Artamène ou le Grand Cyrus/Troisième partie/Livre second

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Auguste Courbé (Troisième partiep. 300-510).


Comme Cyrus ne ſongeoit à rien qu’à delivrer ſa Princeſſe, il ne s’entretint avec Ciaxare, qu’il trouva dans ſon Cabinet, que des preparatifs de la guerre d’Armenie. Ce qui les embarraſſoit pourtant un peu l’un & l’autre, eſtoit que la Ville de Pterie eſtant encore entre les mains d’Artaxe, il n’y avoit pas d’apparence de s’eſloigner ſans l’avoir repriſe : mais de s’engager auſſi à un Siege, dans l’impatience où ils eſtoient de delivrer Mandane, eſtoit une choſe où ils avoient bien de la peine à ſe reſoudre. Neantmoins comme ils eſtoient bien advertis qu’il n’y avoit pas alors dans cette Place de Troupes aſſez conſiderables pour la garder, s’eſtant toutes diſſipées depuis le départ du Roy d’Aſſirie : & sçachant meſme que les deux mille hommes que Metrobate y avoit envoyé querir la derniere fois, s’eſtoient auſſi diſpersez en chemin ſans y retourner, dés qu’ils avoient sçeu que l’Armée de Ciaxare avoit emporté Sinope par eſcalade : ils reſolurent que Cyrus iroit avec une partie des Troupes pour la reprendre. Ils ne furent toutefois pas en cette peine là : car le lendemain au matin l’on eut nouvelle que les Habitans de Pterie ayant sçeu qu’Artamene eſtoit delivré & eſtoit Cyrus, avoient tramé ſecrettement entre eux, de retourner le pluſtost qu’ils pourroient, ſous l’obeïſſance de leur Prince legitime : & de prevenir le chaſtiment qu’ils meritoient, par un repentir genereux. De ſorte que s’y eſtans fortement reſolus, & ayant bien concerté la choſe : on sçeut qu’ils avoient tué Artaxe, & tous les Soldats de la Garniſon : qu’ils avoient repris le Chaſteau, & qu’ils s’eſtoient rendus Maiſtres de leur Ville, dont ils envoyoient les Clefs à Cyrus par ſix de leurs principaux Habitans, afin qu’il les preſentast au Roy. Cette nouvelle réjoüit extrémement ces deux Princes, qui reçeurent avec beaucoup de bonté ces Rebelles repentans : leur pardonnant auſſi genereuſement, que genereuſement ils avoient executé leur entrepriſe. On ne ſongea donc plus qu’à baſtir la marche de l’Armée pour l’Armenie : & en effet, apres avoir fait une Reveuë generale de toutes les Troupes qui la compoſoient ; on reſolut que l’Avant-garde commenceroit de filer dans ſix jours, & s’avanceroit juſques ſur la Frontiere, où tout le reſte la ſuivroit bientoſt apres. Cyrus avoit alors l’eſprit tout rempli d’eſperance : car voyant une ſi grande & ſi belle Armée, & tant de Princes & tant de Rois engagez dans ſon party : il avoit lieu de croire, que la victoire luy eſtoit preſque aſſurée : & que ſi le Roy d’Armenie ne rendoit pas la Princeſſe, & n’avoüoit pas meſme qu’elle fuſt dans ſes Eſtats ; c’eſtoit qu’il vouloit qu’on luy offriſt de le décharger du Tribut qu’il devoit aux Rois de Medie. Ce n’eſt pas que Cyrus ne fuſt un peu embarraſſé à concevoir ce qu’eſtoit devenu le Roy de Pont, dont Megabiſe ne parloit point, & dont il n’avoit point entendu parler à Anaxate : & qu’il n’euſt beaucoup de peine à s’imaginer ce qui avoit pû le ſeparer de la Princeſſe, ou obliger le Roy d’Armenie à le retenir auſſi bien qu’elle : puis que ſa priſon ou ſa liberté ne faiſoient rien à ce Tribut dont il ſe vouloit décharger, & pour lequel apparemment il n’avoit point voulu rendre Mandane, ny advoüer qu’elle fuſt dans ſes Eſtats. Mais eſperant eſtre bientoſt eſclaircy de ſes doutes en la delivrant, il eſtoit auſſi guay, que le peut eſtre un Amant abſent, qui eſpere de revoir bientoſt ſa Maiſtresse, & de vaincre ſes ennemis. Jamais il n’avoit eſté plus civil, ny plus liberal envers les Capitaines & les Soldats : il eſtoit continuellement occupé à demander quelque choſe pour eux à Ciaxare : qui ayant renouvellé dans ſon cœur toute la tendreſſe qu’il avoit euë autreſfois pour luy, lors qu’il ne le croyoit eſtre qu’Artamene ; ne ſe laſſoit non plus de luy accorder tout ce qu’il luy demandoit, que Cyrus d’obliger ceux qui luy faiſoient quel que priere. Aglatidas, qui n’eſtoit pas un de ceux qu’il conſideroit le moins, fut un matin le conjurer de vouloit demander pour Otane, le Gouvernement de la Province des Ariſantins, qui eſtoit vacant par la mort de celuy qui le poſſedoit. Pour Otane ! (luy dit Cyrus avec beaucoup d’eſtonnement) ouy Seigneur, adjouſta t’il, c’eſt pour Otane que je vous demande cette grace : ou pour mieux dire, c’eſt pour la belle Ameſtris. Car vous sçaurez que je ſuis adverti par Artabane qui me l’eſcrit, qu’un homme qui eſtoit ennemi mortel d’Artambare ſon Pere, a deſſein de l’obtenir de Ciaxare : c’eſt pourquoy, Seigneur, je vous ſupplie de vouloir empeſcher que l’incomparable Ameſtris, que l’on m’aſſure eſtre touſjours tres melancolique & tres ſolitaire, ne reçoive pas ce deſplaisir là. Car comme tout ſon bien eſt dans la Province des Ariſantins, ce luy ſeroit une faſcheuse avanture, que celle de voir l’ennemi de ſa Maiſon en eſtre Gouverneur. Vous avez raiſon, reſpondit Cyrus, mais ne ſeroit il pas plus juſte que je demandaſſe la choſe pour vous que pour Otane ? puis que de cette ſorte le Roy en ſeroit mieux ſervi, & les Terres d’Ameſtris n’en ſeroient pas moins protegées. Vous eſtes trop bon, repliqua Aglatidas, de me parler comme vous faites : neantmoins Seigneur, ſi vous voulez m’obliger, vous ne ſongerez jamais à faire rien pour un homme de qui l’ambition eſt ſurmontée par l’amour : & qui ne cherche plus que la mort, pour finir les peines qu’il ſouffre. C’eſt pourquoy ne pouvant accepter ce Gouvernement, je vous conjure encore une fois, de la demander pour Otane. Je le feray, luy dit Cyrus mais à condition que vous ferez qu’Ameſtris sçache que vous luy avez rendu ce bon office. Aglatidas s’oppoſa encore à ce que Cyrus vouloit de luy : & il fut contraint de luy accorder ce qu’il ſouhaittoit ſans nulles conditions. Comme Ciaxare n’eſtoit plus en termes de rien refuſer, à celuy à qui il devoit tout ; il ne luy eut pas pluſtost demandé ce Gouvernement qu’il le luy accorda : envoyant à l’heure meſme les expeditions à Ecbatane. Il s’eſtonna touteſfois, par quelle raiſon il luy faiſoit cette priere, sçachant qu’Otane n’eſtoit pas connu de Cyrus : & que quand il l’auroit connù, il ne l’auroit pas fort aimé. Comme cela fit quelque bruit dans la Cour tout le monde chercha par quel motif Cyrus avoit fait la choſe ; & Megabiſe qui sçavoit quel eſtoit l’intereſt d’Ameſtris en cela, fut celuy qui en devina le ſujet, & qui s’imagina que Cyrus n’avoit agi qu’à la priere d’Aglatidas : de ſorte que tout le monde le sçeut bientoſt apres ; & admira ſa generoſité. Ce meſme jour là, il vint un Envoyé du Roy d’Aſſirie, qui ayant sçeu par la voix publique, au lieu où il s’eſtoit retiré apres ſon départ de Pterie, que la principale raiſon pourquoy on retenoit Cyrus priſonnier, eſtoit parce qu’on l’accuſoit de l’avoir fait delivrer, & d’avoir intelligence aveque luy : avoit reſolu de luy rendre une partie de ce qu’il devoit à ſa generoſité, en le juſtifiant de cette accuſation. Cyrus ne sçeut pas pluſtost que cét Envoyé eſtoit arrivé à Sinope, qu’il ſe rendit aupres de Ciaxare : luy diſant qu’il ne vouloit voir qu’en ſa preſence, celuy que le Roy d’Aſſirie luy envoyoit. Ciaxare luy dit alors fort obligeamment, que c’eſtoit luy faire un reproche injurieux, que de le faire ſouvenir de ſes erreurs paſſées : mais enfin Cyrus l’emporta : & l’Envoyé du Roy d’Aſſirie fut conduit devant Ciaxare. Apres qu’il eut preſenté la Lettre dont il eſtoit chargé, qui ne ſe trouva eſtre que de creance ; & que Ciaxare ſe fut diſposé à l’entendre : Seigneur, luy dit il, j’avois ordre du Roy mon Maiſtre, de vous dire pour la juſtification d’Artamene, que j’ay sçeu eſtre Cyrus en arrivant icy ; que ce n’eſtoit point luy qui l’avoit fait échaper de ſa priſon : & qu’il n’a jamais eu aucune intelligence aveques luy, contre le ſervice qu’il vous doit. Mais puis que je le voy en liberté, il n’eſt pas neceſſaire, à mon avis, que je m’arreſte, comme j’en avois ordre, à exagerer ſon innocence de ce coſté là. Il m’avoit auſſi chargé, ſi vous le delivriez, comme je devois vous en ſupplier de ſa part, de vous declarer en ſuitte, qu’il n’a plus nulle intention de faire la guerre preſentement, qu’à ceux qui protegent le Raviſſeur de la Princeſſe Mandane. Qu’ainſi il vous offre toutes les Troupes qu’il va lever, dans la petite partie de ſes Eſtats, que le bonheur de vos armes luy a laiſſé. Il vous offre meſme ſa perſonne, ſi vous luy en accordez la ſeureté : & vous aſſure enfin, qu’il n’entre prendra plus rien Contre vous. Il m’avoit encore commandé, adjouſta t’il, de faire sçavoir, s’il eſtoit poſſible, à l’illuſtre Artamene, qu’il croyoit qu’Artaxe eſtoit celuy qui avoit envoyé ſa Lettre à Metrobate ; parce que ç’avoit eſté de la main d’Artaxe qu’il en avoit reçeu une coppie, qu’il avoit voulu faire paſſer pour original : & que pour marque de cela, il apportoit celle qu’Artaxe avoit donné au Roy ſon Naiſtre, comme eſtant d’Artamene, en effet ſe trouva eſtre eſcrite de la propre main d’Artaxe ; qui n’avoit oſé dire au Roy d’Aſſirie la fourbe qu’il avoit faite pour perdre Cyrus. Ciaxare trouvant un raport ſi juſte des choſes que Chriſante luy avoit dittes pour juſtifier ſon Maiſtre le jour qu’il fut delivré, à celles que je luy diſoit cét Envoyé, en eut beaucoup de joye : de ſorte que le traitant fort civilement, il luy dit qu’il auroit ſa reſponce le lendemain : ne voulant pas la luy rendre à l’heure meſme, parce qu’il vouloit faire la grace à Cyrus de luy demander ſon advis. Apres donc que cét Envoyé ſe fut retiré, & qu’ils furent en liberté de parler, Ciaxare ſe fit encore redire preciſément par Cyrus, ce qu’il avoit promis au Roy d’Aſſirie ſur le haut de la Tour de Sinope, lors que le prince Mazare enlevoit la Princeſſe Mandane : ſi bien que comme Cyrus n’eſtoit plus en eſtat de luy rien déguiſer, il luy dit ingenûment, qu’il luy avoit engagé ſa parole, que quand la Fortune luy ſeroit aſſez favorable pour luy faire delivrer la Princeſſe, & pour vaincre tous les obſtacles qui pourroient s’oppoſer à ſon bonheur ; il ne l’eſpouseroit jamais, ſans s’eſtre batu contre luy. Mais pourquoy, luy dit Ciaxare, luy fiſtes vous cette injuſte promeſſe ? Ce fut Seigneur, repliqua t’il, parce que le Roy d’Aſſirie ayant eu l’injuſtice de me demander que je le remiſe en liberté : & moy ayant eu la fidelité pour vous de ne le vouloir pas faire : je creus que ce Prince pourroit me ſoubçonner de ne le retenir que pour mon intereſt particulier : & comme eſtant bien aiſe de m’eſpargner la peine de vaincre un ennemi redoutable. De ſorte que pour luy faire voir que je ne le retenois pas par un ſentiment ſi laſche, je luy promis d’en uſer ainſi : auſſi bien Seigneur, à vous parler ſincerement, quand je ne la luy aurois pas promis, je ne lairrois pas de le faire : & il ne ſeroit pas aiſé que je peuſſe vivre heureux, que je n’euſſe fait avoüer au Roy d’Aſſirie, que ſi la Fortune me favoriſe en quelque choſe, ce n’eſt pas tout à fait comme une aveugle, qui départ toutes ſes faveurs ſans choix. C’eſt pourquoy je vous conjure, ſi mes prieres vous ſont cheres, de me permettre de demeurer dans les termes de nos conditions : puis qu’auſſi bien ne pourrois-je pas obtenir de moy de les rompre. Ciaxare ne ſe rendit pas d’abord : mais enfin apres avoir conſideré cette affaire, de tous les biais qu’il la pouvoit regarder ; il reſolut de ſuivre luy meſme les conditions de Cyrus : luy ſemblant que c’eſtoit aſſurer les conqueſtes qu’il luy avoit faites, que de voir dans ſon Armée le Roy d’Aſſirie vaincu. Car il sçavoit bien que ce qu’il pourroit amener de Troupes ne ſeroit pas fort conſiderable : ny en pouvoir de rien entreprendre contre luy. Il dit donc le lendemain à l’Envoyé de ce Prince, que comme preſentement les intereſts de Cyrus eſtoient les ſiens, il tiendroit tout ce qu’il luy avoit promis : & qu’ainſi il pouvoit aſſurer le Roy ſon Maiſtre, que ſa Perſonne & ſes Troupes ſeroient en ſeureté dans ſon Armée, quand il y voudroit venir ; ſans que le ſouvenir du premier enlevement de Mandane l’obligeaſt à le maltraiter : & que Cyrus enfin luy tiendroit exactement la parole qu’il luy avoit donnée. Ce qui obligeoit principalement Ciaxare à en uſer de cette façon, eſtoit qu’il croyoit pouvoir pluſtost empeſcher ce combat de Cyrus & du Roy d’Aſſirie, quand ce Prince ſeroit dans ſon Armée, que s’il fuſt demeuré dans la ſienne, ſon ennemy declaré. Joint encore que de cette ſorte, il eſtoit hors de la crainte que la Princeſſe Mandane ne retombaſt une ſeconde fois ſous la. puiſſance du Roy d’Aſſirie : & n’eſtoit point obligé à diviſer ſes forces pour luy faire teſte, & pour aller en Armenie. Il conſideroit meſme encore, que quand le malheur voudroit que Cyrus ſe batiſt contre ce Prince, & en fuſt vaincu, il ne ſeroit pas forcé pour cela, de luy donner la Princeſſe ſa fille : Cyrus ne s’eſtant engagé qu’à ce qui dépendoit de luy, & non pas à la luy faire eſpouser.

Cependant toutes choſes eſtant preſtes pour partir, Cyrus demanda la permiſſion de commander l’Avant-garde : & demanda de plus qu’une partie des Troupes de Perſe le ſuivissent. Comme Ciaxare ne luy pouvoit plus rien refuſer, il obtint tout ce qu’il voulut : & il fut reſolu qu’il partiroit avec vingt mille hommes ſeulement : que tous les Volontaires le ſuivroient : que le Roy marcheroit auſſi bien toſt avec le Corps de la Bataille : & que l’Arriere-garde ſeroit commandée par le Roy d’Hircanie : le Roy de Phrigie demeurant auſſi avec Ciaxare. Jamais il ne s’eſt veû une plus grande joye, que celle des Troupes qui furent choiſies pour cette Avant-garde, ny une plus ſensible douleur, que celle que reçeurent les Chefs & les Soldats qui ne furent point commandez : & l’on euſt dit qu’ils apprehendoient que Cyrus ne vainquiſt ſans eux, & qu’ils ne trouvaſſent plus rien à faire quand ils le joindroient. Or pendant que tout ſe preparoit à partir, cet illuſtre Heros s’eſtant ſouvenu qu’il avoit promis aux Habitans de Sinope de faire rebaſtir leur Ville ; il ſupplia Ciaxare de vouloir qu’il s’aquitaſt de ſa parole : & de ſouffrir qu’il employaſt à cela une partie de ſes bienfaits. Mais Ciaxare voulut que ce fuſt des deniers publics, que cette Ville fuſt rebaſtie : & ordonna à Ariobante, qui demeura en Capadoce pour y tenir toutes choſes en devoir, de faire venir des Architectes de Grece, pour reparer les deſordres de l’embraſement de Sinope : voulant de plus, que comme il y avoit une Statuë de ce fameux Mileſien qui l’avoit fondée, qui ſe nommoit Autolicus, il y en euſt auſſi une de Cyrus, comme en eſtant le ſecond fondateur, ce qui fut executé. Cependant cét illuſtre Prince fut dire adieu à Marteſie, qui ne le vit pas partir ſans douleur : elle voulut alors l’obliger à luy rendre la Peinture de Mandane, qu’elle luy avoit preſtée, à condition de la remettre en ſes mains quand il partiroit pour la guerre d’Armenie : mais ce Prince la regardant attentivement ; cruelle Perſonne, luy dit il, comment voudriez vous que je puſſe vaincre, ſi vous m’oſtiez ce qui me doit rendre invincible ? Vous avez tant remporté de Victoires ſans ce ſecours, repliqua t’elle, qu’il n’y a pas d’apparence que vous en ayez beſoin. Cyrus entendant parler Marteſie de cette ſorte, creut qu’effectivement elle vouloit qu’il luy rendiſt ce Portrait : ce qui luy donna une douleur ſi ſensible, que le viſage luy changea : & ſes yeux en devindrent ſi melancoliques, que Marteſie en ayant compaſſion, luy dit, Seigneur, je change le terme que je vous avois donné : & je ne veux vous obliger à me rendre la Peinture de la Princeſſe, que quand vous l’aurez delivrée. Cyrus la remercia alors avec une joye extréme : & apres luy avoir demandé s’il ne pouvoit rien pour ſon ſervice ? Elle luy dit qu’ayant deſſein de s’approcher un peu plus prés de Mandane, afin de la revoir pluſtost quand il l’auroit remiſe en liberté ; elle avoit intention d’aller avec une de ſes parentes qui devoit partir dans trois jours, pour s’en retourner vers les frontiers d’Armenie où elle demeuroit : & qu’elle le ſupplioit de luy faire donner eſcorte pour cela. Feraulas qui entendit la choſe, fit ce qu’il pût pour avoir cette commiſſion : mais Cyrus la luy voulant refuſer obligeamment, parce qu’il ne pouvoit ſe reſoudre d’eſloigner de luy le ſeul homme avec qui il pouvoit le plus librement s’entretenir de ſon amour ; luy dit qu’il ne ſeroit pas juſte qu’il fuſt heureux aupres de Marteſie, durant qu’il eſtoit infortuné eſloigné de Mandane : & en effet Ortalque avec deux cens Chevaux eut ordre d’accompager ces Dames en leur voyage. Marteſie le ſupplia encore de vouloir accorder à Orſane la permiſſion de s’en retourner vers le Roy & la Reine des Saces : luy ſemblant qu’apres qu’ils luy avoient fait l’honneur de luy confier la perſonne du Prince Mazare leur fils, il eſtoit juſte qu’il allaſt du moins leur apprendre les particularitez de ſa perte. Cyrus ſe ſouvenant alors des obligations que luy avoit ſa chere Princeſſe ; des ſoins qu’il avoit eus de Marteſie ; & de ce qu’il avoit meſme eſté un de ceux qui avoient aidé à le delivrer : il voulut le voir, & luy dire luy meſme qu’il pouvoit s’aſſurer touſjours en luy, un Prince fort reconnoiſſant. En ſuitte luy ayant fait recevoir malgré qu’il en euſt de magnifiques preſens, il le congedia, & dit encore une fois luy meſme le dernier adieu à Marteſie. Il demanda auſſi au Prince Thraſibule s’il vouloit qu’il luy fiſt redonner des Vaiſſeaux, au lieu de ceux qu’il avoit perdus ? Mais ce Prince genereux luy reſpondit, qu’il auroit honte de les accepter, en une pareille Saiſon : & qu’il vouloit s’aller rendre digne à la guerre d’Armenie, de la glorieuſe protection qu’il luy avoit promiſe. Cyrus n’ayant donc plus rien à faire à Sinope, fut prendre congé de Ciaxare, qui l’embraſſa avec une tendreſſe ſans pareille : ceux des Cheſſ qui n’alloient pas aveques luy, furent auſſi luy dire adieu : & luy teſmoigner de nouveau la douleur qu’ils avoient, de ce qu’ils ne feroient que le ſuivre. Cyrus avoit ce jour là dans les yeux, je ne sçay quelle noble fierté, qui ſembloit eſtre d’un heureux preſage : & à dire vray, il euſt eſté difficile de s’imaginer en le voyant : qu’il euſt pû eſtre vaincu, tant ſa phiſionomie eſtoit Grande & heureuſe. Ce Prince eſtoit d’une taille tres avantageuſe & tres bien faite : il avoit la teſte tres belle : & tout l’art que les Medes aportent à leurs cheveux, n’approchoit point de ce que la Nature toute ſeule faiſoit aux ſiens : qui eſtant du plus beau brun du monde, faiſoient cent mille boucles agreablement negligées, qui luy pendoient juſques ſur les eſpaules. Son taint eſtoit vif ; ſes yeux noirs pleins d’eſprit, de douceur, & de majeſté : il avoit la bouche agreable & ſous-riante ; le nez un peu aquilin ; le tour du viſage admirable ; & l’action ſi noble, & la mine ſi haute, que l’on peut dire aſſurément, qu’il n’y eut jamais d’homme mieux rait au monde que l’eſtoit Cyrus. De ſorte qu’il ne ſe faut pas eſtonner, ſi le jour qu’il partit de Sinope, eſtant monté ſur un des plus fiers & des plus beaux Chouaux que l’on vit jamais : ayant un habit de guerre le plus ſuperbe que l’on ſe puiſſe imaginer : & ayant mis auſſi pour ce jour là ſeulement, la magnifique Eſcharpe de la Princeſſe Mandane, tout le peuple le ſuivit juſques hors de la Ville, le chargeant de benedictions ; luy ſouhaittant la victoire ; & le voyant partir avec des larmes. Il eſtoit ſuivi de tous les principaux Chefs, & de tous les Volontaires : de ſorte que ce Gros de gens de qualité tous magnifiquement veſtus, & admirablement bien montez, faiſoit un des plus beaux objets du monde. Le Prince Thraſibule, le Prince Artibie, Hidaſpe, Gobrias, Gadate, Chriſante, Aglatidas, Megabiſe, Aduſius, Thimocrate, Leontidas, Philocles, Feraulas, & mille autres eſtoient de ce nombre : cependant au milieu du tumulte, & malgré tous les ſoings qu’avoit Cyrus, Mandane eſtoit touſjours dans ſon cœur : & tant que cette marche dura, ſans manquer à rien de tout ce qu’il devoit faire comme General d’Armée, il ne manqua non plus à rien de ce qu’il devoit comme Amant fidelle : & il donnoit touſjours toutes les heures qu’il pouvoit dérober à ſes occupations, au ſouvenir de ſa chere Princeſſe. Cela n’empeſchoit pas neantmoins qu’il n’agiſt avec une prevoyance admirable : & par l’ordre qu’il apportoit touſjours aux marches des Armées qu’il commandoit, il ne ruinoit point les lieux de ſon paſſage, & ne laiſſoit pourtant pas ſouffrir ſes Soldats.

Ils avoient donc deſja marché pluſieurs jours & eſtoient deſja arrivez à cent ſtades prés du fleuve Licus, qui ſepare la petite Armenie de la Capadoce ; lors que quelques Coureurs de l’Armée amenerent à Gyrus (qui faiſoit repaiſtre ſes Chevaux, & repoſer ſes gens dans une foreſt) un homme qu’ils diſoient eſtre un Eſpion, & qui avoit toutefois demandé à parler à luy. Mais Cyrus fut bien agreablement ſurpris, de voir que c’eſtoit Araſpe déguiſé en Marchand Armenien, que des Ciliciens qui l’avoient pris n’avoient pas connu. Il l’embraſſa alors avec joye : & le tirant à part à l’heure meſme ; & bien mon cher Araſpe, luy dit il, avez vous eſté plus heureux que Megabiſe ? & sçavez vous plus de nouvelles de la Princeſſe & du Roy de Pont qu’il n’en apporta ? Je sçay Seigneur, luy reſpondit il, preſques tout ce que je pouvois sçavoir, excepté que je n’ay pas bien veû la Princeſſe Mandane, & que l’on ne m’a pas dit ſon Nom : mais enfin pour vous raconter ce que j’ay apris, je vous diray qu’avec l’habit que vous me voyez ; & sçachant aſſez bien la langue Armenienne, j’ay touſjours eſté pris pour un veritable Armenien, meſme dans Artaxate, où la Cour eſt preſentement. Là je me ſuis meſlé avec diverſes perſonnes : & j’ay sçeu que le Roy d’Armenie dit touſjours que la Princeſſe Mandane n’eſt point dans ſes Eſtats : & qu’il publie qu’on ne la luy demande que pour avoir encore un plus grand pretexte de luy faire la guerre, à cauſe du tribut qu’il n’a pas voulu payer. Le Peuple meſme à ce que j’ay appris, l’a creû long temps ainſi : mais depuis quelques jours ce meſme Peuple a changé d’avis : & tout le monde croit qu’effectivement la Princeſſe Mandane eſt preſentement dans un Chaſteau qui n’eſt qu’à cinquante ſtades d’Artaxate : du coſté qui regarde vers les Chaldées, & qui eſt baſti ſur le bord d’une petite Riviere, laquelle ſe jette en ce lieu là dans l’Araxe, qui paſſe dans Artaxate. Ce qui fait qu’ils ont cette croyance, eſt qu’ils sçavent que dans le meſme temps qu’ils ont apris que l’on diſoit que la Princeſſe Mandane y doit eſtre, il eſt arrivé deux Dames, que quelques hommes conduiſoient, que l’on a miſes dans ce Chaſteau ; que l’on y garde tres ſoigneusement ; & que l’on ſert avec beaucoup de reſpect. Quelques uns de ceux qui les ont veuës, ont dit de plus, qu’il y en a une admirablement belle, & qui paroiſt fort melancolique. Je me ſuis informé auſſi exactement que je j’ ay pû, ſans me mettre au hazard d’eſtre deſcouvert, quelle ſorte de beauté eſt celle de cette Dame : & j’ay trouvé par tout ce que l’on m’en a dit, que ce doit eſtre la Princeſſe. Car on m’a aſſuré qu’elle eſt blonde, blanche, de belle taille ; & qu’elle a l’air fort modeſte. Outre cela j’ay encore remarqué moy meſme, que le jeune Prince Phraarte, frere du Prince Tigrane, qui eſt demeuré malade à la haute Armenie, y va tous les jours peu accompagné : de ſorte qu’il eſt aiſé de s’imaginer qu’il faut qu’il y ait quelque perſonne d’importance en ce lieu là. De plus, je vous diray qu’eſtant un jour allé à ce Chaſteau, avec un Marchand d’Artaxate, de qui j’avois gagné l’amitié par quelques petits preſens ; afin qu’il trouvaſt les moyens de m’y faire entrer, ſur le pretexte de le voir par curioſité : j’entray effectivement juſques dans la premiere Court : & j’euſſe aſſurément veû tout ce Chaſteau, & tous les Jardins, & par conſequent bien veû la Princeſſe : ſi par malheur le Prince Phraarte ne fuſt arrivé dans ce temps là. Mais à peine sçeut on qu’il venoit, qu’on nous fit cacher, parce qu’il y a deffence expreſſe de laiſſer entrer perſonne. Comme il fut entré dans le Chaſteau, on nous fit ſortir en diligence : neantmoins en repaſſant par un endroit de la baſſe Court, je vy ce meſme Prince à un Balcon, qui entretenoit une Dame : qui me parut eſtre la Princeſſe Mandane : du moins à ce que j’en pus juger en un moment, & d’aſſez loing, ne luy voyant qu’un coſté de la teſte, & ne pouvant bien voir diſtinctement que la couleur de ſes cheveux & ſa taille. Voila Seigneur tout ce que j’ay appris de la Princeſſe, & tout ce que j’en ay pû apprendre : car depuis cela on n’a plus voulu me laiſſer entrer au Chaſteau où elle eſt : & je n’ay pû rien apprendre du Roy de Pont. Il n’en faut point douter, dit Cyrus, c’eſt aſſurément la Princeſſe Mandane que vous avez veuë : & les viſites du Prince Phraarte en ſont une preuve infaillible. Mais, pourſuivit il, Araſpe, ce Prince eſt il auſſi bien fait, que le Prince Tigrane ſon frere ? je n’en sçay rien Seigneur (repliqua t’il en ſous-riant, comme eſtant accouſtumé de vivre avec beaucoup de liberté aupres de Cyrus) car je n’ay jamais eu l’honneur de voir le Prince Tigrane : mais je sçay bien que Phraarte n’eſt pas ſi bien fait que l’illuſtre Artamene. Cyrus ſousrit du diſcours d’Araſpe : & l’embraſſant encore une fois ; j’ay tort, je l’avoüe, luy dit il, de vous demander ce que je vous demande : & je merite la raillerie que vous me faites, pour ne vous avoir pas demandé d’abord, ſi ce Chaſteau eſt bien fortifié ; ſi le paſſage de cette Riviere eſt gardé ; & ſi ſelon les apparences, la victoire nous couſtera cher ? Mais Araſpe, l’amour eſt une paſſion ſi imperieuſe, que ſon intereſt va touſjours devant toute autre choſe, c’eſt pourquoy vous me devez excuſer. En ſuitte de cela, Araſpe luy dit que ce Chaſteau eſtoit dans un Bourg ſi grand qu’il en eſtoit foible : que la ſcituation en eſtoit inegale & irreguliere à tel point, par ſon exceſſive longueur, qu’à moins que d’y avoir ſix mille hommes bien reſolus à le garder, il ne ſeroit pas impoſſible de le prendre. Que la difficulté de cette entrepriſe eſtoit, qu’il n’y avoit que cinquante ſtades de ce Bourg à Artaxate, qui eſtoit la plus grande Ville de toutes les deux Armenies : & dans les Faux-bourgs de laquelle eſtoit alors tout ce que le Roy d’Armenie avoit de Troupes. Que de plus, comme ce Royaume là n’avoit pas grand nombre de Villes, petites ny mediocres, à cauſe de l’abondance des paſturages, qui font que toute la Campagne eſt fort habitée : celle là eſtoit ſi prodigieuſement peuplée, que quand ſes habitans ne feroient ſimplement que ſe monſtrer rangez en Bataille, ils feroient peur à regarder. Qu’ainſi il le ſupplioit de ne trouver pas mauvais, s’il luy diſoit que ſelon ſon ſens, il ne devoit rien entreprendre, que toute l’Armée ne fuſt venuë : & qu’il ſe devoit contenter de ſe ſaisir du paſſage de la riviere, qui eſtoit aſſez foiblement gardé. Parce que quelques advis que reçeuſt le Roy d’Armenie de la marche de l’Armée de Ciaxare, il ne croyoit pourtant pas encore qu’on luy allaſt faire la guerre tout de bon : & s’imaginoit touſjours, que ce n’eſtoit ſeulement que pour l’obliger par la crainte, à payer le Tribut qu’il devoit. Cyrus remercia alors Araſpe, de toute la peine qu’il avoit euë, & du danger où il s’eſtoit mis à ſa conſideration : & luy faiſant quitter ſon habillement de Marchand, & prendre un autre cheval que le ſien, il pourſuivit ſa marche, apres avoir tenu Conſeil de guerre, ſur l’attaque du paſſage de la Riviere, pour faire ſeulement honneur aux Chefs qui eſtoient aveque luy : car dans tous les Conſeils qui ſe tenoient, ſes advis en faiſoient touſjours toutes les reſolutions. Il dépeſcha auſſi vers Ciaxare, pour l’advertir de tout ce qu’Araſpe avoit apris : & l’envie de vaincre ſe renouvellant dans ſon cœur, il fit haſter la marche de ſes Troupes : & ſe prepara à forcer à l’heure meſme le paſſage de la Riviere, n’oubliant rien de tout ce qu’un Capitaine prudent & courageux peut faire, en une pareille rencontre. Auſſi vint il aiſément à bout de ſon deſſein : & le retranchement que les Armeniens avoient fait, ayant eſté forcé en un quart d’heure, il ſe vit dans le Païs Ennemy, & Maiſtre de la Riviere, ſans avoir perdu que quinze ou vingt Soldats, en une occaſion où tout ce qui fit reſistance fut taillé en pieces, & entierement deffait. Lors qu’il eſtoit party de Sinope, il avoit eu intention d’attendre toute l’Armée en ce lieu là, apres s’en eſtre aſſuré : mais comme le pouvoir qu’il avoit eſtoit abſolu, il changea de deſſein : & il prit celuy de delivrer Mandane, s’il eſtoit poſſible, auparavant que le Roy fuſt arrivé : luy ſemblant que moins il auroit de gens à partager le peril qu’il y avoit en cette entrepriſe, plus cette Princeſſe luy en ſeroit obligée, & plus cette action en ſeroit glorieuſe. Ce qui le confirma encore en cette reſolution, fut la nouvelle qu’il reçeut, que Ciaxare s’eſtant trouvé mal, ſon départ avoit eſté differé de trois jours : & qu’à cauſe de cét accident, ſa marche ſeroit plus lente. Mais ce qui le pouſſa plus fortement que tout cela, à cette dangereuſe entrepriſe, fut qu’il sçavoit que le Roy d’Aſſirie devoit venir : & qu’il ne pût ſe reſoudre à endurer que ſon Rival partageaſt aveques luy la gloire de delivrer ſa Princeſſe.

