible, ny rien qui s’attaque plus directement à la Souveraine authorité des Dieux, que cette eſpece de crime, qui s’attaque à la Souveraine puiſſance des Rois qui ſont leur Image. Cependant comme le Roy d’Aſſirie eſt un Prince de grand cœur, & que Mazare n’en avoit pas moins pour le ſeconder ; il ne deſesperoit pas d’appaiſer ce deſordre : & ſe reſoluoit de prendre la ſeule voye par laquelle l’inſolence populaire peut eſtre remiſe à la raiſon : qui eſt celle de l’exemple & du chaſtiment des plus mutins & des plus ſuperbes. Mais comme la choſe ne ſe pouvoit pas faire ſans quelque danger, parce que ſi les Aſſiegeans faiſoient une attaque, dans le meſme moment que le Peuple ſeroit le plus eſmeu, il ſeroit à craindre de ſuccomber : le Roy d’Aſſirie aprehendoit un peu de ne pouvoir ſauver la Princeſſe : principalement la nuit, qui eſtoit le temps où les Aſſiegeans donnoient le plus ſouvent des alarmes : & le temps auſſi où le Peuple entreprenoit le plus de choſes : parce que dans l’oſcurité l’on ne pouvoit connoiſtre ceux qui agiſſoient avec violence, en ces occaſions tumultueuſes.

Il conſulta donc avec Mazare là deſſus : qui luy dit qu’il y avoit touſjours beaucoup de prudence, à ceux qui ſe reſoluent à ne fuir point, de sçavoir du moins comment ils ne pourroient faire, ſi la neceſſité le vouloit, & que l’envie leur en priſt. Vous avez raiſon, luy dit le Roy d’Aſſirie, car apres tout, & Babilone, & la Couronne ne me ſont rien, en comparaiſon de Mandane. Joint qu’en cette occaſion, ſi je perdois Mandane, je ſerois expoſé à perdre le Sceptre auſſi bien qu’elle : n’eſtant pas à croire que le Peuple en demeuraſt là : ny que l’on peuſt m’oſter la Princeſſe ſans m’oſter la vie. La difficulté eſtoit de trouver les moyens d’échaper, & de ſortir de Babilone, ſi l’on y eſtoit contraint : car pour un lieu de retraite, il n’en eſtoit pas en peine. Aribée comme vous sçavez, tenant la moitié de la Capadoce, & eſtant alors dans Pterie, il ne pouvoit pas choiſir un meilleur Azile. Ce Traitre avoit meſme eu l’adreſſe de faire croire à ces Peuples, que la Princeſſe n’avoit pas d’averſion à un Mariage ſi avantageux : & que ce n’eſtoit que le Roy ſon Pere qu’elle craignoit, qui la faiſoit agir comme on la voyoit agir. Mais pour aller à Pterie, il faloit ſortir de Babilone, & c’eſtoit la difficulté : y ayant beaucoup d’obſtacles à ſurmonter dehors & de dans. Cependant Mazare avoit l’ame bien en peine : & durant que le Roy d’Aſſirie penſoit qu’il reſvast ſeulement à trouver l’invention qu’il cherchoit, ſon eſprit eſtoit eſtrangement partagé. Comme il eſtoit bon & genereux, il avoit beaucoup de difficulté à ſe reſoudre de contribuer aux malheurs de la Princeſſe : mais comme il eſtoit paſſionnément amoureux d’elle, il luy eſtoit encore plus difficile de conſentir qu’elle tombaſt en la puiſſance d’Artamene : & il aimoit beaucoup mieux pour ſon intereſt particulier, qu’elle fuſt entre les mains d’un Amant haï, qu’en celles d’un Amant aimé. Ce n’eſt pas que l’Oracle ne l’eſpouvantast : mais l’averſion de la Princeſſe le r’aſſeuroit : & enfin il voyoit le danger plus proche & plus infaillible du coſté d’Artamene, que de celuy du Roy d’Aſſirie. Un ſentiment jaloux s’eſtant donc emparé de ſon cœur, il s’apliqua fortement à chercher l’invention que le Roy d’Aſſirie demandoit : & il s’y apliqua meſme avec ſuccés, quoy que ce ne fuſt pas une choſe aiſée à trouver, que les moyens de pouvoir ſortir de Babilone ſans eſtre aperçeu. Mais Chriſante, je ſuis perſuadée qu’il n’eſt rien de ſi difficile, dont l’amour & la jalouſie jointes enſemble ne viennent à bout. Ce Prince dit donc au Roy d’Aſſirie, qu’il ne ſe miſt pas en peine : & que pourveû qu’il commandaſt aux femmes qui ſervoient la Princeſſe, de ne luy donner le lendemain au matin, & tous les jours ſuivans, qu’un habillement blanc ſelon. l’uſage des Dames Aſſiriennes, où l’on ne l’avoit point encore vouluë aſſujettir ; il pourroit entreprendre ce qu’il luy plairoit : mais qu’il faloit que cela ſe fiſt avec adreſſe : & que l’on nous en donnaſt auſſi à Arianite & à moy. Le Roy d’Aſſirie le preſſant alors de luy expliquer la choſe : Mazare luy aſſura qu’elle eſtoit preſque infaillible : & en effet il la luy dit, & luy fit advoüer qu’elle eſtoit fort ingenieuſe. Cependant le Roy d’Aſſirie ne manqua pas à l’inſtant meſme, de donner les ordres neceſſaires pour cela : de ſorte que le lendemain au matin Arianite & moy fuſmes bien ſurprises, de voir que l’on nous avoit oſté nos habillemens : & que l’on nous en avoit mis de blancs à leur place, comme les femmes de qualité de la Cour d’Aſſirie en portent. J’en demanday la raiſon, & l’on me dit que le Roy le vouloit ainſi : parce qu’en cas que la ſedition augmentaſt, il nous ſeroit plus aiſé de mettre la Princeſſe en ſeureté dans un Temple, & de paſſer pour Aſſiriennes. Comme Mandane n’eſtoit pas encore éveillée, nous nous habillaſmes Arianite & moy, ſans faire de reſistance : croyant en effet que cela ſerviroit à ſa conſervation. Mais comme elle eut apellé ſes femmes, & que voulant l’habiller elle vit qu’on luy preſentoit une robe blanche à l’Aſſirienne, quelque magnifique qu’elle fuſt, elle y eut une averſion ſi eſtrange ; que je ſuis perſuadée que les Dieux l’advertiſſoient de ſon malheur. Enfin elle fit beaucoup de difficulté de la prendre ; mais celles qui la ſervoient, luy ayant dit les larmes aux yeux qu’il n’eſtoit pas en leur pouvoir de luy en donner une autre ; elle ſe laiſſa habiller : & dit en ſoupirant, que le changement d’habits n’en aporteroit point en ſon cœur. Je voulus luy faire comprendre la raiſon que l’on m’avoit donnée, mais elle n’en fut pas ſatisfaite : & ne pût ſe conſoler de cette nouvelle eſpece de contrainte. Cependant le Roy d’Aſſirie & Mazare eſtant fort reſolus à punir le Peuple, ne ſongeoient qu’à donner les ordres neceſſaires pour cela : & ſi les Babiloniens eſtoient en armes, tous les Gens de guerre y eſtoient auſſi. Le Roy en ſa propre perſonne, ſuivy de tout ce qu’il y avoit de Princes & de Grands dans ſa Cour, eſtoit preſt d’aller aprendre au Peuple quel eſt le reſpect qu’il doit à ſes Princes legitimes, lots qu’un Eſpion qu’il avoit dans l’Armée de Ciaxare, vint luy donner advis tout effrayé, que dans trois ou quatre heures au plus tard, à l’entrée de la nuit, il verroit tout d’un coup tarir l’Euphrate ; & entrer quarante mille hommes par les deux bouts de la Ville. D’abord le Roy d’Aſſirie n’en voulut rien croire : mais l’autre luy marqua ſi preciſément l’endroit où il diſoit qu’Artamene avoit fait creuſer deux grandes Tranchées pour deſtourner le Fleuve quand il ſeroit temps ; qu’il fut contraint d’adjouſter foy à ſes paroles. Joint que ce qui eſtoit deſja arrivé au Fleuve du Ginde, luy rendoit la choſe plus vray-ſemblable. Cét Eſpion luy dit encore, que ſans la neige qui avoit un peu empeſche les Pionniers, la choſe auroit deſja eſté executée, mais quoy qu’il la circonſtantiast fort ; le Roy d’Aſſirie fut toutefois avec Mazare, ſur la plus haute des Tours du Temple de Jupiter Belus, pour mieux deſcouvrir de là les Travaux de ſes Ennemis : & comme ils y furent, cét Eſpion luy fit remarquer, quoy que de fort loing, la terre que l’on avoit eſlevée, tant pour ſe couvrir de peur d’eſtre aperçeus, que pour creuſer les Tranchées qui devoient deſtourner le Fleuve. Imaginez vous donc ſage Chriſante, en quel eſtat eſtoit alors ce Prince : il voyoit de ce lieu eſlevé, toute une grande Ville en armes contre luy : il voyoit qu’il alloit eſtre attaqué d’une maniere, que quand tout ce Peuple l’euſt ſecondé, il euſt encore bien eu de la peine à reſister à ſes Ennemis. Car comme l’Euphrate eſt fort large, il jugeoit bien qu’ils entreroient par les deux bouts de la Ville, avec des Bataillons tous formez : & que l’on auroit pas le temps de faire des Retranchemens pour les en empeſcher. Mais la choſe n’eſtoit pas ſeulement en ces termes : car il n’ignoroit pas que dés que ſes Ennemis paroiſtroient, le Peuple taſcheroit de prendre la Princeſſe, afin de faire ſa compoſition avec Ciaxare : & que ſe trouvant alors dans la neceſſité de deffendre le Palais où elle eſtoit contre ce Peuple, & de repouſſer le Roy des Medes tout enſemble, il luy ſeroit impoſſible de le pouvoir faire. Enfin deſesperé de pouvoir conſerver Babilone & la Princeſſe, il ne balança point entre les deux : & l’amour l’emportant ſur toute autre conſideration, il ne ſongea plus qu’à executer le deſſein qu’il avoit fait avec Mazare. Il deſcendit donc en diligence de cette Tour : & fit ſemblant de vouloir appaiſer le Peuple par la douceur, luy faiſant eſperer quelque accommodement afin de gagner temps : pendant quoy Mazare agiſſoit, & donnoit ordre que tout fuſt preſt pour executer leur entre priſe à l’entrée de la nuit s’il en eſtoit beſoing. Le Roy d’Aſſirie voulut pourtant ne ſonger pas à partir, que l’on euſt veû effectivement que ſes ennemis avoient fait reüſſir la leur : & d’autant moins qu’il s’imagina, comme il eſtoit vray, qu’Artamene ne doutant point du tout qu’il n’emportaſt la Ville par ces deux endroits où il la devoit attaquer, tout le reſte ſeroit moins gardé qu’à l’ordinaire : parce que tout l’effort ſe ſeroit en ces deux attaques ſeulement. Les choſes eſtoient en cét eſtat, ſans que nous en sçeuſſions rien : Mais tout d’un coup nous entendiſmes un bruit eſpouvantable : & le Fleuve ayant tary en un moment, & les Aſſiegeans eſtant entrez, ce fut un deſordre & une confuſion horrible. Je ne vous la raconteray pourtant pas : car outre que la guerre eſt une choſe dont je n’aime guere à parler, je m’imagine encore que vous y eſtiez : joint qu’en mon particulier je n’en sçay autre choſe ſinon que de ma vie je n’ay rien entendu de plus eſtonnant, que le bruit que faiſoient tant de gens effrayez comme il y en avoit dans les ruës de Babilone. Cependant nous eſtions en une inquietude eſtrange : car encore que la Princeſſe imaginaſt bien que peut eſtre c’eſtoit Artamene qui venoit la delivrer : neantmoins le peril où elle penſoit qu’il eſtoit, luy donnoit beaucoup d’aprehenſion pour luy : car pour le Roy ſon Pere, elle jugeoit bien qu’il ne ſeroit pas en perſonne à une ſemblable occaſion.