Ne pouvant donc plus ſouffrir ce retardement, il laiſſa deux mille hommes à garder le paſſage de la Riviere : & fut droit vers la grande Ville d’Artaxate ; qui eſtoit ſcituée dans une Plaine tres fertile au bord de l’Araxe : & à peu prés au meſme lieu où par les Conſeils d’Hanibal un autre Roy d’Armenie fit longtemps depuis rebaſtir la nouvelle Artaxate. Cette Ville n’eſtoit commandée que de fort peu d’endroits : mais ſes Murailles eſtoient ſi foibles ; & meſmes en quelques lieux ſi détruites, que ſa force ne conſistoit qu’en la multitude de ſes Habitans. Bien eſt il vray qu’elle eſtoit ſe prodigieuſement grande, que tout autre cœur que celuy de Cyrus, n’auroit pas entrepris ce qu’il entreprit. Comme il fut donc arrivé aſſez prés d’Artaxate, où le Roy d’Armenie eſtoit, avec tous les Grands de ſon Royaume, attendant que ſon Armée qui eſtoit deſja de dix mille hommes, fuſt aſſez forte pour ſe mettre en campagne, il fut reconnoiſtre en perſonne, la ſcituation de ce Bourg où eſtoit le Chaſteau qu’il vouloit prendre : & apres avoir remarqué tous les lieux d’alentour, ſans que les Ennemis oſassent ſe monſtrer que de loin ; quoy que Chriſante & ſes plus fidelles ſerviteurs luy puſſent dire, il voulut tout hazarder, pour delivrer ſa Princeſſe. Il fit donc filer toute la nuit vers ce lieu là, douze mille hommes qui luy reſtoient : car il avoit falu en laiſſer ſix mille en divers Poſtes, pour aſſurer ſa retraitte, s’il la faloit faire, & pour garder un paſſage ſur l’Araxe : outre les deux mille qu’il avoit laiſſez, pour garder celuy de cette autre Riviere qui ſepare l’Armenie de là Capadoce. Apres avoir donc aſſemblé ſes Troupes proche d’un petit Bois, & choſi celles qu’il deſtinoit à l’attaque du Bourg & du Chaſteau : quoy qu’il fuſt adverty que toute la Ville d’Artaxate eſtoit en armes, & que tous les Bourgeois ſe preparoient à ſortir contre luy, ce Grand cœur ne s’ébranla point : au contraire prenant de nouvelles forces par la grandeur du peril, il choiſit une petite eminence qui eſtoit entre la Ville & ce Chaſteau : & apres avoir rangé huit mille hommes en Bataille ſur cette hauteur, & y avoir placé ſix de ces terribles Machines, qui ſervoient à lancer des Boulets de pierre, pour s’oppoſer au ſecours que le Roy d’Armenie vouloit y donner ; il fut avec les quatre mille autres attaquer le Bourg, dans le quel l’on avoit jetté trois mille Soldats, qui s’eſtoient retranchez quelques tours auparavant que Cyrus arrivaſt à la veuë d’Artaxate. Cette attaque ſe fit par trois endroits à la fois, apres que quatre Beliers eurent abatu la Barricade & la Muraille : mais avec tant de vigueur, que les Ennemis en furent d’abord eſpouvantez. L’on euſt dit à voir agir Cyrus, qu’il eſtoit invulnerable, veû comme il s’expoſoit à la greſle des traits des Ennemis. La premiere Attaque eſtoit commandée par le Prince Thraſibule : la ſeconde par Hidaſpe : & la troiſiesme par Aglatidas : car pour Cyrus il voulut ſe reſerver la liberté d’aller combattre ceux de la Ville, s’ils avoient la hardieſſe de vouloir venir ſecourir ce Chaſteau. D’abord la premiere Barricade fut emportée, du coſté qu’eſtoit Cyrus : & ceux qui la defendoient, fuyant avec precipitation juſques à la ſeconde, y furent tuez, & ſervirent encore à faire forcer les autres par l’effroy que leur deffaite leur donna. Pendant cela non ſeulement l’attaque de Thraſibule reüſſit de meſme, & celle d’Aglatidas auſſi : mais les Soldats encore animez par l’exemple de leur vaillant Chef, planterent des échelles contre les Murs, dont les Beliers avoient deſja abatu une partie : de ſorte que tout d’un coup les Soldats & les Habitans de ce lieu là ſe virent envelopez de toutes parts, & contraints de fuïr pour ſauver leur vie. Les uns jettent leurs armes & ſe rendent : les autres fuyent en tumulte & en deſordre : quelques uns pour eſviter l’Eſpée de l’Ennemy qui les pourſuit, trouvant le Pont trop eſtroit & trop embarraſſé pour tant de monde, ſe jettent dans la Riviere qui paſſe en ce lieu là, & s’y noyent miſerablement. Quelques uns taſchent de ſe deffendre encore à ce Pont : mais comme la valeur de Cyrus ne s’arreſtoit jamais qu’apres la victoire, il les pourſuit ; il les force ; il tuë tout ce qui luy reſiste, & pardonne à tout ce qui luy cede. Celuy qui commandoit les gens de guerre qui eſtoient en ce lieu là, & qui eſtoit un homme de cœur, y fut tué de divers coups, n’ayant pas voulu demander quartier : & des trois mille hommes que l’on avoit mis dans ce Bourg, il en échapa fort peu qui ne fuſſent ou bleſſez ou priſonniers. Bien eſt il vray que du coſté de Cyrus, le Prince Artibie, qui ce jour là combatoit comme Volontaire, y reçeut deux bleſſures mortelles, ce qui affligea extraordinairement Cyrus. Cependant ceux du Chaſteau ne voyant pas qu’ils fuſſent en eſtat de tenir contre de ſi vaillans Ennemis : & la Princeſſe qui eſtoit dedans, leur pro mettant de grandes recompenſes, s’ils ſe rendoient à cét invincible Conquerant ; ils firent ſigne qu’ils vouloient parlementer : ce qui donna une joye ſi grande à ce Prince, par l’eſperance de revoir bien toſt ſa chere Mandane, qu’il n’en avoit jamais eu de plus ſensible. Il s’eſtonnoit touteſfois eſtrangement, de voir que le Roy de Pont qu’il sçavoit eſtre ſi vaillant & ſe brave, ne paroiſſoit point : D’où vient, diſoit il en luy meſme, qu’en une occaſion comme celle cy, je ne le voy pas les armes à la main ? s’il ſouvient de quelques bons offices que je luy ay rendus, que ne me rend t’il ma Princeſſe ? Et s’il ne s’en veut pas ſouvenir, que ne me vient il combattre ? Aſſurément diſoit il encore, il faut ou qu’il ſoit mort, ou que quelque bizarre Politique que je ne comprens point, faſſe que le Roy d’Armenie le tienne priſonnier dans ce Chaſteau. Toutes ces reflexions n’agiterent pourtant pas longtemps ſon eſprit : & l’eſperance preſque certaine qu’il avoit de delivrer Mandane, fit qu’il abandonna ſon ame à la joye. Il parlemente donc avec le Capitaine du Chaſteau : il luy promet tout ce qu’il veut, pourveu qu’il luy rende promptement la Princeſſe qu’il garde : & ce Capitaine luy obeïſſant, & ſe fiant à la parole d’un Prince qui la gardoit inviolablement à ſes plus mortels Ennemis, ouvre les Portes, & laiſſe entrer Cyrus dans le Chaſteau, ſuivy d’autant de monde qu’il voulut, faiſant poſer les armes au peu de Garniſon qu’il y avoit. D’abord que Cyrus fut dans la baſſe court de ce Chaſteau : où eſt la Princeſſe ? dit il à ce Capitaine : la voicy Seigneur (repliqua t’il, en luy monſtrant à ſa droite un Perron, où en effet il vit deux Femmes qui venoient vers luy ; la premiere eſtant ſoustenuë par un Eſcuyer qui luy aidoit à marcher) ſon imagination n’eſtant remplie que de Mandane : il fut vers cette Dame avec precipitation : pour luy eſpargner quelques pas : mais en s’en aprochant, cette perſonne ayant levé ſon voile, & s’eſtant arreſtée un moment, comme eſtant fort ſurprise de la veuë de Cyrus : il vit ſans doute un des plus beaux objets du monde ; mais le plus deſagreable pour luy en cét inſtant, puis qu’il connut que cette Perſonne n’eſtoit pas ſa Princeſſe. Il ſe tourna donc vers ce Capitaine, comme pour l’accuſer de l’avoir trompé : mais cette belle Perſonne s’eſtant aprochée le viſage un peu eſmeû ; Seigneur, luy dit elle, le Roy de Pont mon Frere fut ſi bien traitté de vous, lors qu’il fut voſtre priſonnier, que j’ay lieu d’eſperer de l’eſtre auſſi favorablement que luy : puis que vous eſtes trop genereux, pour ne proteger pas la plus malheureuſe Princeſſe de la Terre. Cyrus eſtoit ſe affligé de voir qu’il n’avoit pas delivré Mandane, & ſe ſurpris d’apprendre que cette ceſſe que luy parloit eſtoit Sœur du Roy de Pont ; qu’il fut un moment ſans pouvoir preſques luy reſpondre : neantmoins faiſant un grand effort ſur. ſon eſprit ; Vous ne vous trompez pas Madame, luy dit il fort civilement, quand vous croyez que je vous traiteray avec tout le reſpect que l’on doit à une perſonne de voſtre condition : car encore que le Roy voſtre Frere ſoit celuy que je viens chercher en Armenie, je ne laiſſeray pas de vous aſſurer, que je vous rendray touſjours tous les ſervices qui ſeront en ma puiſſance. Comme cet te belle Princeſſe alloit reſpondre, on vint advertir Cyrus qu’il ſortoit d’Anaxate une multitude de monde ſi prodigieuſe, que ſa preſence eſtoit neceſſaire à ſon Armée : Souffrez donc Madame (luy dit il, en luy preſentant la main) que je vous remene dans voſtre Apartement : & que je vous laiſſe Maiſtresse de ce Chaſteau, juſques à ce que j’aye achevé d’aſſurer cette petite Conqueſte. En diſant cela il la conduiſit dans ſa Chambre : où apres luy avoir fait encore un compliment, avec aſſez de precipitation : & avoir commandé à Chriſante qu’il y laiſſa, de la ſervir en tout ce qu’il pourroit : il deſcendit dans la Court, où il rencontra quelques Soldats & quelques Capitaines qui portoient dans ce Chaſteau le Prince Artibie bleſſé, afin de l’y faire penſer plus commodément. Comme Cyrus le vit en cét eſtat, & qu’il remarqua que ceux qui le ſoutenoient trop foibles, & l’incommodoient en le portant : quel que preſſé qu’il fuſt, & quelque douleur qu’il euſt en l’ame ; il aida de ſa propre main à porter cét illuſtre bleſſé, juſques à une Chambre baſſe où il fut mis ſur un lict. Mais ce Prince affligé en recevant civilement les bons offices de Cyrus, le faiſoit bien pluſtost par ſa propre conſideration, que parcelle de la vie qu’il vouloit perdre, & que Cyrus luy vouloit conſerver : en ordonnant comme il fit à ceux qu’il laiſſa aupres de luy, d’en avoir tous les ſoings imaginables.

Apres cela Cy rus monta à cheval : & voyant qu’il ne pouvoit encore ſatisfaire ſon amour, par la liberté de ſa Princeſſe : il voulut du moins ſatisfaire ſa gloire, faiſant la plus hardie action du monde. A chaque pas qu’il faiſoit, il recevoit advis ſur advis des Troupes qui ſortoient d’Artaxate : mais quelque grand qu’on luy repreſentast ce peril, il fut touteſfois ſe mettre à la teſte des ſiennes : reſolu de combattre, quand meſme il ſeroit attaqué par cent mille hommes. En effet ſi le Roy d’Arme nie l’euſt entrepris, il n’y en euſt eu gueres moins : car depuis une petite vallée qui s’abaiſſe preſques imperceptiblement, & qui eſt au deſſous de l’eminence où Cyrus s’eſtoit poſté, juſques à Artaxate ; toute la Campagne eſtoit couverte de Troupes Ennemies : qui firent meſme ſemblant d’avoir intention de combattre : car le Roy d’Armenie tint Conſeil de guerre pour cela, hors des Murailles de la Ville, & s’avança juſques à un Vilage où il fit alte, qui eſt fort proche de ce petit Vallon qui ſeparoit les deux Armées. Cependant le Grand Cyrus demeura ferme en ſon Poſte : regardant touſjours fierement cette multitude innombrable d’Ennemis, qui n’oſoient pourtant l’attaquer. Il conduiſit meſme cette grande action avec tant d’heur, & tant de prudence : qu’il y avoit plus de ſix heures que ce Chaſteau eſtoit pris, que ceux d’Artaxate ne le sçavoient pas encore. En fin apres avoir bien conſulté, le Roy d’Armenie conclut, qu’il ne faloit point attaquer un Prince, accouſtumé de combattre comme un Lion, & de vaincre tout ce qui luy reſistoit. Le Prince Phraarte, qui eſtoit aſſez brave, vouloit bazarder la choſe, à quelque prix que ce fuſt : mais ſon advis n’eſtant pas ſuivy, parce qu’un Chef experimenté, ſoutint qu’il n’y avoit nulle aparence d’aller choquer avec des Troupes nouvelles & des Bourgeois, des Troupes aguerries, & le plus Grand Capitaine du monde poſté avec quelque avantage : Cyrus eut la ſatisfaction d’avoir pris ce qu’il vouloit prendre, à la veuë de ſes Ennemis : & de leur avoir preſenté la Bataille, depuis le matin juſques à la nuit, ſans qu’ils euſſent oſé l’accepter, quoy qu’ils fuſſent vingt fois plus que luy. La nuit tombant tout d’un coup, cacha une partie de la honte qu’avoient tous les Habitans d’Artaxate, de rentrer dans leur Vil le apres avoir ſeulement veû prendre un Chaſteau qui leur eſtoit tres conſiderable, à cauſe de l’Araxe qui y paſſe. Cependant Cyrus n’avoit pas l’ame tranquile ; & cette grande action ne luy donnoit que de la douleur : car il avoit ſe fortement eſperé de delivrer la Princeſſe Mandane, qu’il ne pouvoit ſe conſoler de ne l’avoir pas fait. Auſſi toſt qu’il eut donc veû que toutes les Troupes eſtoient rentrées dans la Ville, & qu’il eut poſé des Gardes avancées de ce coſté là, il fut paſſer le reſte de la nuit au Chaſteau qu’il avoit pris. Apres s’eſtre informé de la ſanté du Prince Artibie, qu’on luy dit eſtre fort mauvaiſe, & avoir sçeu que la Princeſſe de Pont eſtoit retiré : il demeura ſeul dans ſa Chambre avec Feraulas. Et bien (luy dit il avec une melancolie extréme) que dittes vous de ma fortune ? & ne faut il pas avoüer que je ſuis le plus malheureux Prince du monde ? le penſois Seigneur, repliqua Feraulas, que c’eſtoit aux vaincus à ſe plaindre, & aux Vainqueurs à ſe reſjoüir : non non, dit il, Feraulas, la gloire n’eſt plus la plus forte dans mon cœur : & quand j’aurois défait cette multitude d’Ennemis que je n’ay fait que regarder, je ſerois auſſi melancolique que je le ſuis, Je ne cherche preſentement ny à faire des conqueſtes, ny à aquerir de la reputation : je cherche Mandane ſeulement : & puis que je ne la trouve point, je ſuis plus malheureux que ſe j’avois eſté vaincu. Araſpe ne mentoit pas, pourſuivit il, quand il diſoit qu’il y avoit une perſonne de qualité en ce Chaſteau : qu’elle eſtoit belle, blonde, blanche, & de bonne mine : mais helas, que cette Princeſſe toute admirablement belle qu’elle eſt, me donne peu de ſatisfaction par ſa veuë ! Je trouve pourtant Seigneur, interrompit Feraulas, que c’eſt toujours quel que choſe, que d’avoir en vos mains une Sœur du Roy de Pont : & une Perſonne de laquelle j’ay oüy dire beaucoup de bien, quand nous eſtions à la guerre de Bithinie : De ſorte qu’il y a apparence que cela tiendra ce Prince en quelque crainte. Ha Feraulas, reſpondit il en ſoupirant, quelque chere que luy puiſſe eſtre la Princeſſe de Pont, Mandane la luy ſera touſjours davantage : & entre une Sœur & une Maiſtresse, il n’y a pas grande peine à ſe refondre. S’il tenoit en ſon pouvoir un Frere ſe je l’avois, & meſme le Roy mon Pere, cela pourroit ſervir à quelque choſe : mais pour Mandane à rien du tout. Joint que me connoiſſant comme il me connoiſt, il ne craindra pas que je mal-traitte la Princeſſe ſa Sœur, quoy qu’il ne me rende pas Mandane : & il sçait trop que je ne ſuis pas capable de faire jamais une action ſe laſche, ſe injuſte, & ſe cruelle : ainſi ſans rien hazarder, il gardera ma Princeſſe. Mais Seigneur, dit Feraulas, eſtes vous bien aſſuré que cette belle Perſonne ſoit la Princeſſe de Pont ? Ouy, repliqua t’il, & preſentement que je rapelle en ma memoire un Portrait que la femme d’Arſamone m’en fit monſtrer, par la Princeſſe ſa fille, afin de connoiſtre ſi j’eſtois Spitridate, ou ſe je ne l’eſtois pas ; je voy bien que c’eſt effectivement elle ; car cette Peinture luy reſſembloit extremement. Mais ſe cela eſt, reprit Feraulas, je m’eſtonne qu’elle ne vous a auſſi bien pris pour Spitridate, que ces autres Princeſſes de Bithinie : C’eſt ſans doute, repliqua Cyrus, que le Roy ſon frere luy aura parié de cette prodigieuſe reſſemblance, que l’on dit eſtre entre luy & moy. Quoy qu’il en ſoit Feraulas, ce n’eſt pas de ſemblables choſes que je me dois entretenir, & que vous me devez parler : & Mandane, la ſeule Mandane, doit eſtre l’objet de toutes mes penſées, & le ſujet de toutes mes converſations. Encore ſe je sçavois preciſément où elle eſt, j’aurois l’ame en quelque repos : car quand elle ſeroit dans Artaxate, ſans attendre l’arrivée de Ciaxare, j’entreprendrois de la delivrer. Vous le pour riez ſans doute, repliqua Feraulas ; car apres ce que nous venons de voir, l’on peut dire que ſi vous ne forcez pas cette Ville, c’eſt que vous ne l’aurez pas voulu forcer : & ſes Habitans devroient vous rendre grace de tous les maux que vous ne leur ferez pas, parce que vous les leur aurez pû faire. Apres avoir encore parlé quelque temps, Cyrus ſe jetta ſur un lict, plus pour ſe repoſer que pour dormir : auſſi bien n’en euſt il pas eu le loiſir ; car on luy vint dire que le Prince Artibie eſtoit à l’extremité, & qu’il demandoit à le voir. A l’inſtant meſme il ſe leve & le va trouver ; & il le trouve en effet preſt à mourir : mais avec un eſprit ſe libre, & une ame ſe tranquile, que Cyrus en fut ſurpris. Je ſuis au deſespoir, luy dit il en s’en approchant, d’eſtre en partie cauſe du déplorable eſtat où vous eſtes : Au contraire (luy reſpondit genereuſement ce Prince mourant) vous devez vous en reſjoüir pour l’amour de moy : qui depuis la per te de Leontine, n’ay cherché la guerre, que pour y trouver la mort. Je n’euſſe pû ſans doute la rencontrer en nul autre lieu, ſi glorieuſe qu’aupres de vous : auſſi ne regretay je plus rien en la vie : & je mourray avec une douceur que je ne vous puis ex primer, ſe vous me prommettez de faire enfermer mes Cendres dans le Tombeau de Leontine. En prononçant ce Nom qui luy eſtoit ſe cher, il per dit la parole, & peu de temps apres la veuë & la vie : & il expira ſans violence, à cauſe de la grande perte de ſang qu’il avoit faite. Il eut pourtant la ſatisfaction, d’entendre que Cyrus luy promit ce qu’il vouloir : car il luy ſerra faiblement la main, & leva les yeux vers luy, comme pour l’en remercier. Mais ce qu’il y eut d’admirable en cet te funeſte advanture, fut que la mort n’effaça point de deſſus ſon viſage, quelques legeres marques du plaiſir qu’il avoit eu à mourir, puis que ſa Maiſtresse eſtoit morte. Cyrus eut le cœur extremement attendri de la perte de ce jeune Prince, qui avoit ſans doute toutes les qualitez neceſſaires pour meriter ſon eſtime & ſon amitié : auſſi donna t’il des teſmoignages de douleur fort glorieux pour le Prince Artibie : & quand ſon Tombeau euſt eſté couvert de deſpoüilles d’Ennemis vaincus, & de Trophées d’Armes briſées ; il n’euſt pas eſté plus honoré, que de voir ſes Cendres arroſées des larmes du plus Grand Prince du monde : & d’un Prince encore qui avoit une douleur ſe ſensible dans le cœur, qu’elle le pouvoit preſques raiſonnablement diſpenser d’avoir de la ſensibilité pour nulle autre choſe.

Cependant la pointe du jour paroiſſant, il fut adverti que l’eſpouvante eſtoit ſe grande dans Artaxate, & qu’il y avoit une conſternation ſe univerſelle, que le Roy d’Armenie en eſtoit ſorti avec toute ſa Cour, & une partie de ſes Troupes : pour ſe retirer ſur le haut de certaines Montagnes inacceſſibles, où il y avoit meſme des Chaſteaux aſſez bien fortifiez, & qui eſtoient du coſté oppoſé à celuy où il eſtoit alors. Il sçeut encore que ce Roy avoit emmené la Reine ſa femme, & les Princeſſes ſes filles : & il s’imagina que peut eſtre Mandane y eſtoit elle auſſi. Il euſt bien voulu à l’inſtant meſme aller apres : mais on luy aſſura qu’auparavant qu’il fuſt ſeulement en eſtat de partir, le Roy d’Armenie ſeroit arrivé au lieu de ſon Azile, où il n’auroit plus rien à craindre que la faim. Neantmoins comme Cyrus ne voulut pas ſe fier à ce qu’on luy en diſoit ; il monta à cheval, apres avoir commandé à un Chirurgien Egyptien qui eſtoit dans les Troupes de Chipre, d’embaumer le corps du Prince Artibie de cette excellente maniere que l’on pratique en ſon Païs, & qui rend les morts incorruptibles ; voulant luy tenir ſa parole. Il laiſſa ordre auſſi de faire un compliment à la Princeſſe de Pont, de ce qu’il ne la verroit qu’à ſon retour : & ces ordres eſtant donnez, il fut avec deux cens Chevaux ſeulement, ſe faire monſtrer ces Montagnes : & il connut en effet, qu’il eſtoit impoſſible qu’il peuſt y arriver à temps. Il prit donc alors la reſolution d’aller occuper quelque Poſte, entre ces Montagnes & l’a Ville, afin d’en empeſcher la communication : mais à peine les Troupes qu’il commanda pour ce la ſous la conduite d’Hidaſpe eurent elles marché, que les Habitans d’Artaxate redoublant encore leur frayeur, apres avoir tenu un conſeil tumultueux, trouverent plus de ſeureté à ſe rendre à un Vainqueur comme Cyrus, que d’entre prendre de reſister plus long temps à un Prince touſjours invincible. Ils envoyerent donc des Deputez vers luy, pour luy demander grace : mais avec de termes auſſi ſoumis, que s’il euſt eu deſja ſon Armée toute entiere à leurs Portes. Comme il eſtoit le plus doux Prince de la Terre, à tout ce qui ne luy reſistoit point, il ne voulut d’eux qu’un ſimple ſerment de fidelité : il ne jugea pas meſme à propos avec ſe peu de Troupes qu’il avoit, de s’engager dans cette Ville : & il ſe contenta d’occuper les deux bouts de l’Araxe, & quelques Chaſteaux mediocrement forts, qui eſtoient en divers endroits d’Artaxate ; afin que par là il oſtast tout ſecours au Roy d’Armenie, & toute communication entre la Ville & le lieu où il s’eſtoit retiré. Il continua donc le deſſein d’envoyer Hidaſpe vers le pied de ces Montagnes, avec douze cens hommes ſeulement : pour empeſcher ceux de la Campagne d’y porter des vivres. En ſuitte de quoy il ſe reſolut d’attendre que Ciaxare fuſt arrivé, auparavant que de plus rien entreprendre : & apres avoir donné tous les ordres neceſſaires, il s’en retourna au Chaſteau d’où il eſtoit parti, avec aſſez d’ impatience d’entretenir la princeſſe de Pont : s’imaginant que peut-eſtre pourroit elle sçavoir où eſtoit le Roy ſon Frere : & par conſequent où eſtoit auſſi la Princeſſe Mandene. S’eſtant donc un peu repoſé, & s’eſtant mis en eſtat de paroiſtre avec bien-ſeance devant elle, il luy fit demander s’il pourroit avoir l’honneur de la voir : comme elle ne le deſiroit pas moins qu’il le ſouhaitoit, quoy que ce fuſt par des raiſons diſſe rentes, elle luy fit dire qu’elle recevroit ſa viſite fort agreablement. De ſorte qu’allant la trouver à l’heure meſme, il en fut reçeu en effet avec toute la civilité poſſible : & il luy rendit auſſi toute la ſoumission & tout le reſpect qu’il luy euſt pû rendre, quand elle euſt encore eſté dans Heraclée, Apres les premiers complimens paſſez, Seigneur, luy dit elle, ſi la Fortune euſt eſté auſſi favorable au Roy mon Frere, que vous le luy fuſtes en le faiſant delivrer, il n’euſt pas perdu comme il a fait : les Royaumes qu’on luy a veû poſſeder. Je ne sçay Madame, repliqua Cyrus, ſe le Roy de Pont n’a point plus gagné en perdant ſes Royaumes, qu’il n’euſt pû faire en les conſervant : mais du moins sçay-je bien que je prefere ce que la Fortune luy a donné, apres les avoir perdus, à tout ce qu’elle luy avoit oſté auparavant : & pleuſt aux Dieux qu’il vouluſt remonter au Throſne qui luy appartient, en rendant ce qui ne luy appartient du tout. Ce diſcours eſt ſe obſcur pour moy, dit la Princeſſe de Pont, que je n’y puis reſpondre à propos : car enfin je sçay bien que le Roy mon frere a perdu le Royaume de Pont. & celuy de Bithinie ; qu’il a eſté contraint a de partir de la derniere Ville qui luy reſtoit, & de s’enfuir dans un Vaiſſeau pour aller mettre ſa perſonne en ſeureté aupres de vous : mais je n’ay point sçeu que cette Fortune qui l’a renverſé du Throſne, luy ait rien fait gagner depuis, J’ay sçeû meſme en ſuite qu’il n’eſtoit point où vous eſtiez : & l’on m’a dit enfin (ſans m’en pouvoir pourtant donner nulle certitude) qu’il eſtoit en Armenie, où je ſuis venuë le chercher, & où je ne l’ay pas trouvé. Quoy Ma dame, luy dit Cyrus, le Roy de Pont & la Princeſſe Mandane ne ſont point icy ! Je ne croy pas, reſpondit elle, que le Roy mon Frere y ſoit : & je ne comprens point du tout comment quand il y ſeroit, la Princeſſe Mandane y pourroit eſtre. Cy rus voyant avec quelle ingenuité cette Princeſſe luy parloit, luy conta alors comment le Roy de Pont avoit ſauvé la Princeſſe Mandane d’un naufrage, & comment il avoit quitté ſon Navire, & s’eſtoit mis dans un Bateau pour remonter la Riviere d’Halis, & pour venir en Armenie : de ſorte, pourſuivit il, Madame, que je ne voy pas comment il eſt poſſible qu’il n’y ſoit pas, & comment vous ne le sçavez point. J’ay eu ſe peu de liberté, dit elle, depuis que je ſuis en Armenie, qu’il ne ſeroit pas impoſſible qu’il y fuſt, quoy que je ne le sçeuſſe pas : Mais Seigneur, comment peut il eſtre vray, que luy qui m’a parlé de vous, comme de l’homme du monde pour qui il avoit le plus d’eſtime & le plus d’amitié (quoy qu’il ne sçeuſt pas voſtre condition) puiſſe vous avoir deſobligé ? luy, dis-je, que vous avez tant obligé ; luy qui vous doit la vie & la liberté ; luy qui auſſi a eu intention de vous conſerver, dans un temps où vous luy arrachiez la victoire d’entre les mains. Il n’a pas eu intention de me nuire, repli qua Cyrus, mais il m’a pourtant cruellement outragé : ha Seigneur, dit elle, il ne m’a pas dé peint Artamene aſſez injuſte, pour ſe tenir outragé d’une choſe faite ſans deſſein : & je ne penſe pas qu’il ſoit changé depuis qu’il eſt Cyrus. Il n’eſt pas changé, reprit il, car il aime la Princeſſe Mandane, comme il l’aimoit en ce temps là, quoy que le Roy de Pont ne le sçeuſt pas : de ſorte, Madame, qu’il vous eſt aiſé de juger, qu’en enlevant cette Princeſſe, & en la retenant apres contre ſa volonté, il ne m’a pas obligé. Je ne vous parlerois pas ainſi, pourſuivit il, ſi la paſſion que j’ay pour elle, n’eſtoit aujourd’huy sçeuë de toute l’Aſie : & ſe je n’eſtois forcé de me juſtifier dans l’eſprit d’une auſſi excellente perſonne que vous. Seigneur, luy dit elle, je n’ay plus rien à vous dire : & dés que l’amour ſe meſle dans une avanture je n’en ſuis plus ſurprise, quelque bizarre qu’elle ſoit. Cependant je puis vous dire pour voſtre conſolation, que le Roy mon frere a un ſi profond reſpect pour la Princeſſe Mandane, que vous ne devez rien craindre pour elle : & ſi je sçavois où il eſt, je vous ſupplierois de me permettre d’aller, eſſayer d’obtenir de luy qu’il la rendiſt au Roy ſon Pere. Cyrus remercia cette Princeſſe avec beaucoup d’affection : & leur converſation fut ſe obligeante de part & d’autre, que Cyrus eſtoit eſtonné de ſe trouver tant de diſposition à vouloir ſervir une Sœur de ſon Rival. Il eſt vray qu’elle eſtoit ſe aimable & ſe parfaite, qu’il n’euſt pas eſté poſſible de ne l’eſtimer pas infiniment : & de n’avoir pas du moins beaucoup d’amitié pour elle, quand on n’eſtoit plus en termes de pouvoir avoir de l’amour. De plus, comme elle trouvoit en la veuë de Cyrus, la reſſemblance d’une perſonne qui luy eſtoit infiniment chere, elle avoit pour luy, & meſme ſans s’en appercevoir, une civilité plus obligeante qu’elle ne penſoit : de ſorte que durant trois ou quatre jours, pendant leſquels Cyrus la voyoit à toutes les heures où il n’eſtoit pas occupé à viſiter les divers Poſtes qu’il faiſoit garder ; il ſe lia une aſſez grande amitié entr’eux. Car enfin Cyrus apres avoir ſatisfait la curioſité de cette Princeſſe, en luy racontant ſa fortune en peu de paroles : comme il l’aſſuroit que ſe le Roy ſon Frere vouloit rendre la Princeſſe Mandane, il luy feroit recouvrer ſes Royaumes, elle ne trouvoit pas qu’il euſt tort : & elle croyoit meſme que quand le Roy de Pont sçauroit qu’Artamene eſtoit Cyrus, & que Cyrus aimoit Mandane, & en eſtoit aimé, il changeroit de deſſein. Si bien que ne trouvant pas qu’elle deuſt regarder ce Prince comme l’Ennemy du Roy ſon Frere, elle le regardoit ſeule ment comme ſon Protecteur : & comme un Prince qui pourroit peuteſtre trouver les voyes d’eſtre le Mediateur, entre le Roy de Pont & le nouveau Roy de Bithinie : de ſorte qu’elle joüiſſoit avec quelque douceur, de la veuë & de la converſation de Cyrus. Ce Prince fut un peu embarraſſé durant quelques jours, de remarquer que cette Princeſſe ne le voyoit point ſans changer de couleur, & qu’elle le regardoit quelqueſfois en ſoupirant. Mais enfin s’eſtant encore ſouvenu de ce Portrait qu’on luy monſtra en Bithinie ; il comprit qu’il faloit que non ſeulement Spitridate auquel il reſſembloit en fuſt amoureux, mais qu’il faloit encore qu’il en fuſt aimé. Et comme il eſpera extrémement de la negociation de cette Princeſſe aupres du Roy ſon Frere, quand il sçauroit où il eſtoit : & qu’il sçavoit qu’il ny a rien de ſe engageant, que d’eſtre dans la confidence d’une perſonne qui a une paſſion dans l’ame : il sçeut ſi bien conduire la choſe, que ſans choquer la bien-ſeance, ny la preſſer trop, il l’obligea à conſentir qu’il sçeuſt tous les malheurs de ſa vie ; afin de voir apres par quels moyens il l’en pourroit ſoulager, comme elle eſtoit reſoluë de faire auſſi ceſſer les ſiens s’il eſtoit poſſible. Un matin que Cyrus aprit que Ciaxare arriveroit dans trois jours, & que le Roy d’Armenie n’avoit pas de vivres pour longtemps : ayant l’eſprit un peu plus tranquile, par l’eſperance d’eſtre bien toſt en pouvoir de s’eſclaircir par le Roy d’Armenie luy meſme, du lieu où eſtoit ce qu’il cherchoit : il fut trouver la Princeſſe de Pont, & la ſommer de luy tenir la parole qu’elle luy avoit donnée. Mais quoy qu’elle vouluſt le contenter pour ſon propre intereſt, elle ne pût obtenir d’elle meſme, la force de raconter ſes avantures de ſa propre bouche : & elle le ſupplia de trouver bon qu’une perſonne qui eſtoit à elle, & qui sçavoit juſques à la moindre de ſes penſées, les luy apriſt. Cyrus conſentant à ce qu’elle vouloit, ſe retire à l’heure meſme : & auſſi toſt qu’elle eut diſné, il retourna dans ſa Chambre : où il trouva celle qui luy devoit apprendre les malheurs de la Princeſſe de Pont ; qui s’eſtoit retirée dans un Cabinet, avec quelques Femmes d’Armenie, que l’on avoit miſes aupres d’elle pour la ſervir. Cette Perſonne qui ſe nommoit Heſionide, eſtoit ne Fille de qualité, originaire de Bithinie, de qui la Mere avoit eſté Gouvernante de la Princeſſe, & qui l’avoit preſque eſté elle meſme : parce qu’ayant ſix ou ſept ans plus qu’Araminte ; ſa Mere qui eſtoit fort avancée en âge, & fort mal ſaine, luy en avoit ſouvent donné la conduite. De ſorte qu’elle sçavoit fort exactement tout ce qui s’eſtoit paſſé en cette Cour là : & comme c’eſtoit le plus charmant eſprit du monde, le plus doux, & le plus complaiſant dans les choſes juſtes, elle s’eſtoit fait adorer de la Princeſſe de Pont. Cyrus qui avoit sçeu la condition d’Heſionide, par un des gens de cette Princeſſe à qui il l’avoit fait de mander, la traitta tres civilement : & apres quelques complimens, auſſi reſpectueusement reçeus, qu’ils eſtoient obligeamment faits : apres avoir, dis-je, pris leur place ſur une Eſtrade couverte de ces Eſtoffes admirables que l’on fait en Armenie : Heſionide commença de parler en ces termes.

HISTOIRE DE LA PRINCESSE ARAMINTE ET DE SPITRIDATE.

L’ordre que j’ay reçeu de la Princeſſe, de vous raconter exactement ſes malheurs, de mande Seigneur, que vous vous prepariez à une aſſez grande patience : car ils ſont en ſe grand nombre, qu’il n’eſt pas poſſible de vous les dire en peu de paroles. Il faut meſme pour vous les faire connoiſtre plus particulierement, ne vous dire pas ſeulement ceux de la Princeſſe de Araminte : mais il faut encore vous apprendre une partie de ceux de ſes Peres : car c’eſt ainſi que ſa generoſité luy fait appeller l’uſurpation qu’ils ont faite du Royaume de Bithinie : qui eſt la veritable cauſe de tous les maux qu’elle ſouffre, & de tous ceux qu’elle ſouffrira. Vous sçavez Seigneur, vous qui avez tant gagné de Batailles en ce lieu là, que le Royaume de Pont, & celuy de Bithinie, ne ſont ſeparez que d’une Riviere : de ſorte qu’il n’eſt pas eſtrange, qu’un Roy de Pont ambitieux, ait voulu porter ſes bornes au de là : mais je penſe que les voyes dont il ſe ſervit, vous le ſembleront de telle ſorte, qu’à peine pourrez vous en ſouffrir le ſimple recit. Vous sçaurez donc. Seigneur, que l’Ayeul de la Princeſſe Araminte, eſtoit un Prince violent, jaloux de ſon authorité, & le plus entreprenant du monde : auſſi toute ſa vie ſe paſſa t’elle en guerre contre ſes voiſins : tantoſt contre le Roy de Phrigie ; tan toſt contre le Roy de Capadoce & de Galatie ; & tantoſt contre le Prince des Paphiagoniens. Mais en toutes ces guerres, il fut toujours puiſſamment aſſisté du Roy de Bithinie qui regnoit alors, Pere d’Arſamone, qui vient de la reconquerir. Neantmoins il luy voulut mal dans le fond de ſon cœur, de ce qu’il s’oppoſa une fois à une nouvelle guerre qu’il vouloit entreprendre contre la Capadoce, ſans ſujet & ſans raiſon : car comme la Bithinie ſepare le Pont de la Galatie, il ne le pouvoit faire ſans que ce Prince luy donnaſt du moins paſſage par ſes Eſtats, & il le luy refuſa. Depuis cela il regarda donc toujours la Bithinie comme un obſtacle à ſes ambitieux deſſeins : mais Seigneur, il faut que je paſſe cét en droit legerement : car comme je ſuis originaire de Bithinie, il ſeroit difficile que l’amour de ma Patrie ne me fiſt dire plus que je ne dois : veû le reſpect que je ſuis obligée de rendre aux Rois dont la Princeſſe que je ſers eſt deſcenduë. Je ne puis touteſfois vous faire un ſecret, d’un crime qui a eſté sçeu de pluſieurs Royaumes, puis que c’eſt le fondement de tout ce que j’ay à vous dire : vous sçaurez donc en peu de mots, que le Roy de Pont ayant prié celuy de Bithinie qu’il peuſt conferer aveques luy, de quelque affaire importante, qu’il diſoit qui les regardoit l’un & l’autre : ce Prince luy ayant accordé la choſe, ces deux Rois ſe trouverent ſur leurs Frontieres. Et comme la Riviere de Sangar les borne également, ils choiſirent une Iſle tres agreable, & où il y a une aſſez belle Maiſon pour leur entre-veuë : qui ſe fit avec toute la magnificence poſſible. Neantmoins comme l’Iſle apartenoit pourtant au Roy de Pont, ce fut luy qui fit la deſpence des feſtins qui furent faits durant trois jours, avec toute la magnificence, & toute la ſplendeur imaginable. Mais le dernier des trois, le Roy de Bithinie fut pris d’un mal ſi violent, qu’il fut abandonné des Medecins dés le ſecond jour : eſtant impoſſible de le tranſporter hors de cette Iſle, où le Roy de Pont demeura touſjours aupres de luy : donnant de ſe grandes marques de douleur, que tout le monde en fut trompé, & le Roy de Bithinie plus que tous les autres. Ce Prince donc, qui n’avoit qu’un fils âgé de ſix ans, & qui avoit perdu la Reine ſa Femme il y en avoit deſja deux : ſe voyant en cet te extremité, creut que pour empeſcher le Roy de Pont, dont il connoiſſoit fort bien l’humeur ambitieuſe, d’uſurper la Bithinie : il faloit le declarer Tuteur du Prince ſon fils. De ſorte qu’en ce déplorable eſtat, où tout ſon Royaume a creû qu’il avoit eſté reduit par un Poiſon que le Roy de Pont luy avoit fait donner : il aſſemble tous les Grands de Bithinie qui l’avoient ſuivy à cette entre-veuë : & leur declare comme quoy il entend que le Roy de Pont pendant la minorité du Roy ſon Fils, ait la conduitte de ſes Eſtats, & qu’il y diſpose de toutes choſes : l’aſſujetissant toutefois à ne donner les Charges & les Gouvernemens qu’à des Bithiniens. Le Roy de Pont fit ſemblant de ne vouloir pas accepter ce qu’on luy offroit : mais ce malheureux Prince l’en preſſant touſjours davantage, il luy promit enfin qu’il conſerveroit la Couronne de Bithinie comme la ſienne propre : il luy parla avec tant de generoſité en aparence, qu’il le fit du moins mourir aſſez doucement, quoy que ce fuſt d’une mort violente. Encore que tous les Grands de Bithinie euſſent teſmoigné approuver cette reſolution, n’oſant pas reſister à leur Roy mourant : neantmoins apres qu’il fut mort ; s’eſtant eſpandu quelque bruit de poiſon, ils s’y oppoſerent : & commencerent de vouloir ſe ſervir des Gardes du feu Roy, pour s’aſſurer de la Perſonne de leur jeune Prince, qui n’eſtoit qu’à cinquante ſtades de là ; dans un Chaſteau où les Rois de Bithinie faiſoient eſlever leurs Enfans, juſques à ce qu’on les oſtast d’entre les mains des Femmes. Mais le Roy de Pont les prevenant : avoit fait redoubler ſecretement les garniſons de toutes les Villes qu’il avoit le long de la Riviere : de ſorte que les en tirant, il en forma promptement un petit Corps d’Armée, avec lequel il s’aſſura de la Perſonne du jeune Prince, & ſe rendit Maiſtre de la Bithinie, favoriſé de quelques Grands du Royaume, qu’il gagna par de l’argent : En ſuitte de quoy il retourna à Heraclée, où il fit eſlever le jeune Prince Arſamone. Au commencement il luy fit rendre tous les honneurs qui eſtoient deus à un Roy de Bithinie, afin de tromper perles Bithiniens, & de les accouſtumer à recevoir ſes ordres : mais apres qu’il ſe fut bien eſtably, il ſupposa une declaration, par laquelle il paroiſſoit que le feu Roy de Bithinie advoüoit que ſon Royaume avoit eſté autrefois uſurpé ſur les Rois de Pont ; & par laquelle il diſoit vouloir que ſon Fils ne fuſt que Sujet de celuy qui regnoit alors. En fin Seigneur, la force l’emporta ſur la juſtice : Arſamone fut touſjours traité en Prince, mais non pas en Roy : & ce ne fut plus qu’un Eſclave à qui l’on donna des fers dorez, tres peſans & tres faſcheux. Il les a pourtant portez avec une patience & une diſſimulation ſans exemple : Ceux qui ſe mélent de raiſonner ſur les choſes, n’ont jamais bien pû comprendre pourquoy le Roy de Pont faiſant mourir le Pere, eſpargna la vie du Fils : mais ſoit qu’il craigniſt de forcer les Bithiniens à luy declarer la guerre, & à ſe ſouslever contre luy : ou ſoit qu’il en fuſt empeſché par une puiſſance abſoluë des Dieux, il ne le fit pas. Arſamone veſcut donc comme ſon Sujet ; & meſme ſe maria à une Princeſſe Bithinienne, qu’on luy permit d’eſpouser, parce qu’elle n’eſtoit pas riche : il eſt vray qu’en recompenſe elle eſtoit tres belle en ce temps là, & qu’elle eſt encore tres vertueuſe en celuy-cy : Vous le sçavez Seigneur, puis que ce fut chez elle que vous fuſtes pris pour le Prince Spitridate. Il ſouffrit auſſi qu’une Sœur du Roy qu’il avoit empoiſonné, eſpousast le Prince Gadate : ce ne fut toutefois que parce que Nitocris Reine d’Aſſirie l’en pria. Cependant le Roy de Pont qui n’avoit qu’un Fils, qui eſtoit deſja marié, mourut, & Arſamone changea de Maiſtre, ſans changer de condition : car enfin Seigneur, ce nouveau Roy de Pont & de Bithinie, Pere de la Princeſſe Araminte, quoy qu’il n’euſt pas eſté capable de faire un crime comme celuy du Roy ſon Pere ; neantmoins ſe trouvant en poſſession de deux Royaumes, il les garda, & ne voulut jamais entendre à nulle reſtitution. De ſorte qu’il falut qu’Arſamone diſſimulast encore, comme il avoit deſja diſſimulé, faiſant ſemblant d’eſtre content de ſa fortune : parce qu’il ne ſe voyoit pas en eſtat de pouvoir rien faire pour la rendre meilleure : Le Roy de Pont eſtant alors bien avec tous les Rois voiſins, & Arſamone n’ayant ny Troupes, ny argent pour en lever. Cependant Seigneur, le Roy de Pont avoit deux Fils & une Fille : & le Prince Arſamone eut auſſi une Fille & deux Fils, l’aiſné deſquels ſe nomme Spitridate, qui eſt celuy qui vous reſſemble ſi fort. Comme la Reine de Pont mourut fort jeune, la Princeſſe Araminte n’avoit que cinq ans quand elle la perdit : & comme feue ma Mere avoit l’honeur d’eſtre fort aimée de cette Grande Reine, elle luy fit la grace d’obliger le Roy ſon Mary à luy en donner la conduite. Mais pour vous monſtrer que cette Princeſſe avoit beaucoup de pieté, je n’ay qu’à vous dire qu’elle luy ordonna en ſecret, d’entretenir autant qu’elle pourroit, beaucoup d’amitié entre ſes Enfans & ceux du Prince Arſamone ; ſouhaitant ardemment qu’il s’en peuſt trouver un aſſez genereux, pour reſtituer un jour le Royaume de Bithinie à ceux à qui il appartenoit. Vous pouvez bien juger Seigneur, qu’elle ne manqua pas d’obeïr à un commandement ſe juſte : car puis que je vous ay dit qu’elle avoit l’honneur d’eſtre eſtimée d’une ſi excellente Princeſſe, je vous ay ce me ſemble aſſez fait connoiſtre qu’elle n’y pouvoit pas manquer. Et certes il n’eſtoit pas difficile de porter à aimer, ce qui eſtoit ſe aimable : car il faut advoüer que jamais l’on ne peut rien voir de plus joly, que l’eſtoit cette petite Cour de jeunes Princes, & de jeunes Princeſſes. Mais entre les autres, Spitridate fils aiſné d’Arſamone, & la Princeſſe Araminte eſtoient admirables : pour le premier. Seigneur, vous n’avez qu’à, vous ſouvenir de voſtre enfance, pour vous l’imaginer ; eſtant cetain qu’il y a une reſſemblance prodigieuſe encre vous & luy. Et pour la Princeſſe de Pont, vous n’avez ce me ſemble qu’à la regarder, pour juger qu’il faut qu’elle ait eſté belle dés le Berceau. La Sœur de Spitridate nommée Ariſtée, eſt auſſi une tres belle Perſonne comme vous le sçavez : & le Prince Sinneſis, frere aiſné d’Aryande qui eſt aujourd’huy Roy de Pont, eſtoit beau & de bonne mine auſſi bien que ſon Frere que vous connoiſſez : & le plus jeune des fils d’Arſamone nommé Euriclide, eſtoit encore un fort beau Prince. Voila donc Seigneur, quelle eſtoit alors la Cour de Pont : de ſorte que comme la paix ſembloit eſtre en ce temps là aſſez ſolidement eſtablie, on ne ſongeoit qu’à bien eſlever ces jeunes Princes & ces jeunes Princeſſes : & qu’à leur donner tous les honneſtes plaiſirs dont leur âge eſtoit capable. Le Roy de Pont meſme commanda à ma Mere par Politique, de faire la meſme choſe, que la Reine ſa femme luy avoit ordonné par vertu : car il s’imagina que ſe ſon Fils aiſné eſpousoit la Fille du Prince Arſamone, ce ſeroit aſſurer encore davantage la poſſession du Royaume de Bithinie à ſa Maiſon.