Comme nous eſtions donc entre l’eſperance & la crainte, nous viſmes entrer le Roy d’Aſſirie. Le Prince Mazare qui eſtoit adroit, n’ayant point voulu avoir cét employ : & eſtant demeuré dans les Jardins du Palais, avec ceux qui nous devoient ſervir d’eſcorte. Le Roy donc entrant tout furieux. Madame (dit il à la Princeſſe, afin qu’elle ne fiſt point de reſistance) le Peuple de Babilone eſt le plus fort : & comme il vous croit la cauſe de la guerre, il vous veut avoir en ſa puiſſance : c’eſt pourquoy il ſaut vous mettre en lieu de ſeureté. Seigneur, luy dit elle, m’eſtant miſe en la garde des Dieux, je dois attendre ce qu’il leur plaira ordonner de moy : & vous me ferez plaiſir de me laiſſer ſous leur conduitte. Mais enfin voyant entrer quatre ou cinq hommes armez ; jugeant bien qu’elle n’eſtoit pas en eſtat de reſister ; & ne sçachant pas en effet ſi ce que le Roy d’Aſſirie diſoit n’eſtoit point vray, elle marcha & nous la ſuivismes Arianite & moy. Elle demanda pourtant, où eſtoit le Prince Mazare ? & luy ayant eſté reſpondu qu’elle le verroit bien toſt, elle fut où on la conduiſoit ſans y apporter d’obſtacle. Nous fuſmes donc menées dans les Jardins du Palais, où effectivement Mazare nous attendoit : Mandane ne le vit pas pluſtost, que quittant la main du Roy d’Aſſirie, elle luy preſenta la ſienne : luy ſemblant qu’elle n’avoit plus rien à craindre, puis qu’il eſtoit aupres d’elle. Cependant l’on nous mena à une porte de derriere qui touche preſque une de celles de la Ville, que les troupes de Mazare gardoient : & qui eſtoient adverties de ce que l’on vouloit faire. Comme nous fuſmes preſts à ſortir de ces Jardins du Palais, qui ſont d’une grandeur prodigieuſe, nous viſmes à la faveur d’un flambeau que nous avions, que le Roy d’Aſſirie, le Prince Mazare, & dix hommes qui devoient eſtre de la partie, prirent de grandes Caſaques blanches qui les cachoient entierement : & qu’ils Ce couvrirent meſme la teſte de blanc. Cette avanture commença de nous faire ſoubçonner, que les habillemens que l’on nous avoit baillez eſtoient deſtinez à meſme uſage que ceux de ces Princes, & de ces hommes qui les accompagnoient, ſans pouvoir pourtant imaginer à quoy cela pouvoit eſtre propre. Et ſuite l’on amena douze Chevaux blancs, dont les Selles & les Brides l’eſtoient auſſi, ſur l’un deſquels le Roy d’Aſſirie eſtant monté, il voulut qu’on luy donnait la Princeſſe, mais elle ne le voulut pas ; & dans la neceſſité de marcher, elle choiſit pluſtost Mazare. Elle fit pourtant encore difficulté d’obeïr ; toutefois le bruit redoubloit de telle ſorte, quoy que nous fuſſions aſſez loing des endroits par où l’on attaquoit la Ville ; que la crainte de tomber en la puiſſance d’un Peuple inſolent, fit qu’enfin elle ſouffrit que Mazare euſt le ſoing de ſa conduite. Deux hommes de qualité d’entre les dix qui accompagnoient ces Princes, nous prirent Arianite & moy : & le flambeau ayant eſté eſteint, la porte des Jardins eſtant ouverte, nous marchaſmes droit à celle de la Ville, qui comme je l’ay deſja dit eſtoit tout contre. Là, le Roy d’Aſſirie & Mazare commanderent tout bas à un Capitaine qui eſtoit à cette Porte, d’aller en diligence advertir tous les Princes & tous les Gens de guerre, qu’ils ne ſongeassent plus à rendre de combat, puis que la Ville eſtoit perduë : & que chacun ſe ſervant de l’obſcurité de la nuit, taſchast de ſe ſauver comme eux, & de ſe ſervir de la commodité de cette Porte. Nous ne fuſmes pas à douze pas des Murailles, que le Roy d’Aſſirie qui alloit un peu devant, ſe mit à marcher lentement, de peur que les pieds des chevaux ne fiſſent du bruit : craignant bien plus les oreilles que les yeux de ceux que nous pourrions rencontrer. Car Chriſante, ce qui rendoit cette entrepriſe fort ingenieuſe, c’eſt que le Prince Mazare ayant conſideré que toute la Campagne eſtoit couverte de neige ; & qu’à cauſe d’un grand Marais qui la borde du coſté que nous ſortismes, il avoit eſté impoſſible à Artamene d’en faire la circonvalation parfaite : il jugea qu’infailliblement il ſeroit aiſé de pouvoir paſſer entre deux Corps de garde ſans eſtre aperçeus. Car comme le blanc ne ſe diſtingue point la nuit ſur la neige ; & qu’au contraire, tout ce qui n’eſt point blanc y paroiſt de loing, encore meſme que la Lune n’eſclaire pas : par cette invention les chevaux blancs ſur leſquels nous eſtions, & les habillemens blancs que nous avions nous rendoient inviſibles (s’il eſt permis de parler ainſi) à ceux que nous rencontrions : où au contraire ceux qui nous rencontroient ne nous pouvoient ſurprendre, parce que n’eſtant pas habillez de blanc comme nous eſtions ; nous les aperçevions de fort loing, & les pouvions eſviter. Il n’y avoit donc que le henniſſement & le bruit des pieds des chevaux que le Roy d’Aſſirie aprehendaſt : Pour le premier, il avoit falu remettre la choſe à la Fortune : mais pour le bruit, le Roy d’Aſſirie fut fort aiſe de remarquer, que la neige n’avoit qu’autant de fermeté qu’il en faloit pour ne fondre point ; & qu’elle n’en avoit pas aſſez pour faire du bruit. Tant s’en faut, comme il y en avoit fort eſpais, l’on en faiſoit beaucoup moins que s’il n’y euſt pas eu de neige. Le Roy d’Aſſirie ayant remarqué cela, marcha donc un peu plus viſte : & en peu de temps nous deſcouvrismes la Garde avancée de l’Armée de Ciaxare, qui eſtoit de ce coſté là. De vous dire Chriſante, ce que penſoit la Princeſſe, de ſe voir en cét equipage ; de ſe voir hors de Babilone ; & de ſe trouver à l’heure qu’il eſtoit, & par le temps qu’il faiſoit, à cheval avec des hommes habillez de blanc, & marchant dans un fort grand ſilence ; il faudroit vous dire bien des choſes D’abord elle eut quelque joye de ſe voir eſchapée de la fureur d’un Peuple aſſez inſolent, pour s’eſtre mutiné contre ſon Prince : de plus elle penſoit encore, qu’en quelque lieu qu’on la menaſt, il ſeroit incomparablement plus aiſé à Artamene de la retirer de la puiſſance du Roy d’Aſſirie que dans Babilone, qu’elle croyoit preſque imprenable. Ainſi penſant faire la choſe du monde la plus avantageuſe pour Artamene & pour ſa liberté, elle ſe laiſſoit conduire ſans reſistance : & ſans penſer à rien qu’aux moyens d’advertir promptement Artamene qu’elle n’eſtoit plus dans Babilone. Mais elle n’eut pas pluſtost aperçeu de loing la Garde avancée dont je vous ay deſja parlé, qu’elle changea de ſentimens : & ſe voyant ſi prés d’un ſecours preſque aſſuré ſi elle crioit, elle ne pût retenir le premier mouvement qu’elle en eut. Toutefois s’imaginant qu’elle ſeroit perir le Prince Mazare auſſi bien que le Roy d’Aſſirie ; elle creut qu’elle ne devoit pas le ſurprendre, & qu’elle devoit pluſtost le gagner. Mais pendant qu’elle agitoit la choſe en elle meſme, le Roy d’Aſſirie ayant pris plus à gauche, paſſa heureuſement cét endroit, & eſvita ce premier peril. Neantmoins comme la Princeſſe jugea bien que nous rencontrerions encore d’autres Troupes, elle adreſſa la parole au Prince Mazare, qui d’abord la ſupplia de ne parler point. Genereux Prince (luy dit elle malgré la priere qu’il luy avoit faite, & parlant aſſez bas de peur que le Roy d’Aſſirie ne l’entendiſt) s’il eſt vray que vous ayez une veritable compaſſion de mes malheurs, ſouffrez que la premiere fois que nous rencontrerons des Troupes du Roy mon Pere, je les apelle à mon ſecours : & promettez moy que vous ne vous oppoſerez point à l’effort qu’elles ſeront pour me delivrer ; & que par conſequent vous n’expoſerez point voſtre vie, qui m’eſt infiniment chere. Vous jugez bien, dit elle, que j’euſſe pû le faire ſans vous en parler : mais vous ayant les obligations que je vous ay, je croy que les Dieux me puniroient, ſi j’eſtois cauſe de voſtre mort. Madame, luy dit il encore plus bas qu’elle n’avoit parlé, les Dieux sçavent ſi je ſouhaiterois que vous fuſſiez contente : Mais Madame, je ne vous ay promis que d’empeſcher le Roy d’entre prendre rien contre le reſpect qu’il vous doit : & je vous l’ay promis ſans ſcrupule, parce que c’eſt le ſervir luy meſme, que de l’empeſcher, de faire un crime. Et de ce coſté là, Madame, je vous promets encore une fois, que tant que je ſeray vivant, vous ne ſouffrirez nulle violence de luy. Mais, Madame, pourrois-je avec honneur le trahir de cette ſorte ; le faire tuer ; & vous remettre entre les mains de ton Ennemy ? Toutefois, Madame, ſi vous le voulez vous le pouvez faire ; mais je vous proteſte devant les Dieux qui m’eſcoutent, que quand j’eſchaperois à la fureur des voſtres, je me paſſerois mon eſpée au travers du cœur : afin de ne me reprocher pas à moy meſme une action que ſans doute vous n’avez pas conſiderée, avant que de m’en ſoliciter. De plus, Madame, peut-eſtre comme il eſt nuit, qu’en me voulant, fraper l’on vous fraperoit ; & que voulant recouvrer la liberté, vous trouveriez la mort. Au nom des Dieux, Madame, ne vous expoſez pas à un danger, dont je ne pourrois peuteſtre vous garantir. La Princeſſe eſtoit ſi troublée, & Mazare luy parloit d’une maniere ſi touchante, qu’elle ne sçavoit a quoy ſe reſoudre : Tantoſt elle eſtoit reſoluë de crier : tantoſt la pitié que luy faiſoit Mazare la retenoit : puis tout d’un coup formant la reſolution d’apeller ceux qu’elle rencontreroit les premiers, elle trouvoit qu’elle n’en avoit pas la force & qu’elle deliberoit ſur une choſe qui luy eſtoit impoſſible.

Pour moy je sçay bien qu’il n’euſt pas eſté en ma puiſſance de prononcer une parole : & de l’heure que je parle. Chriſante, quand je me ſouvuiés de l’eſtat où nous eſtions, l’en fremis encore d’eſtonnement & de frayeur. Car Car enfin nous entre-voiyons dans la Campagne, des Tentes, de Sentinelles, des Corps de gardes, des Gens qui marchoient, & d’autres qui eſtoient arreſtez. Cependant le Roy d’Aſſirie qui eſtoit le Guide, prenoit tantoſt à droit, tantoſt a gauche, & eſvitoit avec beaucoup d’adreſſe tout ce que la blancheur de la neige luy faiſoit deſcouvrir. Mais Chriſante, pour ſortir promptement d’un lieu qui me donna tant de peine, je vous diray qu’apres avoir eſvité cent & cent fois de rencontrer des Troupes de Ciaxare ; comme nous n’eſtions plus qu’à deux ſtades d’un Bois, dans lequel le Roy d’Aſſirie n’auroit plus rien eu à craindre, parce qu’il eſt fort eſpais, & qu’il en sçavoit tous les deſtours, y ayant eſté ſouvent à la Chaſſe ; le cheval ſur lequel eſtoient Mazare & la Princeſſe ſe mit à hennir avec violence, juſtement à quarante pas d’un lieu où il y avoit une Compagnie d’Archers à cheval logez : qui ayant eu ordre de s’aprocher de Babilone, quittoient leur Quartier, pour y aller en diligence. Quelques uns de ces Archers qui eſtoient deſja à cheval, ayant entendu ce henniſſement d’un coſté où ils sçavoient qu’il ne devoit y avoir perſonne des leurs, prirent l’allarme, & s’avancerent vers l’endroit où ils avoient entendu ce bruit. Mais ne voyant rien, ils s’en ſeroient retournez, n’euſt eſté qu’un autre cheval de noſtre Troupe ; comme il eſt aſſez ordinaire, ayant fait la meſme choſe que le premier, les fit reſoudre à s’avancer davantage. Cependant le Roy d’Aſſirie qui nous conduiſoit, haſta le pas, & nous fit aller beaucoup plus ville : de ſorte que quelquefois nous voiyons ces Gens venir droit à nous, & d’autres fois s’en eſloigner. Pour eux, je penſe qu’ils eſtoient bien faſchez d’ouïr des chevaux & de ne voir rien : Mais à la fin eſtant deſesperez d’entendre touſjours de temps en temps, tantoſt d’un coſté, tantoſt de l’autre, parce que nous changions noſtre route, des chevaux qu’ils ne voyoient pas, ils ſe mirent à tirer leurs Arcs au hazard, qui conduiſit quelques unes de leurs fléches ſi juſte que Mazare fut legerement bleſſe ? d’un coup de Traict à l’eſpaule : & un autre paſſa ſi prés de la teſte de Mandane, que l’excés de la peur qu’elle en eut, luy fit recouvrer l’uſage de la voix pour crier, ſans qu’elle en euſt l’intention. Cette voix ayant encore eſté entenduë par ceux qui avoient tiré, ils galopperent droit où ils creurent l’avoir ouïe : Cependant le Roy d’Aſſirie changea de place : & au lieu de marcher devant il marcha derriere, & commanda d’aller fort viſte. Mais enfin comme nous n’eſtions plus qu’à trente pas du Bois, il fut joint par ceux qui nous ſuivoient, & fut contraint de faire ferme, avec les huit qui ne menoient point de femmes ; juſques à tant qu’il jugea que nous eſtions dans le Bois. Et lors qu’il creut que cela eſtoit, pouſſant à toute bride avec les ſiens, il diſparut aux yeux de ceux qu’il avoit combatus, qui creurent ſans doute qu’il y avoit de l’enchantement en cette rencontre. Nous sçeuſmes à ſon retour, qu’ils avoient veu tomber deux de ceux qui l’avoient attaqué, & qu’il y en avoit auſſi un de ſa Troupe un peu bleſſé. Comme le Bois eſtoit obſcur, la meſme blancheur de nos habits & de nos chevaux qui nous avoit rendus inviſibles parmy la Plaine, ſervit au Roy d’Aſſirie à nous deſcouvrir & à nous pouvoir rejoindre. Enfin, Chriſante, eſtant donc arrivez dans ce Bois, comme je l’ay dit, le Roy d’Aſſirie nous mena à une petite Habitation, où de pauvres Gens paſſent leur vie à tirer d’une eſpece de terre, qui ſert à faire ce merveilleux Ciment, dont les Murailles de Babilone ſont baſtiez. Et la pointe du jour commençant alors de paroiſtre, l’on nous deſcendit de cheval, & nous paſſasmes toute la journée en cette Cabane, ou la laſſitude nous fit trouver beaucoup plus de repos, que la commodité du lieu ne ſembloit le permettre. Mais Chriſante, pour ne vous tenir pas plus long temps, à vous raconter des choſes de peu de conſideration, nous marchaſmes encore la nuit prochaine avec aſſez de fatigue, juſque à une petite Ville que voſtre Armée n’avoit pas priſé, n’ayant pas encore eſté de ce coſté là. Toutefois comme elle n’eſtoit pas aſſez forte pour la deffendre, ſi vous y fuſſiez venus : le Roy d’Aſſirie y fit ſeulement prendre un Chariot, où la Princeſſe fut miſe, & où Arianite & moy euſmes place : les Princes marchant à cheval pour nous eſcorter.