La choſe eſtant en ces termes, tous les divertiſſement que l’on donnoit à ces jeunes Enfans, on les leur donnoit enſemble : les promenades, les chaſſes, les bals, & les muſiques, faiſoient qu’ils ſe voyoient tous les jours : & j’oſe dire que par le ſoin que l’on prit à les eſlever, ils ceſſerent d’eſtre enfans, beaucoup pluſtost que leur âge ne ſembloit le devoir permettre. On voyoit bien en leur converſation, la grace, la naïveté, & l’enjoüement ordinaire de l’enfance : mais ils n’en avoient ny la ſotte honte, ny la trop grande hardieſſe, ny la ſimplicité, ny l’ignorance. Cependant quoy qu’on les euſt obligez à vivre avec une égale civilité, leur inclination y mit de la difference : & je m’aperçeus enfin, que Spitridate avoit pour la Princeſſe Araminte, beau coup plus de reſpect que le Prince Euriclide ſon frere. Je remarquay auſſi preſque en meſme temps, que le Prince Sinneſis rendoit beaucoup de ſoings à la Princeſſe Ariſtée, que le Roy de Pont d’aujourd’huy ne luy rendoit pas : & comme je sçavois alors les intentions du Roy, parce que ma Mere me les avoit apriſes, auſſi bien que celles de la feuë Reine de Pont, afin que j’y ſervisse autant que je le pourrois, je fus ravie de voir un ſi heureux commencement à ſon deſſein : & je creus meſme que le Prince Arſamone, & la Princeſſe Arbiane ſa femme le trouveroient fort bon. Je vy donc naiſtre l’amour en ces jeunes cœurs ſans m’y oppoſer : & je fus aſſez long temps à m’apercevoir qu’ils aimoient, ſans qu’ils le sçeuſſent eux meſmes : eſtant certain que Sinneſis & Spitridate avoient deſja rendu mille petits ſervices aux Princeſſes qu’ils adoroient, ſans s’eſtre aperçeus qu’ils eſtoient amoureux, & ſans qu’elles s’en fuſſent aperçeuës non plus que ces jeunes Princes. Mais enfin la Princeſſe Araminte eſtant dans ſa quatorzieſme année, & le Prince Spitridate en ayant ſeize, il commença de s’apercevoir de la paſſion qu’il avoit dans l’ame : cette joye qu’il avoit accouſtumé d’avoir lors qu’il voyoit la Princeſſe, devint plus moderée : & quoy qu’elle euſt toujours pour luy la meſme civilité qu’elle avoit accouſtumé d’avoir, il n’eſtoit pour tant plus ſe ſatisfait : & ſon cœur formoit des deſirs malgré luy, qu’il ne connoiſſoit pas luy meſme : de ſorte que ſans sçavoir bien preciſément ce qui manquoit à ſon bonheur, il devint fort melancolique. Comme la Princeſſe Araminte J’eſtimoit beaucoup, & qu’il luy plaiſoit plus que tout ce qu’elle voyoit à la Cour, elle s’en aperçeut la premiere : & me demanda ſe je ne sçavois point d’où venoit le changement d’humeur du Prince Spitridate : & comme je luy eus reſpondu que non, elle me dit qu’elle en eſtoit en peine, & qu’elle vouloir donc le luy demander à luy meſme. Madame, luy dis-je en ſous-riant, il n’eſt pas touſjours à propos d’eſtre ſi curieuſe : que sçavez vous ſe le Prince Spitridate veut que l’on sçache la cauſe de ſa melancolie ? & pourquoy la voudroit il cacher, me reſpondit elle, à une perſonne qui ne la veut aprendre que pour le pleindre du moins, ſe elle ne le peut ſervir ? Il la cache peut-eſtre, luy dis-je en riant, parce que luy meſme ne la sçait pas : ha Heſionide, me dit elle, Spitridate eſt trop raiſonnable pour eſtre chagrin ſans ſujet : & ſi je penſois que cela fuſt, je luy en ferois bien la guerre : mais je ne le crois point du tout. Comme j’ allois luy reſpondre, la Princeſſe Ariſtée arriva, & peu apres le vaillant Pharnace, qui eut la gloire de vous reſister le dernier au Combat des deux cens : & au meſme inſtant encore le laſche Artane, qui accompagna Spitridate en ce lieu-là. Apres que la converſation eut aſſez duré, le Prince Sinneſis vint propoſer la promenade à la Princeſſe ſa Sœur, qui eut cette complaiſance pour luy ſans peine. Ce Prince pouvoit alors avoir dix-ſept ans, & la Princeſſe Ariſtée quinze : & à mon advis il luy avoit deſja donné quelques petites marques de ſa paſſion, qu’elle avoit connuës ſans les agreer, & ſans les rejetter ſuffi. Des qu’ils furent dans les Jardins, le Prince Sinneſis apres avoir parlé quelque temps à la Princeſſe ſa Sœur, donna la main à la Princeſſe Ariſtée : & Spitridate aida auſſi à marcher à la Princeſſe Araminte. De ſorte que Pharnace & Artane voyant que la ſeule place qu’ils pouvoient occuper agreablement eſtoit deſja priſe par Spitridate, s’en allerent par un ſentiment jaloux. Ce pendant le peu d’experience de cette jeune Perſonne me faiſant craindre qu’elle ne demandaſt avec trop d’empreſſement à Spitridate ce qu’il avoit dans le cœur, je la ſuivis touſjours d’aſſez prés : & ſans perdre le reſpect que je luy devois, je deſtournois la converſation avec adreſſe. Car comme ma Mere eſtoit fort mal ſaine, ainſi que je vous l’ay deſja dit, & de plus fort âgée, & que j’avois ſix ou ſept ans plus que la Princeſſe, j’agiſſois preſques comme une Sous-Gouvernante : le Roy le voulant de cette ſorte, & la Princeſſe en eſtant bien aiſe, parce qu’elle me faiſoit l’honneur de m’aimer. Mais Seigneur, pour revenir à mon diſcours, la Princeſſe Arbiane eſtant venuë dans ces meſmes Jardins, & s’eſtant miſe à me parler de quelque affaire aſſez importante apres avoir ſalüé le Prince & la Princeſſe, je fus contrainte de l’entretenir : & par conſequent de donner lieu à Spitridate d’une converſation particuliere avec la Princeſſe Araminte qui dura aſſez long temps : car le Prince Sinneſis n’avoit garde de l’interrompre, eſtant aſſez occupé luy meſme à entretenir la Princeſſe Ariſtée. Comme nous marchions dix ou douze pas derriere eux, je ne pouvois juger que de leurs actions, & je ne pouvois pas entendre leurs paroles : mais enfin je vis tout d’un coup que la Princeſſe Araminte nous rejoignit, diſant qu’elle eſtoit laſſe de ſe promener, & qu’elle ſe vouloit repoſer, ne pouvant marcher davantage : de ſorte que quittant Spitridate, elle s’aſſit ſur des ſieges de gazon. Comme je les obſervois touſjours exactement, je vy que Spitridate quittant la main de la Princeſſe, & luy faiſant la reverence changea de couleur : & qu’elle la luy faiſant ſans le regarder, rougit auſſi, & fit ſemblant de racommoder quelque choſe à ſa Coiffure, pour cacher ce petit change ment de ſon viſage. Il me ſembla meſme qu’elle avoit regardé ſi je ne m’en eſtois point aperçeuë : en ſuitte de quoy apres avoir encore eſté quelque temps en converſation, elle ſe retira : & la Princeſſe Arbiane apres l’avoir remenée juſqu’à ſon Chariot, s’en retourna, emmenant la belle Ariſtée avec elle. Tout le reſte du jour la Princeſſe me parut inquiete, quoy qu’elle aportaſt ſoing à ne la paroiſtre pas : & comme elle entra dans ſon Cabinet, ſans apeller pas une de ſes Filles, comme elle faiſoit ſouvent, j’y entray un peu apres qu’elle y fut : & je la trouvay appuyée ſur une feneſtre, qui reſvoit profondément. Madame, luy dis-je en riant, puis que vous ne trouviez pas tantoſt que ce fuſt choquer la bien-ſeance, que de vouloir demander au Prince Spitridate le ſujet de ſa melancolie : je penſe que vous ne trouverez pas mauvais que je vous demande ce qui vous fait tant reſver aujourd’huy. D’abord elle voulut me perſuader qu’elle n’eſtoit point plus reſveuse qu’à l’ordinaire : toutefois voyant qu’elle n’en pouvoit venir à bout. Mais Heſionide, me dit elle, ne m’avez vous pas dit qu’il ne faloit pas eſtre trop curieuſe ? Ouy Madame, luy repliquay-je, mais je ne ſuis pas la Princeſſe Araminte, & vous n’eſtes pas le Prince Spitridate. Ainſi je puis aveque raiſon vous demander ce qui vous inquiete, ſans craindre de vous offenſer : puis que je ne le fais au contraire, que pour vous ſoulager s’il eſt en mon pouvoir. En verité Heſionide, me dit elle, je n’ay rien dans l’eſprit qui me fâche : En verité, repris-je. Madame, vous y avez quelque choſe qui vous occupe : & ſe vous ne me faites l’honneur de me le dire, je croiray que le Prince Spitridate vous a deſcouvert le ſujet de ſa melancolie : & que cette melancolie eſt devenuë contagieuſe pour vous. M’en preſervent les Dieux, me dit elle avec precipitation ; Vous sçavez donc preſentement ce que c’eſt, luy dis-je. La Princeſſe rougit, voyant qu’elle ne pouvoit le nier ; & s’approchant alors de moy avec une bonté extréme, & une ingenuité la plus grande du monde : il eſt vray, dit elle, que je le sçay ; & ſe vous sçaviez le deſpit & la honte que j’en ay, vous m’en pleindriez ſans doute extrémement. Mais auſſi Heſionide, reprit elle, que ne me diſiez vous un peu plus fortement que vous n’avez fait, qu’il ne faloit point que je demandaſſe à Spitridate quel eſtoit ſon chagrin ? car je m’imagine que vous le sçaviez : ou que du moins vous en ſoubçonniez quelque choſe. Je vous advouë que l’embarras de cette jeune Princeſſe, & la colere que je luy voyois, me donnerent quelque envie de rire, que je retins neantmoins de peur de l’irriter : & apres l’avoir ſuppliée de me dire quelle avoit eſté leur converſation, & qu’elle s’en fut excuſée pluſieurs fois, enfin m’accordant ce que je voulois, imaginez vous, dit elle, que la Princeſſe Arbiane n’a pas pluſtost commencé de parler aveques vous, qu’impatiente de sçavoir ce qui affligeoit Spitridate ; Vous eſtes ſi changé, luy ay-je dit, depuis quelque temps, que tous vos Amis en ſont en peine ; & ne peuvent imaginer la cauſe de voſtre chagrin, Je ne pretens pas auſſi qu’ils la devinent, m’a t’il reſpondu, & il n’y a perſonne au monde à qui je la veüille dire. Quoy, luy ay-je repliqué, vous avez un deſplaisir que vous ne voulez point que l’on sçache ! Vous ne voules donc pas que l’on vous en pleigne, ny que l’on vous en ſoulage. Je voudrois bi ? le premier, m’a t’il reſpondu, mais je n’oſe vouloir le ſecond. Et le moyen, luy ay-je dit, que ny l’un ny l’autre puiſſe eſtre, ſi l’on ne sçait point que vous ſouffrez ? Ne me dittes vous pas, m’a t’il reſpondu, que tous mes Amis ſont en peine de ma melancolie ? & ſe cela eſt, ne peuvent ils pas me pleindre, ſans sçavoir la cauſe de mon mal ? Non pas moy, luy ay-je dit, car peut eſtre vous eſtimeriez vous malheureux de certaines choſes, dont je ne vous pleindrois point du tout. Et quels ſeroient ces maux, m’a t’il demandé en ſoupirant, pour leſquels la Princeſſe Araminte n’auroit point de compaſſion ? Si vous eſtiez envieux de la gloire d’autruy, luy ay-je dit, & que cela vous tourmentaſt, je ne vous en pleindrois pas. Mais ſi j’en eſtois amoureux, m’a t’il reſpondu, m’en pleindriez vous ? au contraire, adjouſtay-je, je vous en eſtimerois plus, puis que tout le monde doit aimer la gloire. Mais enfin Spitridate, luy ai-je dit, puis que vous ne voulez point que je sçache ce qui vous tourmente, je ne vous en pleindray pas ; & je croiray que vous ne me tenez pas aſſez diſcrette pour cacher ce qui ne doit pas eſtre sçeu. Ha Madame, m’a t’il repliqué, je ne craindrois pas que vous publiaſſiez ce que je vous dirois : & que craindriez vous donc ? (luy ay-je reſpondu avec une ſimplicité qui me fait preſentement deſesperer) je craindrois, m’a t’il dit, que vous ne me haïſſiez. Et pourquoy vous haïrois-je, luy ay-je encore reſpondu, pour m’avoir confié voſtre ſecret ? Vous me haïriez peut-eſtre, m’a t’il dit, ſe vous sçaviez que Spitridate n’eſt malheureux, que parce qu’il aime plus qu’il ne doit, la belle Princeſſe de Pont. A peine a t’il eu achevé de prononcer ces paroles, que tout d’un coup ma chere Heſionide, j’ay veû cent mille choſes que je ne voyois pas auparavant : & j’ay eu une ſi grande confuſion de ma ſimplicité & de mon innocence, que je n’ay plus oſé le regarder. Neantmoins apres avoir fait un grand effort ſur moy meſme, vous avez raiſon Spitridate (luy ay-je dit toute en colere & toute honteuſe) de croire que la Princeſſe de Pont vous haïroit ſe vous l’aimiez trop : & je vous conſeille comme voſtre Amie, de cacher ſi bien ce ſecret, que perſonne ne le sçache jamais. Je vous obeïray, Madame, m’a t’il dit, & vous ſerez touſjours la ſeule Perſonne de toute la Terre à qui je le reveleray. Je n’ay pourtant fait qu’entre-oüir ces derniers mots : car dans la confuſion ou j’eſtois, je me ſuis approchée de vous ſans luy reſpondre. Apres que la Princeſſe eut achevé ſon recit, avec beaucoup de marques de deſpit & de honte ſur le viſage, elle me de manda ce qu’elle devoit faire ? & je luy conſeillay d’éviter adroitement la converſation particuliere de Spitridate, ſans luy faire pourtant aucune incivilité : & de vivre enfin aveque luy comme avec un Prince que peut-eſtre elle pourroit un jour eſpouser, & peut eſtre auſſi ne l’eſpouser pas. De ſorte qu’il faloit agir d’une maniere qui fiſt qu’il l’eſtimast beaucoup : & que pour obtenir cette eſtime, il faloit n’eſtre ny trop indulgente ny trop mépriſante. Que comme elle eſtoit fort jeune, je la ſupliois de ne me faire point un ſecret de ce que luy diroit Spitridate, & de ce qu’elle luy reſpondroit : parce que c’eſtoit une choſe aſſez dangereuſe de ſe fier en ſoy meſme, en une matiere ſe delicate : & un âge ſe peu avancé que le ſien. Cette jeune & ſage Princeſſe me promit tout ce que je voulus : & en effet elle me tint ſa parole tres exactement, & fit touſjours tout ce que je ſouhaitay qu’elle fiſt. Comme Spitridate eſt un des plus ſages Princes du monde, & des plus reſpectueux, il ſe contenta durant quelques jours, d’avoir deſcouvert ſa paſſion à la Princeſſe Araminte, ſans la perſecuter davantage, de peur d’en eſtre mal-traitté : de ſorte que le voyant vivre avec une ſe grande diſcretion, & une ſe grande retenuë : je m’imaginay que peuteſtre cette jeune Princeſſe n’avoit elle pû faire la diſtinction d’une ſimple galanterie à une veritable declaration d’amour : puis que bien ſouvent, à ce que j’ay oüy dire, on ſe ſert des meſmes paroles, pour l’une & pour l’autre : & qu’il n’y a que le ſon de la voix, & la maniere de les prononcer, qui en face la difference. De ſorte que je creus que la choſe eſtoit ainſi, & je voulus le faire croire à la Princeſſe : qui en effet fit ſemblant par modeſtie d’adjouſter foy à ce que je luy diſois, quoy que dans le fonds de ſon cœur elle ne me creuſt pas. Cependant le Prince Sinneſis qui eſtoit d’un eſprit plus entreprenant que Spitridate, & qui dans l’eſtat preſent des choſes, ne devoit pas tant de reſpect à la Princeſſe Ariſtée, que Spitridate en devoit à la Princeſſe Araminte, ſe mit à l’entretenir ouvertement de ſa paſſion : mais quoy qu’il peuſt faire, il ne pût jamais obtenir un regard favorable de cette belle Perſonne. Elle vivoit aveque luy tres civilement : c’eſtoit bien plus touteſfois comme eſtant Fils du Roy de Pont, & comme eſtant Frere de la Princeſſe Araminte, avec qui elle avoit une amitié tres particuliere, que comme eſtant ſon Amant. Tout le monde dans la Cour cherchoit la cauſe de cet te froideur ſans la pouvoir trouver : car on n’ignoroit pas que ſe Ariſtée n’eſpousoit point le Prince Sinneſis, elle ne ſeroit jamais Reine. Pour moy je m’imaginay que cette jeune Princeſſe le traitoit ainſi, dans l’incertitude où elle eſtoit de ſon deſſein : & je creus que dés que le Roy en auroit parlé à Arſamone, elle changeroit de façon d’agir. Mais Seigneur, en ce meſme temps, comme la Princeſſe Araminte effaçoit tout ce qu’il y avoit de beau, & dans la Cour, & dans Heraclée, par le merveilleux eſclat de ſa beauté : & qu’il n’y avoit que la ſeule Ariſtée qui peuſt ne paroiſtre pas laide en ſa preſence, elle conqueſta mille cœurs, & enchaina mille Eſclaves, ſans en avoir le deſſein. Mais entres les autres, le vaillant Pharnace, & le laſche Artane devinrent telle ment amoureux d’elle, qu’ils ne purent cacher leur paſſion à toute la Cour, quoy qu’ils en vouluſſent faire un ſecret. Ce n’eſt pas qu’ils ne fuſſent tous deux de la premiere condition du Royaume : & que hors que la Princeſſe eſpousast un Roy eſtranger, ou Spitridate, ils ne peuſſent lever les yeux juſques à elle. Mais c’eſt que de ſa nature l’Amour eſt miſterieux : & que de plus l’air dont cette jeune Princeſſe vivoit, leur donnoit quelque crainte de ſe deſcouvrir. Ils eſtoient donc tres aſſidus aupres d’elle : touteſfois ils y eſtoient ſe reſpectueux, qu’elle ne pouvoit trouver rien à dire à leur procedé. Comme en ce temps là Artane eſtoit encore fort jeune, ſa laſcheté n’eſtoit pas encore deſcouverte : & comme il avoit de l’eſprit, & qu’il n’eſtoit pas mal fait, on l’eſtimoit aſſez, & on le recevoit dans les Compagnies, comme un homme de ſa condition devoit l’eſtre. Pour Pharnace, Seigneur, je ne vous diray point qu’il eſtoit brave, puis que la derniere action de ſa vie vous l’a aſſez fait connoiſtre : mais je vous diray que c’eſtoit un de ces veritables Braves, qui gardent toute leur fierté pour leurs ennemis, & qui n’en ont jamais dans leur converſation ordinaire. Il eſtoit ſage & modeſte : & quoy qu’il parlaſt peu, il avoit pourtant l’eſprit agreable ; parce que ce qu’il diſoit eſtoit ſe juſte & ſe bien penſé, qu’il ne laiſſoit pas donner beau coup de plaiſir à ceux qu’il entretenoit. Auſſi eſtoit il fort eſtimé, & des Princes, & des Princeſſes : mais entre les autres, le Roy de Pont d’aujourd’huy, qui n’eſtoit en ce temps là que le Prince Aryande, l’aimoit tendrement.

Voila donc, Seigneur, où en eſtoient les choſes : la Princeſſe Araminte eſtoit aimée de Spitridate, de Pharnace, & d’Artane : le Prince Sinneſis aimoit la Princeſſe Ariſtée, & aimoit auſſi fort Spitridate : & le Prince Aryande, ſans eſtre amoureux de perſonne, non plus que le Prince Euriclide, avoit une amitié tres particuliere pour Pharnace. Dans toutes les Feſtes publiques, aux Courſes de Chevaux, aux Bals, & aux Promenades, tous ces Amants paroiſſoient ſelon leurs divers deſſeins : & la Cour de Pont fut durant quelque temps, la plus divertiſſante Cour de l’Aſie. Comme la Phrigie & la Lydie ſont fort proches, on avoit fait venir des Muſiciens de ces deux Royaumes, qui augmentoient de beaucoup les plaiſirs : & comme Heraclée eſt certainement une des plus belles Villes que les Grecs ayent jamais fondée, & de qui le Païſage eſt le plus beau ; à cauſe qu’elle a non ſeulement la Mer qui la borde d’un coſté, mais un grand & beau Fleuve qui paſſe un peu au delà de ſes Murailles ; on peut dire que tous les divertiſſemens innocens, regnoient alors dans la Cour de Pont. Car le Roy, qui comme je l’ay deſja dit, ſouhaitoit par Politique que Sinneſis eſpousast la fille d’Arſamone, & que Spitridate eſpousast la Princeſſe Araminte, eſtoit bien aiſe de voir la galanterie de ces jeunes Amants : qui cependant ne pardoient pas une occaſion de plaire à leurs Princeſſes. Mais entre les autres, Spitridate eſtoit incomparable en toutes choſes : il ne faiſoit pas. une action qui ne pleuſt, il ne diſoit pas une parole qui ne charmaſt ; & ſon ſilence meſme eſtoit quelqueſfois ſi eloquent, & ſe agreable, que j’advoüe que je regarday alors ce jeune Prince, comme le ſeul digne d’eſpouser la Princeſſe Araminte : De ſorte que ſans m’oppoſer à ſa Paſſion, je ſongeois ſeulement à empeſcher que la Princeſſe ne la reçeuſt trop favorablement. Mais je n’avois que faire de m’en mettre en peine : car encore qu’elle euſt pour luy beaucoup d’eſtime, & meſme beaucoup d’inclination : comme elle eſt née tres modeſte, & que de plus elle aime la veritable gloire, preferablement à toutes choſes ; elle ne luy donna gueres moins de peine, que ſi elle euſt eu de l’averſion pour luy. Si bien que lors qu’il voulut luy reparler de ſon amour, elle le luy deffendit ſi cruellement, qu’il en devint encore plus melancolique. Comme je m’aperçeus du changement de Spitridate, Madame (luy dis-je un matin qu’elle eſtoit ſeule) vous ſouvient il du jour que vous me demandiez ſi je sçavois la cauſe du chagrin du Prince Spitridate ? & ne trouverez vous point mauvais, que je m’informe à mon tour, de ce qu’il a aujourd’huy dans l’eſprit qui l’inquiette ? Heſionide, me dit elle, ſi vous le voulez sçavoir abſolument, je vous le diray : mais vous me ferez plaiſir de m’eſpargner la peine de vous raconter la folie de ce Prince. Et puis, adjouſta t’elle en riant, je ne juge pas que ſa melancolie vous doive donner beaucoup de curioſité : & ſi vous le voiyez fort ſatisfait, je penſe qu’il ſeroit plus juſte que vous en euſſiez. En verité, luy dis-je, Madame, j’eſtime ſi fort Spitridate, que ſa douleur me touche ſensiblement : c’eſt pourquoy je voudrois bien en sçavoir la cauſe. Enfin je la preſſay tant, que je l’obligeay à m’advoüer que comme Spitridate luy avoit encore voulu parler de ſa paſſion, elle le luy avoit deffendu ſe abſolument, qu’elle ne penſoit pas qu’il euſt la hardieſſe de luy deſobeïr. Mais (luy dis-je, pour eſprouver ſon eſprit, apres avoir touteſfois loüé ce qu’elle avoit fait, pourveu qu’elle l’euſt fait ſans donner nulle marque de mépris à ce Prince) ſi Spitridate vous obeït exactement, & qu’il ne vous donne plus jamais aucune marque d’eſtime particuliere pour vous, luy en ſerez vous bien obligée ? Penſez vous, me dit elle en rougiſſant, que je commande des choſes que je ne veüille point que l’on faſſe ? Mais Ma dame, luy dis-je encore, au lien de me faire une nouvelle queſtion, reſpondez s’il vous plaiſt un peu plus preciſément à la mienne : & me dittes de grace, ſi le Prince Spitridate ne vous parle plus ; qu’il ne vous accompagne plus, ny au Temple, ny à la promenade ; qu’il ne ſonge plus à vous divertir ; qu’il ne s’attache plus à vous rendre mille petits ſoings & mille petits ſervices que vous en recevez tous les jours ; & qu’il ne vous regarde meſme plus qu’avec indifference, qu’en penſerez vous ? Mais, reprit elle en riant, je ne luy ay deffendu que de parler ; & je ne luy ay pas commandé de ne faire plus ce que la ſeule civilité veut qu’il face. Je vous entens bien Madame, luy dis-je en riant à demy, vous voulez que Spitridate vous aime ſans vous le dire : nullement, reprit elle toute interdite, & vous n’expliquez pas bien mes paroles. Je les explique comme je dois, luy dis-je, & il ne vous eſt pas meſme deffendu, pourſuivis-je encore, de ſouffrir d’eſtre aimée d’un Prince, que ſelon les apparences vous devez eſpouser. Mais Madame, ſouvenez vous s’il vous plaiſt de vivre touſjours aveques luy de telle ſorte, que quand ce bonheur luy ſera arrivé, s’il luy arrive, vous ne vous repentiez jamais de luy avoir dit une ſeule parole ny trop aigre, ny trop douce. C’eſt par cette ſeule penſée que je vous conjure de regler voſtre façon d’agir avec Spitridate : eſtant bien aſſurée que ſe vous faites reflexion ſur ce que je dis, vous ne luy direz jamais rien dont vous puiſſiez vous repentir. Elle me le promit, & noſtre converſation en demeura là.

Cependant Spitridate ne fut pas le ſeul melancolique des Amans de la Princeſſe : car comme Artane eſtoit auſſi hardi à dire ce qu’il penſoit, qu’il l’eſtoit peu dans les Combats : apres avoir veſcu quelque temps d’une maniere tres reſpectueuse, il commença de ſuivre ſon inclination naturelle : qui l’euſt porté ſans doute à eſtre toujours fort inſolent, ſe la timidité de ſon courage ne l’euſt quelqueſfois retenu. Mais comme cette occaſion n’eſtoit pas dangereuſe pour ſa vie, il fut auſſi hardi qu’on peut l’eſtre : car enfin un jour que Spitridate eſtoit aupres de la Princeſſe, & qu’Artane y arriva ; ce Prince qui avoit reçeu ordre de Sinneſis de l’aller trouver, pour aller à la chaſſe avecques luy, en partit auſſi toſt qu’il fut entré : de ſorte que demeurant ſeul aupres de la Princeſſe Araminte, en ſuitte de quelques diſcours indifferens, elle luy demanda pourquoy il n’eſtoit pas de la Chaſſe du Prince ſon Frere ? & il luy reſpondit que ce divertiſſement n’eſtoit plus ſa paſſion dominante. Quand vous n’iriez pas par inclination, reprit elle, vous y pourriez aller par complaiſance : je le ferois auſſi, repliqua t’il, ſi vous y alliez. Je vous ſuis bien obligée, reſpondit la Princeſſe, mais je ne trouve pourtant pas trop raiſonnable que vous ſoyez ſe peu complaiſant pour le Prince mon frere. Ce n’eſt pas, adjouſta t’elle, que je puiſſe vous blaſmer extrémement. de ce que vous n’aimez pas avec une paſſion démeſurée, un plaiſir qui du moins doit eſtre un ſimple divertiſſement, & non pas une occupation de toute la vie : car je le crois plus propre à conſerver la ſanté du corps par l’exercice, qu’à polir l’eſprit de ceux qui le prennent avec excés, & qui n’en ont jamais d’autre. Il eſt vray, repliqua Artane, que je ſuis de voſtre ſentiment : & je trouve principalement que les Grands Rois ne doivent s’amuſer qu’à donner la chaſſe à leurs ennemis, & qu’à prendre des Royaumes : & que les belles Princeſſes auſſi (adjouſta t’il, avec une hardieſſe extréme) ne doivent ſonger qu’à prendre des cœurs. Mais je voudrois que ce ne fuſt pas comme à la Chaſſe, où l’on prend tout ce que l’on rencontre : & je ſouhaiterois que ce fuſt avec choix qu’elles agiſſent en ces occaſions. Si cela eſtoit, reprit la Princeſſe, il y en a peut eſtre beaucoup qui ſont pris qui ſeroient libres : Vous pourriez bien Madame ſe vous vouliez, luy repliqua t’il inſolemment, m’éclaircir de beaucoup de choſes à la fois ſur ce ſujet : car vous pourriez m’apprendre quel ſeroit le deſtin du Prince Spitridate, de Pharnace, & d’Artane, ſi cette eſpece de Chaſſe eſtoit en uſage. Il prononça ce dernier Nom ſe bas, que la Princeſſe penſa ne l’entendre point : touteſfois l’ayant entendu à demy, & voyant bien par le deſordre du viſage d’Artane qu’elle ne ſe trompoit point, elle luy reſpondit bruſquement de cette ſorte. Si le deſtin des trois Perſonnes que vous m’avez nommées, luy dit elle, deſpendoit de moy, il y en auroit aſſurément deux heureuſes : & la troiſiesme ? interrompit il ; & la troiſiesme, pourſuivit elle, auroit ce qu’elle merite ſans doute : c’eſt à dire beaucoup de part au mépris & à l’averſion de la Princeſſe Araminte. le ſuis donc bien aiſe, reſpondit il, que cette eſpece de Chaſſe ne ſoit point à la mode : & je ſuis bien marrie, dit elle, que vous l’ayez ſe mal inventée. Mais quoy qu’il en ſoit Artane…… Mais quoy qu’il en ſoit Madame, interrompit il, vous ne sçauriez faire que vous ne ſoyez eternellement adorée, de l’homme du monde qui connoiſt le plus ce que vous valez. Celuy que vous dittes, repliqua la Princeſſe, fera mieux de connoiſtre le reſpect qu’il me doit : & pour commencer de le luy aprendre, adjouſta t’elle en ſe levant, je luy défens de me parler jamais. Comme ils en eſtoient là, j’entray dans la Chambre, & Artane ſe retira : & je vy tant de colere ſur le viſage de la Princeſſe, que j’en fus en peine : mais elle m’en oſta bien toſt, en m’aprenant la hardieſſe d’Artane : qu’elle m’exagera avec toute la chaleur que peut avoir une perſonne glorieuſe, & qui a de la haine pour celle qui l’a outragée. Je la conſolay de cette petite diſgrace, le mieux qu’il me fut poſſible ; & je la confirmay ſans doute dans le deſſein qu’elle avoit, de faire connoiſtre à Artane qu’il ne sçavoit pas de quelle ſorte il devoit vivre avec elle. Mais afin qu’elle n’ignoraſt pas une de ſes conqueſtes, le malheureux Pharnace amena la Princeſſe Ariſtée chez elle, où la converſation eſtant ſelon la couſtume fort inegale & fort diverſifiée : inſensiblement ils vinrent à parler d’Amans, de paſſion, de galanterie, & de declaration d’amour. Et comme la Princeſſe Araminte avoit encore l’eſprit fort irrité, de celle qu’Artane luy avoit faite ; pour moy, dit elle, je ne trouve rien de plus inconſideré, que d’aller dire à une perſonne qui n’a nulle obligation à celuy qui luy parle, & qu’elle n’aime point, que l’on en eſt fort amoureux : & ſe l’on avoit une fois perdu le reſpect pour moy de cette ſorte, adjouſta t’elle, il ne ſeroit pas aiſé de reparer cette faute, à celuy qui l’auroit commiſe. Si bien Madame (reprit Pharnace en ſoupirant malgré luy) que pour agir raiſonnablement ſelon vos ſentimens, il faut ai mer longtemps ſans le dire : il faut meſme ne le dire point du tout, reprit la Princeſſe, ſe on n’eſt du moins bien aſſuré de n’eſtre pas haï. Et à quoy le peut on connoiſtre ? repliqua t’il ; à cent choſes, dit la Princeſſe Ariſtée : mais Pharnace, adjouſta t’elle, avez vous quelqu’un de vos Amis qui ait beſoin de cét eſclaircissement ? Ouy Ma dame, dit il, & ſe la Princeſſe Araminte (pourſuivit il encore en changeant de couleur & en la regardant) n’euſt dit ce qu’elle vient de dire, une des plus belles Perſonnes du monde, auroit eu cette importunité dans peu de jours : & un des plus fideles Amans de la Terre, auroit ſans doute eſté mal reçeu. Peut-eſtre, adjouſta la Princeſſe, que cette Belle dont vous parlez, n’eſt pas de la meſme humeur que je ſerois, ſi j’eſtois d’une condition à eſtre expoſée à de ſemblables avantures : pardonnez moy Madame, repliqua t’il, & ſi je vous l’avois nommée, vous en tomberiez d’accord. La Princeſſe Araminte qui s’eſtoit deſja aperçeuë à cent choſes, de la paſſion que Pharnace avoit pour elle, entendit aiſément ce qu’il vouloit qu’elle entendit : mais quoy qu’il agiſt plus ſagement qu’Artane, elle ne laiſſa pas de s’en faſcher : & elle fut tout le reſte du jour de mauvaiſe humeur.