Mais ſans vous particulariſer le chemin que nous tinmes, nous arrivaſmes en Capadoce, & peu après a Pterie : D’abord la Princeſſe eut quelque joye de s’y revoir : néantmoins peu de temps en ſuite, elle s’y trouva beaucoup plus malheureuſe qu’elle n’avoit creû : & la penſée de ſe voir captive, dans un lieu où elle avoit eſté ſi long temps libre & abſoluë, luy fut un redoublement de douleur eſtrange. De plus, la cruelle imagination qu’Aribée eſtoit devenu Maiſtre des Sujets du Roy ſon Pere, luy eſtoit encore une peine extréme : mais le plus fâcheux de tout ce qui la tourmentoit, c’eſt qu’apres tout, elle eſtoit touſjours en la puiſſance du Roy d’Aſſirie : & qu’elle ne pouvoit faire sçavoir à Artamene le lieu où elle eſtoit. Pendant tout cela, Mazare eſtoit touſjours civil, obligeant, & amoureux : & le Roy d’Aſſirie touſjours également maltraitté. A quelques jours de là, ayant apris la priſe de Babilone avec plus de certitude, quoy qu’il n’en euſt guere douté : il conſulta Aribée, ſur ce qu’il avoit à faire : mais ayant sçeu apres, la marche de l’Armée de Ciaxare vers la Capadoce, l’on nous amena icy : à cauſe de la commodité de la mer, que le Roy d’Aſſirie jugea qui pourroit touſjours l’empeſcher de voir retomber, la Princeſſe en la puiſſance d’Artamene. Aribée & luy faiſoient ce qu’ils pouvoient pour aſſembler des Troupes : mettant le rendez-vous de leurs levées à Pterie, afin de taſcher de ne deſcouvrir pas qu’ils fuſſent à Sinope. Mais bientoſt apres ils furent advertis que voſtre Armée s’approchoit, & qu’il eſtoit impoſſible que leurs Troupes fuſſent aſſez toſt preſtes, pour donner une ſeconde Bataille. Ce fut lors que le Roy d’Aſſirie ſe trouva en un eſtrange deſespoir : il parla diverſes fois à la Princeſſe : & luy parla meſme avec un peu plus de violence, qu’il n’avoit fait juſques alors. Neantmoins toit qu’il fuſt ſoumis ou furieux ; il ne pût jamais obliger Mandane, à luy dire une parole favorable. Cependant il appella un jour Mazare, & apres luy avoir bien repreſenté le malheureux eſtat où il ſe trouvoit : Enfin, luy dit il, j’en ſuis arrivé aux termes, qu’il ne me reſte preſque plus nulle autre douceur à eſperer en la vie, que celle de taſcher de rendre Artamene auſſi infortune que moy, quoy que ce ſoit d’une maniere differente. L’Oracle me fait eſperer, mais Mandane me deſespere : & la Fortune qui ſe plaiſt à renverſer tous mes deſſeins, me réduit en une extrémité, qui vient à bout de toute ma patience, & de toute ma raiſon. Ce que je veux donc faire, pourſuivit ce Prince deſesperé, c’eſt de tenir ce qu’il y a de Galeres & de Vaiſſeaux dans ce Port en eſtat de les mettre en mer : afin que des que je verray paroiſtre l’Armée de Ciaxare, à laquelle je ne sçaurois reſister, je m’embarque avec la Princeſſe & Aribée : & l’enleve à la veüe meſme d’Artamene. Mais que deviendrez vous ? luy reſpondit Mazare fort affligé : Je n’en sçay rien, repliqua le Roy d’Aſſirie : mais apres tout, ſi tous les Princes mes Alliez, me refuſent un Azile dans leurs Eſtats, je feray pluſtost Pyrate, que de rendre jamais la Princeſſe à Artamene. Ouy Mazare, je periray mille fois pluſtost : & ſi je me voyois pourſuivy en mer par Artamene (ce qu’il ne sçauroit faire preſentement, n’ayant point de Vaiſſeaux pour cela) je briſerois pluſtost celuy où je ſerois contre un Eſcueil, que de me laiſſer prendre, & de luy redonner la Princeſſe. Auſſi bien faut il que je ne m’eſloigne pas de Mandane : & que j’attende aupres d’elle, ce que l’Oracle m’a promis. Pour vous, luy dit il, mon cher Mazare, il n’eſt pas juſte que vous vous engagiez davantage dans mon malheur : & quand vous le voudriez, je ne le ſouffrirois pas. Ainſi retirez vous aupres du Roy voſtre Pere, & taſchez d’eſtre plus heureux que je ne le ſuis. Mazare ſe trouva alors fort embarraſſe : il ne pouvoit ſe reſoudre de laiſſer aller la Princeſſe ſeule avec le Roy d’Aſſirie : Cependant il voyoit bien, veû la maniere dont il luy avoit parlé, qu’il ne ſouffriroit pas qu’il l’accompagnaſt plus longtemps. Il s’y offrit toutefois : mais plus il preſſa pour cela, & plus l’autre s’obſtina à ne le ſouffrir pas. De plus, il voyoit que la Princeſſe alloit eſtre la plus malheureuſe Perſonne du monde : de ſorte que ſoit qu’il n’eſcoutast que la pitié, ou qu’il eſcoutast ſa paſſion, il eſtoit infiniment à pleindre. Enfin emporté par des ſentimens que luy meſme ne connoiſſoit point, il vint trouver la Princeſſe : & luy deſcouvrit ingenûment le deſſein du Roy d’Aſſirie. Je vous laiſſe à juger en quelle douleur & en quel deſespoir elle entra : principalement quand il luy dit qu’il ne vouloit abſolument point qu’il l’accompagnaſt. Ha Mazare, luy dit elle, je mourray ſi vous m’abandonnez : & il n’eſt point de reſolution ſi violente, que je ne ſois capable de prendre, ſi je demeure ſans protection aupres du Roy d’Aſſirie. Au nom des Dieux, luy dit elle, laiſſez vous enfin perſuader qu’il n’obtiendra jamais nulle part en mon affection : & que par conſequent vous ne luy rendrez aucun mauvais office, quand vous vous laiſſerez fléchir à mes larmes & à mes prieres, & que vous ſongerez à ma liberté. Au nom des Dieux encore une fois Mazare, imaginez vous un peu quel pitoyable deſtin ſera celuy de la Princeſſe Mandane, d’aller errer ſur la mer avec un Prince qu’elle haït & qu’elle haïra toujours davantage, & qui la fera reſoudre à ſe jetter dans ſes abiſmes, dés la premiere fois qu’il luy parlera de ſon injuſte paſſion. Songez donc bien Mazare, à ce que vous avez à faire : & croyez que les Dieux vous demanderont conte de ma vie, ſi vous eſtes cauſe de ma mort. Voulez vous, luy diſoit elle encore, que je ne puiſſe jamais reconnoiſtre par aucun ſervice, toutes les obligations que je vous ay, & que je meure la plus miſerable Perſonne du monde ? Ha Madame (luy reſpondit Mazare, avec une melancolie eſtrange) que les ſentimens de mon cœur vous ſont inconnus, & que vous sçavez peu ce que je voudrois faire pour vous ! Je sçay, luy reſpondit elle, que vous eſtes le plus obligeant Prince de la Terre : & que rien ne s’oppoſe à ce que je veux de vous, qu’un ſcrupule de generoſité mal fondée : car enfin Mazare, je ſuis perſuadée que vous avez de la compaſſion de mes maux : & que meſme vous avez de l’amitié pour moy. Cependant me pouvant ſauver, vous me laiſſez perir : & tout cela parce que vous craignez de faire une choſe injuſte. Mais sçachez trop genereux Prince, que ce n’eſt pas eſtre injuſte, que d’empeſcher un autre de faire une horrible injuſtice. En un mot Chriſante, la Princeſſe dit tant de choſes à Mazare, qu’elle l’obligea à luy demander deux jours à ſe reſoudre : Mais Dieux, pendant cela que de cruelles agitations il eut dans ſon ame ! Orſane m’a dit qu’il en penſa expirer. Tantoſt il vouloit eſtre fidelle au Roy d’Aſſirie malgré ſa paſſion : tantoſt il ne vouloit vaincre ſon amour, qu’en faveur de Mandane : puis tout d’un coup ne pouvant ſe reſoudre ny à l’une ny à l’autre de ces choſes, il ne ſongeoit plus qu’aux moyens qu’il pourroit tenir, pour profiter des malheurs d’autruy. Enfin, diſoit il, Mandane a quelque eſtime & quelque amitié pour moy : mais, reprenoit il un moment apres, elle n’aura plus ny eſtime ny amitié, dés qu’elle sçaura que l’ay de l’amour pour elle. Toutefois, adjouſtoit il, les ſentimens de noſtre cœur ne ſont pas en noſtre diſposition : & peut-eſtre que Mandane me voudra haïr ſans le pouvoir faire. De plus, il y a une notable difference, de l’eſtat où eſtoit le Roy d’Aſſirie aupres d’elle quand il l’enleva, à celuy où je ſuis dans ſon eſprit : elle avoit de l’averſion pour luy, & elle a de l’amitié pour moy : Et je ſuis perſuadé, que ce n’eſt pas eſtre en une diſposition fort eſloignée de recevoir quelque legere impreſſion d’amour, que d’avoir beaucoup de tendreſſe & beaucoup d’eſtime. Je sçay bien pourtant apres tout, qu’il y a plus d’apparence que je ſeray malheureux, qu’il n’y en a d’eſperer d’eſtre aime de Mandane, au prejudice d’Artamene : Mais helas, de quel autre coſté puis-je trouver plus de repos & plus de douceur ? Si je ſuis fidelle au Roy d’Aſſirie ; qu’il ſe mette en mer avec la Princeſſe ; & que je l’abandonne, je ſuis aſſuré qu’elle me haïra, d’avoir eu l’inhumanité de l’expoſer à un ſi grand ſuplice. Je ſuis aſſuré de ne la voir plus : & je ſuis aſſuré de ſouffrir un tourment effroyable, par la ſeule penſée de la sçavoir en la puiſſance du Roy d’Aſſirie, à qui les Dieux ont donné une ſi grande eſperance. D’autre part, ſi je me reſous à trahir un Prince, de qui j’ay l’honneur d’eſtre Parent, de qui je ſuis Vaſſal ; qui m’a choiſi pour le confident de ſa paſſion ; & que je remette la Princeſſe entre les mains d’Artamene, en ſeray-je plus heureux ? J’auray fait un crime, mais un crime qui me rendra le plus infortuné des hommes : n’eſtant rien de plus inſuportable, que de voir la perſonne que l’on aime, en la puiſſance d’un Rival aimé. Ha non non, Mazare ne sçauroit eſtre capable de choiſir, en une occaſion où il voit de tous les coſtez le crime ou l’infortune. S’il eſcoute la raiſon, elle luy dira qu’il ne faut jamais trahir ceux qui ſe fient en nous ; s’il eſcoute ſa paſſion, elle luy dira au contraire, qu’il ne faut jamais ceder ny abandonner la Perſonne aimée : & que tout ce que l’on fait pour la poſſeder eſt juſte. De toutes les deux façons dont j’enviſage la choſe, je trahis le Roy d’Aſſirie ou la Princeſſe, & je me trahis moy meſme, puis que je pers toujours ma reputation : c’eſt pourquoy ſi nous avons à faire un crime, faiſons du moins un crime qui nous ſoit utile, & qui nous empeſche de mourir deſesperez. Enfin Chriſante, ce Prince amoureux malgré toute ſa vertu, ſe laiſſa de telle ſorte emporter à la violence de ſon amour, qu’il ſe reſolut non ſeulement de trahir le Roy d’Aſſirie, mais de tromper encore la Princeſſe Mandane. Ce qu’il y a de vray eſt, que je ne penſe pas que jamais perſonne ſe ſoit puny ſi ſeverement ſoy meſme, que Mazare ſe puniſſoit, par le remors continuel qu’il avoit dans l’ame : car je ne vy de ma vie une melancolie égale à la ſienne.