Le ſoir au retour de la chaſſe, le Prince Sinneſis qui eſtoit deſesperé de la rigueur de la Princeſſe Ariſtée, vint voir Araminte : & l’entretenant en particulier, il ſe reſolut d’avoir recours à ſes ſoins aupres d’Ariſtée, & au pouvoir qu’il sçavoit bien qu’elle avoit ſur Spitridate. Ma Sœur, luy dit il, ne voulez vous point avoir pitié de moy ; & ne ſerez vous pas aſſez bonne pour me rendre office aupres de l’impitoyable Ariſtée ? Si j’avois pour elle une paſſion qui ne fuſt pas innocente, je ne vous demanderois par voſtre protection : mais n’aimant Ariſtée qu’avec des ſentimens tres purs, & sçachant bien que le Roy conſentira que je l’eſpouse : je penſe que ſans vous offencer, je puis vous conjurer comme je fais, d’employer toute voſtre adreſſe, à me la rendre favorable. Je trouve, luy repliqua la Princeſſe, voſtre choix ſe juſte & ſe raiſonnable, que je n’ay garde de le condamner : & s’il ne tient qu’à parler en voſtre faveur à la Princeſſe Ariſtée que vous ne ſoyez ſatisfait, je le feray aveque joye : quoy qu’à mon advis ce que vous appellez rigueur en elle, ne ſoit qu’un pur effet de ſa modeſtie : & de ce que peut-eſtre elle ne croit pas que vous ayez effectivement deſſein de l’eſpouser : ne regardant voſtre paſſion, que comme une ſimple galanterie. Pardonnez moy ma Sœur, luy dit il, cette belle Perſonne sçait tous mes ſentimens tels qu’ils ſont : & ſa froideur vient ſans doute de quel que cauſe cachée que je ne puis comprendre. Je feray tout ce qui me ſera poſſible pour la deſcouvrir, repliqua la Princeſſe, & je l’iray voir dés demain, afin de l’entretenir avec plus de liberté chez elle, que je ne ferois icy. Vous avez une autre voye de me rendre office, reſpondit il, bien plus aiſée & bien plus puiſſante que celle là : c’eſt donc à vous à me la dire, reprit la Princeſſe : puis que vous ne la devinez pas, repliqua t’il, ou du moins que vous ne la voulez pas deviner, j’ay peur que vous ne la veüilliez pas prendre. Mais croyez vous Seigneur, luy reſpondit elle en riant, que l’on devine ce que l’on veut ; & pouvez vous me ſoubçonner de ne vous vouloir pas ſervir ? Puis que vous m’aſſurez que ma crainte eſt mal fondée, reprit il, faites donc ma chere Sœur que la Princeſſe Ariſtée n’ait point de ſujet de ſe vanger ſur moy, des ſuplices que voſtre froideur fait ſouffrir au Prince Spitridate : & ſoyez luy enfin auſſi favorable, que vous voulez qu’elle me la ſoit. La Princeſſe rougit au diſcours du Prince Sinneſis : & ne sçachant s’il parloit ſincerement, ou ſi ce n’eſtoit que pour deſcouvrir ſes ſentimens ; en verité, dit elle, vous m’avez ſi fort ſurprise, que je ne sçay preſques que vous reſpondre. Car je ſuis ſi peu perſuadée de la ſouffrance de Spitridate, que ſi voſtre mal n’eſt pas plus grand que le ſien, je ne juge pas qu’il ait beſoin d’un remede ſi extraordinaire que celuy que vous me propoſez. Non non ma Sœur, luy dit il, vous ne croyez pas ce que vous dites, & vous ne le devez en effet pas croire : Spitridate vous aime juſques à l’adoration, car je le luy ay fait advoüer aujourd’huy à la chaſſe mal gré qu’il en ait eu. Spitridate, reprit elle toute confuſe, ne pouvoit pas choiſir un meilleur Confident. Je l’advouë (reprit le Prince Sinneſis, ſans luy donner loiſir de l’interrompre) car il eſt vray que ſi vous me voulez obliger, vous le traiterez mieux que vous n’avez fait juſques icy. Mais Seigneur, dit elle, puis que vous eſtes en ſi grande ſocieté avec Spitridate, il n’eſt pas beſoin que je me meſle de vos affaires, & vous les ferez bien ſans moy : Cruelle perſonne, luy dit il, pourquoy me parlez vous de cette ſorte ? & ne sçavez vous pas bien qu’un ſeul de vos regards perſuadera plus puiſſamment Spitridate, que ne feroient toutes mes paroles ? Enfin ſi vous ne voulez me deſobliger, vous ſouffrirez ! a paſſion d’un Prince qui vous merite mieux qu’aucun autre : & qui a ſans doute toutes les qualitez neceſſaires pour eſtre choiſi de vous, & pour l’eſtre meſme du Roy. Et puis, adjouſta t’il en ſous-riant, je ne me connois pas ſi peu en phiſionomie, que je ne voye bien que malgré toute voſtre fierté & toute voſtre ſagesse, Spitridate n’eſt pas haï : & alors ſans luy donner loiſir de luy reſpondre, l appella ce Prince qui me parloit à l’autre bout de la Chambre. La Princeſſe demeura ſi eſtonnée, qu’elle ne pouvoit que faire, & ne sçavoit à quoy ſe reſoudre : en verité Seigneur, luy dit elle, vous avez perdu la raiſon à la chaſſe : & je ne penſe pas que vous aprouviez demain ce que vous faites aujourd’huy. Cependant Spitridate ayant obeï au Prince Sinneſis, & s’en eſtant aproché ; je vous ay tenu ma parole, luy dit le Prince, & je vous ay rendu le meſme ſervice que je vous ay demandé. Seigneur, reprit Spitridate, ce que vous ſouhaïtez de moy eſt ſi peu de choſe, en comparaiſon de la glorieuſe protection que vous m’avez offerte, que l’en rougis de confuſion. C’eſt à moy, dit la Princeſſe, à rougir de honte, de voir à quelle eſtrange avanture le Prince mon Frere m’expoſe, quoy qu’il en ſoit, luy dit il en luy prenant la main, il y va de la vie de Spitridate, & de celle de Sinneſis tout enſemble : & je vous declare en preſence des Dieux qui m’eſcoutent, que ſi vous maltraittez Spitridate, je deviendray voſtre ennemy. Apres cela ſans luy donner loiſir de reſpondre, hauſſant la voix, afin que ceux qui l’avoient ſuivy l’entendiſſent ; je vous laiſſe Spitridate, luy dit il, qui a ordre de vous raconter toute l’affaire dont il s’agit : & il ſortit auſſi toſt apres, laiſſant la Princeſſe ſi interdite, qu’elle ne sçavoit quelle reſolution prendre : Car elle n’ignoroit pas la violente paſſion de Sinneſis pour Ariſtée, ny ſon humeur imperieuſe. Cependant quoy qu’elle eſtimast beaucoup Spitridate, elle eſtoit pourtant en quel que ſorte faſchée de voir qu’elle ne pouvoit plus eviter qu’il ne luy parlaſt de ſa paſſion : ſi bien que dans cét embarras d’eſprit, elle fut quelque temps ſans parler, & ſans que Spitridate oſast auſſi ouvrir la bouche. Neantmoins comme il craignit qu’elle ne l’accuſast d’avoir eu quelque inconſideration en avoüant au Prince ſon Frere, l’amour qu’il avoit pour elle, il parla enfin le premier. Je ne sçay, Madame, luy dit il, ſi je ne ſeray point aſſez malheureux, pour eſtre ſoubçonné de temerité & d’imprudence : Mais quand vous sçaurez que le Prince, apres avoir eu la bonté de m’aprendre l’honneur qu’il veut faire à ma Sœur, a encore eu celle de me dire qu’il connoiſſoit la paſſion que j’avois pour vous, & qu’il m’y vouloit ſervir : que vous sçaurez, dis-je, que d’abord je l’ay voulu nier : & que je ne l’ay avoüé, qu’apres qu’il m’a eu preſſé vingt fois de luy dire ce qu’il sçavoit deſja : je penſe que vous trouverez qu’il euſt eſté bien difficile à un homme qui vous aime avec une paſſion démeſurée, de refuſer une protection ſi puiſſante aupres de vous ; en ayant au tant de beſoin que j’en ay : car enfin. Madame, je n’ay pas veû une ſeule de vos actions, qui raiſonnablement ait deû me faire eſperer. Apres que Spitridate eut achevé de dire ce qu’il voulut pour ſa juſtification, la Princeſſe relevant les yeux qu’elle avoit touſjours tenu bas tant qu’il avoit parlé : je ſuis bien aiſe, luy dit elle, que la choſe ſe ſoit du moins paſſée comme vous le dittes : & de ce que je voy que cette avanture n’eſt fondée que ſur l’imagination du Prince Sinneſis : qui pour vous obliger à le ſervir, vous a voulu perſuader que vous m’aimiez plus que vous ne faites. Mais Spitridate, adjouſta t’elle en ſous-riant, cela ne vous engage à rien : & je vous proteſte que je n’en crois que ce j’en croyois auparavant que le Prince mon Frere m’en euſt parlé. C’eſt pourquoy demeurons, s’il vous plaiſt, vous & moy dans les termes où nous en eſtions : & ſongeons ſeulement à le ſervir aupres de la belle Ariſtée, que je ſeray ravie de voir bien toſt au rang où ſon merite veut qu’elle ſoit. Ha, Madame, s’écria Spitridate, ne me traitez pas ſi cruellement ! & ne rendez pas inutiles les promeſſes que le Prince Sinneſis m’a faites. Et que vous a t’il promis ? repliqua t’elle ; il m’a fait eſperer, reſpondit il, que vous m’eſcouteriez favorablement : s’il eſt encore demain de cette opinion, reprit elle, je verray ce que j’auray à faire : cependant il eſt tard, & je vous conſeille de vous retirer avec le deſſein de ſervir le Prince mon Frere, aupres de l’aimable Ariſtée : ſans autre intereſt que celuy de luy rendre office. En diſant cela elle ſe leva : & Spitridate fut contraint de la quitter ſans luy reſpondre. Apres que ce Prince fut party elle m’apella : mais quoy qu’elle me paruſt reſveuse, il ne me ſembla pourtant pas qu’elle fuſt fort melancolique. Et à dire les choſes comme elles ſont, je croy qu’eſtimant beaucoup Spitridate, elle ne fut pas faſchée, apres y avoir bien penſé, de pouvoir avec bienſeance, & ſans choquer la modeſtie, ſouffrir qu’il luy donnaſt quelques marques de ſon amour, comme elle le pouvoit, apres ce que le Prince Sinneſis luy avoit dit. J’advouë auſſi que lors que la Princeſſe m’eut appris ce qui luy eſtoit arrivé, je fus ravie de voir un ſi heureux commencement au deſſein que ma Mere avoit d’executer les dernieres volontez de la Reine de Pont : qui luy avoit tant recommandé en mourant, de faire naiſtre autant d’amitié qu’elle pourroit, entres ces jeunes Perſonnes.

Cependant le Prince Spitridate s’en retournant chez luy, fut à l’Apartement d’Ariſtée, afin de rendre au Prince Sinneſis l’office qu’il en avoit reçeu ; & croyant dire la meilleure nouvelle du monde à une jeune & belle Princeſſe ; ma Sœur (luy dit il en riant, & en parlant bas, de peur d’eſtre entendu de ſes Femmes) il faut me recevoir avec plus de ceremonie qu’à l’ordinaire : car je vous aporte une Couronne, qui n’eſt pas indigne de vous. Si elle eſtoit en voſtre diſposition (luy reſpondit elle en riant auſſi bien que luy) je penſe que vous ſeriez aſſez ambitieux, pour la garder pour vous meſme ſans me l’offrir. Ne sçavez, vous pas, luy dit il en ſoupirant, qu’une violente paſſion en chaſſe une autre ? & que depuis que je ſuis amoureux de la Princeſſe Araminte, j’ay plus d’ambition que celle de luy pouvoir plaire, & de pouvoir la conquerir ? Enfin, luy dit il, ma Sœur, le Prince Sinneſis vous veut eſpouser, & je me ſuis chargé de vous le dire, & de vous obliger à le recevoir comme il merite de l’eſtre. Je ſuis bien marrie mon Frere, reprit elle, que vous ayez pris une commiſſion comme celle là : car en fin le Prince Arſamone m’a deffendu abſolument, de donner aucune eſperance au Prince Sinneſis : que je n’oſerois en avoir ſeulement la penſée. Mais c’eſt aſſurément, dit Spitridate, qu’il ne croit pas que ſon deſſein ſoit tel qu’il eſt effectivement : Pardonnez moy, luy reſpondit elle, car je luy ay dit ingenûment ce que j’en sçavois. Et ne vous en a t’il point dit de raiſon ? reprit Spitridate ; Non, repliqua Ariſtée, & la Princeſſe ma Mere l’en a meſme fort preſſé inutilement, à ce que j’ay sçeu par une de ſes Filles qui l’a entendu. Comme ils en eſtoient là, on leur vint dire que le Prince Arſamone venoit dans la Chambre de la Princeſſe Ariſtée : & en effet un moment apres il y entra. Auſſi toſt qu’il y fut, il en fit ſortir tout le monde, à la reſerve du Prince ſon Fils, & de la Princeſſe ſa fille, qui n’eſtoient pas tous deux ſans inquietude. Apres qu’il les eut regardez quelque temps ſans parler, je sçay bien Spitridate, luy dit il, que vous eſtes en un âge où voſtre peu d’experience a beſoin de conſeil : & qu’encore que vous ſoyez né avec de grandes inclinations, vous pouvez touteſfois eſtre capable de certaines foibleſſes qui ne ſont pas touſjours honteuſes : mais qui quelqueſfois auſſi ſont fort nuiſibles, à ceux qui ne les ſurmontent point. J’ay donc voulu vous dire, & à vous, & à voſtre Sœur, à qui j’en ay deſja parlé, que pour des raiſons qui vous importent plus qu’à moy, je ne veux jamais avoir aucune alliance avec les uſurpateurs du, Royaume de mes Peres. Comme je ſuis né ſur le Throſne qu’ils occupent injuſtement, je ſens ſans doute des choſes, que vous ne pouvez pas ſentir en l’âge où vous eſtes, principalement eſtant né dans l’infortune : mais comme je vous crois tous deux genereux, & dignes d’eſtre ſortis des anciens Rois de Bithinie vos predeceſſeurs & les miens : je vous ordonne à vous Spitridate, de deffendre opiniaſtrément voſtre cœur, contre les charmes de la Princeſſe Araminte, qui l’ont deſja un peu engagé : & je vous commande à vous Ariſtée, de refuſer le voſtre au Prince Sinneſis. Car enfin il vous ſeroit auſſi honteux de remonter au Throſne par cette laſche voye, qu’il le ſeroit à Spitridate d’y renoncer comme il feroit, s’il s’engageoit trop en l’affection de la Princeſſe Araminte. Ceux qui ont perdu des Couronnes, adjouſta t’il, ne doivent point avoir d’autre paſſion, que celle de les reconquerir, & de perdre ceux qui les ont uſurpées : C’eſt pourquoy comme je ne ſuis pas laſche, je ne veux point avoir d’alliance avec des gens que je veux & que je dois perdre, à la premiere occaſion qui s’en preſentera. La diſſimulation eſt permiſe aux foibles oppreſſez, mais non pas juſques à ce point là : & ſi j’ay quelque jour à faire tomber mes Ennemis de ce Throſne d’où ils m’ont renverſé, je n’y veux pas enſevelir nies propres Enfans avec eux. Vivez donc avec une civilité apparente : mais ne vous engagez à rien, ſi vous ne voulez eſtre indignes de voſtre naiſſance & de mon affection. Je sçay bien que c’eſt en quelque façon manquer de prudence, que de parler de cette ſorte, à des perſonnes de voſtre âge : mais je sçay bien auſſi qu’eſtant ſortis de tant de Rois, vous devez eſtre genereux, & avoir l’ame ſensible à l’ambition. C’eſt pourquoy je ne doute pas, que vous ne sçachiez celer ce que je viens de vous dire : & que vous ne m’obeïſſiez aveuglément. Apres qu’Arſamone leur eut parlé de cette ſorte, il ſe retira ſans autre reſponse, que d’une profonde reverence, que luy firent Spitridate & Ariſtée : car ce Prince ſe faiſoit reſpecter de telle ſorte par ſes Enfans, qu’à peine oſoient ils le regarder. Comme il fut ſorty, Spitridate s’affligea ſi demeſurément, que la Princeſſe Ariſtée qui n’eſtoit gueres moins triſte que luy ; fut pourtant obligée de le conſoler. Mon Frere, luy dit elle, comme vous avez, & plus d’eſprit, & plus de generoſité que moy, je penſe que je ne puis de bonne grace, vous dire qu’il ne faut pas vous deſesperer, pour un ſemblable accident : touteſfois l’exceſſive douleur que je voy dans vos yeux, me fait prendre la liberté de vous ſupplier, de ne vous y abandonner pas ſi fort. Ha ma chere Sœur, luy dit il, que voſtre inſensibilité pour le Prince Sinneſis, vous eſt une choſe avantageuſe ! & qu’il eſt bien plus aiſé de ſouffrir qu’Arſamone vous oſte une Couronne, qu’il ne m’eſt facile d’endurer qu’il m’oſte la Princeſſe Araminte ! Ce n’eſt pas, adjouſta t’il, que je ſois né ſans ambition : mais c’eſt que l’amour eſt encore plus forte dans mon ame : & qu’il m’eſt bien plus aiſé de laiſſer vivre en paix les Uſurpateurs du Royaume de Bithinie, que de vivre ſans la Princeſſe que j’aime. Il y a d’autres Couronnes en l’Univers, reprenoit il, que la Fortune & mon Eſpée me peuvent donner : mais il n’y a qu’une ſeule Princeſſe Araminte au monde. Ouy ma chere Sœur, elle eſt ſeule en toute la Terre que je puis adorer : ſans elle toutes choſes me ſont in differentes ; & je ne fais nulle diſtinction entre l’Eſclavage & la Royauté. Cependant ſelon ce que je puis juger des ordres du Prince Arſamone, il pretend ſans doute que je garde dans mon cœur le deſſein de poignarder le Roy de Pont, qui eſt Pere d’Araminte : de tuer les Princes ſes Freres ; & de l’accabler elle meſme ſous les ruines de ſa Maiſon, ſi l’occaſion s’en preſente. Ha non non, je ne veux point remonter au Throſne par une ſi ſanglante voye : je sçay bien que l’Ayeul d’Araminte eſtoit un Uſurpateur : je sçay bien encore que le Roy ſon Pere poſſede un Royaume qui me devoit apartenir : mais je sçay de plus que puis qu’Araminte a uſurpé l’Empire de mon cœur, elle a rendu legitime à ceux de ſa Maiſon, la poſſession du Royaume de Bithinie. Je n’y pretens plus rien ma Sœur : puis que je ne le pourrois ſans perdre ma Princeſſe, qui ne me regarderoit ſans doute qu’avec horreur, ſi j’avois trempé mes mains dans le ſang de ſon Pere & de ſes Freres. Les Dieux sçavent que ce n’eſt pas par foibleſſe que l’ambition cede à l’amour dans mon ame : & je ſuis ſi ſatisfait du teſmoignage ſecret de mon courage, que je ne me ſoucie pas de ce que l’on en penſera. Mais vous ma chere Sœur, qui n’avez pas l’ame ſensible à cette tendre paſſion, ne l’aurez vous point un peu plus ambitieuſe que moy ; & vous reſoudrez vous à perdre deux Couronnes ? Ne le faites pas je vous en conjure : eſcoutez le Prince Sinneſis, & n’eſcoutez pas le Prince Arſamone : car auſſi bien par quelle voye peut il eſperer de venir à bout de ce grand deſſein ? Il y a vingt cinq ans qu’il la cherche ſans la pouvoir trouver : il m’a eſlevé comme devant eſtre Sujet, & il veut preſentement vous empeſcher d’eſtre Reine, ſans eſtre en pouvoir de me faire Roy. Car où ſont ſes intelligences ? où ſont ſes Armées ? & où eſt le lieu de ſa retraitte pour ſa ſeureté ? Il ne peut donc avoir nul deſſein, que celuy de faire une conſpiration, contre la perſonne de ces Princes : mais il l’executera ſans moy : ou pour mieux dire il ſe perdra ſans moy, puis que ce qu’il veut tenter eſt impoſſible. Reſolvez vous donc ma Sœur, à recevoir l’affection du Prince Sinneſis : car enfin ſi une fois vous eſtes Reine de Pont & de Bithinie, le Prince Arſamone ne voudra pas, quoy qu’il puiſſe dire, renverſer un Throſne ſur lequel vous ſerez. Il vous a permis de diſſimuler, & à moy auſſi : diſſimulons donc, pourſuivit il, mais faiſons que cette diſſimulation ſoit pour luy. Je ne veux (et les Dieux le sçavent bien) faire jamais rien contre le reſpect que je luy dois, en toutes les choſes où mon amour n’aura point d’intereſt mais quand il s’agira d’Araminte, je ne luy sçaurois obeïr. Cependant mon Frere, luy dit Ariſtée, vous hazardez beaucoup en luy deſobeïſſant : je hazarderois bien davantage, repliqua t’il, en ne luy deſobeïſſant pas. Et quoy ma Sœur, vous pretendez donc luy obeïr aveuglément ? Je ſuis d’un ſexe, reſpondit elle, qui ne me permet pas d’en uſer d’une autre ſorte. Quoy, luy dit il encore, vous mal-traitterez le Prince Sinneſis, luy qui vous offre deux Couronnes ! luy qui m’a rendu office aupres de la Princeſſe Araminte ! luy qui me la peut faire donner ! luy qui vous a donné toutes ſes affections ! & luy enfin qui vous adore ! Je ne le mal traiteray pas, dit elle, mais je ne l’épouſeray point, ſi le Prince mon Pere n’y conſent. Vous voulez donc que je meure, luy reſpondit il ; vous voulez donc que je me deſhonnore, luy repliqua t’elle. Je veux que vous montiez au Throſne pour me ſauver la vie, & pour me rendre heureux, reſpondit ce Prince affligé. Les Dieux sçavent, dit la Princeſſe Ariſtée, je ne ferois pas pour vous, les choſes du monde les plus difficiles : mais de me marier ſans le conſentement d’Arſamone, c’eſt ce que je ne dois pas faire, & meſme ce que je ne puis pas faire. Car je ne crois pas que le Roy de Pont, ny le Prince Sinneſis le vouluſſent, s’ils sçavoient qu’Arſamone ne le vouluſt pas : de ſorte, dit elle, que la prudence veut que l’on n’avance pas les choſes au point que ces Princes croyent que mon Pere ne veut pas de leur alliance, puis qu’il leur ſeroit aiſé d’en ſoubçonner la raiſon : & il vaut bien mieux que tout retombe ſur moy, & que ſe paſſe pour une capricieuſe, qui a une averſion ſecrette pour le Prince Sinneſis. Vous eſtes trop prudente ma Sœur, interrompit Spitridate, & il paroiſt bien que voſtre raiſon eſt toute libre : mais puis que cela eſt ainſi, conſiderez bien je vous prie, à quel deſespoir vous me reduirez, ſi vous me refuſez du moins la grace de teſmoigner au Prince Sinneſis que j’ay fait aupres de vous tout ce que je pouvois : & que meſme je ne vous ay pas parlé inutilement pour luy. Per mettez luy d’eſperer durant quelque temps : pendant le quel le Prince Arſamone changera peuteſtre de deſſein. Enfin Seigneur, Spitridate pria ſi tendrement la Princeſſe Ariſtée, qu’elle luy accorda cette derniere grace : mais il ſe retira pourtant avec une inquietude inconcevable. Comme il avoit l’ame grande, il ne pouvoit pas faire qu’il ne trouvaſt auſſi quelque choſe de grand au deſſein qu’avoit le Prince ſon Pere, de refuſer une Couronne pour la Princeſſe ſa Fille, dans l’eſperance de la reconquerir un jour pour luy : mais apres tout, l’amour affaçoit bien toſt cette penſée de ſon ame : & il luy eſtoit plus aiſé de ſe reſoudre à eſtre touſjours Sujet, que de perdre l’eſpoir de pouvoir un jour regner dans le cœur de la Princeſſe Araminte.

Cependant le Prince Aryande qui n’avoit point aimé Spitridate, quoy qu’il ne le teſmoignast pas, depuis une courſe de chevaux qui s’eſtoit faite, où ce Prince avoit emporté le prix : & où il s’eſtoit imaginé que Spitridate n’avoit pas agi comme il devoit aveque luy ; s’apercevant qu’il avoit la protection du Prince Sinneſis, aupres de la Princeſſe Araminte, ſe mit en fantaiſie de proteger auſſi Pharnace : & en effet il luy en parla tres avantageuſement. Mais prenant les choſes d’un autre biais que Sinneſis, il luy dit qu’il n’avoit point d’intereſt que le ſien en cette occaſion : que pour luy il ne trouvoit point qu’elle deuſt jamais conſentir à épouſer Spitridate : qui apres tout eſtoit d’une Maiſon que tous les Rois de Pont, en bonne Politique, eſtoient obligez d’abaiſſer autant qu’ils pourroient. De ſorte que cela eſtant ainſi, il eſtoit aiſé de voir, que Pharnace ſeul eſtoit celuy ſur qui elle devoit jetter les yeux. La Princeſſe le remercia tres civilement de ce qu’il luy diſoit : & luy reſpondit qu’elle vivroit également avec tous ceux de la condition de Pharnace qui l’approchoient : & que ſans s’en meſler ny peu ny point, elle laiſſeroit touſjours la conduite de ſa vie au Roy ſon Pere. Cependant la Princeſſe Araminte pour tenir ſa parole au Prince Sinneſis, vit la Princeſſe Ariſtée, qui agit de la façon qu’elle l’avoit pro mis à Spitridate : de ſorte que Sinneſis la trouvant en effet un peu plus douce qu’à l’ordinaire, en remercia ſi tendrement ce Prince ; & parla ſi officieuſement pour luy à la Princeſſe ſa Sœur ; qu’il l’obligea enfin à agir envers Spitridate avec beaucoup coup de franchiſe & de bonté. Le Prince Sinneſis meſme, me fit la grace de m’en parler & de me prier de porter la Princeſſe ſa Sœur à bien traitter ce Prince. Voila donc Spitridate en aparence le plus heureux du monde : car il eſtoit hautement protegé du Frere de ſa Princeſſe : il avoit la liberté de parler de ſa paſſion, à celle qui l’avoit fait naiſtre, ſans qu’elle s’en offençaſt : & comme il eſtoit touſjours tres reſpectueux, il avoit auſſi le plaiſir de remarquer par diverſes petites choſes, qu’il n’eſtoit pas mal dans ſou cœur. Cependant je m’eſtonnois quelqueſfois, de voir dans ſes yeux quelques marques de melancolie : & de l’entendre ſoupirer aſſez ſouvent. Neantmoins comme j’avois touſjours oüy dépeindre l’amour une paſſion fort bizarre, je regarday cela comme un de ſes effets ordinaires, qui approchent de la folie, dans l’ame de perſonnes les plus ſages : & je n’y fis pas grande reflexion. Mais la Princeſſe n’eſtoit pas peu occupée : car Sinneſis avoit toujours quelque choſe à luy dire, ou pour Ariſtée, ou pour Spitridate ? Aryande l’entretenoit ſouvent auſſi, contre Spitridate & pour Pharnace : Spitridate luy parloit le plus qu’il pouvoit pour luy meſme : & Pharnace ſans oſer luy parler de luy, ne laiſſoit pas de l’entretenir de choſes indifferentes, autant qu’il luy eſtoit poſſible, afin de l’empeſcher du moins de parler aux autres. Il n’y avoit donc qu’Artane qui durant quelques jours n’oſoit meſme la regarder. Mais enfin apres avoir accompagné le Roy deux ou trois fois chez la Princeſſe, il y revint en ſuitte avec d’autres gens : & affecta d’avoir un ſi grand reſpect pour elle, qu’elle creut qu’il s’eſtoit repenty de ſa hardieſſe ; & ſe reſolut d’oublier ſon crime ; qui apres tout, Seigneur ; n’eſt pas le moins remiſſible que l’on puiſſe commettre parmy les belles & jeunes Perſonnes. Elle ſouffrit donc qu’il la reviſt : bien eſt il vray qu’elle le traitta touſjours tres froide ment. Comme les choſes eſtoient en cét eſtat, il y eut quelque remuëment ſur les frontieres de Phrigie : de ſorte qu’il falut lever des Troupes & faire une Armée, que le Prince Sinneſis commanda, Spitridate eſtant ſon Lieutenant General, ce qui faſcha extrémement le Prince Aryande qui demeura aupres du Roy, parce qu’il vouloit que ce fuſt Pharnace. Je ne m’arreſteray point à vous dire les adieux de toutes ces illuſtres Perſonnes : mais je vous diray ſeulement, que cette ſeparation lia eſtroitement l’amitié du Prince Spitridate & de la Princeſſe Araminte : & que Sinneſis auſſi s’en alla avec ſatisfaction : parce que la Princeſſe Ariſtée eut aſſez de complaiſance pour ſon Frere, pour ne le maltraitter pas en le voyant partir. le ne m’amuſeray point non plus à vous raconter cette guerre, qui ne dura que ſix mois, & qui ſe termina en ſuitte par une heureuſe paix : mais je vous diray ſeulement, que Spitridate s’y ſignala de telle ſorte, que le bruit de ſa valeur eſtouffa celuy que fit celle des autres : quoy que le Prince Sinneſis, & Pharnace, y fiſſent auſſi des miracles. En effet, l’on ne parloit que de luy, & dans l’Armée, & dans la Cour : vous pouvez donc juger aiſément que revenant tout chargé de gloire, il fut bien reçeu de la Princeſſe. J’oubliois de vous di re, qu’Artane ne fut point à cette guerre : ce n’eſt pas que lors que l’on en parla, il ne fiſt plus l’empreſſé que les plus braves ne le faiſoient : & qu’il ne fiſt faire un equipage le plus ſuperbe du mon de. Je me ſouviens meſme que l’on ne parloit que de la magnificence de ſes Tentes, que nous fuſmes voir ; que de la richeſſe de ſes Armes : & que de la beauté de ſes habillemens. Toutefois quand il falut partir, il tomba malade à point nommé, & ne partit pas, quoy que tout ſon Train fuſt deſja party. L’on ne ſoubçonna touteſfois encore rien de ſa laſcheté en ce temps là : car il fit tellement le deſesperé, en parlant à ceux qui luy alloient dire adieu, qu’il les obligea à le pleindre, & non pas à l’accuſer. Cependant il guerit peu de jours apres : & agit ſi adroitement, que ſans parler jamais de ſa paſſion à la Princeſſe, & ſans rien faire qui luy peuſt donner un juſte ſujet de pleinte, il luy donna pourtant ſujet de croire que c’eſtoit ſeulement pour l’amour d’elle qu’il n’alloit point à l’Armée, & qu’il ſe mettoit en danger d’eſtre deſhonnoré. En effet ſon deſſein reüſſit, & nous le creuſmes ainſi : Neantmoins quand ces Princes revinrent, il parut ſi honteux durant quelques jours, qu’à peine oſoit il ſe monſtrer : & il ſe fit alors quelque raillerie dans la Cour, de ce magnifique équipage qui n’avoit point ſervy, & que l’on ramena à Heraclée, qui euſt fait faire plus d’une combat à tout autre qu’à luy. Il joüa pour tant ſi bien, qu’il ne ſe décria pas encore abſolument : agiſſant avec tant d’art, qu’il eut cinq ou ſix querelles ſans ſe battre. Comme la paix avoit eſté fort avantageuſe, la Cour fut en joye durant aſſez longtemps : jamais la Princeſſe Araminte n’avoit eſté ſi belle, ny la Princeſſe Ariſtée plus aimable : & par conſequent jamais le Prince Sinneſis, Spitridate, Pharnace, & Artane, n’avoient eſté plus amoureux. Le Roy de Pont qui n’avoit pas changé le deſſein qu’il avoit, prit alors la reſolution de l’executer : & de faire le mariage du Prince Sinneſis, & de la Princeſſe Ariſtée : & celuy du Prince Spitridate, avec la Princeſſe Araminte. Neantmoins quoy qu’il creuſt bien qu’en l’eſtat qu’eſtoient les choſes, Arſamone devoit recevoir cét honneur aveque joye : toutefois comme il eſtoit prudent, & qu’il connoiſſoit l’humeur de ce Prince un peu imperieuſe, il voulut pre— ſentir ſon intention : & il jetta les yeux ſur moy pour cela, sçachant bien que la Princeſſe Arbiane me faiſoit l’honneur de m’aimer aſſez. Il me commanda donc, en partant pour un petit voyage de huit jours, de luy deſcouvrir le deſſein qu’il avoit : afin qu’elle preparaſt l’eſprit du Prince ſon Mary à recevoir cét honneur comme il devoit le recevoir. Je vous laiſſe à juger, Seigneur, ſi j’acceptay cette commiſſion avec plaiſir : & en effet la ſatisfaction que j’en eus fut ſi grande, que je ne la pus renfermer dans mon cœur. Je la fis sçavoir au Prince Sinneſis, à la Princeſſe Araminte ; & meſme a Spitridate : mais j’advouë que je fus un peu ſurprise ; de voir que ce Prince n’en eut pas toute la joye que je croyois qu’il en deuſt avoir : & ſans me bien expliquer ſes ſentimens, il me ſembloit qu’il euſt bien voulu m’empeſcher de parler à la Princeſſe ſa Mere : touteſfois comme l’ordre que j’avois reçeu eſtoit preſſant, je le laiſſay dans la Chambre de la Princeſſe Araminte : & ayant trouvé en bas un Chariot tout preſt, je fus chez la Princeſſe Arbiane, que j’eus le bon heur de trouver ſeule dans ſon Cabinet. Mais ſi j’avois eſté ſurprise de la melancolie de Spitridate, je confeſſe que je le fus bien davantage de l’embarras que je remarquay dans l’eſprit d’Arbiane. Comme j’avois beaucoup d’amitié pour elle, & qu’elle en avoit auſſi aſſez pour moy, je la ſuppliay de vouloir s’expliquer un peu plus clairement qu’elle ne faiſoit : cependant quoy qu’elle sçeuſt qu’eſtant originaire de Bithinie comme j’eſtois, les intereſts de ſa Maiſon me fuſſent tres chers, neantmoins elle ne voulut pas s’ouvrir à moy : & elle me dit ſeulement avec aſſez de froideur, qu’elle ne manqueroit point de parler au Prince ſon Mary : & qu’elle me rendroit reſponse douant le retour du Roy : qui eſtoit allé à une Ville de Pont, nommée Cabira, ſans y mener ny les Princes ny la Princeſſe ſa Fille. Nous avons sçeu depuis, que je n’eus pas pluſtost quitté Arbiane, qu’elle fut trouver Arſamone, pour luy dire que le Roy ſouhaitoit de faire une double alliance aveques luy : & qu’il faloit qu’il ſe preparaſt a reſpondre à cette propoſition, devant le retour du Roy. Auſſi feray-je, luy dit il ſans s’expliquer plus preciſément ; cependant ne m’en parlez plus, car je sçay bien ce que j’ay reſolu de faire. Arbiane voulut alors le conjurer de luy dire un peu mieux ce qu’elle en devoit attendre : mais il la ſupplia de ne l’en preſſer pas plus long temps ; & de croire qu’il n’avoit dans le cœur que des ſentimens tres avantageux pour ſes Enfans. Comme Arſamone eſt d’humeur violente, Arbiane fut contrainte de luy ceder, de ſe taire, & de ſe retirer dans ſa Chambre, ſans avoir pû penetrer dans le fond de ſa penſée. Au ſortir de l’Apartement d’Arſamone, elle trouva Spitridate : qui apres l’avoir menée au ſien, la conjura avec tant de tendreſſe de luy vouloir eſtre favorable, que cette ſage Princeſſe en fut eſmeuë de compaſſion : & luy promit de faire tout ce qu’elle pourroit pour le ſatisfaire. Joint auſſi que comme elle ne voyoit aucune aparence qu’il fuſt poſſible à Arſamone de remonter au Throſne de ſes Peres, elle euſt bien ſouhaité que ces deux Mariages ſe fuſſent faits. Cependant je fus quatre ou cinq jours ſans autre chagrin que celuy de l’incertitude où j’eſtois de la reſponse d’Arſamone : ce n’eſt pas que je craigniſſe qu’elle fuſt abſolument mauvaiſe ; mais la melancolie de Spitridate, & le trouble d’Arbiane, joint à quelque triſtesse que je voyois dans les yeuu d’Ariſtée, me faiſoient craindre quelque choſe, que je ne comprenois pourtant pas. Pour Spitridate il eſtoit en une in quietude inconcevable : & quelque ſoin qu’il apportaſt à la cacher, la Princeſſe s’en apercevoit. Il eut touteſfois l’adreſſe de luy faire comprendre, que l’eſperance d’un grand bien, ne laiſſe pas de porter touſjours avec elle quelque eſpece de melancolie inquiete. Le Prince Sinneſis au contraire eſtoit tres content : car encore qu’il viſt bien qu’Ariſtée n’eſtoit pas fort gaye, il apelloit modeſtie, une veritable triſtesse, & ne s’entretenoit que de penſées agreables. Comme le Prince Aryande, Pharnace, & Artane, ne sçavoient pas le ſecret des choſes, chacun ſongeoit touſjours à faire reüſſir ſon deſſein, & ne ſongeoit pas à celuy des autres. Le cinquieſme jour apres le départ du Roy eſtant arrivé, & ce Prince devant revenir dans trois ou quatre, je me ſouviens que la Princeſſe Ariſtée s’entretint longtemps avec la Princeſſe Araminte : & que ſans sçavoir la raiſon pourquoy, il leur prit un redoublement d’amitié l’une pour l’autre, dentelles meſmes ne comprenoient pas la cauſe. La Princeſſe Araminte donna un petit Portrait qu’elle avoit d’elle à Ariſtée : & qui eſt le meſme qu’elle vous monſtra en Bithinie, pour connoiſtre ſi vous eſtiez Spitridate, ou ſi vous ne l’eſtiez pas, à ce qu’elle manda depuis à la Princeſſe. Et en échange Ariſtée donna une Bague à la Princeſſe Araminte, qu’elle portoit ce jour là, qui eſtoit la plus jolie choſe du monde. Apres qu’Ariſtée eut quitté la Princeſſe, Spitridate la vint voir : & comme il la trouva l’ame encore toute attendrie de tant de choſes flatteuſes & douces, que ces deux belles perſonnes s’eſtoient dittes, il en fut mieux traitté qu’il ne l’avoit encore eſté en toute ſa vie : car elle eut pour luy ce jour là, je ne ſcay quelle ſincerité obligeante, qui luy permit de voir dans ſon cœur, la veritable eſtime qu’elle faiſoit de ſa vertu. Comme ce Prince a certainement autant d’eſprit que l’on en peut avoir, & que jamais perſonne n’a sçeu mieux aimer que luy, il luy dit auſſi des choſes ſi tendres ; ſi reſpectueuses ; & pourtant ſi paſſionnées, qu’il acheva d’ engager l’ame de la Princeſſe Araminte. Cette converſation fut longue, bien qu’elle leur paruſt courte, parce qu’elle eſtoit agreable : & il eſtoit deſja aſſez tard, quand Spitridate ſortit de chez la Princeſſe. Il fut ſouper apres cela chez le Prince Sinneſis, & il ne ſe retira qu’à my-nuit : mais à peine eſtoit il dans ſa Chambre, qu’on luy vint dire que le Prince Arſamone luy ordonnoit de l’aller trouver.