Toutefois apres s’eſtre fortement determiné à ce qu’il vouloit faire, il chercha les voyes de s’aſſurer d’une Galere, & les trouva facilement : parce que dans l’intention qu’avoit le Roy d’Aſſirie, de ſe ſervir de toutes les Galeres & de tous les Vaiſſeaux qui eſtoient dans le Port de Sinope, il avoit deſja commencé d’oſter une partie de ceux qui avoient accouſtumé de les commander : & d’y en mettre qui dépendiſſent plus abſolument de luy. Il y avoit donc encore un de ces Capitaines, qui sçachant de certitude, qu’on le traiteroit bientoſt comme les autres, avoit l’eſprit fort irrité : & ce fut à celuy là que le Prince Mazare s’adreſſa : & dans l’ame duquel il trouva toute la diſposition neceſſaire, pour le deſſein qu’il avoit. Mazare eſtant donc aſſuré de cette Galere, ne douta plus qu’il ne peuſt aiſement enlever la Princeſſe : car il commandoit bien plus dans le Chaſteau que le Roy d’Aſſirie. Et comme ce Chaſteau eſt au bout du Port, il y a une Porte, comme vous sçavez, par laquelle il n’y avoit pas douze pas à faire, pour entrer dans la Galere de ce Capitaine qui eſtoit de l’intelligence : & cette Galere s’eſtoit trouvée par hazard de ce coſté là. Mais comme c’eſtoit un homme d’entrepriſe, & accouſtumé à la guerre ; il dit à Mazare que pour la ſeureté de ſon deſſein, & pour ſa vangeance particuliere de luy, & de tous ſes Compagnons, il faloit donner ordre que l’on miſt le feu aux Galeres & aux Vaiſſeaux qui devoient demeurer au Port, afin qu’on ne les peuſt ſuivre : & que ces nouveaux Capitaines ne joüiſſent pas long temps de leurs Charges : ou que du moins ils ne fuſſent pas en eſtat d’en faire les fonctions. Quoy que Mazare viſt que la choſe eſtoit bien penſée, & preſque neceſſaire pour ce qu’il avoit reſolu, il y eut pourtant de la repugnance : non pas à cauſe des Galeres & des Vaiſſeaux, où aparamment peu de monde periroit ; mais par la crainte de l’embrazement de la Ville. Toutefois ce Capitaine pour l’y obliger, prit la parole & luy dit, Seigneur, quand Sinope bruſlera, ce n’eſt qu’une Ville rebelle, qui merite le feu & le chaſtiment : & pour le Roy d’Aſſirie qui vous tient en peine, ce feu ſera eſteint devant qu’il puiſſe avoir gagné le Chaſteau. Enfin ce Capitaine dit tant de choſes, que Mazare y conſentit : & l’autre ſe chargea de l’execution de cette entrepriſe. Ce Prince dans l’intention qu’il avoit de taſcher de gagner le cœur de Mandane, fit deſſein de la mener en Bithinie, où il creut pouvoir trouver un lieu de ſeureté : & en effet il ne pouvoit guere mieux choiſir. Car il eſtoit parent d’Arſamone ; & Arſamone eſtoit Ennemy du Roy d’Aſſirie, à cauſe de la Princeſſe Iſtrine, avec laquelle Mazare avoit touſjours eſté bien, du temps qu’elle eſtoit à Babilone. De plus, il faiſoit la guere à un autre Amant de Mandane, qui eſtoit le Roy de Pont : & Artamene ayant obligé Ciaxare à bailler des Troupes à ſon Ennemy, il croyoit ne pouvoir pas choiſir un Azile plus aſſuré. En ce meſme temps, il arriua à Sinope un fameux Pyrate, que l’on dit eſtre homme de qualité & de grand cœur ; qui apres avoir eſté batu de la tempeſte, venoit faire racommoder ſes Vaiſeaux. Le Roy d’Aſſirie le reçeut admirablement : & dit au Prince Mazare qu’il eſtoit ravy de cette heureuſe rencontre, parce que dés que les Vaiſſeaux du Pyrate ſeroient en eſtat de ſe remettre à la voile, il s’embarqueroit aveque luy ſuivy de ſa Flotte, & ſe mettroit ſous ſa conduite : à cauſe que c’eſtoit un homme que perſonne n’avoit jamais pû vaincre, & qui sçavoit mieux la Mer qu’aucun autre. Mazare entendant la reſolution du Roy d’Aſſirie, haſta l’execution de la ſienne, & vint trouver la Princeſſe : Madame (luy dit il, avec beaucoup de melancolie) il y a une puiſſance Souveraine à laquelle je ne puis plus reſister, qui fait que je me reſous enfin à trahir le Roy d’Aſſirie, & à vous tirer de la ſienne. Il fait deſſein de vous emmener bien toſt, c’eſt pourquoy il le faut prevenir. Je vous avois demandé du temps pour me reſoudre, ma reſolution eſt priſe ; & il y a une Galere preſte à vous recevoir dé la prochaine nuit ſi vous le voulez. Ha ! luy dit elle, Mazare, s’il eſtoit poſſible ce ſeroit dans ce meſme moment. De vous dire Chriſante, tout ce que Mandane dit à ce Prince pour luy rendre grace, de la compaſſion qu’elle croyoit qu’il avoit de ſes malheurs, ce ſeroit une choſe aſſez difficile : tant elle exagera l’obligation qu’elle luy avoit. Mazare recevoit ces remercimens avec tant de confuſion, & tant de trouble d’eſprit, qu’elle luy en eſtoit encore plus obligée ; s’imaginant que la ſeule peine qu’il avoit à faire une trahiſon au Roy d’Aſſirie, le mettoit en cét eſtat. Mais Mazare, luy dit elle, où irons nous aborder, pour aller ſeurement au lieu où eſt le Roy mon Pere ? Madame, luy reſpondit il, quand nous ſerons hors de la puiſſance de voſtre Ennemy, nous en delibererons mieux qu’icy : Vous avez raiſon, luy dit elle, & auſſi toſt apres il la quitta. Mais enfin la nuit eſtant venue & fort avancée, le Prince Mazare qui avoit gagné non ſeulement ceux qui gardoient la Porte du Chaſteau qui donnoit vers le Port, mais auſſi tout ce qu’il y avoit de Soldats en ce lieu là, & un Eſcuyer du Roy d’Aſſirie, qui luy oſta le ſoir ſon eſpée d’aupres de luy ſans qu’il s’en aperçeuſt, vint prendre la Princeſſe, qui ſe trouva fort embarraſſée de ce qu’elle ſeroit d’Arianite, en qui elle ne ſe fioit pas. Elle creut pourtant qu’il la faloit emmener ; parce que ſi on l’euſt laiſſé, elle euſt pû faire du bruit. Nous luy diſmes donc que le Roy d’Aſſirie venoit d’envoyer Mazare dire de ſa part à la Princeſſe qu’il ſe faloit embarquer ; & nous teſmoignasmes d’eſtre fort affligées d’obeïr, afin qu’elle ne ſoubçonnaſt rien : car nous commencions de croire qu’elle avoit intelligence avec ce Prince. j’oubliois auſſi de vous dire que Mandane qui vouloit autant qu’elle pouvoit faire connoiſtre au Prince Mazare, qu’elle ſongeoit à le proteger, avoit eſcrit au Roy d’Aſſirie dans ſes Tablettes ; mais durant que nous attendions dans l’Antichambre, l’heure que Mazare nous dit qu’il faloit partir, la Princeſſe ſe ſouvenant qu’elle avoit oublié à les laiſſer ſur ſa Table, le pria de ſe vouloir donner la peine de les y porter : luy diſant qu’il les ouvriſt, & qu’il viſt ce qu’elle y diſoit de luy. De ſorte que ce Prince les prit & les fut porter dans la Chambre de la Princeſſe : où à mon advis, il leût ce qui eſtoit eſcrit dedans : car il tarda un peu à revenir. Je ne vous dis point ce qu’il y avoit dans ces Tablettes, car vous pouvez à peu prés l’imaginer : tant y a Chriſante, que nous ſortismes du Chaſteau, nous nous embarquaſmes, & la Galere ramant avec violence, nous abandonnaſmes Sinope. Un moment apres, nous viſmes le Port tout en feu, & peu de temps en ſuitte toute la Ville, ce qui ſur prit & affligea eſtrangement la Princeſſe : car elle n’avoit pas sçeu la choſe, & n’y auroit ſans doute pas conſenty ſi elle l’euſt sçeuë, tant ſon ame eſt tendre & pitoyable. Neantmoins la joye d’eſtre hors de la puiſſance du Roy d’Aſſirie, la conſola aiſément d’une douleur que la ſeule compaſſion luy donnoit : & elle ne ſongea plus qu’à apeller cent & cent fois Mazare ſon Liberateur.

Cependant la Mer s’eſleva : & les Mariniers aſſurerent qu’il alloit y avoir une tempeſte aſſez forte : en effet elle commença bientoſt apres : & le vent que nous avions eu ſi favorable, nous devint contraire, & penſa nous repouſſer malgré nous plus de vingt fois vers le Port de Sinope. De vous repreſenter quelle eſtoit l’inquietude de la Princeſſe en ces momens là, ce ſeroit vous mettre l’ame à la geſne, comme nous y eſtions : & il ſuffira de vous dire pour le vous faire comprendre, qu’elle voulut obliger Mazare à luy promettre qu’en cas que la tempeſte fuſt plus forte que l’art du Pilote, ou que la force des rames, il iroit pluſtost briſer ſa Galere au pied de la Tour du Chaſteau, que de prendre l’emboucheure du Port. Enfin le jour eſtant venu, nous euſmes un peu moins de frayeur : tant parce que l’obſcurité augmente la crainte, que parce qu’en effet il y eut un quart d’heure un peu devant que le Soleil paruſt, où le vent ne fut pas ſi fort. La Princeſſe eſtant donc ſur la Poupe, remarqua qu’il y avoit des Gens de guerre dans Sinope, qui combatirent au milieu des flames au pied de la Tour : elle n’eut pas pluſtost veû cela, que regardant Mazare avec une joye extréme ; Ha ! genereux Prince, luy dit elle, la tempeſte nous aura peut eſtre eſté favorable : puis que s’il n’en euſt point fait, je n’aurois pas veû ce que je voy. Voyez, luy dit elle, voyez ces Troupes qui combatent dans Sinope ; elles ſont aſſurément de l’Armée du Roy mon Pere : & peut-eſtre meſme que l’illuſtre Artamene y eſt en perſonne. Si cela eſt, il luy ſera aiſé de ſe rendre Maiſtre d’une Ville embrazée, & de prendre meſme le Roy d’Aſſirie. C’eſt pourquoy mon cher Liberateur, commandez à vos Rameurs de n’aller pas ſi viſte ; faites que l’on mette la chaloupe en mer : & envoyez reconnoiſtre, ce que je dis : car ſi cela eſt, nous n’aurons que faire d’aller plus loing, puis que nous trouverons du ſecours ſi proche. Mazare entendant parler la Princeſſe de cette ſorte, changea de couleur : & regardant aſſez long-temps les Troupes qu’elle luy avoit monſtrées, il reconnut beaucoup mieux qu’elle, qu’infailliblement c’eſtoient des Troupes de l’Armée de Ciaxare : c’eſt pourquoy ſans reſpondre à la Princeſſe, il commanda de faire ramer avec toute la diligence poſſible. Mandane ſurprise de ce commandement, & croyant toutefois encore, ou qu’elle avoit mal entendu, ou que ce Prince s’eſtoit mal expliqué : Mon cher Liberateur, luy dit elle, ſongez vous bien à ce que je vous ay dit, où penſez vous bien à ce que vous dites ? Ha ! Madame, luy dit il en ſe jettant à genoux devant elle, ne me donnez plus un Nom dont je ne ſuis pas digne : & ſuspendez de grace voſtre jugement, juſques à ce que vous sçachiez ce que j’ay fait contre moy, auparavant que d’avoir rien fait contre vous. Ne m’apellez donc ny vôtre Liberateur, ny vôtre Raviſſeur : & ne prononcez pas un Arreſt injuſte, contre le plus paſſionné de tous vos Adorateurs, Quoy, luy dit la Princeſſe toute ſurprise, Mazare ne ſeroit pas genereux : Mazare m’auroit trompée ; & Mandane ne ſeroit pas en liberté ? Mazare (repliqua ce Prince, avec une douleur ſans eſgale) eſt nay genereux, & a veſcu genereux ; juſques à ce que l’amour qu’il a pour Mandane, ait force ſon cœur à ne l’eſtre plus. Mais, Madame, vous ne laiſſez pas d’eſtre libre, pour ſuivit il, & je vous proteſte en preſence des Dieux que j’ay irritez, que vous n’aurez jamais ſujet de vous plaindre de ma violence. Je ne veux, Madame, que vous mettre en lieu où je puiſſe vous faire connoiſtre, la plus reſpectueuse paſſion qui ſera jamais : Vous m’avez teſmoigné avoir quelque amitié pour moy : ne paſſez donc pas en un moment de l’amitié à la haine ; & donnez moy quelques jours, à vous faire comprendre ce que je ſens, pour la Princeſſe Mandane. Non, Mazare, luy dit elle, je ne sçaurois vous accorder ce que vous deſirez de moy : vous eſtes ſeul le Maiſtre abſolu de ma haine ou de mon amitié : & ſi dans le moment que je parle, vous ne vous repentez de voſtre faute, je vous haïray plus mille fois, que je n’ay haï le Roy d’Aſſirie : & je vous regarderay comme eſtant incomparablement plue criminel. Mais comme eſtant auſſi, interrompit ce Prince, incomparablement plus amoureux. Non non, luy dit elle, ne vous y trompez pas : je n’appelleray jamais amour, l’injuſte paſſion qui vous fait agir ; & je la nommeray freneſie, fureur, & quelque choſe de pis. Quoy, Mazare, reprit elle toute en pleurs, vous pourrez vous reſoudre à perdre mon eſtime & mon amitié ? Vous que je regardois comme mon Protecteur à Babilone, & comme mon Liberateur à Sinope. Vous aimerez mieux eſtre mon Raviſſeur & mon Ennemy ; vous aimerez mieux me voir expirer de douleur, que de me laiſſer vivre heureuſe ? Ne voyez vous pas (pourſuivit elle en remarquant que la tempeſte redevenoit plus force) que vous avez irrité les Dieux, & que ſi vous ne les appaiſez par un prompt repentir, ils vont vous punir de vos crimes par un naufrage ? Ha Madame, s’eſcria ce malheureux Prince, s’ils vous peuvent ſeulement ſauver de ce naufrage, que je ſeray heureux de perir ! & que je l’euſſe eſte ſi je fuſſe mort à Babilone, quand j’eſtois encore innocent ! Mais, Madame, que vouliez vous que je fiſſe ? & le moyen de voir tous les jours la Princeſſe Mandane ; de la voir, dis-je, douce, civile, & complaiſante ; & de ne l’aimer pas ? Ceux qui ne vous voyoient qu’irritée, ne laiſſoient pas de vous aimer ; & je vous aurois pû voir infiniment obligeante, & infiniment bonne, ſans avoir pour vous une ſorte paſſion ? Ha ! Madame, cela n’eſtoit pas poſſible. La Princeſſe voyant alors que Mazare demeuroit dans une irreſolution qui ne luy permettoit pas de, ſe determiner abſolument à rien : entra en un ſi grand deſespoir, que je ne la vy de ma vie ſi touchée. Helas ! diſoit elle, en quel pitoyable eſtat ſuis-je reduite, & quel malheureux effet eſt celuy du peu de beauté que les Dieux m’ont donné, de n’inſpirer que des ſentimens injuſtes, à ceux qui ont de l’affection pour moy ? Mais courage (reprenoit elle en regardant la Mer qui devenoit plus furieuſe que jamais) je verray bientoſt la fin de mes maux, en trouvant la fin de ma vie : & j’auray du moins cette conſolation de perir avec un de mes Ennemis. Mazare voyant la Princeſſe en une ſi grande colere, & en un ſi grand danger de faire naufrage ; entra en un deſespoir ſi extréme, d’avoir mis la Princeſſe en ce peril ; & d’avoir fait un crime qu’il jugea alors luy devoir eſtre inutile, qu’il fut tenté de ſe jetter dans la Mer ; & ſi un ſentiment d’intereſt pour la Princeſſe ne l’euſt retenu, je penſe pour moy qu’il l’euſt fait. Madame, luy dit il. Je ſuis en une affliction eſtrange, d’avoir expoſé voſtre vie, au peril où je la voy : Non, luy dit elle, ce n’eſt pas là le repentir que je voudrois de vous : & je voudrois ſeulement que vous fiſſiez changer de route ; afin que ſi j’ay à faire naufrage, les vagues me puſſent porter ſur les rives de Capadoce. Mais Chriſante, le moyen d’entreprendre de vous dire, tout ce que la Princeſſe dit, & tout ce que Mazare luy repliqua ? Ce qu’il y a de vray, c’eſt que tout criminel qu’il eſtoit, il ne laiſſoit pas de dire des choſes ſi touchantes, qu’il en faiſoit certainement pitié. D’autre part, la Princeſſe en diſoit auſſi de ſi juſtes & de ſi pitoyables, qu’elle auroit fléchy la cruauté meſme. Cependant il n’eſtoit pas aiſé de choiſir la routte que l’on devoit tenir : & il falut obeïr aux vents & à la tempeſte tant qu’elle dura. Elle nous repouſſa plus d’une fois vers le pied de la Tour : & puis tout d’un coup noſtre Galere raſant la Côſte, nous nous eſloignasmes de Sinope. Enfin nous fuſmes ce jour là tout entier, & la nuit ſuivante, dans une agitation continuelle : tantoſt nous allions à droict, tantoſt nous allions à gauche : & quoy que nous allaſſions touſjours, nous n’avancions preſque point. Les Rameurs n’avoient plus de force ; l’on n’oſoit ſe ſervir de la voile à cauſe des tourbillons qui venoient de toutes parts : & nous fuſmes tout ce temps là, avec toutes les apparences d’une mort prochaine. A la premiere pointe du jour, la tempeſte continuant touſjours d’eſtre plus forte, la Princeſſe recommença de prier Mazare de ſe repentir : car tant que la nuit avoit duré, il avoit falu demeurer dans la chambre de Poupe, où ce Prince par reſpect n’avoit pas entré, quoy qu’il sçeuſt bien que Mandane ne dormoit pas. Mais la pointe du jour eſtant venüe, la Princeſſe, comme je l’ay deſja dit, recommença ſes pleintes & ſes prieres : & avec tant de larmes, tant de force, & tant de violence ; que Mazare ſans luy reſpondre, s’en alla lors vers le Pilote : & ſoit par ſes ordres, comme Orſane le croit, ou par la force du vent ; nous viſmes en effet que le Pilote volut tourner la proue de la Galere vers Sinope que nous ne voiyons plus, pour reprendre la route d’où nous venions. Mais ô Dieux, un grand coup de Mer eſtant venu, & un gros d’eau ayant fait pancher la Galere ; par malheur le Timon ſe rompit : & elle toucha en meſme temps contre la pointe d’un Eſcueil : de ſorte qu’elle tourna tout d’un coup & ſe briſa en tournant. Je m’attachay à la Princeſſe : Arianite me prit par la robbe : j’entendis un bruit & un fracas effroyable, parmy lequel je diſcernay la voix de Mazare, qui s’ecria, Juſtes Dieux ſauvez la Princeſſe.