En allant de ſon Apartement au ſien pour luy obeïr, il remarqua bien qu’il y avoit quelque empreſſement extraordinaire parmy les Officiers de la Maiſon du Prince ſon Pere : touteſfois comme il n’avoit l’imagination remplie que de la Princeſſe Araminte, il creut ſeulement qu’Arſamone luy vouloit ſimplement dire qu’il n’y faloit plus ſonger : & il ne fit pas grande reflexion ſur ce qu’il voyoit. Lors qu’il entra dans la Chambre d’Arſamone, il y trouva la Princeſſe Arbiane, le jeune Prince Euriclide ſon Frere, & la Princeſſe Ariſtée : mais cette veuë augmenta d’autant plus ſa crainte, qu’il vit beaucoup de melancolie ſur le viſage de ces deux Princeſſes. Comme il fut arrivé juſques aupres du Prince ſon Pere, Spitridate, luy dit Arſamone, nous devons eſtre las de porter des fers, & le temps eſt venu qu’il les faut rompre : c’eſt pourquoy donnez la main à la Princeſſe voſtre Mere, & ſuivez moy ſans repugnance & ſans murmurer : car il y va de la Grandeur de ma Maiſon ; de ma propre gloire & de la voſtre ; & de plus de ma propre vie. Puis que je vous dois la mienne, repliqua Spitridate tres affligé, je ne ſuis pas en droit ny en volonté de vous deſobeïr : Mais Seigneur, oſeray-je vous demander quel eſt voſtre deſſein ? Vous le sçaurez bientoſt, repliqua bruſquement Arſamone, & cependant faites ce que je vous dis ſans reſistance, puis que je ſuis en pouvoir de me faire obeïr par force. Spitridate entendant parler le Prince ſon Pere de cette ſorte, & voyant en effet que quand il euſt voulu n’obeïr pas on l’y euſt contraint, ne voyant pas un de ſes Gens aupres de luy : il donna la main à la ſage Arbiane, qui le conjura tout bas de n’éclater point : & qui luy proteſta, comme il eſtoit vray, qu’elle ne sçavoit rien des deſſeins d’Arſamone. Cependant apres avoir donné les ordres neceſſaires à toutes choſes, ce Prince accompagné de ceux des ſiens qu’il avoit choiſis pour cela, deſcendit par un Eſcalier dérobé dans les Jardins de ſon Palais, ſuivy d’Arbiane, de Spitridate, d’Ariſtée toute en larmes auſſi bien que la Princeſſe ſa Mere, & du jeune Prince Euriclide. Au ſortir du Jardin, qui reſpondoit tout contre une des Portes de la Ville qui donnoit vers la Mer, & dont il avoit gagné le Portier : ils trouverent une Chaloupe, où il fit entrer tout ſon monde, & dans laquelle il entra le dernier, apres y avoir pouſſe Spitridate de ſa propre main : qui fut un inſtant arreſté ſur le bord, comme s’il euſt deliberé en luy meſme s’il enteroit ou s’il n’entreroit pas, quoy qu’il tinſt la Princeſſe Arbiane. A peine fut il dedans, qu’Arſamone commanda que l’on ramaſt en diligence, juſques à ce que l’on euſt double le Cap de la Peninſule, nommée Acheruſiade : comme il avoit fait payer magnifiquement les Mariniers, ils fendirent les vagues avec tant de viteſſe, qu’en moins d’une heure il arriva à une Cale, où l’on dit qu’Hercule deſcendit pour combatre ce terrible Monſtre, dont la deffaite luy acquit une ſi grande reputation en ce Païs là. Je vous laiſſe à juger, Seigneur, en quel eſtat eſtoit alors Spitridate : qui ſans rien sçavoir des deſſeins du Prince ſon Pere, sçavoit touſjours bien qu’ils ne pouvoient eſtre que tres contraires à ſon amour. Apres eſtre arrivez à l’en droit que j’ay marqué, il falut encore ſortir de la Chaloupe, & entrer dans un Vaiſſeau de Bithinie qu’ils y trouverent, eſcorté de trois autres, que les Chalcedoniens avoient envoyez à Arſamone. Tous les Mariniers de cette Chaloupe n’oſant retourner à Heraclée, l’abandonnerent ſur ce rivage au gré du vent & des ondes, & ſuivirent ce Prince, qui leur promit d’avoir ſoin de leur fortune. Cependant l’ambitieux Arſamone ne fut pas pluſtost dans ce Vaiſſeau, qu’apres avoir commandé que l’on priſt la route de Bithinie, il entra ſuivy d’Euriclide dans la Chambre de Poupe, où la Princeſſe Arbiane eſtoit avec Ariſtée & Spitridate. Comme il fut entré, enfin (leur dit il avec un viſage où il paroiſſoit de la fierté & de la joye) je ne ſuis pas encore reconnu pour Roy, mais du moins je ne ſais plus Eſclave : & ce n’eſt pas peu à celuy qui veut reconquerir une Couronne, que d’avoir rompu les chaines qui l’empeſchoient de le pouvoir faire. Allons donc au Throſne Spitridate, luy dit il, & pour vous y faire aller avec joye, je vous diray que je ne m’oppoſe point à voſtre Mariage, avec la Princeſſe Araminte : au contraire je pretens vous mettre bientoſt à la teſte d’une Armée, afin que vous l’alliez conqueſter : & que vous ne la teniez pas des mains de mes plus cruels ennemis. Quand vous ſerez Fils de Roy, & en eſtat de devoir eſtre Roy vous meſme, vous ſerez plus digne de ſa vertu que vous n’eſtes : & vous luy faiſiez tort ſans doute, de luy vouloir faire eſpouser le Fils d’un Eſclave, & un Eſclave luy meſme. Il y a vingt ans, adjouſta ce Prince, que je trame le deſſein que je commence d’executer aujourd’huy : la Ville de Chalcedoine eſt à moy, auſſi bien que celle de Chriſopolis : & j’eſpere que dans peu de jours, le Roy de Pont ſera en termes d’envoyer des Ambaſſadeurs à ma Cour, afin de me demander Ariſtée pour le Prince ſon Fils s’il la veut avoir. Mais quoy qu’il en arrive, je rends touſjours graces aux Dieux ; de ce qu’ils m’ont mis en eſtat de mourir libre, ſi je ne puis vivre comme Roy. Spitridate tout preoccupé qu’il eſtoit de ſa paſſion, ne laiſſoit pas de voir qu’il y avoit quelque choſe de grand & d’heroïque dans le deſſein de ſon Pere : mais quelque ambitieuſe que fuſt ſon ame, l’Amour en fut touſjours le Maiſtre : & il ne pût concevoir que l’eſperance d’eſtre Roy, le deuſt conſoler de la perte de ſa Princeſſe. Auſſi reſpondit il à Arſamone d’une maniere qui ne luy plut pas : & il ſe vit contraint de ſe taire, & de renfermer autant qu’il pût, toute ſa melancolie dans ſon ame. Je vous laiſſe à juger, Seigneur, quels furent ſes ſentimens, pendant cette navigation : il furent tels, que quand il me les a racontez depuis, il m’en a preſques fait pleurer. La penſée non ſeulement de quitter ſa Princeſſe, mais de la perdre ; de luy declarer la guerre ; & de paroiſtre comme ſon ennemi, apres s’eſtre veû preſt à l’eſpouser ; eſtoit une choſe ſi cruelle, qu’il penſa ſe jetter dans la Mer à diverſes fois : & ſans la Princeſſe Ariſtée, il ſe ſeroit deſesperé. C’eſtoit en vain que l’ambition vouloit affoiblir l’amour dans ſon ame : Non non, luy diſoit il en luy meſme, eſclatante & imperieuſe paſſion, tu ne chaſſeras pas ma Princeſſe de mon cœur ; elle y regnera malgré toy : & le deſir du Throſne n’eſtoufera point dans mon ame, celuy de la poſſeder. Mais helas, diſoit il encore, que penſera t’elle de moy, cette divine Princeſſe ? & pourra t’elle croire que je n’ay rien sçeu du deſſein du Prince Arſamone ? Ne nous flatons pas, adjouſtoit il quelques preuves d’amour que nous luy ayons renduës, elle croira que je prefere la Couronne de Bithinie à ſa perſonne : le Prince Sinneſis au lieu d’eſtre mon Protecteur comme il eſtoit, va devenir mon ennemi mortel ? il m’accuſera de luy avoir enlevé Ariſtée : & il parlera autant contre moy, qu’il a parlé à mon advantage. Enfin Araminte, la genereuſe Araminte, me haïra peut-eſtre autant qu’elle m’a aimé. En effet, diſoit il, je trouve qu’elle aura raiſon : car puis que je n’eſtois pas Maiſtre de mes actions, pourquoy luy ay-je découvert mon amour, & que n’ay-je touſjours agy comme ſon ennemy declaré ? Mais apres tout, adjouſtoit il, ma Princeſſe, je ſuis malheureux, & je ne ſuis pas criminel : l’ambition agite mon eſprit, je l’advouë : mais l’amour le poſſede abſolument. Ainſi ſans sçavoir ce qu’il devoit, ce qu’il vouloit, ny ce qu’il pouvoit faire, l’infortuné Spitridate s’abandonnoit à la douleur : & donnoit tous les momens de ſa triſte vie au ſouvenir de ſa chere Princeſſe.

Cependant, Seigneur, il faut que je vous die, quel fut noſtre eſtonnement le lendemain, lors que nous sçeuſmes le départ d’Arſamone : car à la verité il fut ſi grand, que je ne m’en puis encore ſouvenir ſans eſmotion. La Princeſſe eſtoit encore endormie, quand le Prince Sinneſis vint à ſa Chambre : où contre ſa couſtume il commanda qu’on l’éveillaſt. Ce qui ne fut pas ſi toſt fait, que s’aprochant d’elle, ma Sœur, luy dit il, Arſamone m’a enlevé Ariſtée, & vous enleve Spitridate : il eſt parti cette nuit, avec toute ſa Maiſon : & s’eſt embarqué ſi ſecrettement, que l’on ne s’en eſt aperçeu que par des Placards affichez en divers endroits de la Ville, comme celuy que je vous apporte. En diſant cela, il luy donna un Eſcrit, qui eſtoit conçeu en ces termes.

Le Prince Arſamone mande au Roy de Pont, que ce ſeroit faire une alliance indigne de luy, que de marier le Prince ſon Fils, & la Princeſſe ſa Fille, aux enfans d’un Eſclave : c’eſt pourquoy pour agir juſtement & genereuſement, il faut qu’il luy rende le Royaume de Bithinie, auparavant que de traiter d’alliance aveques luy. Autrement il luy declare la guerre, comme à l’uſurpateur de ſes Eſtats, & comme à ſon ennemy mortel.

Vous pouvez penſer, Seigneur, quelle ſurprise fut celle de la Princeſſe : neantmoins comme elle eſt fort ſage, elle n’éclatta pas devant le Prince ſon Frere : & elle s’informa avec beaucoup de retenuë, de tout ce qu’il sçavoit de la choſe. Mais pour luy qui eſtoit d’un temperamment violent, il dit tout ce que l’amour, la colere, la fureur, & le deſespoir peuvent faire dire. Tantoſt toute ſa rage ne s’adreſſoit qu’à Arſamone : un moment apres il ſoubçonnoit Spitridate d’avoir sçeu ce deſſein : & un inſtant en ſuitte, confondant dans ſon eſprit : & les innocents, & les coupables ; ou pour mieux dire ne les pouvant diſcerner : il parloit & contre Spitridate, & contre Arbiane, & contre Euriclide, & meſme contre Ariſtée. Pendant un ſi violent mouvement, la Princeſſe ne parloit point : Elle euſt bien voulu luy demander, s’il avoit envoyé advertir le Roy de cét accident ; s’il avoit fait ſuivre Arſamone ; & quel ordre il avoit donné à toutes choſes : mais ne sçachant elle meſme que ſouhaitter que l’on fiſt, elle ſe taiſoit, & ſouffroit ſon mal ſans ſe pleindre. Touteſfois ſa curioſité fut bien toſt ſatisfaite, ſans qu’elle euſt la peine de rien demander : car ce Prince luy apprit de luy meſme qu’il avoit envoyé vers le Roy : commandé deux Vaiſſeaux pour ſuivre Arſamone, dans un deſquels Pharnace s’eſtoit embarqué. Cette nouvelle fit rougir la Princeſſe : parce qu’elle creut bien que ſi ces Vaiſſeaux pouvoient joindre Arſamone, il y auroit combat, puis que Pharnace y eſtoit. Neantmoins diſſimulant le mieux qu’elle pût, elle dit ſeulement au Prince Sinneſis, que ſelon ſon ſens, Arſamone tout ſeul avoit conduit & executé ce deſſein : en ſuite de quoy ce Prince emporté par ſon in quietude, & ne sçachant pas trop bi ? ni pourquoy il quittoit la Princeſſe ; ni où il vouloit aller ; ſortit de ſa chambre, & la laiſſa dans la liberté de ſe pleindre. Et bien Heſionide, me dit elle lors que j’aprochay de ſon lit, que penſez vous de Spitridate, & que croyez vous que j’en doive penſer ? Madame, luy dis-je, j’ay une ſi forte diſposition à expliquer toutes choſes à l’avantage de ce Prince, que je m’imagine qu’il n’a fait ce qu’il n’a pû s’empeſcher de faire. Si cela eſt, dit la Princeſſe en ſoupirant, il eſt bien malheureux : mais ſi cela n’eſt pas, il eſt bien coupable. Car s’il avoit quelque deſſein caché, & que les juſtes pretenſions que le Prince ſon Pere a ſur la Bithinie, ne puſſent pas ſouffrir qu’il peuſt eſtre content de ſa fortune, pourquoy me teſmoigner une affection particuliere ? & pourquoy engager mon cœur malgré moy à l’eſtimer, plus que tout le reſte du mon de ? S’il en avoit uſé ainſi, luy dis je, ç’auroit eſté pour mieux tromper toute la Cour, & pour mieux cacher ſes deſſeins : Mais Madame, je ne le crois point ; & quoy que certaine melancolie que j’ay remarquée depuis quelques jours dans ſon eſprit, embarraſſe un peu le mien, je ſuis pourtant fortement perſuadée, qu’il vous aime veritablement. Si cela eſt, repliqua t’elle, pour quoy s’en va t’il ? & comment peut il eſperer que je luy conſerve mon affection, s’il entreprend de faire la guerre au Roy mon Pere ? Croyez Heſionide, (adjouſta t’elle, en eſſuyant quelques larmes qui tomboient malgré elle de ſes beaux y eux) que quelque ſoin que je prenne de juſtifier Spitridate, je ne trouve pas lieu de le faire. Il aura peut-eſtre creu, adjouſta t’elle, qu’il n’y avoit point de laſcheté, à tromper la Fille d’un Prince qui luy retient un Royaume : & que pour remonter au Throſne, il eſtoit permis de faire cent mil le faux ſerments, & cent mille proteſtations menſongeres. Mais non Spitridate, reprenoit elle, vous vous eſtes abuſé : la vertu heroïque eſt plus difficile à pratiquer que vous ne penſez : & il n’eſt jamais premis de faire des crimes, meſme pour gagner des Couronnes. Ne vous haſtes pas tant, luy dis-je, Madame, de condamner un Prince qui vous a toujours paru ſi vertueux : Ha Heſionide, me dit elle, ſi vous sçaviez tout ce qu’il me dit hier au ſoir, vous ſeriez eſpouvantée d’apprendre qu’il ait pû m’abandonner aujourd’huy : & qu’il ait pû ſe reſoudre, à declarer la guerre au Roy mon Pere. Car enfin il sçait bien qu’on ne luy rendra pas le Royaume de Bithinie ſans combattre : & il doit s’imaginer que s’il combat contre le Roy de Pont à qui je dois la vie, je me combatray moy meſme, pour le chaſſer de mon cœur. Cependant comme elle ne trouvoit point tout à fait lieu de le convaincre, ny auſſi de le juſtifier ; elle ne pouvoit regler ſes propres deſirs. Elle euſt bien ſouhaité, pour pouvoir revoir Spitridate que Pharnace l’euſt pris, & l’euſt : ramené à Heraclée : mais ne sçachant pas comment il y ſeroit traité, il y avoit des momens, où elle faiſoit des vœux pour la fuitte de ce Prince : & où elle deſiroit qu’il ne peuſt eſtre repris, & qu’il vainquiſt pluſtost Pharnace, que d’eſtre vaincu par luy. Car enfin, me diſoit elle, que Spitridate ſoit innocent ou coupable, je ſouhaite de tout mon cœur, qu’il ne retombe pas entre les mains du Roy mon Pere. Elle me donna alors commiſſion de m’informer ſi Spitridate avoit me né tout ſon Train : & je sçeus qu’il n’y avoit pas un de ſes gens aveques luy : & que le Prince Sinneſis & le Prince Aryande avoient fait arreſter les plus conſiderables d’entre eux : qui diſoient tous ne sçavoir rien du deſſein d’Arſamone : & qui aſſuroient meſme que leur Maiſtre n’en avoit rien sçeu ; parce qu’effectivement il avoit appellé ſes gens pour ſe mettre au lit, lors qu’Arſamone l’avoit envoyé querir. Neantmoins quoy que cela fuſt une conjecture aſſez forte pour le juſtifier dans l’eſprit de la Princeſſe : comme le Prince Sinneſis & le Prince Aryande eſtoient preoccupez ; ils luy dirent tant qu’aſſurément Spitridate sçavoit la choſe : que ſi elle ne le creut, du moins ſon ame demeura t’elle incertaine, entre ce qu’ils luy diſoient, & ce qu’elle ſouhaitoit qui fuſt vray.

Cependant le Roy revint à Heraclée : mais ſi irrité contre Arſamone, qu’on ne le peut davantage : & quand il venoit à penſer, que ce Prince avoit agy de cette ſorte, dans un temps où il vouloit mettre ſa Fille ſur le Throſne, & donner la ſienne au Prince ſon Fils, il ne trouvoit point d’excuſe pour luy dans ſon eſprit : & ſans ſe ſouvenir qu’il luy retenoit un Royaume, il eſtoit auſſi irrité contre luy, que ſi Arſamone euſt eſté un Sujet rebelle. En ce meſme temps Pharnace revint, ſans avoir pû joindre Arſamone : ayant ſeulement sçeu par quelques Vaiſſeaux Marchands qui l’avoient rencontré, qu’il prenoit la route de Bithinie : où l’on sçeut quelques jours apres, qu’il avoit penſé faire naufrage en entrant au Port : mais qu’eſtant échapé de ce peril, il avoit eſté reçeu comme Roy, par les Habitans de Chalcedoine, & par ceux de Chriſopolis : qui avoient fait main baſſe ſur les Garniſons que le Roy de Pont y avoit miſes. J’advouë, Seigneur, qu’en cette occaſion, l’amour de la Patrie l’emporta ſur toute autre choſe dans mon cœur : & que j’eus quelque joye de pouvoir eſperer de revoir un Roy en Bithinie. Car comme cela ſe fit tout à la fin de l’Automne, je creus que durant l’Hiver, peut-eſtre les choſes s’acommoderoient : & que la Princeſſe Araminte pourroit eſpouser Spitridate, & eſtre un jour Reine du Païs d’où je tirois mon origine. Ainſi les intereſts de ma Patrie, s’acommodant avec ceux de ma Maiſtresse, je fis tout ce que je pus, pour luy faire concevoir quelque eſperance : mais elle me dit touſjours, que certainement le Roy ſon Pere ne conſenteroit jamais à perdre un Royaume, ſi la force ne l’y contraignoit. Et en effet, quoy que ce ne fuſt pas une Saiſon à commencer la guerre, neantmoins on ne laiſſa pas de donner pluſieurs commiſſions, pour lever de nouveau des Troupes au lieu de celles que l’on venoit de licencier, apres la guerre de Phrigie. Durant ce temps là Pharnace & Artane ravis de l’abſence de Spitridate, ſe mirent à voir la Princeſſe avec une ſi grande aſſiduité, qu’elle en eſtoit importunée : principalement d’Artane, de qui l’inſolence recommença à diverſes fois. Car pour Pharnace, il eſt certain qu’il eſtoit ſi diſcret & ſi ſage, qu’il ne luy donnoit nul ſujet legitime de pleinte : & s’il l’incommodoit ſouvent, c’eſt que dans les ſentimens où eſtoit la Princeſſe, la ſolitude eſtoit ſa plus grande conſolation. Si elle ſe promenoit, c’eſtoit touſjours la moins accompagnée qu’il luy eſtoit poſſible : & pour mieux cacher les maux de ſon eſprit, elle feignoit ſouvent d’eſtre un peu malade, & de ne pouvoir voir perſonne. Un jour donc qu’on ne la voyoit point, il vint une nouvelle de Bithinie, qui ſurprit fort toute la Cour ; qui fut qu’Arſamone avoit fait mettre Spitridate priſonnier dans le Chaſteau de Chalcedoine, où il eſtoit gardé tres ſoigneusement. Une ſemblable choſe qui en toute autre rencontre auroit extrémement affligé là Princeſſe, luy donna une joye bien ſensible : parce qu’elle regarda la priſon de Spitridate comme une preuve de ſon innocence, qui le juſtifioit pleinement dans ſon eſprit. De plus, comme elle ne craignoit pas qu’Arſamone entrepriſt rien ſur ſa vie, puis qu’il eſtoit ſon Fils ; elle trouvoit encore quelque conſolation, à penſer que ſi la guerre duroit, il ne combatroit ny contre le Roy ſon Pere, ny contre les Princes ſes Freres : & qu’ainſi ſi la paix ſe faiſoit un jour, elle n’auroit rien à luy reprocher. Il y avoit pourtant quelques inſtans, où elle eſtoit affligée de la peine qu’il enduroit : Mais apres tout en l’eſtat qu’eſtoient les choſes, elle n’euſt pas voulu qu’il euſt eſté libre. Ne vous avois-je pas bien dit Madame, luy diſois-je alors, que Spitridate n’eſtoit point coupable envers vous ? Ouy Heſionide, reprenoit elle, mais je la ſuis bien envers luy, de l’avoir ſoubçonné avec tant d’injuſtice. Cependant la Princeſſe voulut aller le lendemain à un Temple extrémement fameux à Heraclée : qui eſt celuy de la Deeſſe Adraſtie, ou autrement de la fatale Deſtinée : afin de la conjurer d’avoir ſoin de la fortune de Spitridate, & de vouloir pacifier les choſes, entre le Roy ſon Pere & Arſamone. Mais admirez icy Seigneur, ce que fait quelqueſfois le haſard : nous trouvaſmes dans le Temple de la Fatalité un Eſtranger qui ne faiſoit que d’arriver à Heraclée : & qui voyant entrer la Princeſſe dans ce Temple, y entra auſſi. Je pris garde quand nous y fuſmes, qu’il demanda la quelle de toutes les Femmes qui ſuivoient la Princeſſe, ſe nommoit Heſionide : comme j’eſtois fort proche d’un Officier d’Araminte à qui il parloit, je l’entendis, & je luy dis que je m’appellois ainſi : puis que cela eſt, repliqua t’il, accordez moy la liberté de vous dire un mot en particulier : Je vous en conjure, adjouſta t’il en abaiſſant la voix, par le Prince Spitridate. Entendant un nom qui m’eſtoit ſi cher ; mais qu’il eſtoit pourtant ſi dangereux d’en tendre dire à Heraclée en l’eſtat qu’eſtoient les choſes, je luy dis qu’il ſe retiraſt : & qu’au ſortir du Temple il demeuraſt à la porte, juſques à ce que je l’envoyaſſe querir par un Eſclave de la Princeſſe que je luy monſtray, afin qu’il le reconnuſt. Et en effet en ſortant du Temple j’apellay cét Eſclave qui eſtoit adroit & fidelle ; je luy monſtray cét Eſtranger ; & luy ordonnay de l’amener dans les Jardins du Palais, par une porte de derriere : & de le conduire en ſuitte à ma chambre, par un Eſcalier dérobé qui y reſpondoit. Comme nous fuſmes arrivé, je ne voulus rien aprendre de ce qui m’eſtoit advenu à la Princeſſe, que je ne sçeuſſe preciſément ce que cét homme avoit à me dire : ſi bien qu’apres l’avoir conduitte à ſon Apartement, je m’en allay en diligence au mien : ou je ne fus pas longtemps, ſans y voir arriver celuy que j’y attendois. Je fis demeurer l’Eſclave dans l’anti-chambre, afin qu’il remenaſt celuy qu’il avoit amené, quand je l’aurois entretenu : & entrant dans un Cabinet où il n’y avoit perſonne ; de grace, dis-je à cét Eſtranger que je ne connoiſſois point, apprenez moy promptement ce que vous avez à me dire de Spitridate. Madame, me dit il, j’ay ordre de vous conjurer de me faire parler à la Princeſſe Araminte : & de vous aſſurer en voſtre particulier, que vous eſtes une des perſonnes du monde qu’il honnore le plus, & dont il a le plus du beſoin. Apres avoir reçeu comme je devois le compliment du Prince Spitridate, & remarqué par la façon dont me parloit cét Eſtranger, que c’eſtoit aſſurément un homme d’eſprit, & de quelque condition ; je le priay de ſe donner un moment de patience : & je ſortis pour aller apprendre à la Princeſſe, ce que je luy avois caché : & pour luy aller demander cette audience. Je la ſurpris de telle ſorte, qu’elle me retint plus long temps que je ne voulois : mais comme il n’y avoit perſonne aupres d’elle, quelque difficulté qu’elle fiſt de voir cét homme, je la forçay d’y conſentir. Elle m’envoya pourtant luy demander s’il avoit des Lettres : & comme il eut reſpondu qu’il en avoit, elle voulut qu’il me les donnaſt : mais il ne le voulut jamais, & elle fut contrainte de ſouffrir que je l’allaſſe querir ; diſant tout haut en paſſant dans l’anti-chambre où eſtoient ſes Filles, que c’eſtoit un homme qui venoit prier la Princeſſe de le proteger aupres du Roy où il avoit quelque affaire. Mais enfin cét Envoyé de Spitridate eſtant entré dans le Cabinet de la Princeſſe, où je demeuray ſeule aveques luy : Madame (luy dit il, apres luy avoir fait une profonde reverence) je vous demande pardon, ſi je n’ay pas voulu donner la Lettre que je vous preſente à Heſionide, qui me l’a demandée de voſtre part : car comme le Prince Spitridate ne sçavoit pas ſi vous luy feriez la grace de luy reſpondre, il m’a commandé ſi expreſſément d’eſtre preſent quand vous la liriez s’il eſtoit poſſible, que je n’y ay oſé manquer : eſperant par là, Madame, aprendre du moins une partie de vos ſentimens. La Princeſſe eſtoit ſi interdite, qu’elle ne sçavoit pas trop bien que luy reſpondre : mais enfin prenant la Lettre, comme mes ſentimens ſont touſjours tels qu’ils doivent eſtre, repliqua t’elle, je ne trouveray point mauvais que mon viſage vous les deſcouvre : c’eſt pourquoy je ne feray point de difficulté de contenter Spitridate, & de lire ſa Lettre devant vous. En diſant cela, elle en rompit le cachet, & y leur à peu prés ces paroles. SPITRIDATE A LA PRINCESSE ARAMINTE.

Je ſuis ſi malheureux, que quelque innocent que je ſois, je ne laiſſe pas d’avoir lieu de craindre que vous ne m’ayez ſoubçonné d’avoir plus d’ambition que d’amour : & d’apprehender encore, que vous ne m’ayez condamné ſans m’entendre. Celuy qui vous rendra ma Lettre, a ordre de vous raconter la verité toute pure ; afin que la connoiſſant, vous ne me faciez pas une injuſtice. La priſon où je ſuis me ſera bien douce, ſi elle me juſtifie aupres de vous : & bien inſuportable, ſi j’aprens que vous continuyez de m’accuſer : puis qu’elle m’empeſchera d’aller vous dire moy meſme, que je quitterois toutes les Couronnes de l’Univers, pour la ſeule gloire d’eſtre regardé favorablement de vous. Ne me ſoubçonnez donc pas, s’il vous plaiſt, d’en avoir voulu reconquerir une en vous perdant : & croyez, au contraire, que je prefereray touſjours la glorieuſe qualité de voſtre Eſclave, à celle de Roy de toute l’Aſie.

SPITRIDATE. Apres que la Princeſſe eut achevé de lire cette Lettre en ſoupirant malgré qu’elle en euſt, elle pria celuy qui la luy avoit renduë, de s’aquiter de ſa commiſſion : de ſorte qu’il luy raconta ce que je vous ay deſja dit : c’eſt à dire de quelle façon Arſamone avoit envoyé querir Spitridate : comment il luy avoit parlé dans ſa chambre : comment il s’eſtoit embarqué : & ce qu’il luy avoit dit, lors qu’il avoit eſté dans le Vaiſſeau qui l’attendoit. Il luy aprit en ſuitte, que ſa Navigation avoir eſté tres heureuſe juſques à Chalcedoine : mais il luy dit qu’en arrivant en ce lieu là, le Pilote n’ayant pas bien pris ſes meſures, avoit eſté pouſſé par la violence des vagues, contre la pointe d’un rocher, qui eſt aſſez prés de l’emboucheure du Port. Que ſon Vaiſſeau n’avoit pourtant fait que s’entre-ouvrir : mais que comme Spitridate eſtoit ſur la Prouë lors qu’il avoit heurté, il n’avoit pû ſe retenir : & eſtoit tombé dans la Mer, juſtement au meſme temps qu’un autre des Vaiſſeaux d’Arſamone s’eſtoit briſé un peu plus bas. Il luy dit de plus, que tout le rivage eſtant plein de monde, il y avoit eu de Marchands de Perſepolis qui avoient teſmoigné une ſi grande compaſſion de cét accident, & un ſi grand empreſſement à vouloir ſauver Spitridate ; qu’il y en avoit eu deux, qui s’eſtoient jettez dans la Mer pour l’aſſister, & qui avoient eſté noyez ſans le pouvoir faire. Que ce pendant la Mer l’avoit emporté malgré luy bien loing de là, ſans que l’on s’en aperçeuſt dans le Vaiſſeau d’Arſamone ; où l’on eſtoit aſſez occupé, parce que l’eau y entroit, que lors que Spitridate eut un peu repris ſes eſprits, apres ſa chutte dans la Mer ; comme il sçavoit bien nager, il avoit voulu abo rder : mais que les rochers repouſſant les vagues en ce lieu là, il luy avoit eſté impoſſible. De ſorte qu’il avoit eſté contraint de ſe laiſſer emporter à ces vagues un peu plus loing : que comme elles eſtoient aſſez hautes, ce Marchands Perſans qui s’intereſſoient tant en ſa perte, l’avoient perdu de veuë, & avoient creû qu’il avoit peri. Que cependant le rivage devenant un peu moins raboteux, apres avoir eu bien de la peine, Spitridate eſtoit venu à bord, en un en droit où un vieux Peſcheur ſechoit ſes filets ſur le ſable, environ à quatre ou cinq ſtades de Chalcedoine. Que comme il eſtoit fort las, il avoit eſté contraint de ſe coucher ſur le rivage pour ſe repoſer : & que ce vieux Peſcheur ayant eu compaſſion de voir un homme ſi beau, ſi bien fait, & ſi magnifiquement habillé, en un ſi pitoyable eſtat ; luy avoit offert de le conduire à ſa petite Maiſon, qui eſtoit aſſez proche de là. Que Spitridate avoit accepté cette offre : & que ſans sçavoir encore bien preciſément la raiſon pourquoy, il pria ce charitable Peſcheur de ne dire à perſonne qu’il fuſt chez luy. Mais, Seigneur, quand cét Envoyé de Spitridate vint à raconter à la. Princeſſe les inquietudes de ce Prince en ce lieu là, j’advouë qu’il m’en fit compaſſion : en effet il eſt aiſé de s’imaginer que ſe voyant Maiſtre de ſes actions, & pouvant retourner à Heraclée, ou aller à Chalcedoine ; ſon ame ſe trouva en de pitoyables termes. Si je retourne à Heraclée, diſoit il, je ſatisferay ſans doute mon amour & ma Princeſſe : mais je me deſhonoray aux yeux de toute l’Aſie. Car enfin feray-je la guerre à mon Pere, pour un Prince qui luy retient un Royaume que je devois un jour poſſeder ? Mais auſſi, reprenoit il, ſi je vay à Chalcedoine, pourray-je me reſoudre d’aller les armes à la main contre le Pere & contre les Freres de la Princeſſe Araminte ? & laiſſeray-je croire à cette illuſtre Perſonne, que je l’ay trompée ; que je l’ay trahie ; & que je ne luy ay teſmoigné de l’affection, que pour cacher le deſſein que j’avois de remonter au Throſne de Bithinie ? Ha non non, je n’y sçaurois conſentir : Mais que feray-je donc ? diſoit il ; je n’en sçay rien, ſe reſpondoit il à luy meſme, & je penſe que la ſeule mort eſt ce qui me peut mettre en eſtat de ne faire rien ny contre mon honneur, ny contre mon amour, ny contre ma propre inclination. Cependant il faut ſe reſoudre : il faut aller à Heraclée ou à Chalcedoine : ſi je vay à la premiere, je me perds d’honneur, mais je ſatisfais mon amour : & ſi je vais à la derniere, je ſatisfais mon ambition & la Nature ; mais je me détruits dans l’eſprit de ma Princeſſe, que je prefere à toutes choſes, & meſme à ma propre vie. Enfin cét Eſtranger nous dit, qu’apres une agitation tres violente, l’amour avoit eſté la plus forte dans ſon cœur : que neantmoins voulant prendre un milieu entre ces deux extremitez, il avoit conſideré, qu’en la Saiſon où l’on eſtoit, la guerre ne pouvoit ſe commencer de plus de quatre mois : ſi bien qu’il avoit fait deſſein de ſe déguiſer ; de revenir à Heraclée ſecrettement, ſans voir le Roy ny les Princes ; & de taſcher de voir la Princeſſe par mon moyen, pour ſe juſtifier aupres d’elle ; pour luy promettre de ne combattre jamais en perſonne le Roy ſon Pere, & pour luy demander ſeulement la permiſſion d’aller deffendre le ſien. Que ne doutant pas que la Princeſſe ne luy accordaſt ce qu’il vouloit, la connoiſſant fort equitable & fort genereuſe, il avoit reſolu de s’en retourner à Chalcedoine apres cela ; afin de taſcher d’y pacifier les choſes, & de ſatisfaire s’il eſtoit poſſible, & ſon honneur, & ſon amour. Qu’ainſi pour executer ſon entrepriſe, il s’eſtoit aquis ce vieux Peſcheur par une tres belle Bague qu’il avoit ſur luy : de ſorte qu’il l’avoit envoyé à la Ville avec quelque argent que ce Prince avoit ; pour luy acheter les choſes neceſſaires à ſe déguiſer, & pour faire ſon voyage : comme pour s’informer auſſi s’il n’eſtoit arrivé nul accident au Roy, de qui il ſe diſoit ſeulement Officier. Que cét homme ayant aporté les choſes dont il avoit beſoin, luy avoit apris que le Roy & la Reine de Bithinie, le Prince Euriclide, & la Princeſſe leur Fille eſtoient échapez du naufrage : mais qu’ils eſtoient bien affligez, de ce qu’ils craignoient que leur Fils aiſné n’euſt peri : & que tout le rivage de la Mer eſtoit plein de gens, que le Roy envoyoit chercher le Prince, vivant ou mort. Qu’on luy avoit demandé à cent pas de là, s’il n’en sçavoit point de nouvelles : & qu’il avoit dit que non. Qu’en ſuitte Spitridate craignant d’eſtre trouvé, s’eſtoit déguiſé promptement : qu’auſſi toſt que la nuit avoit eſté venuë, il eſtoit monté ſur un Cheval que ce Peſcheur luy avoit acheté : & qu’apres luy avoir bien recommandé de cacher ſes habillemens, & de ne les monſtrer point, qu’il n’y euſt du moins pluſieurs jours qu’il fuſt parti, il s’eſtoit mis en chemin. J’oubliois pourtant de vous dire, qu’il laiſſa un Billet à ce Peſcheur, avec ordre d’aller dans huit jours le porter à quelque Officier de la Maiſon d’Arſamone ; où il avoit eſcrit ces paroles.

Aſſurez le Roy mon Pere, que Spitridate n’eſt pas mort : & que n’eſtant pas capable de rien faire contre ſon honneur, il ſe rendra aupres de luy, dans le temps ou il peut avoir beſoin de ſon courage.

Apres donc que Spitridate fut parti, ce bon Peſcheur ſe mettant à raiſonner avec ſa Femme, ſur l’heureuſe rencontre qu’ils avoient eue, ils y paſſerent une grande partie de la nuit : cherchant en quel lieu ils pourroient cacher les magnifiques habillemens de Spitridate. Mais par malheur douze ou quinze de ceux qu’Arſamone avoit envoyez le long du rivage s’eſtant égarez, vinrent à cette Maiſon : & entrerent ſi inopinément, que ces bonnes gens ne purent ſi bien cacher les habits da Prince, qu’à travers des filets qu’ils avoient jettez deſſus, un de ces hommes ne viſt quelque choſe de brillant, qui luy donna la curioſité de regarder ce que c’eſtoit. Mais il n’eut pas pluſtost veû ces habillemens à la clarté d’une Lampe, qu’il les reconnut ; car c’eſtoit un Officier d’Arſamone : de ſorte que croyant que ce Peſcheur l’auroit peut-eſtre trouvé à demy mort au bord de la Mer. & l’auroit tué pour avoir ſes habits, il ſe mit à le menacer, s’il ne diſoit la verité : & à luy dire qu’il vouloir voir le corps du Prince Spitridate. Ce bon Peſcheur ſe voyant donc accuſé injuſtement ; & la. frayeur s’emparant de ſon eſprit, il leur dit la choſe comme elle s’eſtoit paſſée : & leur monſtra meſme le Biliet que Spitridate luy avoit laiſſé. Si bien que ne doutant point apres cela qu’il ne fuſt en vie, & s’imaginant aiſément qu’il auroit pris la route d’Heraclée : ils partirent en diligence, & envoyerent un d’entre eux, advertir Arſamone de ce qu’ils avoient apris : & luy porter meſme le Billet de Spitridate. Comme ils sçavoient bien qu’ils rendroient un grand ſervice à Arſamone, de luy remener le Prince ſon Fils : ils firent une ſi grande diligence, qu’ils le trouverent au paſſage d’une petite Riviere, où il faloit de neceſſité qu’il allaſt : & ce qui facilita encore la recherche qu’ils firent, fut qu’ils avoient fait dire par force à ce Peſcheur, quel habit & quel Cheval avoit Spitridate. Comme ils l’eurent joint, ils J’aborderent avec reſpect : mais pourtant comme des gens qui ne vouloient pas qu’il leur échapaſt, car ils l’environnerent de tous coſtez. Ce Prince qui eſtoit aſſez mal monté, vit bien qu’il ne luy ſeroit pas poſſible d’eſviter d’eſtre pris : de ſorte qu’il voulut employer d’abord les prieres & les promeſſes. En ſuitte voyant qu’il ne les gagnoit pas, parce qu’en effet ils croyoient rendre office à Spitridate auſſi bien qu’à Arſamone, de l’empeſcher de retourner à Heraclée, il les menaça : il voulut meſme ſe mettre en eſtat de les forcer ; mais apres tout, voyant que ſes efforts ſeroient inutiles contre tant de gens, il ceda, & ſe laiſſa conduire à Chalcedoine : où Arſamone le reçeut avec toutes les marques d’indignation qu’un Pere irrité, & qu’un Prince violent peut donner. Il luy dit qu’il avoit raiſon, de ne pretendre pas à la Couronne de Bithinie, puis qu’il n’en eſtoit pas digne : mais que pour luy monſtrer qu’il la conſerveroit bien ſans luy, il l’alloit mettre en lieu, d’où il ne ſortiroit point, qu’il n’euſt ſurmonté dans ſon ame la honteuſe paſſion qui s’oppoſoit à ſa gloire. Spitridate voulut s’excuſer : mais comme il ne pouvoit obtenir de luy de dire au Roy qu’il n’aimeroit plus la Princeſſe Araminte : il s’en irrita davantage, & l’envoya priſonnier dans une des Tours du Chaſteau ; ſans permettre à perſonne de le viſiter, qu’à la Princeſſe Ariſtée : encore ne fut-ce pas ſans difficulté qu’elle obtint la permiſſion de le voir deux fois la ſemaine. En ſuitte cét Agent de Spitridate conta encore à la Princeſſe, qu’ayant eu l’honneur d’y conduire Ariſtée, à trois ou quatre de ſes viſites, pendant leſquelles ils ne s’entretenoient que d’elle : il avoit eſté choiſi pour la venir trouver, & pour luy rendre conte de la vie de ce Prince, depuis ſon départ d’Heraclée : l’aſſurant de plus, que la Princeſſe Ariſtée avoit pour elle une affection que rien ne pourroit changer. La Princeſſe Araminte eſcouta ce recit avec beaucoup d’attention : & comme elle trouva avoir ſujet d’eſtre pleinement ſatisfaite du Prince Spitridate ; elle teſmoigna eſtre ſensiblement touchée, des maux qu’il enduroit à ſa conſideration. le penſe toutefois qu’elle auroit eu quelque peine à ſe reſoudre de luy eſcrire, ſi je ne l’en euſſe extrémement preſſée : mais enfin elle ceda à mes prieres ; & en la preſence meſme de celuy qui devoit porter ſa Lettre, elle eſcrivit en ces termes. LA PRINCESSE ARAMINTE A SPITRIDATE.

Je voudrais que vous peuviez eſtre innocent & heureux tout enſemble : toutefois puis que la malignité de mon deſtin veut que vous ne ſoyez juſtifié dans mon eſprit que par des ſouffrances : je vous advouë en rougiſſant, que j’aime encore mieux que vous ne ſoyez point coupable, & que vous ſoyez malheureux : que ſi vous eſtiez criminel, & que vous n’euſſiez point d’in fortune. Neantmoins je ſens pourtant voſtre priſon comme je dois : & je ne sçay meſme ſi la douleur que j’en ay, demeure dans les juſtes bornes que la raiſon luy doit preſcrire. Cependant comme je ne demande rien de vous contre voſtre gloire, n’attendez rien de moy contre la mienne : afin du moins que ſi nous avons à eſtre touſjours infortunes, nous facions advouër à tout le monde, que nous meritons d’eſtre plus heureux.