Mais depuis cela, je ne sçay plus ce que nous devinmes : & il me ſouvient ſeulement, qu’au lieu de voir de l’eau il me ſembla que je vy un grand feu qui m’eſbloüit, & qui me fit perdre toute connoiſſance. Cependant ſage Chriſante, les vœux du malheureux Mazare furent exaucez. & nous échapaſmes d’un ſi grand peril. Mais à vous dire la verité, ce fut d’une maniere bien eſtrange : & qui vous ſurprendra peut-eſtre autant, que nous fuſmes ſurprises nous meſmes. Vous sçaurez donc, que la premiere choſe que je vy apres noſtre naufrage, fut qu’entr’ouvrant un peu les yeux, je vy des Gens qui faiſoient ce qu’ils pouvoient pour me faire ouvrir la main avec la quellle je tenois la robe de la Princeſſe (car comme vous sçavez Chriſante, l’on ne quitte jamais ce que l’on tient en tombant dans l’eau) cette veüe & le mal qu’ils me faiſoient, me firent plus revenir, que tous les remedes qu’ils m’avoient deſja faits : de ſorte que faiſant un peu d’effort. Que voulez vous, leur dis-je, & qui eſtes vous ? Nous tommes, me reſpondirent ils, des perſonnes qui veulent ſecourir la Princeſſe Mandane, & vous ſecourir vous meſme. A ces paroles j’ouvris la main ; je laiſſay aller la Princeſſe ; & je leur dis que les Dieux les recompenſeroient d’un ſi charitable office. En ſuitte dequoy, revenant peu à peu à moy meſme, je vy premierement Arianite, & puis la Princeſſe, qui revenoit auſſi bien que moy : & qui apres avoir entre-ouvert les yeux, m’appella ſans sçavoir preſque ce qu’elle diſoit. j’eſtois encore ſi eſtourdie, qu’à peine me pus-je lever de deſſus un lict où l’on m’avoit miſe : mais enfin ſa voix m’ayant redonné de la force, je m’aprochay d’elle, comme elle regardoit attentive ment un homme qui eſtoit à genoux aupres de ſon lict & qui luy tenant le bras, taſchoit de connoiſtre par le mouvement du pouls ſi la force ce luy revenoit. Comme j’arrivay donc, & qu’elle me reconnut, Marteſie (me dit elle, en retirant ſon bras d’entre les mains de cet homme, avec autant de precipitation que la foibleſſe où elle eſtoit le luy pouvoit permettre) où ſommes nous ? Madame, luy repliqua celuy dont j’ay deſja parlé, vous eſtes en lieu où vous avez une authorité abſolüe : cette voix m’ayant ſurprise, & ayant ſurpris la Princeſſe, elle ſe leva à demy pour regarder celuy qui luy avoit reſpondu : & nous reconnuſmes toutes deux à la fois, que celuy qui nous aſſistoit eſtoit le Roy de Pont. Le Roy de Pont ! (interrompirent alors Chriſante & Feraulas) amoureux de la Princeſſe, & qu’Artamene avoit fait priſonnier ? Eh Dieux, eſt il bien poſſible qu’un cas fortuit ſi prodigieux puiſſe eſtre veritable ? Ouy ſage Chriſante, pourſuivit Marteſie, & voicy comment la choſe eſtoit arrivée. Vous avez peut-eſtre bien sçeu le malheureux ſuccés de la guerre qu’il avoit contre Arſamone : & comment de tous ſes deux Royaumes, il ne luy reſtoit preſque plus qu’une ſeule Ville maritime, dans laquelle il fut aſſiegé. Mais vous n’allez pas sçeu que voyant que cette Ville alloit eſtre forcée, il ſe reſolut du moins, de dérober ſa Perſonne à la Victoire de ſes Ennemis : & de s’en fuir dans un Vaiſſeau comme il ſit. Ce qu’il y a de plus admirable, eſt que ce Prince ne sçachant où trouver un Azile ; & peut-eſtre preſſé par ſa paſſion, qui ne l’avoit point abandonné dans tous ſes malheurs, fit deſſein de venir offrir ſa Perſonne à Ciaxare, pour luy aider à reconquerir ſa fille ſur le Roy d’Aſſirie : car devant que d’eſtre aſſiegé, il avoit sçeu l’enlevement de la Princeſſe. De ſorte que s’embarquant dans cette reſolution, il venoit le long de la Côſte de Capadoce, afin de s’informer de l’eſtat des choſes ; & il y arriva ſi juſtement pour nous ſauver la vie ; que ſon Vaiſſeau que la tempeſte agitoit auſſi bien que noſtre Galere, ne ſe trouva pas fort eſloigné de nous, lors que nous fiſmes naufrage ; quoy que ſon Pilote euſt aporté beaucoup de ſoing à eſviter la terre dont nous eſtions fort proches. Comme ce Prince eſt effectivement bon & genereux, nous ayant veû périr ſi prés de luy, il commanda que l’on ſecourust autant que l’on pourroit, ceux qui paroiſſoient encore ſur l’eau : car comme les Vaiſſeaux reſistent mieux à la tempeſte que les Galeres, il le pouvoit faire ſans grand danger. Joint auſſi que par un de ces changemens ſubits qui arrivent ſi ſouvent à la Mer, il ſembla que nous euſſions appaiſé les flots irritez par noſtre naufrage : car le vent diminua tout d’un coup : & les vagues s’abaiſſerent en un moment. De ſorte que le Roy de Pont ayant fait mettre un Eſquif en Mer, les ſiens ſauverent pluſieurs hommes : entre leſquels fut Orſane, qui eſt venu aveque moy. Comme ils eſtoient occupez à ce pitoyable office, ce Prince eſtant ſur la Poupe de ſon Vaiſſeau, ſe trouvant peut eſtre encore plus malheureux, par la perte de ſes Royaumes, que ceux qu’il voyoit noyer ne l’eſtoient par la perte de leur vie ; vit entre les ondes des femmes que leurs robes ſoutenoient ſur l’eau. Cét objet l’ayant fortement touché de compaſſion, à ce que j’ay sçeu depuis, il commanda avec un empreſſement eſtrange qu’on les ſauvast : quoy qu’il ne creuſt avoir autre intereſt en leur conſervation, que la pitié naturelle qui le faiſoit agir. Mais imaginez vous Chriſante, quelle ſurprise fut celle de ce Prince, quand apres que l’on nous eut priſes dans l’eau, & aportées dans ſon Navire, il reconnut la Princeſſe Mandane. Je n’ay qu’à vous dire pour vous le faire comprendre, qu’il en oublia les pertes qu’il avoit faites : & qu’il ne ſongea plus qu’à ſauver la vie, à celle qui luy avoit fait perdre ſa liberté depuis long temps.

C’eſtoit donc en de pareils ſentimens qu’eſtoit ce Prince, lors que comme je j’ay deſja dit, il aſſura la Princeſſe qu’elle eſtoit en lieu où elle avoit une authorité abſolüe : Mandane ayant reconnu ſa voix auſſi bien que moy, Seigneur, luy dit elle, vous voyez que vous n’eſtes pas ſeul malheureux ; mais pour reconnoiſtre l’office que vous me rendez, je ſouhaite que vous uſiez aſſez bien de l’occaſion que les Dieux vous preſentent d’aſſister une Princeſſe infortunée, pour les obliger à vous ſecourir vous meſme. Madame, luy dit il, je ne me pleins plus de mon deſtin : & je crois eſtre obligé de remercier le Ciel de la perte de mes Royaumes, puis que ſi je ne les euſſe pas perdus, je n’aurois pas eu le bonheur de voue ſauver la vie : & d’empeſcher que tout l’Univers ne perdiſt ſon plus bel ornement. Mais Madame, vous n’eſtes pas en eſtat que l’on vous puiſſe parler ſans vous incommoder : & puis que je voy Marteſie aupres de vous, avec aſſez e force pour vous ſecourir, le reſpect que je vous porte, fait que je ne dois plus demeurer icy. Tous mes Gens ont ordre d’obeïr aux femmes qui ſont aupres de vous, dit il parlant d’Arianite & de moy, & elles n’auront qu’à demander ce qu’il leur faudra, & qu’à ſuivre les avis d’un Medecin que j’ay icy, & qui a deſja commencé de vous aſſister. En effet il ſe trouva par bonheur que le Medecin de ce Prince qui eſtoit Grec, l’avoit accompagné dans ſa fuitte, ce qui nous fut un aſſez grand avantage : eſtant certain que cet homme eſt infiniment sçavant en l’Art qu’il profeſſe, comme l’ayant apris ſous le fameux Hippocrate, ſi celebre par tout le monde. Ce Prince eſtant donc ſorty, & ſes Gens nous ayant donné toutes les choſes neceſſaires, nous deſhabillasmes la Princeſſe & la miſmes au lict : en ſuitte dequoy ayant fait ſecher nos habillemens Arianite & moy, & pris d’une liqueur admirable que ce Medecin nous donna, qui par une venu toute extraordinaire, fortifie le cœur, & tempere l’agitation du ſang, nous paſſasmes le jour et. la nuit ſuivante, avec avez de repos. Car à vous dire la verité, la frayeur de la mort que nous avions eüe, & la laſſitude ou nous eſtions, fit que malgré nous le ſommeil ſuspendit toutes nos inquietudes. La Princeſſe ſoupiroit pourtant fort ſouvent : & ne pouvoit aſſez admirer la prodigieuſe rencontre que nous avions faite. De ſorte qu’apres qu’elle fut eſveillée, qu’elle s’aperçeut que je l’eſtois ; & qu’Arianite dormoit encore, elle m’apella. Comme l’on nous avoit miſes ſur un petit lict dans ſa Chambre ſelon ſes ordres, je ne l’entendis pas pluſtost que je me levay : & apres m’eſtre habillée en diligence, je fus. aupres d’elle. Je trouvay que ſa ſanté n’eſtoit pas mauvaiſe, veû l’accident qui nous eſtoit arrivé : mais je ne luy trouvay pas l’eſprit tranquile. Et bien Marteſie, me dit elle, que penſez vous de noſtre fortune, & qu’en eſperez vous ? Madame, luy dis-je, il vous arrive des choſes ſi extraordinaires, que je penſe qu’il y auroit beaucoup de temerité à vouloir juger de ce qui vous doit advenir : Car enfin Madame, puis que le Prince Mazare m’a trompée, je ne me fie plus à rien : & je croy que l’on peut ſe deffier de toutes choſes. Il me ſemble toutefois que vous eſtes échapée trop miraculeuſement d’un peril qui paroiſſoit inevitable, pour n’eſperer pas que les meſmes Dieux qui vous ont ſauvée vous protegeront. Pour moy, luy dis-je encore, je croy que la tempeſte ne s’eſt eſlevée que pour punir le malheureux Mazare ; Peut-eſtre, me reliqua la Princeſſe, n’eſt il pas mort non plus que nous : car enfin quand la Galere a eſté briſée, je me ſouviens qu’il eſt venu à moy au meſme moment : & apres que nous avons eſté dans l’eau, je l’ay encore veû, ou du moins je me le ſuis imaginé, qui me ſoustenoit avec l’Eſcharpe que j’avois. Mais il me ſemble que ne voulant pas accepter ſon ſecours, j’ay fait effort pour me dégager de luy : que cette Eſcharpe s’eſt deſtachée ; & qu’alors j’ay perdu la raiſon & la connoiſſance. Madame, luy dis-je, il y a apparence que ce que vous dittes n’eſt pas une ſimple imagination : car en effet voſtre Eſcharpe ne ſe trouve point. Ainſi il eſt à croire que ce malheureux Prince n’ayant pû vous ſauver aura pery : & que comme je le dis, la tempeſte ne ſe ſera eſlevée que pour le punir. Et peut eſtre auſſi, adjouſta la Princeſſe, les Dieux ne m’auront ils ſauvée, que pour me rendre encore plus malheureuſe. Car enfin, Maneſie, c’eſt une eſtrange choſe à s’imaginer, que de tout ce qu’il y a, d’hommes vivans au monde, il n’y a que le Roy d’Aſſirie & le Roy de Pont, entre les mains de qui je deuſſe craindre de tomber, & qu’il ſe trouve qu’un de ces Princes que je croyois engagé en une fâcheuſe guerre, comme l’on nous l’avoit dit à Babilone, qui n’a peut-eſtre jamais eſté ſur la Mer que cette ſeule fois ; Que ce Prince, dis-je, perde ſes Royaumes ; & que s’enfuyant d’une Ville où il ne ſe pouvoit plus deffendre, comme ſon Medecin me l’a dit ; qu’il s’embarque ; qu’il prenne juſtement la route où il me peut trouver ; que ſon Vaiſſeau qui par raiſon devoit eſviter la Terre, ne puiſſe s’en eſloigner : & qu’enfin il ſe rencontre ſi juſte au moment de mon naufrage, qu’il me ſauve, & qu’il me tienne en ſa puiſſance ; Ha ! Marteſie, encore une fois, ces rencontres prodigieuſes m’eſpouventent & me font tout craindre. Mais, Madame, luy dis-je, le malheur de ce Prince vous doit aſſurer : car que voulez vous qu’entreprenne un Roy ſans Royaume ? & quel Azile trouveroit il, apres avoir fait une violence, comme ſeroit celle de vous retenir malgré vous ? Je n’en sçay rien ma fille, me repliqua t’elle, mais je crains beaucoup plus que je n’eſpere. Ce n’eſt pas, pourſuivit la Princeſſe, que je n’aye des raiſons bien puiſſantes, pour obliger le Roy de Pont à agir comme je veux qu’il agiſſe : Mais Marteſie, mon deſtin eſt de faire perdre la raiſon à ceux qui m’aprochent. Je chaſſe la vertu de l’ame de ceux qui m’aiment : je change toutes leurs bonnes inclinations : & je tiens comme un miracle, qu’Artamene ſoit demeuré genereux en m’aimant.