ARAMINTE. Apres que la Princeſſe m’eut montré & fermé ſa Lettre, elle la donna à celuy qui la devoit porter : elle eſcrivit auſſi un Billet à la Princeſſe Ariſtée : & apres avoir fait beaucoup de civilité à ce fidelle Agent de Spitridate, elle le congedia : & l’Eſclave qui l’avoit amené, le reconduiſit juſques hors de la Ville où il logeoit. Vous pouvez juger quelle fut la converſation de la Princeſſe & de moy : & combien de fois nous releuſmes la Lettre de Spitridate. Cependant ſa priſon n’agit pas ſeulement dans le cœur de la Princeſſe Araminte, mais encore dans celuy du Prince Sinneſis : qui ne croyant plus qu’il euſt sçeu le deſſein d’Arſamone, ne le ſoubçonna plus auſſi de l’avoir trompé, non plus que la Princeſſe Ariſtée : de ſorte que l’amour reprenant ſa place dans ſon eſprit, il changea ſa façon d’agir. Il vint voir la Princeſſe ſa Sœur, pour en parler avec elle : & comme il eſtoit important à Araminte que le Prince Sinneſis aimaſt touſjours Spitridate, elle le confirma en ſon opinion : ſi bien que ſa paſſion redevenant plus forte, il ceſſa d’aigrir l’eſprit du Roy ſon Pere, comme il faiſoit auparavant : & il voulut meſme à diverſes fois l’appaiſer : Mais comme ce Prince en ſoubçonna aiſément la cauſe, il s’en faſcha extraordinairement, & luy en donna meſme des marques.

A quelques jours de là, il apprit que Ciaxare (qui n’eſtoit en ce temps là comme vous le sçavez que Roy de Capadoce & de Galatie) aſſistoit ſous main Arſamone : de ſorte que voyant cette affaire d’une plus dangereuſe ſuitte qu’il n’avoit preveû d’abord, il ſouhaita que les choſes ſe puſſent pacifier, auparavant que ſon ennemi fuſt en eſtat de luy nuire. Il envoya donc vers Ciaxare, pour luy demander ſecours : faignant de ne sçavoir pas que ce Prince aidoit ſecrettement à Arſamone. Celuy qui fut envoyé vers luy, s’ aquita avec tant d’adreſſe de ſa commiſſion, qu’il l’empeſcha de ſe declarer ouvertement pour Arſamone : neantmoins ne voulant pas non plus ſe declarer pour le Roy de Pont, il s’offrit d’eſtre le mediateur entre ces Princes, ce qui affligea ſensiblement Arſamone : qui par cette voye ne demeura pas en eſtat de pouvoir ſoutenir la guerre. Car comme le Prince de Paphlagonie & celuy des Caduſiens, n’avoient traité aveques luy, qu’à condition que le Roy de Capadoce ſe declareroit : ils commencerent de ſe vouloir retirer de cette entrepriſe. De plus, les Habitans de Chalcedoine & ceux de Chriſopolis, avoient eſté tellement ruinez ſous la domination des Rois de Pont, qu’ils ne pouvoient pas fournir aux frais de la guerre : ſi bien qu’Arſamone voyant qu’il s’eſtoit engagé un peu legerement en ſon deſſein, ſe reſolut d’entendre à quelque Traité de Paix. Mais comme il ne pouvoit ſe reſoudre à s’aſſurer en la parole de ſes ennemis, apres ce qu’ils avoient fait au Roy ſon Pere : il declara à celuy que Ciaxare envoya vers luy, qu’il ne vouloit point traiter, ſi le Roy de Pont ne donnoit des Oſtages, comme il s’offroit d’en donner. Ciaxare sçachant bien que le Roy de Pont auroit eu autant de peine à ſe fier à Arſamone, qu’Arſamone en avoit à de fier au Roy de Pont, propoſa que de part & d’autre on donnaſt des Oſtages, qui demeuraſſent en ſes mains, ce qui fut accepté également de tous les deux Partis : de ſorte que le Roy de Pont envoya le Prince Aryande à la Cour de Ciaxare, & Arſamone y envoya auſſi le Prince Euriclide. Ce Traité dura ſix mois entiers, à la fin deſquels la Paix fut concluë ; & il fut arreſté qu’Arſamone ne prendroit plus la qualité de Roy : qu’il remettroit Chalcedoine au Roy de Pont : qu’on luy laiſſeroit la Ville de Chriſopolis, & tout le Païs d’alentour pour en jouïr comme Vaſſal de ce Prince : & qu’il ne ſeroit point obligé ny de demeurer, ny d’aller à Heraclée, ny d’y envoyer meſmes les Princes ſes Enfans. Avant ce Traité, le Prince Sinneſis avoit fait toutes choſes poſſibles pour obliger le Roy ſon Pere à ſouffrir que les Mariages qu’il avoit eu deſſein de faire s’achevaſſent ; mais il n’y voulut jamais entendre : ce qui affligea ſi extraordinairement le Prince Sinneſis, qu’il n’en eſtoit pas connoiſſable. Cependant nous aprenions touſjours que Spitridate eſtoit en priſon, & meſme plus rigoureuſe qu’à l’ordinaire : car depuis le retour de celuy qui portoit la Lettre de la Princeſſe Araminte, dont Arſamone avoit eu quelque ſoubçon, la Princeſſe Ariſtée ne le voyoit plus : ce qui ne donnoit pas un petit redoublement d’inquietude, ny au Prince Sinneſis, ny à la Princeſſe Araminte : qui n’avoient point d’autre conſolation que celle de ſe pleindre enſemble. Pharnace qui n’avoit pas ſon Protecteur à Heraclée, ne parloit pas ſouvent à la Princeſſe : & Artane meſme avec toute ſon inſolence & toute ſon adreſſe, ne trouvoit gueres ſouvent l’occaſion de l’entretenir. Neantmoins comme Pharnace eſtoit en chagrin de ſon malheur, quoy qu’Artane ne luy fuſt pas un Rival redoutable, il ne laiſſa pas de le mal-traiter à diverſes fois : dans les premieres, ce laſche agit encore ſi adroite ment : qu’il ne ſembloit pas qu’il manquaſt de cœur : mais aux dernieres injures qu’il reçeut de Pharnace, ayant eſté contraint malgré qu’il en euſt, de mettre l’Eſpée à la main contre luy ; il ſe deſhonnora beaucoup plus en ſe batant, qu’il n’avoit fait en ne ſe batant pas : & l’averſion de la Princeſſe eut alors un ſi juſte fondement, que perſonne ne trouvoit plus eſtrange qu’elle le traitaſt avec une extréme froideur. Cependant la nouvelle de la concluſion du Traité de Paix, pour le quel le Prine Aryande eſtoit en oſtage, eſtant arrivée à Heraclée, & le Prince Sinneſis sçachant de certitude qu’il n’eſpouseroit point la Princeſſe Ariſtée, en fut ſi ſensiblement affligé, que la fiévre luy en prit : & en quatre jours il fut à l’extremité. Le Roy ſon Pere aprenant la grandeur de ſon mal, & n’en ignorant pas la cauſe, en conçeut une douleur meſlée de deſpit ſi exceſſive, qu’il en mourut ſubitement : ſept jours apres, le Prince Sinneſis quitta la Couronne, dont il ne gouſta pas les douceurs : & il mourut en priant la Princeſſe ſa Sœur d’aimer touſjours Spitridate, & de proteger Ariſtée. le vous laiſſe à juger en quel déplorable eſtat demeura la Princeſſe Araminte, qui avoit ſans doute pour le Roy ſon Pere toute la tendreſſe qu’une perſonne bien née doit avoir : mais qui avoit encore pour le Prince Sinneſis ſon Frere, une amitié la plus force du monde, Car outre qu’elle eſtoit ſa Sœur, il eſtoit aimable, quoy qu’il fuſt d’un naturel un peu violent : de plus il l’aimoit beaucoup, & avoit une affection tres tendre pour Spitridate : de ſorte qu’elle perdoit en la perſonne de ce Prince, un Frere, un Amy, & un Protecteur de ſon Amant. Auſſi ſentit elle cette perte d’une eſtrange façon. : la douleur l’accabla ſi fort, qu’elle fut plus de trois jours ſans ſe pouvoir plaindre : tant le ſaisissement de ſou cœur eſtoit grand. Pharnace n’en eſtoit pas ſi affligé : car sçachant l’amitié que le Prince Aryande avoit touſjours euë pour luy, il s’imaginoit qu’eſtant Roy, il luy ſeroit plus aiſé d’obliger la Princeſſe Araminte à ce qu’il voudroit. Pour Artane, comme il n’y perdoit, que parce que Pharnace y gagnoit, cela ne fit pas un grand changement en ſon eſprit. Je ne me trouvay pas meſme en eſtat de conſoler la Princeſſe, car ma Mere mourut en ce temps là : & par un ſentiment d’amour pour ſa Patrie : & par un deſir ardent que les intentions de la Reine ſa Maiſtresse fuſſent accomplies, elle me commanda ſi abſolument de ſervir touſjours autant que je le pourrois toute la Maiſon d’Arſamone, & en particulier Spitridate, que je m’y trouvay encore plus engagée qu’auparavant : ce que je pûs faire d’autant plus facilement, que l’on ne donna point d’autre Gouvernante à la Princeſſe. Cependant le nouveau Roy de Pont qui regne aujourd’huy, ou pour mieux dire qui ne regne plus, eſtoit en chemin pour revenir à Heraclée (où l’on avoit rendu aux deux Princes morts, tous les honneurs qui eſtoient deûs à leur condition) & ce fut pendant ce voyage, qu’il apprit la mort du Roy ſon Pere, & celle du Prince Sinneſis.

En ce temps là nous sçeuſmes que le Traité de Paix avoit eſté executé : qu’Arſamone eſtoit ſorti de Chalcedoine, & eſtoit allé à Chriſopolis : & qu’ainſi Spitridate avoit changé de priſon. Quinze ou vingt jours ſe paſſerent de cette ſorte, pendant quoy les Habitans d’Heraclée ſe preparoient à recevoir leur nouveau Roy, le plus magnifiquement qu’ils pouvoient : mais il vint un ordre de luy, par lequel il defendoit qu’on luy fiſt aucune ceremonie : ne voulant pas ſi toſt meſler la joye à la douleur. La Princeſſe eſtant donc dans une melancolie eſtrange ; & ne faiſant autre choſe que prier les Dieux, & ſe pleindre en ſecret auſſi ſouvent qu’elle le pouvoit faire : je l’obligeay malgré qu’elle en euſt, à deſcendre un ſoir dans les Jardins du Palais, afin d’y prendre l’air : car je voyois un ſi grand changement en ſon taint, que j’avois peur qu’elle ne tombaſt malade. Comme nous y fuſmes, elle choiſit une Allée ſombre & eſtroite, qui eſtant paliſſadée des deux coſtez, entre les grands Arbres qui la couvrent, fait que c’eſt la plus melancolique, & pourtant la plus agreable choſe du monde : car il y a deux fontaines aux deux bouts & une an milieu, de qui le murmure excite encore à la reſverie. La Princeſſe ayant donc choiſi cette Allée pour ſe promener, elle n’y voulut eſtre accompagnée que de moy, pour qui elle n’avoit jamais eu cette crainte, que les jeunes perſonnes ont accouſtumé d’avoir pour celles qui prennent en quelque façon garde à leurs actions : parce que comme je n’eſtois d’un âge aſſez avancé pour luy donner de l’averſion, & que je l’avois touſjours pluſtost conſeillée avec reſpect & ſoumission, qu’avec orgueil & ſuffisance, elle vivoir aveques moy dans une ſincerité, & dans une confiance tres obligeante. Apres avoir donc repaſſé tous ſes malheurs, & donné beau coup de larmes à la memoire de Sinneſis : elle donna quelques unes de ſes penſées au malheureux Spitridate. N’eſt il pas vray Heſionide, me dit elle, que ce Prince eſt bien infortuné, de perdre un Royaume, en perdant meſme la Perſonne pour qui il s’eſtoit reſolu de le perdre ? Car enfin le Roy mon Frere, quand meſme Arſamone l’auroit delivré, ne conſentiroit jamais à ſou bonheur : tant par ce qu’il ne l’aime pas, que parce qu’il aime Pharnace : Ainſi je me voy expoſée à une perſecution eſtrange, dés qu’il ſera arrivé. Encore diſoit elle, ſi Spitridate sçavoit la juſtice que je rends à ſon merite, & combien j’obeïs exactemement au Prince Sinneſis mon Frere, j’aurois quelque conſolation, de ce qu’il ſeroit conſolé : mais il ne plaiſt pas à la Fortune, & je n’ay qu’à me preparer à tous les malheurs imaginables. Madame, luy dis-je, il ne faut jamais s’affliger avec excès, des maux qui ne ſont pas encore arrivez, parce que peut-eſtre ils n’arriveront jamais : & puis, adjouſtay-je, croyez vous eſtre auſſi obligée de ſuivre les volontez du Roy voſtre Frere, que celles les du feu Roy voſtre Pere ? Si je n’eſtois que ſa Sœur, repliqua t’elle, je penſe que cela ne ſeroit pas égal : mais eſtant ſa Sujette auſſi bien que je ſuis ſa Sœur, je ſuis auſſi obligée de luy obeïr, que je l’eſtois au feu Roy mon Pere. Apres pluſieurs ſemblables diſcours remarquant que la nuit s’approchoit (car comme nous n’eſtions encore qu’au Printemps les jours n’eſtoient pas extréme ment longs) je voulus luy perſuader de ſe retirer, mais voyant que la Lune eſclairoit, elle en creut pas mon conſeil : & elle voulut au contraire s’aller aſſeoir à un des bouts de l’Allée, aupres d’une de ces Fontaines. A peine y eut elle eſté un demy quart d’heure, que je vy approcher un homme, que je creus eſtre un Officier de la Princeſſe, qui venoit luy dire quelque choſe : mais je fus eſtrangement ſurprise, lors que cét homme que je ne pouvois connoiſtre, en un lieu qui n’eſtoit eſclairé que de rayons de la Lune, qui traverſant l’eſpoisseur des Arbres, ne donnoient qu’une aſſez ſombre lumiere ; s’aprochant davantage de nous, Madame (dit il à la Princeſſe en la ſalüant avec beaucoup de reſpect) ſouffrirez vous que le mal heureux Spitridate vienne meſler ſes larmes avec les voſtres, & vienne vous aider à pleindre vos malheurs en pleignant auſſi les ſiens ? Vous pouvez penſer. Seigneur, quelle fut la ſurprise de la Princeſſe & de moy, d’entendre une voix que nous ne pouvions meſconnoistre : elle fat ſi grande, que la Princeſſe en fit un cry ſi haut, que quelques unes de ſes Filles vinrent dans l’Allée où nous eſtions, croyant qu’elle les appelloit. Mais m’eſtant promptement avancée, je leur dis qu’elle ne vouloit rien : & que c’eſtoit ſeulement un redoublement de douleur qui luy avoit pris, en parlant à un homme qui luy venoit demander une grace aupres du nouveau Roy. En ſuite de cela m’eſtant raproché de la Princeſſe, j’entendis que Spitridate voyant qu’elle ne luy reſpondoit preſques que par des larmes, continuoit de luy parler. Je ſuis au deſespoir Madame, luy diſoit il, de renouveller toutes vos douleurs : & de voir que ma preſence au lieu de vous conſoler vous afflige. Je vous demande pardon, luy dit elle, de vous recevoir ſi mal : Mais Spitridate, ma foibleſſe a une cauſe ſi legitime, que vous la de uez excuſer. Le Prince Sinneſis mon Frere vous aimoit avec tant de tendreſſe, que je n’ay pû vous voir ſans un renouvellement de douleur que je n’ay pû empeſcher de paroiſtre : & tant de choſes differentes m’ont paſſé dans l’eſprit en un moment, qu’il n’eſt pas eſtrange que ma raiſon en ſoit un peu en deſordre. Car enfin le ſouvenir du paſſé ; la crainte de l’advenir ; & la ſurprise de voir aupres de moy une Perſonne que je croyois en priſon ; ſont ce me ſemble d’aſſez legitimes cauſes du trouble qu’on voit en mon ame. J’avois eſperé, Madame, luy dit Spitridate, que cette derniere advanture vous ſurprendroit ſans vous affliger : auſſi a t’elle fait, reſpondit elle, mais elle ne me reſjoüit pas autant qu’elle feroit, ſi le Prince mon Frere eſtoit encore vivant. Cependant dittes moy je vous en conjure, par quelle voye la colere d’Arſamone a eſté appaiſé : elle ne l’a point eſté, Madame, repliqua t’il, & je l’auray ſans doute encore extrémement irrité par ma fuite. Quoy, luy dit elle, ce n’eſt pas de ſon conſentement que vous eſtes ſorty de priſon ? Nullement, reprit il, & la Princeſſe Ariſtée ma Sœur, eſt celle à qui j’ay l’obligation de ma liberté. Car apres que l’on m’eut mené de Chalcedoine à Chriſopolis, elle remarqua que le lieu où l’on me mit, n’eſtoit pas ſi inacceſſible que celuy où j’avois eſté auparavant : de ſorte que dés les premiers jours que j’y fus, ne voulant pas donner loiſir au Prince mon Pere de s’en apercevoir, elle gagna trois de mes Gardes : qui par une feneſtre qui n’eſtoit point grillé, & qui donnoit dans le foſſé du Chaſteau, me firent ſauver, & me menerent déguiſé dans une Maiſon de la Ville où je fus trois jours. En ſuitte de quoy, comme nous ne sçavions encore que la nouvelle de la mort du Roy voſtre Pere, qui comme vous sçavez, a precedé celle du Prince Sinneſis ; ma Sœur me conſeilla elle meſme de venir trouver ce Prince, qu’elle croyoit alors eſtre Roy : & elle eut la bonté de me donner la plus grande partie de ſes Pierreries pour la commodité de mon voyage. En chemin j’ay apris la ſeconde perte que vous avez faite, & que j’ay faite auſſi bien que vous : Mais quoy que j’aye bien jugé, qu’il ne ſeroit pas trop ſeur pour moy de venir icy, puis que le Prince Aryande eſt Roy, & y doit bien toſt eſtre : je n’ay pû touteſfois me reſoudre à me priver de la conſolation de venir à vos pieds, Madame, vous demander ce qu’il vous plaiſt que je faſſe : & quelle doit eſtre ma vie. Pleuſt aux Dieux, repliqua la Princeſſe en ſouspirant, que je puſſe la rendre heureuſe : mais Spitridate, la Fortune eſt plus puiſſante que moy : & j’ay bien peur qu’elle n’y veüille pas conſentir. Pourveu que vous y conſentiez, reſpondit il, je ne penſe pas qu’elle puiſſe m’empeſcher d’eſtre heureux : Je ſouhaitte, repliqua t’elle, que ce que vous dittes ſoit vray ; mais ma raiſon ne me montre pas les choſes comme vous les voyez. Cependant Spitridate, quoy que je ne puiſſe nier que je ne reçoive quelque conſolation à pleurer aveques vous : neantmoins je tremble de vous voir à Heraclée. Car enfin le Roy mon Frere doit arriver icy dans peu de jours : & s’il vient à sçavoir que vous y ayez eſté déguiſé, que ne penſera t’il point, & que ne devra t’il point penſer ? Quoy, Madame, inter rompit Spitridate, à vous entendre parler, il ſemble que vous veüilliez deſja me chaſſer d’aupres de vous ! puiſque vous dittes que le Roy viendra bientoſt, & qu’il sçaura peut-eſtre que j’auray eſté icy. Ha Madame, ne me traitez pas ſi cruellement : je ſuis logé en un lieu tres ſeur : & comme je n’ay rien à faire à Heraclée qu’à vous voir, il n’eſt pas aiſé que je ſois deſcouvert. Il l’eſt encore bien moins, reſpondit elle, que je puiſſe expoſer ma reputation & voſtre vie, par des entreveuës qui quoy que tres innocentes, pourroient eſtre creuës tres criminelles. Il eſt meſme deſja ſi tard, reprit elle, qu’il n’eſt pas poſſible que l’on ne trouve quelque choſe d’eſtrange, à voir qu’une Perſonne affligée ſe promene ſi long temps : c’eſt pourquoy Spitridate, dit elle en ſe levant, il faut vous quitter. Ce ne ſera pas du moins. Madame, luy reſpondit ce Prince, ſans me faire l’honneur de me promettre de me donner une autre occaſion de vous entretenir : je ne puis vous accorder ce que vous me demandez, repliqua t’elle ; mais Heſionide vous verra encore une fois en quelque lieu. Ce me ſera touſjours une grande grace, reſpondit il, neantmoins Madame, la paſſion que j’ay pour vous, ne s’en contentera pas : & il importe tellement au bonheur de toute ma vie, que je vous entretienne avec quel que loiſir ; que je vous declare, Madame, que je ne ſortiray point d’Heraclée, que vous n’avez accordé à ma reſpectueuse paſſion, la grace que je vous demande. Je ne vous la de man de pas, Madame, par mon propre merite : je vous la demande au Nom du Prince Sinneſis, qui vous a tant de fois parlé en ma faveur. Cet te conjuration eſt bien preſſante, reprit elle, mais tout ce que je puis eſt de vous promettre que je feray tout ce que je pourray pour me reſoudre à vous voir encore une fois. Je ſeray tous les jours à pareille heure dans cette Allée, reprit il, où je pourray recevoir vos ordres ſeurement : parce que le Jardinier du Palais eſt abſolument à moy, comme ayant long temps ſervi chez le Prince mon Pere : & ç’a eſté luy qui m’eſt venu advertir que vous eſtiez icy. Je ne conſens pas que vous vous expoſiez tous les jours à eſtre veû, reſpondit elle, mais dites ſeulement à Heſionide où vous logez, & elle ſe chargera du ſoing de vous advertir de ma volonté.

Apres cela la Princeſſe le quitta : & Spitridate m’ayant dit où il logeoit, il ſe trouva que c’eſtoit chez une perſonne de ma connoiſſance, & en qui je me pouvois fier de toutes choſes. Comme la Princeſſe fut retournée à ſon Apartement, elle parut plus reſveuse & plus melancolique qu’auparavant que d’avoir veû Spitridate : en effet quand elle ſongeoit que ce Prince auroit ancore irrité Arſamone par ſa fuitte, & qu’il irriteroit encore eſtrangement le Roy de Pont, s’il venoit à sçavoir qu’il fuſt déguiſé dans Heraclée, elle trouvoit avoir lieu de s’affliger. De ſorte que pour eſviter ce malheur, elle voyoit qu’il faloit obliger Spitridate à en ſortir bientoſt, ſans sçavoir en quel lieu de la Terre ce Prince infortuné pourroit trouver un Azile. Cependant la choſe n’avoit point de remede : car elle ne pouvoit ignorer, que le Roy de Pont n’aimant pas Spitridate, & aimant Pharnace comme il faiſoit, ne vouluſt l’obliger à l’eſpouser. Elle sçavoit auſſi que ce Prince n’avoit jamais aprouvé la Politique de feu Roy ſon Pere, qui avoit voulu faire une double alliance avec Arſamone : & qu’au contraire, il avoit ſouvent dit, qu’il eſtoit bien plus certain de s’aſſurer la poſſession du Royaume de Bithinie, en deſtruisant ceux qui y pretendoient, qu’en les élevant & en les flattant : Ainſi elle ne voyoit de tous les coſtez, que des malheurs pour Spitridate. C’eſtoit en vain que je luy diſois, que quand il plaiſoit : aux Dieux, ils changeoient le cœur de tous les hommes : car quelque confiance qu’elle euſt en eux, elle n’en pouvoit attendre une choſe, où il y avoit ſi peu d’apparence. Le lendemain au matin il vint nouvelle que le Roy ne vouloit pas que l’on sçeuſt preciſément le jour qu’il arriveroit : mais qu’enfin il eſtoit aſſuré qu’au plus tard ce ſeroit dans quatre ou cinq jours. La Princeſſe voyant donc qu’il y avoit ſi peu de temps à ſe determiner, & qu’il ſeroit tres dangeureux d’attendre à revoir Spitridate, que ce Prince fuſt revenu : m’ordonna de luy parler, & de taſcher de le faire reſoudre à partir ſans la voir. Mais il ne me fut pas poſſible : joint qu’à dire la verité, je ne m’opiniaſtray pas extrémement à vouloir combatre ſon deſſein, parce que je creus que je le ferois inutilement : & parce qu’en effet il me ſembla que ce Prince avoit raiſon. Peut-eſtre que l’amour de ma Patrie m’abuſa : mais quoy qu’il en ſoit,. je dis à la Princeſſe, ce que Spitridate m’avoit dit : qui eſtoit qu’abſolument il la vouloit revoir ou mourir. La Princeſſe aprenant donc ſon obſtination, & voyant que plus elle attendoit, plus il y auroit de danger pour Spitridate & pour elle : ſe reſolut enfin à ſouffrir qu’il luy parlaſt encore une fois. Nous fuſmes long temps à reſoudre, ſi ce ſeroit dans les Jardins du Palais ou dans ſa Chambre : & nous creuſmes apres y avoir bien penſé, que les Jardins eſtoient le plus à propos : parce que depuis la mort du Roy, on rendoit ce reſpect à la Princeſſe, de n’y aller pas avec la meſme liberté que l’on faiſoit auparavant. Joint que ſi par malheur l’on venoit à deſcouvrir la choſe, elle pourroit auſſi toſt paſſer pour une ſurprise faite à la Princeſſe, que pour une entreveuë où elle auroit conſenti : ce qui ne pourroit pas eſtre, ſi elle voyoit Spitridate dans ſa chambre, J’advertis donc ce malheureux Prince, de ſe rendre vers le ſoir dans les Jardins du Palais, & dans la meſme Allée où il avoit deſja veû la Princeſſe : qui penſa plus de vingt fois manquer à la parole qu’elle m’avoit fait donner. L’on euſt dit qu’elle alloit faire un crime effroyable, tant elle y avoit de repugnance : & ſi je ne l’euſſe preſque forcée à deſcendre dans ces Jardins, je penſe qu’elle n’en auroit rien fait. Elle y fut donc ſans y mener perſonne que ſes Filles, qui ſuivant leur couſtume, ne la ſuivirent pas dans cette Allée ſolitaire, où elles n’alloient jamais, ſi elle ne les y apelloit : de ſorte que j’y fus ſeule avec elle. Comme nous y allaſmes d’aſſez bonne heure, afin que cette Promenade ne paruſt pas extraordinaire, Spitridate n’y eſtoit pas encore arrive, car il faloit qu’il attendiſt qu’il fuſt preſques nuit. Ce n’eſt pas qu’il ne fuſt admirablement bien déguiſé, & qu’il ne fuſt logé ſi prés d’une des portes du Jardin, qu’il euſt pû y venir preſques ſans danger : neantmoins je luy avois ſi fort recommandé de ne venir pas trop toſt, qu’il m’obeït : & il s’en faloit peu qu’il ne fuſt nuit quand il arriva. Mais comme la Lune eſclairoit, il n’eſtoit pas fort eſtrange que la Princeſſe ſe promenaſt tard : principale ment y eſtant ſi accouſtumée. Je ne m’amuſeray point à vous redire les remercimens que Spitridate fit à Araminte, de la ſeule faveur qu’elle luy avoit jamais accordée : car ils furent ſi reſpectueux, & ſi pleins de reconnoiſſance & de paſſion, que toutes mes expreſſions ſeroient trop foibles, pour vous faire comprendre les veritables ſentimens de ce Prince. La Princeſſe l’eſcouta preſques ſans luy reſpondre, pendant plus d’un quart d’heure : mais enfin apres avoir fait un grand ſoupir, Spitridate a quelque raiſon, luy dit elle, de m’eſtre obligée de faire ce que je fais pour luy : toutefois il a bien plus de ſujet de ſe pleindre de la Fortune, de ce qu’elle l’a engagé en l’affection d’une perſonne qui ne peut que le rendre malheureux. La Fortune Madame, reprit il, n’a point de part à la paſſion que j’ay pour vous : & elle eſt ſans doute un pur effet de voſtre beauté, de voſtre vertu, de mon inclination, & de ma raiſon tout enſemble : & je ſuis meſme perſuadé, adjouſta t’il, que ſi vous le voulez, toute la malignité de cette capricieuſe Fortune qui perſecute auſſi ſouvent l’innocence, qu’elle protege le vice, ne pourra m’empeſcher d’eſtre heureux. Ouy, divine Princeſſe, ſi le malheureux Spitridate trouve quelque place en voſtre cœur, & que vous ayez la bonté de l’aſſurer de la luy conſerver touſjours, il ne ſe pleindra jamais d’aucun malheur qui luy arrive, Toutes les diſgraces de ſa Maiſon ſeront effacées de ſa memoire : toutes les ſiennes particulieres, ne l’affligeront plus avec excés : & la ſeule penſée d’eſtre dans le cœur de l’adorable Araminte, enchantera toutes ſes douleurs, & luy en oſtera le ſentiment. J’ay sçeu Madame, depuis que je ſuis icy, adjouſta t’il, que le Prince Sinneſis vous a priée en mourant, & priée devant tout le monde, d’avoir quelque affection pour moy : c’eſt Madame, ce qui me fait plus hardy : & ce qui m’oblige à vous conjurer, de ne refuſer pas cette grace à un Prince, qui ne vous auroit jamais rien refuſé. Ainſi, Madame, ne me dites point s’il vous plaiſt, que le Roy qui regne aujourd’huy ne m’aimant pas, vous ne devez point ſouffrir que je vous aime : Je ſuis pourtant ſa Sœur & ſa Sujette, interrompit la Princeſſe ; vous eſtiez auſſi l’une & l’autre du Prince Sinneſis quand il eſt mort, reprit il, & le Roy qui va regner, n’ayant pris la Couronne que de ſa main, ne doit pas s’il eſt juſte, vous obliger à manquer de ſuivre ſes derniers volontez : puis qu’en fin il eſtoit ſon Roy, comme il eſt à preſent le voſtre. Ha Spitridate, s’écria t’elle, que les intentions d’un Roy mort ſon mal executées, en comparaiſon des commandemens d’un Roy vivant ! un Regne de ſept jours, reprit elle ; & de ſept jours encore ou la mort regnoit deſja ſur ce Prince, ne ſera pas conté par ſon ſuccesseur : pourveû qu’il le ſoit par vous, reſpondit Spitridate, ce ſera touſjours beaucoup. Ouy, repliqua t’elle en ſoupirant, vous pouvez vous aſſurer, que les dernieres paroles du Prince Sinneſis, confirmant dans mon cœur tous les ſentimens que voſtre vertu y a inſpirez, je ſeray toute ma vie pour vous, ce que je ſuis preſentement : Mais Spitridate vous n’en ſerez gueres plus heureux, & l’en ſeray beaucoup plus infortunée. Car enfin je prevoy que peut-eſtre eſt-ce icy la derniere fois que je vous parleray : La derniere fois Madame ! interrompit il, ha ſi cela doit eſtre, il faut donc que ce ſoit icy le dernier jour de ma vie. De grace. Madame, ne m’oſtez pas l’eſperance, ſi vous ne voulez me permettre d’avoir recours à la mort : Eſperez donc, ſi vous le pouvez, luy dit elle, & joüiſſez d’un ſoulagement, que je ne sçaurois prendre pour moy meſme. C’eſt ſans doute, luy dit ce Prince affligé, que vous connoiſſez bien que vous ne ferez pas tout ce que vous pourriez faire pour mon bon heur : Je ne feray pas peut-eſtre, reprit elle, tout ce que je pourrois faire : mais je vous promets ; de faire du moins tout ce que je dois, ſi je ne fais pas tout ce que je puis. Car apres tout, dit elle, qu’imaginez vous, en l’eſtat où ſont les choſes, que je puiſſe faire pour voſtre ſatisfaction ? Je n’oſerois le dire Madame, reſpondit Spitridate, parce que puis que vous ne l’imaginez pas de vous meſme, c’eſt une preuve indubitable, que vous ne voulez rien faire pour moy. Je veux faire, reprit elle, tout ce qui ne ſera point contre la vertu & contre la prudence : ne pouvez vous donc pas, Madame, interrompit il, m’aſſurer que toute la puiſſance du Roy ne vous obligera point à épouſer Pharnace ? Et ſi ce n’eſt pas trop vous demander, ne pouvez vous pas encore me permettre d’eſperer, que s’il arrive quelque changement avantageux en ma fortune, elle ſera inſeparable de la voſtre ? Je sçay bien, Madame, qu’eſtant ſans Couronne & ſans Royaume, il y a de la temerité de parler ainſi : mais puis que je ne ſuis en ce malheureux eſtat, que pour n’avoir pas voulu remonter au Throſne de Bithinie, que le Roy voſtre Frere occupe injuſtement : il me ſemble que je n’en dois pas eſtre meſprisé de la Princeſſe Araminte. Vous avez raiſon, luy dit elle, & je vous eſtime bien plus, de ce que vous meritez des Couronnes, que je ne fais ceux qui les portent ſans les meriter. Mais apres tout Spitridate, quand je vous auray promis de n’eſpouser point Pharnace, comme peut-eſtre je le puis ſans crime, vous n’en ſerez pas plus heureux : car enfin vous jugez bien, que je ne vous eſpouseray pas, contre la volonté du Roy. Il eſt une bienſeance, que les perſonnes de ma condition doivent touſjours garder : & puis quand meſme je ne le voudrois pas faire, que deviendrions nous ? Vous eſtes mal avec le Prince Arſamone pour l’amour de moy : vous n’oſeriez demeurer dans cette Cour : les Rois voiſins ne vous recevront pas, eſtant Fils d’un Prince mal heureux & foible, de peur d’irriter un jeune Roy, qui leur pourroit declarer la guerre ; Ainſi, Spitridate, quand je n’eſcouterois ny la Raiſon ny la Prudence, & que vous n’eſcouteriez que la ſeule affection que vous avez pour moy, vous n’y conſentiriez pas : & vous ne voudriez pas ſans doute mener une Princeſſe errante & déguiſée par toute l’Aſie. Non, Spitridate, non, vous ne le voudriez pas : & je ſuis aſſeurée que vous aimez Araminte d’une maniere plus noble & plus deſinteressée. Ne penſez pourtant pas, que le plus grand obſtacle fuſt la peine qu’il y auroit à ſuivre voſtre fortune : ce n’eſt point cela je vous le proteſte, mais c’eſt la honte qu’il y auroit, à prendre une ſemblable reſolution. L’amour, Spitridate, peuteſtre une paſſion innocente, je l’advouë : pourveu que tous les effets en ſoient innocens. Se qu’elle ne déregle jamais la raiſon. C’eſt pourquoy pour juſtifier l’indulgence que j’ay euë pour la voſtre, il faut ne rien faire que de raiſonnable. Dittes donc. Madame, ce que vous voulez que je face, interrompit il, vous aſſurant que pourveu que vous ne me deffendiez pas de vous aimer, ny d’eſperer d’eſtre aimé de vous, je vous obeïray exactement. Vous m’embarraſſez d’une eſtrange ſorte, reprit elle, car que puis-je vous conſeiller ? le mieux touteſfois que vous puiſſiez faire, eſt, ce me ſemble, d’aller inconnu dans quelque Païs eſtranger : juſques à ce que la Princeſſe Arbiane & la Princeſſe Ariſtée, ayent fait voſtre paix avec Arſamone. Je voy bien Madame, reſpondit Spitridate, que ce que vous dites eſt bon, pour me remettre ſous le ſujetion du Roy voſtre Frere, comme le Prince mon Pere y eſt : mais je ne voy pas que cela ſoit fort propre à me donner la poſſession de la Princeſſe Araminte : puis que je sçay de certitude que quand Arſamone ne poſſederoit qu’une malheureuſe Cabane, de tout le Royaume qui luy appartient : il ne conſentiroit jamais à nulle alliance aveques le Roy de Pont, non plus que le Roy de Pont n’en voudroit jamais avoir avec Arſamone. Ainſi, Madame, puis que l’affection que vous me faites l’honneur d’avoir pour moy, n’eſt pas aſſez forte pour aller un peu au de là des juſtes bornes de la prudence ordinaire, il faut me reſoudre à la mort : & je voy bien en effet, que les prieres d’un Roy mourant ſont bien foibles, puis qu’elles ne peuvent rien obtenir de la meilleure Princeſſe du monde pour tous ceux qui ne l’adorent point : & de la plus rigoureuſe, pour l’homme de toute la Terre qui la revere le plus. Mais, Spitridate, de qui vous pleignez vous ? interrompit elle : de vous, Madame, repliqua t’il, qui voulez me perſuader que vous ne me haïſſez point, & qui me refuſez pourtant toute ſorte de ſecours. Car enfin ſi vous m’aimiez, vous diriez abſolument que vous n’eſpouserez jamais Pharnace : & que ſi les Dieux le permettent……… Comme Spitridate alloit continuer ſon diſcours, Artane vint advertir la Princeſſe que le Roy alloit arriver. Par bonne fortune j’en tendis ſa voix à travers de la Paliſſade : de ſorte que nous fiſmes retirer ce Prince en diligence. Cela ne pût touteſfois eſtre ſi promptement fait, qu’Artane n’entre-viſt quelqu’un lors qu’il entra dans l’Allée : mais apres avoir donné cét advis à la Princeſſe, elle luy donna la main, afin qu’il ne demeuraſt pas dans ce Jardin.

A peine fuſmes nous à ſon Apartement, que le Roy arriva : ainſi Artane ayant un pretexte de la quitter, le fit en diligence : & au lieu d’aller ſalüer ce Prince, il retourna dans le Jardin, pour voir s’il ne pourroit tirer nulle connoiſſance de ce qu’il avoit veû. Par malheur, Spitridate n’en avoit encore pû ſortir, parce qu’il avoit trouvé la porte la plus proche de ſon logis fermée : Artane l’apercevant donc le ſuivit, & voyant que c’eſtoit un homme qui ne vouloir pas eſtre veû, il creut bien que c’eſtoit celuy qui avoit parlé à la Princeſſe. Il s’imagina meſme, que peut-eſtre c’eſtoit Pharnace : mais Spitridate ayant eſté contraint de quitter les Allées couvertes, & de traverſer un Parterre ; quoy qu’il fuſt déguiſé, neantmoins au clair de la Lune, il le reconnut à la taille & au marcher : ou du moins il ſoubçonna que ce pouvoit eſtre Spitridate. Et il le ſoubçonna d’autant pluſtost, qu’il avoit appris ce jour là par des gens de Bithinie qui eſtoient venus à Heraclée, que ce Prince eſtoit eſchapé de la priſon où Arſamone le tenoit : de ſorte que ce ſoubçon ne fut pas pluſtost dans ſon cœur, que ſa curioſité redoubla. Il ſuivit donc Spitridate, comme je l’ay dit, non ſeulement juſques à la porte du Jardin, mais meſme dans les Ruës, & juſques à la Maiſon où il logeoit : ce qui acheva de le confirmer dans ſon opinion, car il sçavoit bi ? que ceux qui l’habitoient eſtoient des gens en qui Spitridate ſe pouvoit fier. Je vous laiſſe à juger, combien cette veuë affligea Artane : neantmoins apres y avoir bien penſé, il ne fut pas marry de cette rencontre : & il prit la reſolution pour obliger le Roy, & pour ſe deffaire d’un Rival, d’aller luy dire qu’aſſurément Spitridate tramoit quelque nouvelle conjuration contre l’Eſtat : car il ne voulut pas engager la Princeſſe, de peur de l’irriter trop : & il fit ſemblant de croire qu’elle n’y avoit nul intereſt, sçachant bien que celuy de l’Eſtat ſuffiroit. Il eſtoit pourtant tres faſché que Pharnace ne partageaſt pas la douleur qu’il avoit, d’avoir apris que Spitridate eſtoit aſſez bien avec la Princeſſe, pour ſouffrir qu’il fuſt déguiſé dans Heraclée pour l’amour d’elle : ſi bien qu’il prit la reſolution de luy faire sçavoir la choſe indirectement, & de n’aprendre au Roy que ce qui pouvoit le regarder en particulier. Artane fut donc ſalüer ce Prince, qu’il n’avoit point encore veû : & le priant tout bas qu’il luy peuſt parler en ſecret d’une affaire tres importante, & qui preſſoit extrémement : le Roy ſortit de la Chambre de la Princeſſe où il n’avoit preſques point tardé : & le prenant par la main, il le mena dans la ſienne, où Artane luy dit ce qu’il avoit reſolu de luy dire. Le Roy n’eut pas pluſtost entendu, que Spitridate eſtoit déguiſé dans Heraclée, qu’il crût en effet qu’il y avoit une conjuration tramée contre luy : ſi bien que ſans perdre temps, il commanda ſecrettement au Capitaine de ſes Gardes, d’aller avec main forte à la Maiſon où Artane avoit veû entrer Spitridate ; d’y chercher ſoigneusement par tout : & de s’aſſurer de la perſonne de ce Prince s’il y eſtoit comme il en avoit eſté adverty. En fin, Seigneur, que vous diray-je ? Le Roy de Pont fut obeï : & Spitridate qui eſtoit ſeul & hors de pouvoir de ſe deffendre, fut pris par cent des Gardes du Roy ſans qu’Artane ſe monſtra à luy, & mené dans une Tour où l’on mettoit les priſonniers d’Eſtat qui eſtoient gens de haute qualité. Je vous laiſſe à juger quelle ſurprise fut celle de la Princeſſe, d’aprendre à une heure de là, que Spitridate eſtoit arreſté : d’abord elle creut que le Roy de Pont sçavoit que ce n’eſtoit que pour elle qu’il eſtoit déguiſé : mais n’entendant parler que de conjuration contre l’Eſtat, ſi elle fut en repos du coſté de ſa reputation, elle n’y fut pas pour la vie de Spitridate. Imaginez vous donc, Seigneur, qu’elle nuit elle paſſa : pour moy j’en puis reſpondre exactement : car ayant dit à ſes Femmes qu’elle ſe trouvoit mal, elle ſe mit au lict : & je leur dis que je ne la quitterois point, afin qu’elles ne l’importunaſſent pas : comme en effet je demeuray aupres d’elle, pour taſcher de la conſoler. Je ne pûs toutefois en venir à bout : parce que de quelque façon qu’elle enviſageast la choſe, elle la trouvoit tres dangereuſe pour Spitridate, qui n’eſtoit gueres plus en repos que la Princeſſe. Comme on ne luy avoit rien dit en le prenant, il ne sçavoit point ſi cette entre-veuë avoit eſté deſcouverte, ou ſi l’on n’avoit fait ſimplement que sçavoir qu’il eſtoit déguiſé dans Heraclée : mais le lendemain au matin, il fut eſclaircy de ſes doutes : car le Roy luy envoya demander ce qu’il y eſtoit venu faire ; quel deſſein il avoit eu ; & quels eſtoient les complices de ſa conjuration ? Ce Prince voyant que l’on ne luy parloit point de la Princeſſe, en eut une joye extréme : & reſpondit qu’eſtant ſorty de la priſon où le Prince ſon Pere le retenoit ; & ayant apris dans Chriſopolis que le Prince Sinneſis eſtoit Roy, il eſtoit venu à Heraclée, avec intention de chercher un Azile aupres de luy : qu’en y arrivant, il avoit eſté bien ſurpris, d’aprendre que ſon regne n’avoit duré que ſept jours : & qu’il en avoit eſté ſi affligé, qu’il n’avoit pas eu aſſez de liberté d’eſprit, pour reſoudre d’abord preciſément ce qu’il avoit à faire. Que neantmoins il avoit enfin conclu en luy meſme, de demander au Roy qui regnoit alors, la meſme protection qu’il avoit attenduë du feu Roy ſon Frere : mais qu’il n’avoit pas en loiſir d’executer ſon deſſein : puis qu’il avoit eſté pris une heure apres ſon arrivée. Ceux qui luy parloient luy dirent, que pour venir demander un Azyle au Prince Sinneſis dont il eſtoit fort aimé, il n’eſtoit pas beſoin de ſe déguiſer : il reſpondit à cela, qu’auſſi ne s’eſtoit il pas déguiſé pour venir à Heraclée : mais ſeulement pour pouvoir ſortir de Bithinie : & pour faire le reſte du voyage avec plus de ſeureté ſans train & ſans equipage, que s’il euſt eſté en habit d’un homme de ſa condition. Quoy que ſes reſponses fuſſent raiſonnables, elles ne ſatisfirent pourtant pas le Roy : & il ne douta point du tout, qu’il n’y euſt un deſſein caché. Car encore qu’il n’ignoraſt pas la paſſion de Spitridate pour la Princeſſe Araminte : il connoiſſoit touteſfois ſi parfaitement ſa vertu, qu’il ne luy vint aucun ſoubçon, qu’elle euſt contribué à ce déguiſement : comme en effet la choſe n’eſtoit pas ainſi : & il creut enfin que la ſeule ambition, eſtoit la cauſe de cette avanture. Pharnace & Artane ſervirent beaucoup à le confirmer en cette penſée : le premier comme croyant aiſément ce qu’il ſouhaitoit ; & l’autre faiſant ſemblant de le croire, afin de perdre pluſtost Spitridate. Neantmoins comme il vouloit que la jalouſie tourmentaſt Pharnace auſſi bien que luy, il luy fit sçavoir adroitement, que l’amour avoit ſa part au déguiſement de ce Prince : il s’imagina meſme que peut eſtre pourroit il détruire encore Pharnace, dans l’eſprit de la Princeſſe Araminte par cette voye : jugeant bien que Pharnace voulant nuire à ſon Rival, donneroit ce nouveau ſoubçon au Roy : & que ſi la Princeſſe le sçavoit, elle en ſeroit extrémement irritée contre luy. En effet, la choſe reüſſit d’abord comme l’avoit penſée Artane : car Pharnace fut bien plus malheureux, d’aprendre que Spitridate avoit veû la Princeſſe, que de croire qu’il euſt voulu renverſer l’Eſtat. La jalouſie meſme s’emparant alors de ſon cœur, le porta, tout genereux qu’il eſtoit, à inſulter ſur un infortuné, & à dire au Roy. tout ce qu’on luy avoit dit. La Princeſſe qui le sçeut, en eut une colere eſtrange ; de ſorte qu’Artane trouva par là les voyes de nuire à deux de ſes Rivaux tout enſemble : & de les rendre auſſi malheureux qu’il l’eſtoit luy meſme. Il eſt vray que pour luy, il eſtoit digne de l’eſtre ; mais il n’en eſtoit pas ainſi des autres : principalement de Spitridate, qui ne meritoit pas ſes infortunes. Cependant on s’informe par tout, ſi ce Prince n’a point eu d’intelligence avec quelqu’un : Ceux chez qui il avoit eſté logé eſtant arreſtez : on les interroge : mais quoy que l’on puiſſe faire, on ne trouve rien ny qui le juſtifie, ny qui le convainque ; de ſorte que dans cette incertitude, il eſtoit gardé tres eſtroitement.

Ce qui contribua encore beaucoup à ſon malheur, fut que le Roy de Pont eſtoit ſi melancolique & ſi chagrin, que l’on ne le connoiſſoit plus, tant il paroiſſoit changé. D’abord on creut que la mort du Roy ſon Pere, & celle du Prince ſon Frere en eſtoient la veritable cauſe : mais nous sçeumes bien toſt apres, que ſon inquietude eſtoit cauſée par l’amour qu’il avoit pour la Princeſſe Mandane. Car durant qu’il eſtoit en oſtage aupres de Ciaxare (comme vous l’aurez ſans doute sçeu) il en devint ſi amoureux, que jamais perſonne ne l’a tant eſté : ſi bien que comme ſon ame eſtoit chagrine par l’abſence de ce qu’il aimoit, il en eſtoit plus aiſé à irriter, & moins capable de connoiſtre l’innocence de Spitridate. Touteſfois comme ce Prince eſt aſſurément un fort honneſte homme, il vivoit bien avec la Princeſſe ſa Sœur : & quoy que Pharnace luy euſt parlé de l’entre-veuë de Spitridate & d’elle, il ne luy en parla pourtant pas avec beaucoup d’aigreur : au contraire l’eſtant venuë voir un jour, apres luy avoir dit auparavant ſans colere, tout ce qu’un Prince ſage & adroit pouvoit dire, en une pareil le rencontre, pour deſcouvrir ſes veritables ſentimens : il luy dit encore qu’il eſtoit bien faſché de luy avoir peut-eſtre cauſé quelque deſplaisir, en faiſant arreſter Spitridate, pour qui il sçavoit bien qu’elle avoit conçeu beaucoup d’eſtime, par les commandemens du feu Roy ſon Pere, & en ſuitte du feu Roy ſon Frere : mais qu’apres tout, comme il y alloit de ſon Eſtat, & du repos de tous ſes Peuples, il l’avoit neceſſairement falu faire. Qu’au reſte il ne la ſoubçonnoit point, d’avoir aucune part à la conjuration de Spitridate, qui aſſurément l’avoit trompée la premiere : & luy avoit voulu perſuader, que l’amour toute ſeule faiſoit ſon deſguisément, quoy qu’en effet ce fuſt ſon ambition. Seigneur, luy dit elle, ſi l’affection que Spitridate a teſmoigné avoir pour moy, n’avoit pas eſté authoriſée comme vous dittes par le feu Roy mon Pere, & par le Prince Sinneſis mon Frere, je ne vous parlerois pas comme je m’en vay vous parler : mais puis que cela eſt ainſi, je vous ſuplieray, Seigneur, de croire que ce Prince n’a jamais eu deſſein de remonter au Throſne en vous en renverſant : car s’il euſt eſté capable d’une pareille choſe, il n’euſt pas eſté ſi longtemps priſonnier du Prince ſon Pere. Ainſi j’advoüe ſans ſcrupule que je l’ay veû, parce que ce n’eſt pas par mes ordres qu’il eſt venu à Heraclée : & que de plus je sçay avec certitude, qu’il n’y eſt pas entré avec intention de conjurer ny contre voſtre Perſonne, ny contre voſtre Eſtat. Car ſi je l’en pouvois ſeulement ſoubçonner, je l’accuſerois au lieu de le deffendre : & ne vous en parlerois jamais, que pour vous obliger à la punir. Ma Sœur, luy dit le Roy en l’interrompant, je ne cherche pas la juſtification de Spitridate : mais je veux ſeulement vous faire connoiſtre que je ſonge à la voſtre autant que je le puis. Au reſte, comme vous eſtes raiſonnable & genereuſe, je ne croy pas que vous aimiez plus Spitridate, que la gloire de la Maiſon dont vous eſtes : c’eſt pourquoy il ne faut pas que vous trouviez eſtrange, ſi ce Prince eſtant criminel n’eſt pas traitté avec la meſme indulgence que j’aurois peut-eſtre pour un autre. Car enfin il eſt d’une Race qu’il faut abaiſſer : ſi on ne veut qu’elle opprime ceux dont elle ſe pleint d’avoir eſté opprimée : Ainſi ma Sœur, le moins que je doive faire, eſt de tenir Spitridate en une priſon perpetuelle. Si je le croyois innocent, pourſuivit il, toute ma Politique ne pourroit pas m’obliger à cette rigueur : mais puis qu’il paroiſt criminel, il faut que la choſe aille ainſi. Touteſfois pour vous conſoler, adjouſta t’il, de la per te d’un Prince qui a ſans doute de bonnes qualitez, je vous conjure de vouloir eſpouser Pharnace : Ha Seigneur, luy dit elle, ne me parlez s’il vous plaiſt point de Nopces, ſi toſt apres les Funerailles du Roy mon Pere : & ne me forcez pas à deſobeïr au commandement que m’a fait en mourant le feu Roy mon Frere. Et que vous a t’il commandé ? repliqua t’il ; Il m’a ordonné, dit elle en rougiſſant, de ne changer point les ſentimens qu’il avoit voulu que j’euſſe pour Spitridate. Quand il vous parla de cette ſorte, reprit le Roy, il ne prevoyoit pas que Spitridate ſeroit criminel d’Eſtat : Ha Seigneur, dit elle, Spitridate eſt tres innocent : mais ſans m’opiniaſtrer à vouloir que vous executiez les dernieres volontez du Prince Sinneſis : ne me contraignez pas auſſi à vous deſobeïr, en me commandant d’eſpouser Pharnace. Ce n’eſt pas qu’il ne ſoit digne de toutes choſes : mais c’eſt qu’il doit ce me ſemble ſuffire, que je me prive de ce que l’on m’avoit ordonné d’aimer : ſans me vouloir contraindre de ſouffrir l’affection d’un homme que je n’aime pas : & pour qui j’auray touſjours beaucoup d’eſtime, & pourtant beaucoup d’indifference. La Princeſſe croyoit que le Roy luy parleroit fort aigrement, apres une declaration ſi ingenuë : mais la paſſion qu’il avoit dans l’ame, luy ayant ſans doute apris à excuſer en autruy, la foibleſſe qu’il ſentoit en luy meſme, fit qu’il la quitta ſans luy dire rien de faſcheux : demeurant pourtant toujours dans les termes de ſouhaitter qu’elle eſpousast Pharnace : & luy diſant qu’elle changeroit d’avis avec le temps. L’amour de Mandane occupant l’ame de ce Prince, fut cauſe qu’il ne ſongea pas tant à Spitridate : car il ne penſa durant quelques jours, qu’à envoyer demander la Princeſſe Mandane à Ciaxare : & qu’à donner les ordres neceſſaires, afin que cette Ambaſſade fuſt magnifique.

Ce pendant la Princeſſe prevoyant bien que Spitridate ne ſortiroit jamais de priſon, que par la force ou par l’adreſſe, ſe reſolut de le delivrer ; & elle s’y porta d’autant pluſtost, que celuy qui commandoit dans la Tour où il eſtoit m’avoit une obligation extréme : car durant le regne du feu Roy, j’avois ſauvé la vie à un de ſes Enfans, qui s’eſtoit engagé dans quelque crime : ce Prince luy ayant pardonné à ma conſideration. Je fus donc employée à negocier cette affaire importante, que je conduiſis ſi heureuſement durant quinze jours, que j’obligeay enfin cét homme par le ſouvenir de ce qu’il me devoit ; par des bienfaits preſens ; & par de grandes eſperances de l’avenir, à ſe re foudre de chercher les voyes de delivrer Spitridate ſans en eſtre ſoubçonné. Comme cette Tour donne ſur la Mer, & qu’il y a une Terraſſe qui y eſt attachée, dont le bout eſt battu des vagues, il fit demander au nom de ce Priſonnier, la permiſſion de s’y promener une heure ou deux tous les jours, ce qui luy fut accordé. De ſorte que gagnant deux Gardes qui l’y accompagnoient, ils attacherent au haut de cette Terraſſe une Eſchelle de corde, comme ſi Spitridate ſe fuſt ſauvé par cét endroit ; & ſans que perſonne s’en aperçeuſt, le Capitaine de cette Tour enferma ce Prince & les deux Gardes ſubornez en un lieu fort ſecret : feignant apres cela de faire bien l’empreſſé. Il de mande où eſt Spitridate ? on luy dit qu’il eſt ſur la Terraſſe : il y va avec pluſieurs Soldats ; & ne l’y trouvant point, il trouve l’Eſchelle qu’il y avoit fait mettre luy meſme ; il la monſtre à ceux qui le ſuivoient : dit qu’aſſurément leurs compagnons ont trahy : & qu’il eſt ſans doute venu un Eſquif les prendre au pied de cette Eſchelle, de plus grands Vaiſſeaux n’en pouvant pas approcher. Il menace meſme ceux qui ſont en ſa preſence ; les accuſe auſſi bien que les autres qui ſe ſont ſauvez ; & tout tranſporté de fureur en aparence, il va trouver le Roy pour l’advertir de ce qui eſt arrivé. Il luy dit que certainement on reprendra Spitridate, ſi l’on envoye promptement apres luy : qu’il y a lieu de croire qu’il n’aura pas mis pied à terre proche d’Heraclée : & qu’ainſi infailliblement ſi l’on met pluſieurs dans une Chaloupe, on reprendra ce Priſonnier & ſes complices. Enfin il joüa ſi bien, que le Roy meſme fut trompé, & commanda non ſeulement que l’on miſt pluſieurs Barques en Mer : mais il ordonna encore que l’on priſt garde aux Portes de la Ville, pour voir ſi Spitridate n’y rentreroit point déguiſé : ne jugeant pas qu’il peuſt entreprendre de ſe mettre en pleine Mer dans un Eſquif ; & nul Vaiſſeau conſiderable ne manquant au Port, où il en fit faire recherche. De plus comme Pharnace & Artane sçavoient bien quelle eſtoit ſa paſſion pour la Princeſſe, ils perſuaderent encore au Roy, qu’aſſeurément il ſeroit rentré dans Heraclée en habit de Peſcheur, ou de quelque autre façon : que ne fit on donc point pour le reprendre ! on redoubla les Gardes des Portes ; on mit des Soldats dans toutes les ruës ; on chercha dans toutes les Maiſons ſuspectes ; & on n’oublia rien de tout ce qu’on pouvoit faire, qui vray-ſemblablement deuſt ſervir à le trouver. Le Roy eut quelque leger ſoubçon que la Princeſſe avoit aidé à faire eſchaper Spitridate, & meſme il luy en dit quelque choſe : mais comme il n’en avoit nulle preuve, & que ce Prince n’avoit jamais sçeu l’obligation que m’avoit ce Capitaine de la Tour : parce que ç’avoit eſté par le moyen du Prince Sinneſis que j’avois obtenu la vie de ſon Fils du feu Roy ſon Pere, ces ſoubçons ſe diſſiperent aiſément. Cependant Spitridate eſtoit dans la Priſon, où l’on ne s’aviſa point d’aller chercher : & où il falut qu’il faſt quelque temps auparavant que d’oſer entre prendre de s’eſloigner. Comme le Capitaine de la Tour luy eut dit que c’eſtoit par ma negociation qu’il eſtoit en priſon ſans eſtre priſonnier, il s’imagina bien que la Princeſſe sçavoit la choſe : de ſorte qu’il me fit demander la grace de me voir auparavant qu’il partiſt, ce que je luy accorday ſans en parler à la Princeſſe : me ſemblant que je ne pouvois refuſer cette faveur, au Fils du veritable Roy de Bithinie. Mais apres luy avoir fait eſperer ce qu’il ſouhaitoit, la difficulté fut de l’executer : neantmoins comme la Femme du Capitaine de la Tour eſtoit de l’intelligence, je me reſolus d’y aller, avec une Fille ſeulement : & d’entrer par une petite porte deſrobée, qui donne vers les Ramparts de la Ville. De vous dire, Seigneur, avec quels teſmoignages de reconnoiſſance pour Araminte & pour moy, Spitridate me parla, il me ſeroit impoſſible : enfin Heſionide, me dit il, ne m’aurez vous delivré, que pour m’exiler pour touſjours ; & n’aurez vous fait que changer mon ſuplice en un plus cruel ? Seigneur, luy repliquay-je, c’eſt pluſtost la Fortune que la Princeſſe qui vous bannit : mais comme cette Fortune eſt une inconſtante, il faut eſperer que ſa legereté vous ſera favorable : & qu’apres avoir tant changé à voſtre deſavantage, elle changera enfin en voſtre faveur. Je le ſouhaite, repliqua t’il, bien que je ne l’eſpere pas : cependant Heſionide, ce me ſera une cruelle choſe, s’il faut que je parte ſans dire adieu à ma Princeſſe : & ſans sçavoir ſa derniere volonté. Pour ce qui eſt d’aprendre ſes intentions, luy dis-je, je le puis faire aiſément : puis qu’elle me fait la grace, de me confier ſes plus ſecrettes penſées : mais pour la voir, il n’eſt pas ſeulement permis d’y ſonger. Laiſſez vous donc conduire, Seigneur, à la providence des Dieux : qui peut-eſtre feront plus pour vous pendant voſtre exil que vous ne penſez. Et quoy, Heſionide, me dit il en ſoupirant, croyez vous qu’un Prince malheureux & abſent, puiſſe raiſonnablement eſperer, que la divine Araminte luy conſerve ſon affection toute entiere ? Ouy, Seigneur, luy repliquay-je, vous le pouvez, & meſme ſans craindre d’eſtre trompé : car comme vous n’eſtes malheureux que pour l’amour d’elle, il faudroit qu’elle fuſt fort injuſte, ſi voſtre malheur vous détruiſoit dans ſon ame. Allez donc. Seigneur, chercher quelque Azile, juſques à ce qu’il ſoit arrivé quelque changement dans le cœur du Roy de Pont, & dans celuy du veritable Roy de Bithinie. La Princeſſe sçait bien que ſi vous aviez voulu remonter au Thrône vous l’auriez pû faire : Et elle vous eſt ſi ſensiblement obligée, d’avoir preferé ſes chaines à une Couronne, qu’elle n’en perdra jamais le ſouvenir. En fin, Seigneur, apres une longue converſation, je fis reſoudre ce Prince à partir : comme il avoit encore toutes les Pierreries que la Prince Ariſtée luy avoit données en partant de Chriſopolis, il ne voulut rien prendre de tout ce que je luy offris de la part de la Princeſſe : car je sçavois bien qu’elle avoit intention de le faire. Il me pria alors de luy donner un Billet qu’il eſcrivit en ma preſence : & qui eſtoit à peu prés en ces termes, ſi ma memoire ne me trompe.

SPITRIDATE A LA PRINCESSE ARAMINTE.

Je parts. Madame, puis que vous le voulez. : mais je parts le plus malheureux de tous les hommes. Je ne sçay où je vay ; ny quand je reviendray ; ny meſme ſi vous voudrez que je revienne : & cependant on me dit, qu’il faut que je vive & que j’eſpere. Je ne sçaurois pourtant faire ny l’un ny l’autre, ſi vous ne me l’ordonnez, par deux lignes de voſtre main : je vous les demande donc, divine Princeſſe, au Nom d’une illuſtre Perſonne qui n’eſt plus : & qui vivra neantmoins eternellement dans la memoire de

PITRIDATE. Apres m’avoir donné ce Billet, ce Prince me dit encore cent choſes pour dire à la Princeſſe que je fus retrouver, & luy aprendre le ſecret que je luy avois fait de cette entre-veuë. D’abord elle s’en voulut pleindre, mais apres elle n’en fut pas marrie : & je la preſſay meſme ſi fort, que je la contraignis de reſpondre de cette ſorte, au Billet de ce Prince affligé. ARAMINTE A SPITRIDATE.

Vivez tant qu’il plaira aux Dieux de vous laiſſer vivre : & eſperez tant qu’Araminte vivra, elle vous en prie : & meſme ſi vous le voulez., elle vous l’ordonne.

ARAMINTE. Le Capitaine de la Tour eſtant venu prendre ce Billet, m’aſſura que Spitridate partiroit la nuit ſuivante, avec les deux Gardes qui avoient aidé à le ſauver, & qu’il prenoit pour le ſervir : ayant donné ordre auparavant, à tout ce qui eſtoit neceſſaire pour ce départ. Il me dit de plus, que Spitridate luy avoit demandé la permiſſion de luy donner quelqueſfois de ſes nouvelles, a fin qu’il m’en diſt, & qu’il luy peuſt aprendre des miennes : de ſorte que le ſoir eſtant venu, nous ne doutaſmes point que ce Prince ne fuſt preſt à par tir : ce qui nous donna tant d’inquietude, que je m’eſtonne que l’on ne s’aperçeut que la Princeſſe avoit quelque choſe d’extraordinaire dans l’eſprit. Mais enfin nous apriſmes le lendemain, que Spitridate eſtoit ſorty heureuſement d’Heraclée, par le meſme endroit par où il avoit faint de s’eſtre evadé : ce Capitaine y ayant fait venir la nuit un Eſquif pour le conduire à une Barque qui l’attendoit ; & s’eſtant ſervy de la meſme Eſchelle de corde, par où l’on avoit creû que ce Prince s’eſtoit ſauvé. Quoy que la Princeſſe deuſt bien eſtre accouſtumée à ne voir pas Spitridate, & que par raiſon elle deuſt eſtre plus aiſe qu’il s’eſloignast, que d’eſtre encore dans la priſon d’où nous l’avions tiré : neantmoins il luy eſtoit impoſſible de ne ſentir pas un renouvellement de douleur dans ſon ame, quand elle venoit à penſer que peut-eſtre ne le verroit elle plus jamais. Elle aprehendoit pourtant un moment apres, qu’il ne fuſt repris : & je ſuis aſſurée qu’elle deſira plus d’une fois des choſes, toutes contraires les unes aux autres.

Mais enfin il ſe falut accouſtumer à cette longue & rigoureuſe abſence, pendant laquelle il arriva tant d’evenemens remarquables : car comme vous le sçavez Seigneur, Ciaxare refuſa la Princeſſe Mandane au Roy de Pont, ce qui luy fit bi ? oublier la fuitte de Spitridate : en eſtant ſi ſensiblement touché, qu’il ſe reſolut à declarer la guerre à Ciaxare, ſur le pretexte des Villes d’Aniſe & de Ceraſie. Vous sçavez Seigneur bien mieux que moy, ce qui s’y paſſa : & vous y aquiſtes trop de gloire, pour pouvoir meſme ſouffrir que je vous en renouvelle le ſouvenir exactement. Je ne vous en diray donc, que ce qu’il eſt neceſſaire de vous en dire, pour vous apprendre toute la vie de la Princeſſe. Auſſi toſt apres que le Roy de Pont eut reçeu la nouvelle qu’il eſtoit refuſé par Ciaxare, il ne ſongea plus qu’à ſe preparer à la guerre : croyant que peut-eſtre cela obligeroit ce Prince à luy donner la Princeſſe Mandane. Il envoya donc demander ſecours au Roy de Phrigie. qui luy pro mit de joindre ſes intereſts aux ſiens : ſuivant le dernier Traitté qui avoit eſté fait entre le feu Roy de Pont & luy : & de venir meſme commander ſes Troupes en perſonne. Comme le Roy de Pont avoit beſoin de tout en cette occaſion, il convia auſſi le Prince Arſamone, & Euriclide ſon ſecond Fils, de venir ſervir dans ſon Armée ; ce qu’Arſamone n’oſa refuſer. Nous sçeuſmes en meſme temps, que ce Prince avoit eſté ſi irrité d’avoir apris, que Spitridate eſtoit venu deguiſé dans Heraclée : qu’il avoit proteſté que s’il pouvoit revenir en ſa puiſſance, il ne le traitteroit pas comme ſon Fils, mais en Sujet rebelle, & en criminel, qui a rompu ſa priſon. De ſorte que lors que Spitridate, qui s’en alla droit en Paphlagonie, m’eſcrivit auſſi bien qu’à la Princeſſe, pour sçavoir ſi elle vouloit qu’il s’allaſt hardiment offrir au Roy ſon Frere, lors qu’il ſeroit à la teſte de ſon Armée ; elle le luy deffendit : principale ment à cauſe d’Arſamone qui y devoit eſtre : & d’autant plus qu’elle avoit eu des nouvelles de la Princeſſe Ariſtée, qui luy aprenoient preciſément les veritables ſentimens d’Arſamone. Mais pendant que les preparatifs de guerre ſe font, Pharnace & Artane ne perdent point de temps aupres de la Princeſſe Araminte : & font tout ce qu’ils peuvent pour s’en faire aimer. Bien eſt il vray que leurs ſoins furent fort inutiles : car comme il n’y arien qui lie plus eſtroitement l’amitié entre les perſonnes veritablement genereuſes que l’infortune : Spitridate eſtoit infiniment mieux dans le cœur de la Princeſſe, depuis qu’il eſtoit malheureux pour l’amour d’elle, qu’il n’y avoit eſté auparavant. De plus, ayant sçeu enfin qu’Artane avoit eſté cauſe de ſa derniere priſon, & que ç’avoit eſté Pharnace qui avoit adverty le Roy de Pont de leur entre-veuë : elle en eſtoit ſi irritée, qu’elle ne les pouvoit plus ſouffrir. Cependant apres que les Troupes de Phrigie furent arrivées au rendez-vous general, & eurent joint celles de Pont, le Roy ſe diſposa à partir ; ſi bien qu’encore qu’Artane n’euſt pas trop d’envie d’aller à la guerre, il n’oſa pourtant faire comme il avoit fait à celle de Phrigie : & il falut qu’il allaſt où tous les autres alloient. Comme il n’eſtoit pas favoriſé du Roy, dans le deſſein qu’il avoit pour la Princeſſe, il ne pût luy dire adieu qu’en public : mais pour Pharnace, il n’en alla pas ainſi : parce que le Roy de Pont venant prendre congé d’Araminte peu accompagné, y amena Pharnace, & l’y laiſſa, pour faire ſes adieux à part. J’eſtois alors dans la Chambre de la Princeſſe : & j’advoüe que comme Pharnace avoit beaucoup de merite, j’eus quelque compaſſion, de voir une ſi profonde melancolie ſur ſon viſage : & je ſouhaitay pour ſon repos qu’il n’aimaſt plus la Princeſſe, puis qu’il n’eſtoit pas poſſible qu’elle peuſt le rendre heureux. Apres que le Roy fut ſorty, comme c’eſtoit ſa derniere viſite elle ne luy fut pas auſſi ſevere qu’elle avoit eſté depuis quelque temps ; & elle ſouffrit qu’il luy parlaſt. Madame, luy dit il ; je viens prendre les ordres de vous, auparavant que d’aller à la guerre : & je viens enfin vous de mander, ſi je dois y combattre pour vaincre ou pour mourir ? Si je dois, dis-je, meſnager ma vie où l’abandonner ? car c’eſt de voſtre ſeule volonté que dépend abſolument mon deſtin. Ouy Ma dame, ſi vous me permettez d’eſperer, il pourra eſtre que je vivray ; que je vaincray ; & que je reviendray aupres de vous : mais ſi vous continuez de me dire que l’eſperance eſt un bien où je ne dois point avoir de part : preparez vous au moins Madame, à me dire aujourd’huy le dernier adieu ſans aigreur : puis que les Dieux vous aiment trop ſans doute, pour conſerver ce que vous aurez voulu perdre, & pour me retirer des perils où le m’expoſeray. Parlez donc, Madame, au nom des Dieux : mais parlez avec ſincerité, ſi vous ne le pouvez faire avec douceur : & ſouvenez vous de grace, que celuy que vous vouliez rendre heureux ne le peut jamais eſtre : & qu’ainſi vous avez ce me ſemble moins de droit de me maltraitter. Si le Prince Spitridate, adjouſta t’il, pouvoit un jour joüir en repos de voſtre affection, je vous proteſte devant les Dieux qui n’eſcoutent, que ſans traverſer voſtre felicité, je mourrois meſme ſans me pleindre : mais puis que la Fortune a mis un obſtacle invincible à ſon bonheur, pourquoy ne voulez vous pas que je ſois heureux ? Et pourquoy divine Princeſſe, vous oppoſez vous à ma gloire ? Je ne demande pas que vous m’aimiez : je demande ſeulement que vous ne me haïſſiez point, & que vous ayez quelque complaiſance pour la volonté du Roy. Peuſt aux Dieux Pharnace, repli qua la Princeſſe, que voſtre repos dépendiſt de moy comme vous le croyez : mais pour vous montrer que le ſujet de pleinte que j’ay creû avoir de vous depuis quelque temps, n’a pas deſtruit dans mon ame la veritable eſtime que tout le monde doit faire de voſtre merite : je veux bien contribuer à voſtre liberté autant qu’il ſera en mon pouvoir : & vous obliger par ma ſincerité, à faire un grand effort ſur voſtre eſprit, pour vous mettre en repos, & pour m’y laiſſer. Sçachez donc Pharnace, qu’ayant eſté obligée de ſouffrir l’affection de Spitridate, par le commandement du feu Roy mon pere, & de l’illuſtre Sinneſis mon Frere, je ne puis jamais manquer à leur obeïr : & les commandemens les plus abſolus d’un Roy vivant, ne me feront point faillir à executer ceux de deux Rois morts. Je n’eſpouseray pas Spitridate ſans le conſentement du Roy mon Frere : mais je n’eſpouseray du moins jamais nul autre que luy. Ainſi Pharnace, reglez vos deſſeins ſur ce que je dis : & ſervez vous de ce grand courage que les Dieux vous ont donné, à vaincre un malheur qui n’a ce me ſemble pas beſoin de toute la force de voſtre eſprit pour eſtre ſurmonté. Vivez donc Pharnace, vivez : mais vivez en liberté, afin de pouvoir vivre heureux. Cependant comme la perte que le Roy feroit de vous, ſeroit une perte irreparable : je vous prie autant que je le puis, de conſerver voſtre vie : qui ne ſera pas meſme inutile à la ſatisfaction de la mienne, ſi vous pouvez obtenir de vous, de n’avoir plus que de l’eſtime pour moy. Mais ſi je ne le puis. Madame, reprit il, ne trouverez vous pas plus raiſonnable que la mort me delivre de ma ſervitude qui vous déplaiſt, que de me voir eternellement languir à vos pieds & vous déplaire ? La mort, luy dit elle, eſt une choſe ſi terrible, qu’elle ne me plaiſt pas meſme en la perſonne de mes Ennemis : c’eſt pour quoy je n’ay garde de vous conſeiller de prendre un remede ſi effrange que celuy là Mais enfin, Madame, luy dit il avec une douleur extréme, vous n’aimerez jamais le malheureux Pharnace, & vous n’abandonnerez jamais le trop heureux Spitridate ? Je l’avouë, luy dit elle, avec beau coup d’ingenuité, parce que je le puis avec beau coup d’innocence. Cela ſuffit, Madame, repli qua t’il avec une triſtesse effrange, cependant faites moy la grace de croire que voicy la derniere fois de ma vie que je vous importuneray : & veüillent les Dieux que la nouvelle de ma mort vous faſſe du moins connoiſtre, que je pouvois diſputer à Spitridate, la gloire de vous aimer parfaitement. Apres cela il quitta la Princeſſe : mais d’une maniere ſi touchante, que l’on peut dire qu’il avoit deſja dans les yeux toutes les horreurs du Tombeau : tant il eſt vray que le viſage luy changea en luy diſant adieu. Auſſi la Princeſſe en eut elle quelque ſentiment de pitié :

cependant nous demeuraſmes à Heraclée, à prier les Dieux contre vous, Seigneur : car nous avons sçeu que vous fuſtes à cette guerre, dés la premiere occaſion qui ſe preſenta : & qu’il parut bien que nous n’avions pas grand credit au Ciel, car vous ſauvastes la vie de Ciaxare ; vous vainquites ; vous triomphaſtes ; & vous fiſtes des choſes ſi merveilleuſes, qu’encore qu’elles fuſſent à noſtre deſavantage, nous ne laiſſions pas de les admirer, lors qu’on nous les recitoit. Je paſſe donc legerement tout le commencement de cette guerre : pour vous dire en peu de mots, que quand l’on eut reſolu le combat des deux cents contre deux cents, & qu’il fut queſtion d’en faire le choix, il y eut une grande conteſtation parmi tous les Braves de noſtre Armées & quoy qu’Artane ne le fuſt pas, il fit pourtant ſemblant de deſirer d’eſtre du nombre de ceux qui ſeroient choiſis. Mais ne pouvant s’accommoder entr’eux, il fut reſolu que l’on tireroit au Sort : & que l’on mettroit tous les noms de ceux qui aſpiroient à cette gloire dans des Billets, que l’on ſeroit tirer par le Capitaine des Gardes du Roy. Pharnace qui eſtoit des plus vaillants, & qui ne cherchoit plus que la mort, puis qu’il ne pouvoit eſtre aimé, ne voulut pas ſe fier à la Fortune : de ſorte que sçachant qui eſtoit celuy qui devoit tirer ces Billets, il le fut trouver : & apres luy avoir fait mille proteſtations d’amitié, & mille prieres de ne luy refuſer pas ce qu’il luy vouloit demander : il luy donna un Billet : dans lequel eſtoit ſon Nom, afin que lors qu’il tireroit, il le miſt adroitement entre ſes doigts, & fiſt ſemblant de le tirer des premiers. Ce Capitaine ſoufrit à cette propoſition : & ne pût s’empeſcher de luy dire, que tous ceux qui luy avoient aporté des Billets ; n’eſtoient pas ſi empreſſez que luy, pour eſtre de ce Combat. Comme il vint alors un ſoubçon à Pharnace, que peut-eſtre ce Capitaine vouloit il parler d’Artane qu’il sçavoit qui l’avoit veû : il luy dit pour s’en eſclaircir, qu’il ne penſoit pas qu’il peuſt y avoir perſonne qui ne deſirast de ſe ſignaler en une occaſion ſi extraordinaire : non pas meſme Artane, luy dit il pour l’obliger à parler. A ce Nom ce Capitaine rit encore davantage : de ſorte que Pharnace ne doutant plus que ce qu’il penſoit ne fuſt vray, le preſſa ſi fort qu’il luy dit qu’en effet Artane l’eſtoit venu trouver : pour luy dire que ce Combat ſe devant faire à pied, il eſtoit au deſespoir de n’en pouvoir eſtre : parce que ſon Cheval s’eſtant abatu ſous luy il y avoit quelques jours, il luy en demeuroit encore une aſſez grande foibleſſe à une jambe. Que neantmoins ne voulant pas ſe ſervir de cette excuſe en public, de peur qu’elle ne fuſt pas interpretée par ſes ennemis ; il le conjuroit de vouloir avec adreſſe retirer le Billet où eſtoit ſon Nom. Et qu’en echange de cette courtoiſie, il luy offroit toutes choſes : le ſupliant de luy garder fidelité. Pharnace aprenant la laſcheté de ſon Rival, ſe reſolut pour l’en punir, de prier ce Capitaine de luy manquer de parole : & de vouloir au contraire tirer le Billet d’Artane ſans le meſler, devant ou apres le ſien ; ce que l’autre luy promit de faire : tant pour obliger un homme ſi genereux, que pour en punir un ſi laſche. Cependant l’heure de cette ceremonie eſtant arrivée, tous les Billets que l’on avoit portez à ce Capitaine furent mis dans un Vaſe : & tous les pretendans demeurerent à l’entour de cét Officier. Comme Artane croyoit que ſon Billet n’eſtoit plus parmi les autres, il eſtoit des plus empreſſez : mais il fut bien eſtonné d’oüir lire ſon Nom, dés le troiſiesme Billet que l’on dé plia : & il en parut ſi ſurpris, que tout le monde s’en aperçeut. Pharnace qui eſtoit aupres de luy, teſmoigna luy porter envie : & luy dit certains mots de raillerie malicieux & ambigus, que l’autre entendit pourtant fort bien. Mais dans le Billet d’apres, le Nom de Pharnace fut entendu à ſon tour : & tous les autres ayant eſté tirez en ſuite, il falut ſe preparer à ce Combat. Pour Artane il eſt certain que s’il n’euſt point eſté amoureux de la Princeſſe Araminte, il ne s’y fuſt pas trouvé : mais cette laſcheté euſt eſté d’un ſi grand eſclat qu’il n’oſa la faire, ny ſe pleindre du Capitaine qui l’avoit trompé : & il ſe reſolut en fin, d’aller du moins juſques au Champ de Bataille. Pour Pharnace il y fut avec des ſentimens bien differents : car il y fut avec l’eſperance d’y perir, & d’y voir mourir ſon Rival. Mais auparavant que de partir pour aller combatre, il eſcrivit ces mots à la Princeſſe. PHARNACE A LA PRINCESSE ARAMINTE.

Si la Fortune ſeconde mes deſſeins, je vay en un lieu où je vaincray en mourant : & où je feray connoiſtre par mon genereux deſespoir, que ſi je n’ay pû meriter voſtre affection par mes ſervices, je ne me ſeray du moins pas rendu indigne de voſtre compaſſion par ma mort.