Or Chriſante, pendant que la Princeſſe s’entretenoit de cette ſorte aveque moy, le Roy de Pont qui avoit fait changer ſa route, & reprendre la pleine Mer, n’eſtoit pas non plus en repos : & eſtant paſſé dans une autre chambre, avec un des ſiens apellé Pharnabaſe, qui avoit beaucoup de part à ſa confidence, il ſe mit à luy parler de l’eſtat preſent de ſon ame. Orſane qui eſt icy, & qui n’avoit pas tant ſouffert que nous de noſtre naufrage, parce qu’il sçavoit nager, eſtoit dans une autre petite tout aupres, d’où il pouvoit entendre tout ce que je m’en vay vous dire, & tout ce qu’il nous raconta le lendemain. Car encore qu’il euſt eſté à Mazare, il nous avoit tant ſervies à Babilone, que nous l’en traitaſmes pas plus mal. Orſane donc eſtant au lieu que je vous ay deſigné, entendit à travers les planches de ſa Chambre, que le Roy de Pont dit à celuy auquel il commença de parler, Advoüez Pharnabaſe, que mon deſſein eſt bien particulier ; & que les Dieux me traitent d’une façon bien rigoureuſe. Car ſi ſans conſiderer les anciens malheurs de ma Maiſon, je repaſſe ſeulement en mon eſprit, tout ce qui m’eſt advenu dans la paſſion que j’ay pour Mandane ; ne dois-je pas croire que je ſuis reſervé à de bizarres avantures : Je ſuis donné en Oſtage à Ciaxare, & je deviens amoureux de la Princeſſe ſa Fille : je n’oſe le dire ouvertement, parce que ſelon les apparences je ne dois pas eſtre Roy : & cependant en ſortant de Priſon, je me trouve ſur le Throſne ; & au meſme inſtant je fais demander la Princeſſe Mandane à Ciaxare qui me la refuſe. Je fais la guerre, ſuis malheureux : & juſques au point de perdre la liberté & d’aimer paſſionnément mon Vainqueur. Je ſorts de cette Priſon par ſa generoſité : mais j’en ſorts pour commencer une guerre civile, & ſans pouvoir rompre les chaines qui m’attachent à Mandane. Que vous diray-je de plus Pharnabaſe ? vous sçavez le reſte : j’ay eſté batu ; pourſuivy ; par ceux que le Roy mon Pere m’a laiſſé pour Sujets ; & chaſſé enfin par mes plus mortels Ennemis. Je ſuis nay avec deux Couronnes ſur la teſte ; & je ſorts de mes Eſtats avec un ſeul Vaiſſeau, pour Azile & pour retraite. Et reduit en cette extremité adorant pourtant toujours dans mon cœur la divine Mandane : je la trouve preſte à mourir ; je la ſauve ; & je la tiens en ma puiſſance. Ha ! Pharnabaſe, que cette derniere avanture me conſoleroit aiſément de toutes les autres, ſi je pouvois eſperer d’en profiter ! & que la perte de deux Royaumes me ſeroit peu conſiderable, ſi je pouvois conqueſter le cœur de Mandane ! Mais helas, quelle aparence y a-t’il, que les Dieux ayent l’intention que je puis faire cette glorieuſe conqueſte dont je parle ? S’ils en avoient eu le deſſein, ils ne m’auroient pas oſté des Couronnes : Mais quelle aparence auſſi, de me faire trouver la Princeſſe en un ſi déplorable eſtat ; de me donner la joye de la voir en ma puiſſance ; pour me laiſſer apres eternellement la douleur d’avoir perdu mes Royaumes ? Non non, je veux eſperer que m’ayant mis en poſſession d’un Threſor qui n’eſt pas à moy, & que je ne merite pas ; ils me rendront ce qui m’apartient. Mais Dieux ! je ne ſuis pas veritablement amoureux, de me ſouvenir du Throſne aux pieds de Mandane : Non ſuperbe paſſion, qui te vantes de dominer dans le cœur de tous les hommes, tu ne ſeras pas la plus forte dans le mien, & l’amour te ſurmontera. Ouy, malgré toutes mes pertes ; toutes mes diſgraces ; & tout mon ambition ; j’auray de la joye, & je m’y abandonneray agreablement ; dans la ſeule penſée, que Mandane eſt en mon pouvoir. Mais malheureux Prince, reprenoit il, le pourras tu faire ? & eſt il poſſible qu’un Roy deſpoüillé de ſes Eſtats, & qui n’a l’imagination remplie que de Throſnes renverſez ; de Sceptres rompus ; & de Couronnes briſées ; puiſſe eſtre ſensible au plaiſir ? Mais auſſi ſeroit il poſſible de pouvoir voir Mandane ; & Mandane reſſuscitée : & reſſuscitée par toy ; ſans en avoir une joye capable de conſoler de toutes ſortes de douleurs ? Non, c’eſt un privilege de l’amour, que l’ambition ne luy sçauroit diſputer : je ſens pourtant Pharnabaſe, que cette joye n’eſt pas touſjours tranquile : & qu’il y a des momens où quelque leger ſouvenir de mes pertes la trouble. L’image de Mandane ne revient pouvant pas pluſtost en ma memoire, que ces chagrins m’abandonnent ; que ces tenebres diſparoissent, & que je ne voy plus que Mandane. Ouy Pharnabaſe, quand je m’aplique fortement à cette agreable penſée, je ne sçay plus ſi je ſuis encore ſurie Throſne, ou ſi J’en ay eſté renverſé ; ſi je ſuis ſur la Mer ou ſur la Terre : & je sçay ſeulement que je ne ſonge plus, ny à reconquerir mes Royaumes ; ny à me vanger de mes Ennemis ; & que je ne penſe qu’à vaincre la cruauté de ma Princeſſe. Mais Pharnabaſe, que cette entrepriſe eſt difficile ! & que j’ay de peine à chercher moy meſme des raiſons, pour pouvoir conſerver l’eſperance de fléchir la rigueur de Mandane ! L’obligation qu’elle vous aura, reprit Pharnabaſe, eſt bien capable de toucher ſon eſprit : & je penſe qu’une perſonne qui vous doit la vie, aura beaucoup d’injuſtice, ſi elle vous refuſe ſon affection. Helas ! Pharnabaſe, luy dit ce Prince, il paroiſt bien que vous ne connoiſſez pas Mandane : sçachez que quand pour luy ſauver la vie, j’aurois mille & mille fois hazardé la mienne, elle ne me devroit encore rien. C’eſt une choſe que tous ceux qui ont l’honneur de la connoiſtre ſont obligez de faire, pour l’amour d’elle ſeulement : & que je ferois touſjours, quand meſme j’aurois la certitude d’en eſtre eternellement haï. Mais Pharnabaſe, dans la joye que j’ay d’avoir en ma diſposition un threſor que je prefere à l’Empire de toute l’Aſie ; il ſe meſle encore une douleur bien ſensible, & bien bizarre tout enſemble : puis qu’elle fait preſque que je m’afflige du malheur d’un Rival. Car enfin j’ay sçeu par un de ceux qui ſont eſchapez de ce naufrage, que la Princeſſe a touſjours mal traité le Roy d’Aſſirie : & que dans la premiere Ville du monde, il n’a jamais pû la fléchir. Que voulez vous donc que je puiſſe eſperer ? moy qui ne luy puis plus offrit ny Sceptre, ny Couronne ; & qui n’ay plus que mon cœur en ma puiſſance, qu’elle a ſi ſouvent refuſé. Ha ! Pharnabaſe, j’ay bien entendu dire que l’ambition ſert quelquefois à l’amour : que des Couronnes & des Sceptres touchent les cœurs les plus inſensibles : Mais je ne penſe pas qu’un Prince deſpoüillé de ſes Eſtats, & qui ne peut offrir que le partage de ſes malheurs, ſoit en termes de faire de grands progrés, dans l’eſprit de la Princeſſe Mandane. Pour moy, adjouſta Pharnabaſe, il me ſemble Seigneur, que vous vous pleignez d’une avanture, dont vous devriez vous reſjoüir : puis qu’en l’eſtat que ſont les choſes, ſi vous rendez la Princeſſe Mandane au Roy ſon Pere, je ſuis aſſuré que la meſme Armée qu’il avoit deſtinée à la reprendre dans Babilone ; & que ces Gens eſchapez du naufrage diſent eſtre preſentement en Capadoce, ſera employé à reconquerir voſtre Eſtat : & je ſuis aſſuré encore, que cét Artamene dont vous m’avez tant parlé, ne vous refuſera pas cette eſpece d’aſſistance. Je l’advouë Pharnabaſe, repliqua ce Prince, & je ſuis perſuadé qu’il ſeroit plus beau & plus judicieux d’en uſer comme vous dites, que de la façon dont ma paſſion me conſeille : Mais pour en uſer ainſi, il faudroit avoir plus d’ambition que d’amour : il faudroit aimer la Couronne plus que Mandane ; & n’aimer pas comme je fais Mandane plus que la Couronne. Car enfin Ciaxare apres m’avoir donné une Armée, ne me donneroit pas ſa Fille : & il faudroit partir d’aupres de luy, avec l’incertitude de remonter au Throſne, & la certitude de ne revoir jamais Mandane. Ha ! Pharnabaſe, dans le choix des deux, je ne fais pas de comparaiſon : & j’aime beaucoup mieux ne remonter jamais au Throſne pourveu que je puiſſe touſjours voir Mandane. Mais, Seigneur, luy reſpondit Pharnabaſe, quand tous les ſentimens d’ambition ſeront eſtains dans voſtre cœur, vous ne ſerez pas heureux, ſi vous n’eſtes pas aimé : & je doute ſi vous le ſerez ſans Couronne & ſans Sceptre ; errant, fugitif ; & malheureux : vous qui ne l’avez pû eſtre ſur le Throſne, paiſible, & heureux. Conſiderez, Seigneur, qu’en rendant cette Princeſſe, vous pouvez vous faire un puiſſant Protecteur, & trouver un Azile : & qu’en ne la rendant pas, vous vous oſtez tout lieu de retraite : & vous vous attirez encore ſur les bras un Ennemy qui a une Armée de deux cens mille hommes en eſtat détourner teſte où il luy plaira. Je sçay, reſpondit ce Prince, tout ce que vous dites : mais je sçay encore mieux, que j’ay un plus redoutable Ennemy dans mon cœur que je ne sçaurois vaincre : & que je ſerois meſme bien marry d’avoir vaincu, dans les ſentimens où je ſuis. Ouy, Pharnabaſe, la veuë de Mandane a de telle ſorte l’allumé ma paſſion, que je ne puis plus eſcouter que ce qui la peut ſatisfaire. Je sçay que pouvant faire une belle action, j’ en feray une mauvaiſe : Mais qu’y ſerois-je ? l’amour m’y force ; & je ne tiens pas que ce toit une choſe poſſible, d’avoit en ſa puiſſance une perſonne que l’on aime comme j’aime Mandane, & de la rendre volontairement. Au reſte, elle n’aura pas les meſmes raiſons de me haïr, qu’elle avoit de n’aimer pas le Roy d’Aſſirie : je ne j’ay pas enlevée comme luy, au contraire je luy ay ſauvé la vie, & l’ay retirée d’entre les bras de la mort. Elle ne pourra donc pas m’apeller ſon Raviſſeur ſans injuſtice : puis que je ne feray ſimplement que conſerver un threſor que les Dieux m’ont fait trouver, pour me conſoler de toutes mes pertes. Mais helas ! reprenoit il tout d’un coup, comment conſerveray-je ce threſor dans un ſimple Vaiſſeau, ſans refuge & ſans retraite ? Et pourray je bien me reſoudre de rendre infiniment malheureuſe, la perſonne du monde de qui je ſouhaite le plus le bonheur ?

Enfin Chriſante, apres une violente agitation, ce Prince ne reſolut rien : & ayant sçeu par ſon Medecin que la Princeſſe eſtoit en eſtat d’eſtre veuë ; il luy envoya demander la permiſſion de la viſiter, qu’elle luy accorda. D’abord qu’il aprocha d’elle, il luy teſmoigna la joye qu’il avoit, de voir ſur ſon viſage les marques d’une aſſez bonne ſanté, veû l’accident qui luy eſtoit arrivé : ce n’eſt pas que la Princeſſe n’euſt une melancolie eſtrange dans les yeux : mais c’eſt qu’en effet elle eſt toujours belle : & que de plus, ce Prince l’ayant veüe le jour auparavant en beaucoup plus mauvais eſtat qu’elle n’eſtoit, ne s’apercevoit pas de ce que je dis. La Princeſſe qui apres tout luy devoit la vie, le reçeut fort civilement : & apres l’avoir fait aſſoir, elle luy dit avec autant d’eſprit que de douceur, Vous voyez, Seigneur, un aſſez merveilleux effet de l’inconſtance de la Fortune : car quand vous me laiſſastes à Sinope, j’eſtois en eſtat de vous pouvoir faire grace : & je ſuis aujourd’huy en termes d’en recevoir de vous. La guerre vous avoit mis dans les fers du Roy mon Pere, & la Fortune m’a miſe dans les voſtres : je me conſole pourtant de cette captivité, dans l’opinion où je ſuis, que celuy qui m’a ſauvé la vie, m’en voudra laiſſer jouir : & qu’il ſe ſouviendra peut-eſtre qu’il ſortit de la Capadoce ſans rançon. Mais Seigneur, je ne parle pas de cette ſorte, pour ne vous payer point la mienne : au contraire, je ſuis aſſurée que le Roy mon Pere n’en uſera pas ainſi : & je ne doute nullement, que ſi vous le voulez, il ne vous aide à reconquerir le Royaume de Pont, & celuy de Bithinie. Je ſuis ſi riche preſentement Madame, repliqua ce Prince, puis que j’ay l’honneur de vous voir en un lieu où j’ay quelque pouvoir, que je ne ſonge plus à d’autres conqueſtes : & ſi vous ne m’aviez fait ſouvenir de mes malheurs, en me parlant de ma priſon, je penſe que j’aurois abſolument oublié toutes mes pertes & toutes mes diſgraces. Elles ſont pourtant aſſez conſiderables, reprit elle, pour s’en ſouvenir en tout temps & en tous lieux : Toutefois genereux Prince, il faut remedier à vos maux. Vous le pouvez ſans doute, interrompit il en ſoupirant ; Ouy, adjouſta la Princeſſe, mais il faut que ce ſoit par la valeur d’autruy : c’eſt pourquoy Seigneur, faites s’il vous plaiſt que l’on ſe r’aproche de Sinope, afin d’envoyer quelqu’un des voſtres dans un Eſquif, pour s’informer preciſément, en quel lieu eſt le Roy mon Pere. J’avois eu deſſein de l’aller trouver, repliqua ce Prince, pour le ſupplier de ſouffrir que je luy aydaſſe à vous tirer de la puiſſance du Roy d’Aſſirie : Mais preſentement le ſujet de mon voyage eſt changé. Vous pouvez continüer ce voyage encore plus agreablement, interrompit Mandane, car enfin m’ayant retirée de la puiſſance de la mort, vous avez fait vous ſeul, ce que vous n’euſſiez fait qu’avec deux cens mille hommes : quand vous m’euſſiez delivrée d’entre les mains du Roy d’Aſſirie. Ainſi Seigneur, vous arriverez au Camp de Ciaxare comme un Prince qui aura fait, ce qu’une puiſſante Armée n’a pû faire. Ouy Madame (reſpondit il en ſe mettant à genoux, malgré la reſistance qu’y fit la Princeſſe. ) Mais sçavez vous bien qui je ſuis ? Et pouvez vous croire ſi vous le sçavez, que la perte de deux Royaumes, m’ait fait changer de ſentimens pour vous ? Je croy Seigneur, repliqua la Princeſſe, que ſi vous m’avez eſtimée, vous m’eſtimez encore : & je croy auſſi que vous devez raiſonnablement penſer, que ſi vous n’avez pas changé, je n’ay pas non plus deû changer : & que je ſuis la meſme Perſonne que j’eſtois. Quoy Madame, reprit il, vous ſeriez touſjours inſensible, & touſjours inexorable ? Et les Dieux permettroient que je ne vous euſſe reſſuscitée, que pour me faire mourir plus cruellement ? J’advoüe Seigneur, reſpondit la Princeſſe en ſe relevant à demy, que je vous dois la vie : Mais ſi vous ne me l’avez rendüe que pour me perſecuter, c’eſt un bien que je vous permets de m’oſter quand il vous plaira. Non Madame ; repliqua t’il, vous ne le perdrez jamais par cette voye : & voſtre vie eſt une choſe que je deffendray toujours au peril de la mienne. Seigneur, reſpondit elle, ne vous imaginez pas qu’il n’y ait que le feu, le fer, & le poiſon, qui puiſſent faire entrer au Tombeau : non, vous vous abuſeriez ſi vous le croyez ainſi : & il eſt des genres de mort bien plus cruels que ceux là, quoy qu’ils ne paroiſſent pas ſi funeſtes. Ouy, adjouſta t’elle, je prefererois la mort la plus violente à la ſervitude : & je vous croirois plus innocent de me faire tüer, que de me retenir par force, & me faire mourir de deſespoir. Mais genereux Prince, je ne penſe pas que vous ayez un ſemblable deſſein : & quand je me ſouviens que le deſir de la victoire, ne vous a pas empeſché de traitter admirablement un homme qui vous l’arrachoit tous les jours d’entre les mains : Que je me ſouviens, dis-je, que vous advertiſtes Artamene, de la Conjuration que l’on faiſoit contre ſa vie : & que vous deffendiſtes de l’attaquer à coups de flèches : je ne sçaurois croire que l’ambition vous ayant laiſſé l’uſage de voſtre raiſon tout entier, l’amour, ſi vous en avez, vous l’oſte iuſques au point de ne connoiſtre pas qu’en l’eſtat où ſont les choſes, quand vous ne ſeriez pas genereux, & que vous ne ſeriez que prudent & intereſſé ; il vous ſeroit touſjours avantageux de me tendre au Roy mon Pere ; & tres inutile de me retenir plus long temps. Je voy bien Madame, reſpondit ce Prince, que tout ce que vous dittes eſt raiſonnable : mais pour le pouvoir faire, il faudroit avoir encore de la raiſon, & je n’en ay plus. Ce qui me conſole en, cette rencontre, divine Princeſſe, c’eſt qu’il eſt aiſé de connoiſtre que vous n’avez jamais aimé : & qu’ainſi j’ay du moins l’avantage de ne trouver nul obſtacle en voſtre cœur, que celuy de l’inſensibilité. Car Madame, ſi vous connoiſſiez l’amour, vous ne parleriez pas comme vous faites : & vous comprendriez parfaitement, que toutes les autres paſſions ne ſont rien, en comparaiſon de celle là. Mais Seigneur, repliqua t’elle en rougiſſant, je penſe du moins que ceux qui aiment veulent eſtre aimez : & que c’eſt une regle generale, que tous les Amans ne veulent pas eſtre hais. Cela eſtant de cette ſorte, ſongez s’il vous plaiſt, qu’en me rendant au Roy mon Pere, vous aquerrez du moins mon eſtime, & peut-eſtre mon amitié : & qu’en ne m’y rendant pas, je vous hairay plus ſans comparaiſon que vous ne voulez que je croye que vous m’aimez. Voſtre eſtime & voſtre amitié, reſpondit ce Prince, ſont deux choſes infiniment precieuſes, & qui doivent ſatisfaire pleinement, ceux qui n’ont pour vous que de l’amitié & de l’eſtime : Mais Madame, l’amour eſt une paſſion bien plus tyrannique : elle veut des ſentimens plus tendres pour la contenter : & elle ne ſe sçauroit ſatisfaire que par elle meſme. Ne trouvez donc pas eſtrange, ſi l’eſperance que vous me donnez de poſſeder un ſi grand bien comme eſt celuy de voſtre amitié, ne me peut obliger d’abandonner l’intereſt de mon amour, Mais Seigneur, repliqua t’elle, au lieu d’avoir de l’amour j’auray de la haine. Qui sçait Madame, adjouſta t’il, ſi le temps ne changera point voſtre cœur, & ſi la pitié ne fera pas, ce que toute autre choſe n’a pû faire ? Conſiderez Madame, que celuy que vous voyez devant vous, a dans l’ame la plus violente et, la plus reſpestueuse paſſion qui ſera jamais : & ſi vous la voulez connoiſtre, vous n’avez qu’à conſiderer deux choſes. L’une, qu’un ſeul de vos regards, pourveû qu’il ſoit favorable, me conſolera de la perte de mes Royaumes : & l’autre, que pouvant peut-eſtre obtenir des forces pour les reconquerir, en vous rendant au Roy voſtre Pere, j’aime mieux demeurer deſpoüillé de mes Eſtats, que de vous abandonner & de vous perdre. Prenez garde Seigneur, à ce que voua dittes, reprit la Princeſſe, car en me redonnant la liberté, vous ne me perdrez que de veüe : mais en ne me la redonnant pas, vous perdrez mon eſtime, & me verrez infailliblement perdre la vie en peu de jours : ou au contraire, ſi vous le voulez, vous remonterez ſur le Throſne, avec la ſatisfaction de m’avoir ſensiblement obligée. Le Throſne Madame, reſpondit il, eſt peu neceſſaire à un Prince qui ne peut vivre ſans vous : & s’il ne me fuſt demeuré quelque eſpoir pendant la guerre que j’ay faite, que peut-eſtre trouverois-je les voyes de toucher enfin voſtre cœur par ma perſeverance, je n’aurois pas ſi opiniaſtrément diſputé la Victoire à ceux qui m’ont vaincu. Ce n’eſt pas Madame, que je ne trouve que vous avez raiſon de mépriſer & de mal-traitter un Prince que la Fortune a abandonné : Mais Madame, c’eſt une inconſtante, qui ſuivra peut-eſtre un jour, celuy qu’elle a fuy ſi cruellement : & l’heureuſe rencontre que j’ay faite, me perſuade que tous mes malheurs ſont paſſez, & que calme ſuivra bien toſt la tempeſte. Ouy Madame s’il m’eſt permis de parler ainſi, vous me tenez lieu de ces agreables feux, qui annoncent la fin de l’orage aux Mariniers, & qui remettent l’eſperance dans l’ame de ceux qui un moment auparavant n’avoient que de fun eſtes penſées, l’eſpere donc Madame, que le bonheur me ſuivra par tout, tant que je ſeray aupres de vous ; & qu’il n’eſt point de Païs où je ne trouve un Azile quand je vous y conduiray. Je vous promets toutefois Madame, de n’employer jamais vous vaincre, que mes larmes, mes ſoupirs mes prieres, & ma perſeverance. Ne craigne donc partant de vous voir engagée dans ma fortune : & croyez que ſi je ne puis rien obtenir par cette innocente voye, vous recouvrerez bien toſt la liberté par la fin de ma vie. Quoy Seigneur (repliqua la Princeſſe, les yeux tous couverts de larmes) je ne dois recouvrer la liberté que le jour de voſtre mort ! Eh de grace, ne me forcez pas à la deſirer : c’eſt une choſe que je n’ay jamais faite à mes plus mortels Ennemis : & que je ferois bien aiſe de ne faire pas pour un Prince qui a de fort bonnes qualitez ; qui m’a ſauvé la vie ; & qui n’abandonne ſans doute la vertu, que pour me perſecuter. De plus Seigneur, en quelque lieu de la Terre que vous me puiſſiez conduire, le Roy mon Pere vous y pourſuivra : & Artamene de qui la valeur ne vous eſt pas inconnüe, vous fera peut-eeſtre faire par contrainte, ce que vous pouvez faire de bonne grace. Si je le pouvois Madame (repliqua ce Prince, avec une action tres paſſionnée) je le ferois ſans doute, & j’aurois meſme prevenu vos prieres & vos menaces. Mais divine Princeſſe, je ne le puis : & tout ce qui demeure en ma puiſſance, eſt de vous dire que ſi vous voulez que je me jette dans la Mer, ou que je paſſe mon eſpée au travers du cœur que je vous ay donné, je le feray à l’inſtant meſme, & vous l’aiſſeray en liberté par ma mort. Les Dieux, repliqua la Princeſſe, ne voulant pas que l’on empeſche un crime par un autre crime, je ne vous conſeilleray pas de mourir de cette ſorte : Mais Seigneur, je vous ſupplieray avec toute l’affection dont je ſuis capable, de ne me rendre pas malheureuſe, en vous rendant criminel : & de ne meriter pas par une injuſtice efroyable, les infortunes qui vous ſont arrivées. Ce Prince qui vit que tout ce qu’il pourroit dire, ne feroit qu’irriter la Princeſſe, ſe leva ; & la ſalüant avec beaucoup de reſpect, Nous verrons Madame, luy dit il, ſi les Dieux changeront mon cœur : ou ſi la pitié de mes maux changera le voſtre.

Apres cela, ſans luy donner le loiſir de reſpondre il ſortit de ſa Chambre : & un moment apres Orſane y entra : qui ne sçachant pas ce que le Roy de Pont avoit dit à la Princeſſe, venoit nous advertir de ce qu’il avoit entendu. Mandane l’en remercia : & l’aſſura que le crime de ſon Maiſtre ne l’empeſcheroit pas de le ſervir ſi elle revenoit en eſtat de le pouvoir faire. Mon Maiſtre Madame, luy dit il, avoit pour vous une paſſion ſi reſpectueuse, que s’il ne fuſt pas mort, il auroit aſſurément reparé ſon crime : & ſi je ne me trompe, nous n’avons fait naufrage, que parce qu’il a voulu vous obeïr, & faire changer de route à la Galere. Si cela eſt, repliqua la Princeſſe, les Dieux vous l’auront peut-eſtre conſervé : Mais quoy qu’il en ſoit Orſane, ſi j’ay beſoing de voſtre ſecours, je croy que vous ne me le refuſerez pas. Vous pouvez vous en aſſurer Madame, reſpondit il, & commander meſme les choſes les plus difficiles, ſans craindre d’eſtre un homme plus officieux au monde que celuy là, ny guere de plus entendu : auſſi eſt-ce par ſon moyen, que j’ay eſté inſtruite d’une partie des choſes que je vous ay racontées. Orſane eſtant ſorty, la Princeſſe ſe plaignit de ſes malheurs : & Arianite commença de ſe repentir de les luy avoir cauſez. Mais avec une douleur ſi ſensible, qu’elle en perdit preſque la raiſon : car cette Fille que l’on ne ſongeoit plus à accuſer, commença de s’accuſer elle meſme ; de demander pardon à la Princeſſe ; & de luy promettre une fidelité inviolable. Elle luy dit meſme, qu’elle avoit creû luy rendre office, en contribuant tout ce qu’elle avoit pû, pour la faire Reine d’Aſſirie : & enfin elle parla d’une maniere ſi touchante, & avec tant de remords de ſa faute ; que la Princeſſe la luy pardonna : & certes veû ce qui eſt arrivé depuis, je ſuis bien aiſe de l’avoir laiſſée en de pareils ſentimens. Cependant le Roy de Pont eſtoit en une peine eſtrange : il n’oſoit preſque voir la Princeſſe ; il ne pouvoit auſſi s’en empeſcher ; il euſt bien voulu la delivrer ; il vouloit auſſi ne la rendre point ; & ſans sçavoir où aller ny que faire, nous erraſmes pluſieurs jours ſur la Mer, ſans que le Pilote euſt d’autre ordre que celuy d’eſviter la, terre, & la rencontre de tous autres Vaiſſeaux. Je vous laiſſe à juger en quelle impatience nous eſtions : je parlay pluſieurs fois au Roy de Pont, mais j’y parlay inutilement : & les trois derniers jours que nous fuſmes ſur la Mer, il ne vint point dans la Chambre de la Princeſſe. Nous voiyons bien que nous allions touſjours ſans sçavoir où : Mais enfin ce Prince qui avoit sçeu que le Roy d’Armenie avoit quelque deſſein de ne payer plus de Tribut au Roy des Medes, depuis la mort d’Aſtiage ; creut qu’il trouveroit un Azile en ce lieu là, car il avoit Alliance aveque luy. De ſorte qu’un matin noſtre Vaiſſeau ſe fut mettre à l’anchre, vis à vis de l’emboucheure de la Riviere d’Halis : d’où ce Prince envoya dans un Eſquif s’aſſurer d’un grand Bateau pour remonter ce fleuve à force de rames. Comme on luy fut venu rendre raiſon de la choſe, & l’aſſurer qu’il en auroit un a l’inſtant meſme, il vint dans la Chambre de la Princeſſe : & luy preſentant la main, Madame (luy dit il avec beaucoup de confuſion ſur le vigaſe) il n’eſt pas juſte de vous donner davantage l’incommodité de la Mer : & vous ſouffrirez moins ſur une riviere. Je ſouffriray également par tout, luy reſpondit elle, ſi vous eſtes eſgalement déraiſonnable. Ce n’eſt pas l’eſtre beaucoup Madame, luy dit il, que de vous conduire chez le Roy d’Armenie comme j’en ay le deſſein : La Princeſſe eut alors quelque conſolation, quand elle vit qu’en effet nous abandonnions la Mer : & elle eſpera plus de ſecours par terre ou ſur des rivieres, que dans un Vaiſſeau au milieu des flots. Et puis, quoy qu’elle sçeuſt que le Roy d’Armenie avoit un eſprit ambitieux & remuant, qui ſeroit bien aiſe d’avoir un pretexte de guerre : neantmoins le Prince Tigrane ſon Fils qui eſt ſi vertueux, & qu’elle a autrefois veû à Sinope, la conſoloit un peu. Elle alla donc ſans reſistance, où on la vouloit conduire : nous deſcendismes dans ce grand Bateau que l’on avoit amené : La Princeſſe voulu qu’Orſane nous ſuivist, & deux autres encore, qui fut tout ce que nous puſmes obtenir, de quinze ou vingt qui avoient eſté ſauvez du naufrage : le Roy de Pont prenant ſeulement trente des ſiens, ſans que nous ayons sçeu où il envoya ſon Navire. Et alors l’on commença de vouloir faire remonter le Bateau à force de rames : mais comme la riviere eſt fort rapide, cela dura tres long temps, ſans que les Rameurs en peuſſent venir à bout : de ſorte que nous eſtions preſque touſjours tout contre la terre, parce que le milieu du fleuve l’eſtoit encore davantage. Comme nous regardions ce que je dis, la Princeſſe vit Ortalque ſur le rivage & le reconnut d’abord, bien qu’elle ne l’euſt guere veû aupres d’Artamene : Mais je penſe qu’il n’eſt pas beſoin que je m’arreſte beaucoup à vous particulariſer toutes ces choſes, puis que je m’imagine que vous les aurez sçeuës par luy : car Artucas m’a apris qu’il eſt arrivé icy. Elle ne l’eut pas pluſtost reconnu, que tirât des Tablettes qu’elle portoit touſjours, elle ſe cacha derriere moy, & derriere Arianite : & en rompant un morceau, elle eſcrivit deſſus ce que vous avez ſans doute veû, ou du moins apris par Ortalque. Mais par malheur le Roy de Pont qui eſtoit occupé à faire ramer, & à donner les ordres neceſſaires à cette Navigation, tourna la teſte vers nous comme elle eſcrivoit : ſi bien que ſans avoir le temps d’achever, & croyant avoir nommé le Roy de Pont dans ce qu’elle avoit déja eſcrit ; (bien que j’aye apris icy que ce Nom ne s’y trouve pas) elle me le bailla : je l’envelopay dans mon Voile : & le Bateau allant raſer la terre, & preſque toucher le rivage ſur lequel eſtoit Ortalque ; je luy jettay ce Voile : & ſaignis que le vent me l’avoit emporté, ſans teſmoigner m’en ſoucier beaucoup. Joint qu’il n’eſtoit pas à craindre que l’on arreſtast pour cela : car ſi nous euſſions, tardé, le courant de l’eau nous auroit repouſſez dans la Mer. Vous sçavez ſans doute Chriſante, que ce fleuve prend ſa ſource d’une Montagne d Armenie : qu’il coule le long de la Lydie : qu’il ſe reſpond à la droite dans la Mantiane, & à la gauche dans la Phrigie : qu’en ſuite il moüille à la droite une partie delà Capadoce : & à la gauche la Paphlagonie. De ſorte qu’il y a quelques journées à faire, où le Roy de Pont aprehendoit eſtrangement d’aborder ; & où la Princeſſe le craignoit auſſi beaucoup : parce que c’eſtoit de ce coſté la que les Peuples s’eſtoient revoltez par les perſuasions d’ Aribée, pour prendre le Party du Roy d’Aſſirie. Mais auſſi toſt que nous fuſmes hors de la Capadoce, il ſouffrit que quelqueſfois l’on arreſtast la nuit, afin de laiſſer dormir plus commodément la Princeſſe ; à laquelle l’on avoit fait un retranchement dans le Bateau : qui la ſeparoit de tous ceux qui y eſtoient : & où perſonne que les ſiens n’entroit, à la reſerve du Roy de Pont.

Enfin Chriſante, comme la neceſſité eſt ingenieuſe, la Princeſſe creut qu’il n’eſtoit nullement impoſſible de nous ſauver : de ſorte que je conſultay avec Orſane, & nous reſolusmes de taſcher de nous eſchaper. La Princeſſe avoit voulu qu’il y euſt touſjours la nuit une Lampe allumée dans noſtre retranchement : mais pour executer noſtre deſſein nous l’eſtaignismes : & ſuivant noſtre reſolution, un ſoir que nous eſtions abordez proche d’un grand Bois, Orſane qui s’eſtoit couché tout contre noſtre retranchement, paſſa de noſtre coſté par deſſous la Tapiſſerie ; ſe mit tout doucement dans la Riviere qui n’eſtoit pas fort profonde en cét endroit ; & vint avec le moins de bruit qu’il pût où nous eſtions ; avec intention de nous prendre les unes apres les autres, & de nous porter au bord, où nous pretendions nous enfoncer dans l’eſpaisseur de ce grand Bois que nous avions remarqué en abordant. Comme la nuit eſtoit fort obſcure, quoy qu’il n’y euſt que deux pas à faire, la Princeſſe creut qu’il ne ſeroit pas à propos qu’elle paſſast la premiere : parce qu’elle ſeroit un moment ſeule ſur ce rivage : ſi bien que pour l’empeſcher, elle voulut qu’Orſane me portaſt devant elle. Mais ô Dieux, que je fis mal de luy obeir ! & que la Princeſſe eut de tort, de me faire ce commandement ! Car à peine eſtions nous ſur la rive Orſane & moy, que le Roy de Pont s’eſveillant, & ne voyant plus de lumiere à travers de noſtre Tente ; ſe mit à crier à celuy qui eſtoit en ſentinelle (et qui ne nous avoit point aperçeus à cauſe de l’obſcurité) que l’on priſt garde à la Princeſſe. De ſorte qu’à ce cry, les Bateliers qui tenoient touſjours une petite Lampe cachée, l’aporterent, & l’on trouva la Princeſſe toute ſurprise. Nous vouluſmes Orſane & moy voyant cela retourner au Bateau, quelque danger qu’il peuſt avoir pour nous : mais les Mariniers ayant ramé tout d’un coup avec violence, par les ordres du Roy de Pont, nous euſmes beau crier & beau apeller, l’on ne nous voulut point reprendre : ce Prince s’imaginant ſans doute, que nous avions quelque puiſſant ſecours à terre, pour l’execution de noſtre deſſein. Nous entendiſmes pluſieurs fois la Princeſſe, qui crioit tantoſt Marteſie, & tantoſt Orſane : mais enfin nous n’entendiſmes plus rien, & ne viſmes plus rien auſſi, quoy que la Lune ſe levaſt un moment apres : car comme la riviere ſerpente fort en cét endroit, il fut impoſſible que nous viſſions plus le Bateau. Je vous laiſſe à juger Chriſante, quelle fut ma douleur & ma crainte : la premiere de me voir ſeparée de la Princeſſe ; & la ſeconde, de me voir ſeule avec un homme, au bord d’un grand fleuve, aupres d’un grand Bois, & au milieu de la nuit. Nous paſſasmes ce qui en reſtoit, à ſuivre le courant de l’eau : m’imaginant touſjours que comme la Lune eſclairoit alors toute la riviere, nous pourrions peut-eſtre du moins deſcouvrir encore une fois, le Bateau que nous avions quitté. Mais enfin eſtant extrémement laſſe, & ayant trouvé une Habitation de Peſcheurs au bord de l’eau, nous nous y arreſtasmes : & trouvaſmes ſans doute parmy eux, tout le ſecours que nous euſſions pû eſperer de Gens beaucoup plus civiliſez qu’ils n’eſtoient. Nous leur diſmes noſtre advanture, en leur deſguisant les Noms & les qualitez des perſonnes, à cauſe que nous eſtions en Paphlagonie : & nous les priaſmes de nous dire, s’il ſeroit impoſſible de rejoindre le Bateau dont nous leurs parlions ? Ils nous dirent alors qu’il eſtoit ſans doute impoſſible de le pouvoir atraper avec un autre, veû le nombre des Rameurs que nous leur diſions qu’il y avoit, & le temps que nous avions perdu à le ſuivre : & qu’il ne ſeroit guere plus aiſé de le pouvoir faire par terre avec des chevaux : parce que le Fleuve ſerpentant beaucoup, & le Bateau prenant touſjours le milieu de la riviere ; auroit par conſequent moins de chemin à faire que ceux qui le ſuivroient au bord. Joint qu’ils n’en avoient pas à leur Cabane, & qu’il n’y en avoit pas meſme à un Hameau qui eſtoit aſſez eſloigné, n’eſtant habité que de Peſcheurs. Que de plus aſſes prés de là, ce Fleuve eſtoit ſeparé en deux, & l’eſtoit durant plus de cinquante ſtades : & qu’ainſi l’on ne pourroit peut-eſtre sçavoir lequel des deux bras de la riviere ils auroient pris. Enfin Chriſante, nous ne puſmes rien faire que chercher les voyes de revenir icy, où je m’imaginois bien que je trouverois le Roy. J’avois par bonheur le Portrait de la Princeſſe, dans. une fort belle Boëte que je portois depuis long temps, qui nous ſervit en cette occaſion : car en ayant oſté la peinture, Orſane fut à la plus proche Ville la vendre, & achepter des chevaux & un Chariot ; & me laiſſa parmy les femmes de ces Peſcheurs. A ſon retour nous recompenſasmes ces bonnes Gens de leur courtoiſie : & nous partiſmes avec intention de venir en diligence icy : où nous jugions. bien que nous trouverions auſſi Artamene : mais où nous ne sçavions pas que l’illuſtre Artamene fuſt priſonnier. Voila ſage Chriſante, quelle a eſté la fortune de la Princeſſe : que j’ay eſté bien aiſe de vous raconter, auparavant que de voir le Roy : afin que vous autres eſtant inſtruits de nos avantures, & moy mieux informée de l’eſtat des choſes ; je sçache plus preciſément ce que je dois dire ou ne dire pas.

Marteſie ayant ceſſé de parler, Chriſante & Feraulas la remercierent de la peine qu’elle avoit eüe : & ſe mirent à repaſſer les merveilleux evenemens qu’elle leur avoit apris. Ils ne pouvoient aſſez admirer la conſtance de la Princeſſe : & cette vertu ineſbranlable, qui la faiſoit agir eſgalement par tout. Ils la conſideroient enlevée par le plus Grand Roy de l’Aſie qu’elle haiſſoit : ils la voyoient en ſuitte entre les mains d’un Prince, pour qui elle avoit beaucoup d’amitié : & ils la regardoient encore, en la puiſſance d’un Roy ſans Royaume. Ils voyoient que la Grandeur du premier, ne l’avoit point obligée d’agir avec moins de fierté aveque luy : que l’amitié qu’elle avoit pour le ſecond, n’avoit point attendry ſon cœur : & que les malheurs du troiſiesme, ne l’avoient pas obligée à le traiter moins civilement que s’il euſt encore eſté ſur le Throſne. Enfin ils voyoient Mandane ſi digne d’Artamene, & Artamene auſſi ſi digne de Mandane ; que les voyant ſeparez & malheureux, leur converſation finit par des ſoupirs, & par des marques de compaſſion & de crainte : la premiere pourtant de malheurs où la Princeſſe avoit eſté expoſée : & la ſeconde pour cét Oracle embarraſſant, qui menaçoit Artamene d’une infortune bien plus grande que celle de ſa priſon. Feraulas pourtant avoit une conſolation fort ſensible de revoir Marteſie : & Chriſante qui eſtimoit beaucoup ſa vertu, eſtoit auſſi bien aiſe de l’entretenir. Cependant auparavant que de ſe ſeparer, ils luy raconterent en peu de mots ſuivant leur promeſſe, tout ce qui eſtoit arrivé à Artamene : tant à ſon voyage des Maſſagettes, qu’à ſon retour en Capadoce, & qu’à la guerre d’Aſſirie. Ils luy dirent meſme la pitoyable rencontre qu’Artamene avoit fait de Mazare mourant : qui effectivement avoit eu entre ſes mains l’Eſcharpe dont elle leur avoit parlé : & qu’Artamene avoit reconnüe, pour eſtre la meſme que Mandane luy avoit autrefois refuſée, lors qu’il eſtoit preſt d’aller combattre. Mais, adjouſta Feraulas, il a eu bien plus de douceur en la recevant, qu’il n’en eut lors qu’on ne la luy voulut pas donner. En verité, dit Marteſie, le deſtin de cette Eſcharpe a quelque choſe d’eſtrange : Car imaginez bien je vous prie, par quelle bizarre voye, elle eſt venüe entre les mains d’Artamene. Premierement il faut sçavoir que c’eſt un Tiſſu d’or admirable, où la Princeſſe meſme a quelques fois travaillé pour ſe divertir : & c’eſt la raiſon pour laquelle elle luy a touſjours eſté infiniment chere : de ſorte qu’elle avoit plus d’une raiſon de la refuſer à Artamene, lors qu’il la luy demanda à Aniſe. Mais comme ſi elle luy fuſt devenüe encore plus precieuſe, depuis qu’Artamene en avoit eu envie ; elle ne la porta plus : & me commanda d’en avoir un ſoing tres particulier. En ſuitte nous revinſmes à Sinope, où je l’aportay : & quand nous partiſmes pour aller à Amaſie, & de là à Themiſcire, je la laiſſay icy avec cent autres choſes qui eſtoient à la Princeſſe. Si bien que quand nous y revinſmes avec le Roy d’Aſſirie je la retrouvay : car Aribée n’avoit pas ſouffert que l’on euſt fait nul deſordre au Chaſteau. Et je ne sçay comment le jour dont nous partiſmes le ſoir, cette Eſcharpe me tomba dans les mains ſans y penſer : Et à l’inſtant meſme, pouſſée par je ne sçay quel mouvement, Madame (dis-je à la Princeſſe, qui en a comme je la tenois) voulez vous que cette Eſcharpe que vous aimez tant, & que vous refuſastes à Artamene, demeure entre les mains du Roy d’Aſſirie ? Mon Marteſie, me dit elle, je ne le veux pas : car ſi Artamene la luy voyoit un jour en quelque combat, il croiroit peut-eſtre que je la luy aurois donnée. Enfin Feraulas, elle la prit & la porta : & voila par quelle voye Mazare pût avoir cette Eſcharpe entre les mains : & comment Artamene a eu par celles d’un de ſes Rivaux, ce que la Princeſſe luy avoit refuſé. En ſuitte Feraulas & Chriſante reſolurent que Marteſie differeroit encore d’un jour ou deux à ſe faire voir : afin qu’ils euſſent le loiſir auparavant, de raconter ce qu’elle leur avoit dit à leur cher Maiſtre : & qu’ils euſſent conſulté ſes Amis, pour sçavoir quand il ſeroit temps que le Roy la viſt. Marteſie pria Feraulas d’aſſurer Artamene, qu’elle s’intereſſoit tres ſensiblement en ſa Fortune : & qu’elle ſouhaittoit paſſionnément, que cette ombre de liberté qu’on luy laiſſoit depuis quelques jours, fuſt bien toſt ſuivie d’une veritable liberté, qui le miſt en eſtat d’aller delivrer la Princeſſe. Apres cela, Chriſante & Feraulas la quitterent, pour aller chercher les voyes de luy obeïr promptement : & de donner à Artamene, la ſatisfaction d’apprendre la fidelité de Mandane.