PHARNACE. En effet, Seigneur, vous sçavez qu’il combatit en homme extraordinaire, & qu’il mourut en Heros. Pour Artane, vous n’ignorez pas, à mon advis, que ce qui le fit tenir caché, pendant que Pharnace ſeul vous reſistoit, fut l’eſperance qu’il eut que vous le defferiez du ſeul Rival qui l’importunoit, car il ne contoit plus Spitridate : & qu’ainſi l’amour agiſſant diverſement, fit que Pharnace fut encore plus vaillant qu’il n’avoit jamais eſté, & Artane plus laſche qu’on ne peut ſe l’imaginer. Auſſi quand nous sçeuſmes la mort de Pharnace, & qu e quelque temps apres, nous appriſmes la mauvaiſe action d’Artane : nous pleigniſmes la perte du premier, & deteſtasmes la laſcheté de l’autre : mais de telle ſorte, que de puis le combat que vous fiſtes apres contre luy, pour luy faire avoüer ſon menſonge : il n’oſa plus ſe montrer ny à l’Armée, ny à la Princeſſe, ny à Heraclée : & il s’alla cacher durant quelque temps à la campagne, où il conſerva une haine eſtrange pour vous : non ſeulement parce que vous l’aviez couvert de honte, mais encore parce qu’il avoit remarqué en vous voyant, que Spitridate vous reſſembloit. La Lettre du malheureux Pharnace, fit ſans doute plus d’effet dans le cœur de la Princeſſe, lors qu’elle la reçeut, qu’il n’en avoit attendu ; car comme elle a l’ame tendre & pitoyable, elle ne la pût lire ſans avoir les larmes aux yeux : & de la façon dont je la vy durant un quart d’heure, je penſe que ſi cét illuſtre Mort l’euſt pû voir, il en ſeroit reſſuscité : & que ſi Spitridate l’euſt veuë, il en ſeroit mort de jalouſie, quoy qu’elle euſt eſté mal fondée. Cependant nous ne recevions plus de nouvelles de ce prince exilé : & tout ce que la Princeſſe pouvoit faire pour ſe conſoler, eſtoit d’entretenir un commerce ſecret avec la Princeſſe Ariſtée : & de luy rendre tous les bons offices qu’elle pouvoit. Le Roy fut ſi ſensiblement touché de la mort de Pharnace, qu’on ne peut pas l’eſtre davantage : neantmoins comme l’amour de la Princeſſe Mandane eſtoit plus forte que toutes choſes dans ſon cœur, il s’en conſola : & cette pretenduë paix que voſtre victoire avoit aparemment eſtablie eſtant rompuë, la guerre, comme vous le sçavez, recommença plus qu’auparavant. Je ſuis obligée, Seigneur, de vous dire que l’on ne peut pas avoir plus d’admiration pour perſonne, que nous en avions pour vous : & lors que l’on nous racontoit toutes vos merveilleuſes actions, nous trouvions avoir ſujet de, croire que les Dieux favoriſoient extrémement Ciaxare, de luy avoir envoyé un tel Deffenſeur. Enfin on ne peut pas avoir plus d’eſtime pour un Ennemy, que nous en avions pour l’illuſtre Artamene : auſſi quand la Princeſſe sçeut qu’Artane avoit conjuré contre voſtre vie, & ſuborné quatre Chevaliers pour vous perdre, elle conçeut une nouvelle averſion contre luy : mais ſi forte, que ſon nom ſeulement luy faiſoit horreur. Car comme elle avoit deſja sçeu que vous aviez ſauvé la vie du Roy ſon Frere, elle s’intereſſoit beaucoup à voſtre conſervation : & quand vous renvoyaſtes Artane, apres luy avoir pardonné : elle murmura un peu (en vous admirant touteſfois) contre cette exceſſive generoſité, qui vous obligea à demander au Roy de Pont qu’il ne le puniſt pas : mais du moins fit elle en ſorte aupres de luy, qu’il fut exilé du Royaume, avec deffence d’y paroiſtre jamais. Depuis cela. Seigneur, juſques à cette fameuſe journée où vous fiſtes le Roy de Pont priſonnier, & où l’on vous creut mort, je n’ay plus rien à vous dire : ſi je ne voulois vous entretenir de la douleur qu’eut la Princeſſe pour la diſgrace du Roy ſon Frere : & des pleintes qu’elle faiſoit, du long ſilence de Spitridate. Mais comme ce ſeroit abuſer de voſtre loiſir, & qu’il vous eſt aiſé de vous imaginer, combien impatiemment elle le ſuportoit : je vous diray ſeulement, que le lendemain que vous arrivaſtes bleſſé à ce Chaſteau d’où la Princeſſe Arbiane & la Princeſſe Ariſtée n’avoient pû partir, tant voſtre prompte arrivée avoit ſurpris toute la Bithinie : il vint un Envoyé du Roy de Pont, qui mandoit par luy à la Princeſſe ſa Sœur, qu’il eſtoit auſſi affligé de la mort de celuy qui l’avoit vaincu, que de la perte de ſa liberté. Comme cét homme n’avoit fait que paſſer, & n’avoit point arreſté à ce Chaſteau où eſtoit Arbiane : la Princeſſe Ariſtée qui vous croyoit eſtre Spitridate, eſcrivit ſeulement ces paroles dans un Billet. LA PRINCESSE ARISTEE A LA PRINCESSE ARAMINTE.

Je n’oſe preſques vous dire que Spitridate eſt icy, parce qu’il eſt bleſſé : mais je n’ay pourtant pû me reſoudre de vous faire un ſecret d’une choſe qui vous doit donner quelque joye, ſi vous eſtes touſjours ce que vous avez eſté.

ARISTEE. Vous pouvez juger, Seigneur, de combien de divers ſentimens, l’ame de la Princeſſe fut rem plie, en recevant cét Eſcrit : & en aprenant par cét homme, que le Roy ſon Frere avoit pe rdu deux Batailles ; qu’il eſtoit priſonnier ; & que vous eſtiez mort : vous, dis-je, de qui elle sçavoit que le Roy de Pont euſt eſperé toutes choſes. Auſſi ſa douleur fut ſi grande, qu’elle ne ſentit que tres imparfaitement, la joye du pretendu retour de Spitridate : où elle prenoit d’autant moins de part, qu’en apprenant qu’il eſtoit revenu, elle apprenoit auſſi qu’il eſtoit bleſſé. Toutefois comme l’amour, à ce que l’on dit, eſt une paſſion imperieuſe, qui eſt touſjours la plus forte dans tous les cœurs qu’elle poſſede : il y avoit pourtant quelques inſtants, où ſi elle n’avoit de la joye, elle avoit du moins de la conſolation, d’eſperer de revoir Spitridate. Mais deux jours apres elle en fut privée : car elle aprit par la meſme Princeſſe Ariſtée qui luy eſcrivit une ſeconde fois, qu’elle s’eſtoit abuſée par une reſſemblance prodigieuſe. Elle luy mandoit meſme par ſa Lettre, qu’elle s’eſtoit détrompée par ſon Portrait, qu’elle avoit monſtré à celuy qu’elle avoit pris pour ſon Frere : & qu’en fin Spitridate n’eſtoit point revenu. Ce fut donc alors que ſans aucune conſolation, elle ſentit les malheurs du Roy de Pont : elle eut neantmoins bien toſt apres, quelque ſoulagement à ſa douleur ; lors qu’elle sçeut que vous eſtiez reſſuscité, s’il faut ainſi dire, & que ç’avoit eſté vous, qui aviez eſté pris pour Spitridate, chez la Princeſſe Arbiane. Elle eſpera, Seigneur, qu’eſtant le plus genereux de tous les hommes, vous traiteriez bien le Roy ſon Frere : & elle l’eſpera meſme avec d’autant plus de plaiſir, que Spitridate, à ce que la Princeſſe Ariſtée luy manda, vous reſſembloit parfaitement.

Cependant comme cette Princeſſe a aſſurément un eſprit capable de toutes choſes, elle commença de vouloir prendre le ſoing des affaires de l’Eſtat : mais elle trouva qu’elles eſtoient en un eſtrange deſordre. Le Roy de Phrigie qui s’eſtoit retiré, apres la perte de ces deux Batailles, à l’extremité de la Bithinie, & qui avoit repaſſé la Riviere de Sangar ; reçeut nouvelles que Creſus Roy de Lydie eſtoit entré dans ſes Eſtats, avec une puiſſante Armée : de ſorte qu’il fut contraint d’aller ſonger à ſa propre deffence, au lieu de ſonger à celle des autres. Joint que ſes Troupes eſtoient extréme ment affoiblies : neantmoins comme la Princeſſe jugeoit bien que Ciaxare tenant le Roy de Pont priſonnier, ne s’amuſeroit pas à rien entreprendre de nouveau : puis que ſans haſarder ſes Troupes, il pouvoit faire la paix à telles conditions qu’il voudroit, elle eſtoit en quelque repos. Mais à peu de jours de là, elle fut bien ſurprise d’aprendre, que tout ce qui s’eſtoit r’allié de gens de guerre, apres la priſe du Roy, s’eſtoient declarez pour Arſamone : que toute la Bithinie s’eſtoit ſouslevée en ſa faveur, & eſtoit reſoluë de retourner ſous ſon ancien Maiſtre : & que de plus, Artane qui eſtoit de la plus haute condition, eſtoit revenu dans le Royaume ; avoit auſſi fait ſouslever une partie de celuy de Pont ; & s’eſtoit emparé d’une Ville conſiderable, nommée Cabira, en ſubornant le Gouverneur par de l’argent. Je vous laiſſe donc à penſer, en quel eſtat ſe trouva cette jeune Princeſſe : de voir que le Roy ſon Frere eſtoit priſonnier : & qu’Arſamone Pere de Spitridate, non ſeulement eſtoit Maiſtre de la Bithinie, mais qu’il eſtoit encore à la teſte d’une Armée, pour venir conquerir le Royaume de Pont : & qu’ainſi il faloit qu’elle s’y oppoſast au tant qu’elle pourroit : & qu’elle fiſt la guerre contre le Pere d’un Prince dont elle eſtoit adorée, & qu’elle ne haïſſoit pas. Elle sçavoit encore, que celuy de tous les hommes pour qui elle avoit le plus de mépris & le plus d’averſion, formoit un party conſiderable, quelque peu d’eſtime qu’il euſt : elle n’avoit ny Troupes, ny argent pour en lever : elle ne sçavoit meſme à qui ſe fier, tant toutes choſes eſtoient broüillées : & en ce pitoyable eſtat, elle ne sçavoit non plus ſi elle devoit eſtre bien aiſe ou bien affligée de l’abſence de Spitridate. Car elle jugeoit bien, qu’il n’euſt pas deû combatre pour elle contre ſon Pere : & elle n’euſt pas voulu auſſi, qu’il euſt combatu pour ſon Pere contre elle. Ainſi ne sçachant ny que ſouhaiter n’y que faire, elle prioit les Dieux de la delivrer de tant de malheurs qui l’accabloient. Mais enfin, Seigneur, voſtre generoſité n’ayant pas trompé ſon eſperance, & vous ayant fait delivrer le Roy de Pont, à qui vous fiſtes meſme donner des Troupes, ſous la conduite d’Artaxe, nous en reçeuſmes la nouvelle avec une extréme joye : & en effet, il ſembla que le Peuple d’Heraclée reprit quelque cœur, en aprenant que ſon Prince eſtoit delivré, d’une façon ſi genereuſe. L’on en fit une reſjoüiſſance publique : & le glorieux Nom d’Artamene, fut auſſi celebre dans Heraclée, qu’il l’eſtoit à Sinope ou à Themiſcire. La Princeſſe sçachant donc que le Roy approchoit, voulut aller au devant de luy : & comme nous sçavions bien que du coſté qu’il venoit, il n’y avoit point de Troupes d’Arſamone, nous fuſmes deux journées au devant de ce Prince. Mais pour noſtre mal heur, nous trouvaſmes une embuſcade ſi bien dreſſée dans une Foreſt, que nous tombaſmes preſque ſans reſistance, entre les mains de ceux qui nous attendoient, & l’on nous mena par une route deſtournée, que nous ne connoiſſions pas. Nous ne sçavions donc ſi l’on nous menoit à Arſamone ou à Artane : & dans le choix des deux, la Princeſſe ne sçavoit que ſouhaitter. Car ſi c’eſtoit à Arſamone, elle y eſperoit plus de douceur, à cauſe de la Princeſſe Arbiane, & de la Princeſſe Ariſtée : mais elle s’imaginoit auſſi que le Roy ſon Frere, qui n’ignoroit pas l’affection qu’elle avoit pour Spitridate, pourroit peut-eſtre la ſoubçonner de s’eſtre fait prendre volontairement aux Troupes d’Arſamone, quoy qu’il ne puſt ignorer, que ce Prince ne haïſſoit ſon fils que pour l’amour d’elle. Touteſfois le Nom d’Artane luy donnoit tant d’averſion, qu’au hazard d’eſtre maltraitée d’Arſamone, & ſoubçonnée meſme du Roy : elle euſt mieux aimé eſtre menée en Bithinie, que d’aller à Cabira ſous la puiſſance d’un tel homme. Cependant la choſe ne fat pas à ſon choix : & vers le ſoir nous trouvaſmes Artane, qui tout amoureux qu’il eſtoit, n’avoit oſé ſe trouver à cette entrepriſe : & en avoit donné la conduitte à un Soldat déterminé, qui avoit autreſfois eſté un de ceux qui avoient conjuré contre vous. De vous dire ce que devint la Princeſſe, quand elle vit Artane à la teſte de deux cens chevaux, qui la venoit recevoir, il ne ſeroit pas aiſé : car encore qu’il fuſt connu pour un laſche, neantmoins comme il ne faut preſques qu’eſtre mutin & rebelle, pour pouvoir former un party, le ſien n’eſtoit pas petit : & nous fuſmes bien affligées, de voir qu’il y avoit tant de braves Gens, qui obeïſſoient à un tel Capitaine. Il falut pourtant ceder à la Fortune, & ſe laiſſer conduire dans Cabira où il eſtoit le Maiſtre : & dans laquelle il y avoit un Chaſteau extrémement fort où l’on nous logea. le ne m’amuſeray point. Seigneur, à vous dire toutes les inſolences d’Artane : car il ſuffit que vous sçachiez qu’il eſtoit laſche, pour vous imaginer qu’il perdoit le reſpect qu’il devoit avoir, dés qu’il eſtoit le plus fort : puis que c’eſt l’ordinaire de ceux qui manquent de cœur, de n’eſtre ſoumis que quand ils ſont foibles. Mais il trouva en la Princeſſe, une ame ſi grande & un eſprit ſi ferme, que malgré toute ſon impudence, elle le reduiſit aux termes de m’oſer preſques entrer dans ſa Chambre ny la voir. Ce pendant le Roy de Pont, à ce que nous sçeuſmes depuis, arriva à Heraclée, bien faſché de l’enlevement de la Princeſſe ſa Sœur : car en j’eſtat qu’eſtoient les choſes, il ne voyoit pas qu’il euſt aſſez de forces pour diviſer ſon Armée : & il sçavoit que celle d’Arſamone eſtoit ſi puiſſante, qu’elle ne luy pouvoit pas permettre de s’engager à un Siege. Joint que s’agiſſant de delivrer une Sœur, ou de ſauver deux Couronnes : je penſe que la Politique ordinaire veut que l’on ſonge pluſtost à l’autre. Comme les choſes en eſtoient là, Artane eut la hardieſſe d’envoyer offrir ſes Troupes au Roy de Pont, pourveû qu’il vouluſt conſentir qu’il eſpousast la Princeſſe Araminte : mais le Roy ne voulut jamais eſcouter une ſemblable propoſition : & reſpondit que s’il euſt voulu vaincre ſes ennemis ſans peine, il leur euſt ſouhaité un ſecours pareil à celuy qu’il luy offroit : luy mandant encore qu’il ſongeast bien comme il vivroit avec la Princeſſe ſa Sœur : parce qu’auſſi toſt qu’il auroit finy la guerre de Bithinie, il luy feroit rendre compte de tous ſes crimes à la fois. Vous pouvez donc juger en quel eſtat eſtoit la Princeſſe : qui par un de ſes Gardes que nous gagnaſmes, sçavoit tout ce qui ſe paſſoit. Car lors qu’elle venoit à penſer, que peut-eſtre Arſamone tuëroit le Roy ſon Frere, ou que le Roy ſon Frere : tuëroit le Pere de Spitridate, ſa raiſon n’eſtoit plus à elle. Cependant le Roy de Pont apres avoir raſſemblé le plus de Troupes qu’il pût, ſe mit en Campagne pour s’oppoſer à Arſamone, qui eſtoit deſja Maiſtre d’une partie du Royaume de Pont : & à la premiere rencontre le Prince Euriclide fut tué, ce qui affligea fort Arſamone. Mais, Seigneur, pourquoy m’amuſer à vous dire les particularitez d’une guerre, qui a eſté sçeuë de toute l’Aſie ? Et ne ſuffit il pas de vous aprendre, que ce Prince tout brave qu’il eſt, fut preſques touſjours bat tu ? Bien eſt il vray que ce qui acheva de le perdre, fut qu’Aribée, qui avoit eſté Gouverneur de Sinope, rapella Artane ſon Frere avec ſes Troupes : & quoy que le Roy de Pont n’y vouluſt pas conſentir, parce qu’il ne voyoit point d’ordre de Ciaxare ny de vous : Artaxe le fit touteſfois d’authorité abſoluë. De ſorte que ce Prince ſe trouvant fort affoibly, & sçachant que vous eſtiez engagé à la guerre d’Aſſirie, fut contraint de ſe retirer dans Heraclée : en attendant qu’il euſt levé de nouvelles Troupes, pour ſe pouvoir remettre en campagne. Mais, Seigneur, il n’en eut pas le temps : car Arſamone aupres de qui le Prince Intapherne fils de Gadate eſtoit arrivé, ne voulant pas perdre une occaſion ſi favorable, s’avança avec ſon Armée : & l’aſſiegea enfin dans la Capitale de ſon Royaume, qui eſtoit la ſeule Ville qui demeuroit ſous ſon obeïſſance : Car ce qui n’eſtoit pas encore aſſubjetti à Arſamone, tenoit le party d’Artane. J’ay sçeu par diverſes perſonnes, pendant que nous eſtions à Cabira, que ce Prince fit des choſes ſi prodigieuſes durant ce Siege, que l’on peut dire qu’il merita cent Couronnes en perdant la ſienne : mais enfin voyant que ſes Ennemis avoient emporté non ſeulement tous les Dehors de la Ville, mais que meſme ils s’eſtoient rendus Maiſtres d’une des portes, & qu’ils n’avoient plus rien à faire pour le tenir en leur puiſſance, qu’à le forcer dans le dernier Retranchement qu’il avoit fait : & ne pouvant de reſoudre à tomber vivant entre les mains d’Arſamone, il prit la reſolution de s’enfuir dans un Vaiſſeau : & d’aller offrir ſon Eſpée à Ciaxare, pour delivrer la Princeſſe Mandane, de qui il avoit apris l’enlevement, avec une douleur inconcevable : eſperant qu’apres cela, vous luy aide riez à recouvrer ſon Eſtat. Et en effet, ce mal heureux Prince, executa une partie de ſon deſſein : car il ſortit d’Heraclée, ne luy demeurant plus rien de deux beaux Royaumes, que la ſeule qualité de Roy, que la Fortune ne luy pouvoit oſter. Quand la Princeſſe reçeut cette triſte nouvelle, elle en eut une douleur eſtrange : & elle l’aprit meſme d’une maniere ſi cruelle, qu’on ne peut rien imaginer de plus inſupportable. Car, Seigneur, il faut que vous sçachiez, que l’inſolent Artane prenant une nouvelle hardieſſe par ce nouveau malheur, la vint trouver avec une incivilité que nous ne luy avions point encore veuë. Madame, luy dit il, comme il m’a touſjours ſemblé qu’une des plus fortes raiſons qui vous a obligée à me traiter auſſi imperieuſement que vous avez fait, eſtoit parce que j’eſtois Sujet du Roy voſtre Frere : j’ay creû qu’il eſtoit à propos de vous faire sçavoir qu’il ne peut plus jamais eſtre mon Maiſtre : puis que la Fortune luy a oſté la Couronne, & que de deux Royaumes qu’il poſſedoit, il ne luy reſte plus qu’un ſeul Vaiſſeau, avec lequel il s’eſt deſrobé à ſes Ennemis. C’eſt pourquoy, Madame, ceſſant aujourd’ huy d’eſtre Sœur de Roy, ne regardez s’il vous plaiſt plus ma condition comme eſtant inferieure à la voſtre : & agiſſez autrement d’oreſnavant que vous n’avez agy par le paſſé. Comme vous n’avez que le cœur d’un Eſclave, reprit la Princeſſe, je vous ferois encore trop d’honneur, de vous conſiderer comme un ſimple Sujet du Roy mon Frere : c’eſt pourquoy quand il ſera vray que la Fortune luy aura oſté la Couronne, comme elle ne sçauroit faire que ſa Naiſſance ne ſoit touſjours beaucoup au deſſus de la voſtre, elle ne fera pas auſſi que je change de ſentimens pour vous. Et quand vous auriez encore plus de Couronnes que le Roy mon Frere n’en a perdu, je vous meſpriserois ſur le Throſne comme je fais : & à moins que de changer abſolument voſtre ame (ce qui ne vous eſt pas poſſible) vous ne me verrez jamais changer. C’eſt pourquoy, Artane, ſongez mieux à ce que vous dittes : & ſouvenez vous à tous les moments, que mes Peres ont touſjours eſté les Maiſtres des voſtres : que j’ay eu l’honneur d’eſtre Fille où Sœur de trois Princes, de qui je vous ay veû Sujet ; & que vous eſtes nay enfin, avec une indiſpensable obligation de me reſpecter toute voſtre vie. La Princeſſe prononça ces paroles avec une colere ſi majeſtueuse, qu’elle luy fit changer de couleur : & le força meſme de luy faire quelque mauvaiſe excuſe de ſon inſolence, & de la laiſſer en liberté de pleindre la diſgrace du Roy ſon Frere : que nous apriſmes plus particulierement, par ce Garde qui nous eſtoit ſi fidelle. Helas, diſoit elle, Heſionide, quel déplorable deſtin eſt le mien, & à quelle cruelle advanture ſuis-je expoſée ? Je ſuis née ſur le Throſne, & je ſuis Eſclave : & Eſclave encore du plus indigne d’entre tous les hommes. Si je regarde les malheurs du Roy mon Frere je n’ay pas aſſez de larmes pour pleurer ſes infortunes : & ſi je conſidere mes propres malheurs, je les trouve ſi grands, que je ne voy que la ſeule mort, qui les puiſſe faire finir. Encore juſques icy, adjouſtoit elle, j’avois pû aimer Spitridate innocemment : le feu Roy mon Pere l’avoit deſiré : le Prince Sinneſis mon Frere me l’avoit ordonné : mais aujourd’huy, Heſionide, qu’il eſt fils de l’Uſurpateur du Royaume de mon Frere, & du Deſtructeur de ma Maiſon ; quelle aparence y a t’il que je le puiſſe faire ſans crime ? Mais, Madame, luy dis-je, Spitridate n’a pas eſté à cette guerre : il eſt vray, dit elle, mais il ne laiſſe pas d’eſtre fils de l’Uſurpateur du Royaume de Pont : ſi bien que quand la raiſon m’obligeroit à ne l’accuſer pas, la bienſeance du moins voudroit touſjours, que je ne l’aimaſſe plus. Ainſi Heſionide, innocent ou coupable, je ne dois plus voir Spitridate, quand meſme il ſeroit en lieu où je le pourrois : & puis, adjouſta t’elle, en quel lieu de la Terre peut il eſtre, qu’il n’ait point entendu parler de la guerre de Pont & de Bithinie ? Et comment eſt il poſſible que sçachant l’eſtat des choſes, je ne reçoive aucune nouvelle de luy ? S’il a plus d’ambition que d’amour, que ne paroiſt il à la teſte de l’Armée de ſon Pere ? Et s’il a plus d’amour que d’ambition, que ne cherche t’il à me delivrer des mains d’Artane ; & que ne me fait il sçavoir qu’il n’aprouve pas dans ſon cœur, tout ce que fait Arſamone ? J’avouë, luy dis-je, Madame, que le long ſilence de Spitridate, m’eſt abſolument incomprehenſible : Il me l’eſt de telle ſorte, repliqua la Princeſſe en ſouspirant, que je ne voy rien que raiſonnablement j’en puiſſe imaginer que ſa mort. Mais veüillent les Dieux, adjouſta t’elle, qu’il ne ſoit jamais juſtifié dans mon eſprit, par une ſi funeſte voye. Si je voulois vous redire, Seigneur, toutes les pleintes & toutes les reflexions que faiſoit la Princeſſe ſur les malheurs du Roy ſon Frere ; ſur l’inconſtance des choſes du Monde ; & ſur l’innocente paſſion qu’elle avoit dans l’ame, j’abuſerois de voſtre patience : c’eſt pourquoy il faut que je les paſſe legerement : & que je vous die qu’Artane voyant qu’il alloit avoir ſur les bras une Armée victorieuſe, & conduite par un Prince qui venoit de conquerir deux Royaumes, n’eſtoit pas ſans inquietude. Car encore qu’il y euſt de braves gens dans ſon party, il n’en eſtoit pas devenu plus vaillant : Si bien que quelque amour qu’il euſt pour la Princeſſe, je penſe qu’il ſe repentit plus d’une fois, de s’eſtre engagé à ce qu’il avoit fait. Auſſi envoya t’il vers Arſamone, pour luy propoſer quelques articles de paix entre eux : mais comme il vouloit que Cabira luy demeuraſt pour ſa ſeureté, & qu’il vouloit auſſi que la Princeſſe Araminte fuſt touſjours en ſa puiſſance : ce Prince qui la vouloit abſolument avoir en la ſienne, n’y voulut jamais entendre : & ne reçeut pas trop bien ceux qui le furent trouver de ſa part : de ſorte qu’apres ce refus, Artane fut encore plus inquiet qu’auparavant. Bien eſt il vray qu’il eut quelques jours de repos : parce qu’Arſamone tombant malade, fit retarder la marche de ſon Armée, qui venoit deſja contre luy.

Comme les choſes eſtoient en cét eſtat, il arriva un Chevalier à Heraclée, où eſtoit alors la Reine Arbiane (car il eſt bien juſte de luy donner une qualité qu’elle devoit touſjours avoir portée) il arriva, dis-je, un Chevalier, qui portoit un Bouclier où l’on voyoit un Eſclave repreſenté, qui ſemblant avoir à choiſir, de chaines ou de Couronnes, rompoit les dernieres & prenoit les autres : avec ces mots. PLUS PESANTES, MAIS PLUS GLORIEUSES. Comme il eſtoit aſſez tard lors qu’il arriva, il ne fut pas connu en entrant dans la Ville : & ce que je viens de vous dire, ne fut pas remarqué ce ſoir là. Mais à peine fut il deſcendu de cheval dans une Maiſon de ſa connoiſſance, qu’il fut au Palais où eſtoit la Reine & la Princeſſe ſa fille : car pour Arſamone, il eſtoit demeuré malade au Camp, où ces Princeſſes devoient aller le lendemain : accompagnées de la Princeſſe Iſtrine Sœur d’Intapherne, qui eſtoit alors en cette Cour. Apres que ce Chevalier ſe fut fait montrer l’Apartement d’Ariſtée : il y fut tout droit ſans faire rien dire, juſques à ce qu’il arriva à l’Anti-chambre : où il trouva un Officier de cette Princeſſe, qu’il pria de luy dire qu’il y avoit un Eſtranger qui demandoit à luy parler en particulier, pour quelque affaire importante. Cét Officier luy dit que la Reine eſtant avec elle dans ſon Cabinet, il n’oſeroit y aller : mais il le preſſa ſi fort de dire la meſme choſe à l’une & à l’autre, qu’enfin croyant que c’eſtoit quelque affaire conſiderable, il y fut, & revint un moment apres le faire entrer. Mais, Seigneur, à peine eut il fait un pas dans ce Cabinet, que la Reine ſe levant en parut ſurprise : je ſuis bien aiſe, luy dit elle, de vous voir un peu en meilleur eſtat que vous n’eſtiez, lors que je vous vis en Bithinie : & que je pris l’illuſtre Artamene, pour le malheureux Spitridate. Vous me donnez un Nom trop glorieux (repliqua le veritable Spitridate, car c’eſtoit luy effectivement, que la Reine Arbiane prenoit pour vous) & je ne comprens pas, Madame, luy dit il, pourquoy vous ne me voulez pas connoiſtre. La Princeſſe Ariſtée ayant pris elle meſme un flambeau, & luy ſemblant enfin qu’elle voyoit quelque choſe dans les yeux de celuy qu’elle regardoit qui eſtoit veritablement de Spitridate. Madame, dit elle à la Reine, il n’en faut point douter : celuy que vous voyez eſt le Prince mon Frere, & n’eſt point du tout Artamene. Spitridate à qui il eſtoit arrivé plus d’une fois d’eſtre pris pour un autre, en divers endroits de ſes voyages, en fut un peu moins ſurpris que ſi cela ne luy fuſt pas deſja advenu : c’eſt pourquoy prenant la parole, & diſant pluſieurs choſes à ces Princeſſes que nul autre que luy ne leur euſt pû dire : elles acheverent de le connoiſtre, & elles luy donnerent toutes les marques de tendreſſes que l’on peut donner, en revoyant une perſonne infiniment chere, & qu’elles avoient preſque creû ne devoir jamais revoir. Comme la Reine ſa Mere l’avoit touſjours beaucoup aymé, elle avoit fait toutes choſes poſſibles pour appaiſer l’eſprit irrité d’Arſamone, mais elle n’en avoit pourtant pû venir à bout : neantmoins ne voulant pas affliger ce Prince dés leur premiere entre-veuë, elle ne luy parla de rien en particulier : & apres une converſation de deux heures, elle luy dit ſeulement, que pour rendre plus de reſpect au Roy, il ne faloit pas que l’on sçeuſt dans Heraclée qu’il eſtoit revenu, juſques à ce qu’elle euſt parlé a luy. En ſuite de quoy eſtant retournée à ſon Apartement, apres qu’ils eurent donné quelques larmes au ſouvenir du Prince Euriclide, il demeura avec la Princeſſe Ariſtée, qu’il n’avoit point veuë depuis la perte du Prince Sinneſis : à la memoire duquels ils donnerent encore quelques ſoupirs l’un & l’autre. Mais auparavant que de luy parler de toute autre choſe, il luy parla de la, Princeſſe Araminte : la remerciant de ce qu’elle luy avoit rendu ce reſpect de n’avoir pas pris ſon Apartement : car en effet elle ne l’avoit pas voulu faire. Au reſte, Seigneur, je ne sçaurois vous exprimer la douleur qu’eut Spitridate, de ſe voir dans le meſme Palais où il avoit commencé d’aimer la Princeſſe, & où il en avoit eſté aimé : ny le redoublement d’affliction qu’il ſentit en ſon cœur, lors qu’il vint à ſonger en ſuitte, que c’eſtoit le Roy ſon Pere, qui eſtoit cauſe qu’elle n’y eſtoit plus. De plus, quand il penſoit qu’elle eſtoit entre les mains d’Artane, il perdoit preſques la raiſon : & il fut tres long temps ſans pouvoir ſatisfaire l’envie qu’avoit la Princeſſe ſa Sœur, d’aprendre ce qu’il avoit fait, de puis qu’elle ne l’avoit veû. Mais enfin apres beaucoup de pleintes, il luy dit, à ce que nous avons sçeu par luy meſme, qu’eſtant déguiſé en Paphlagonie, il avoit eſcrit à la Princeſſe Araminte, pour luy demander ſi elle vouloit qu’il s’allaſt offrir au Roy ſon Frere qui alloit commencer la guerre de Capadoce : & qu’au lieu de recevoir une reſponse telle qu’il avoit lieu de l’attendre, il avoit reçeu une Lettre de la Princeſſe, la plus cruelle du monde : & une de moy la plus ſurprenante qui fut jamais. Et comme la Princeſſe Ariſtée luy dit qu’aſſurément il y avoit quelque fourbe cachée là deſſous : il tira ces deux Lettres qu’il n’avoit point abandonnées, depuis qu’il les avoit reçeuës : & les luy montrant, elle vit qu’elles eſtoient telles. ARAMINTE A SPITRIDATE.

Ne vous allez point offrir au Roy mon Frere, puis que ce ſeroit inutilement : & allez pluſtost chercher un Azile en quelque lieu de la Terre ſi eſloigné de moy, que vous en puiſſiez meſme oublier le Nom

D’ARAMINTE. Ha mon Frere, s’eſcria la Princeſſe Ariſtée, mes yeux me diſent que la Princeſſe Araminte a eſcrit cette Lettre : mais ma raiſon m’aſſure qu’elle n’y a jamais penſé. Puis ſans attendre la reſponse de Spitridate, elle ouvrit l’autre, & y leût ces paroles. HESIONIDE AU PRINCES PITRIDATE.

Je ſuis bien marrie d’eſtre obligée de vous dire, que la gloire eſt plus puiſſante que toutes choſes, dans le cœur de la Princeſſe : & qu’elle s’eſt ſi fortement reſoluë d’obeïr au Roy ; de vaincre l’affection qu’elle avoit pour vous ; & de l’oublier ; que rien ne la sçauroit changer. Conformez donc voſtre eſprit à voſtre fortune ſi vous le pouvez : & puis que vous eſtes genereux, oubliez une Perſonne, qui a abſolument pris le deſſein de ne ſe ſouvenir plus de vous.

HESIONIDE. Je vous laiſſe à penſer (dit le Prince Spitridate, auſſi toſt que la Princeſſe ſa Sœur eut achevé de lire ces deux Lettres) ce que je devins, apres avoir veû ce que vous venez de voir. Je le comprens aiſément, dit elle, puis qu’encore que je ſois aſſurée que c’eſt une fourbe que l’on vous a faite, je ne laiſſe pas d’en eſtre ſurprise. Car enfin, adjouſta t’elle, tant que la guerre de Capadoce a duré, j’ay touſjours reçeu des nouvelles de la Princeſſ e Araminte comme à l’ordinaire : & elle s’eſt touſjours informée des voſtres, avec un extréme ſoing. Elle nous a rendu de plus, cent bons offices en ſecret : & juſques à ce qu’elle ait eſté enlevée par Artane, nous avons touſjours eu intelligence enſemble, meſme depuis la guerre que le Roy mon Pere a commencée contre le Roy de Pont, De plus lors que l’illuſtre Artamene vint en Bithinie, & que nous creuſmes que c’eſtoit vous qui eſtiez revenu, elle teſmoigna en avoir une extréme joye quand je le luy eſcrivis : & je sçeus qu’elle avoit auſſi eû une extréme douleur, lors qu’elle avoit apris que nous nous eſtions abuſées. Enfin, Seigneur, adjouſta t’elle, il faut que je confronte cette pretenduë Lettre de la Princeſſe Araminte, avec celles que j’en ay : en diſant cela elle ouvrit une Caſſette qui eſtoit ſur la Table de ſon Cabinet : & en prenant pluſieurs, elle ſe mit à les regarder attentivement. Mais à peine eut elle aporté quelque attention à les conſiderer, qu’elle vit beaucoup de difference en pluſieurs caracteres. Il eſt pourtant certain qu’à l’abord, tout le monde y auroit pû eſtre trompé ; mais perſonne ne l’y pouvoit eſtre, en regardant cette fauſſe Lettre aupres d’une veritable. Spitridate eut une ſi grande joye de pouvoir eſperer qu’il avoit eſté abuſé, qu’il y avoit plus d’un quart d’heure qu’il eſtoit perſuadé en ſecret que cette Lettre eſtoit une fourbe : qu’il faiſoit encore ſemblant d’en douter, afin de s’en faire aſſurer davantage par la Princeſſe Ariſtée : & d’avoir un pretexte de regarder plus long temps la grande difference qu’il y avoit de certaines Lettres aux autres. Mais comment, diſoit Spitridate, cela aura t’il pû eſtre ? Pharnace n’eſtoit point un homme à faire une pareille choſe : non, dit la Princeſſe, mais Artane eſt fort propre à faire une ſemblable méchanceté. Et en effet, Seigneur, nous avons sçeu depuis que c’eſtoit luy qui ayant deſcouvert que Spitridate avoit envoyé à Heraclée à ce Capitaine de la Tour où il avoit eſté priſonnier ; avoit fait ſuivre cét homme qui eſtoit chargé de la veritable reſponse de la Princeſſe & de la mienne : & l’ayant arreſté, apres luy avoir pris les Lettres, il les avoit fait imiter par un homme qui demeuroit à Heraclée, qui contrefaiſoit admirablement toutes ſortes d’eſcritures. Mais comme celle de la Princeſſe eſtoit fort courte, & qu’il n’en avoit point d’autres : toutes les Lettres neceſſaires à eſcrire celle que je viens de vous dire la derniere ne s’y trouvoient pas : & c’eſtoit la cauſe de la notable, difference qu’il y avoit de quelques uns de ces caracteres à ceux de la Princeſſe. Il ſe trouva meſme pour favoriſer ſa fourbe, que celuy qui eſtoit chargé de nos Lettres, avoit eſté eſlevé dans la Maiſon du Pere d’Artane, ſans que Spitridate ny nous en sçeuſſions rien : de ſorte que reconnoiſſant le fils de ſon ancien Maiſtre, il s’en fit connoiſtre auſſi, de peur d’eſtre maltraité, & s’en laiſſa ſuborner : Si bien que ce fut par ce meſme homme que Spitridate avoit envoyé, qu’il reçeut les fauſſes Lettres qu’Artane ſupposa : ce qui ne ſervit pas peu à l’empeſcher de ſoubçonner rien de la tromperie qu’on luy faiſoit. Ce qui avoit obligé Artane à cela, eſtoit que connoiſſant le grand cœur de Pharnace, il avoit eſperé qu’il pourroit eſtre tué à cette guerre : de ſorte qu’eſloignant encore plus Spitridate, il demeureroit ſeul en tout le Royaume qui fuſt de condition à pouvoir pretendre à la Princeſſe.

Apres donc que Spitridate ſe fut bien confirmé dans la croyance qu’il avoit eſté trompé : il raconta, avec un peu plus de tranquilité qu’auparavant, le deſespoir qu’il avoit eu : & comment il avoit pris la reſolution, d’aller en effet mourir ſi loing de la Princeſſe Araminte ; qu’elle ne peuſt pas meſme sçavoir des nouvelles de ſa mort. Que dans ce funeſte deſſein, il eſtoit allé au Port de mer le plus proche du lieu où il eſtoit, s’embarquer dans le premier Vaiſſeau qui fit voile, ſans demander ſeulement où il alloit. Que par hazard il s’en eſtoit trouvé un de Marchands de Tenedos qui l’avoit reçeu : que de là il avoit eſté à Epheſe, parce que l’on diſoit que Creſus l’alloit attaquer. Qu’en effet il avoit veû toute cette guerre ſans y pouvoir perir, quoy qu’il s’y fuſt aſſez expoſé : que ſe ſouvenant que s’il euſt voulu ſuivre l’ambition d’Arſamone, plus toſt que l’amour de la Princeſſe, il auroit eſté Roy ; & qu’ainſi il avoit preferé les chaiſnes d’Araminte à la Couronne de Bithinie : il avoit fait peindre ſur ſon Bouclier, cét eſclave qui briſoit des Couronnes, & qui choiſissoit des fers, dont je vous ay deſja parlé. Qu’en ce lieu là, apres la fin de la guerre, il s’eſtoit embarqué de nouveau pour aller en Chipre : luy ſemblant qu’une Iſle conſacrée à la Mere des Amours, luy ſeroit plus favorable qu’une autre. Mais qu’en ayant trouvé le ſejour trop plaiſant pour un malheureux, il avoit paſſé en Cilicie : qu’en ſuitte ne pouvant demeurer en un lieu, il avoit voulu ſe remettre en mer : mais qu’un Eſtranger qui ſe trouva eſtre un Mage de Perſe, l’eſtant venu aborder, luy avoit rendu tous les honneurs imaginables : luy diſant cent choſes en une langue qu’il n’entendoit pas. Qu’enfin un Truchement Qu’il avoit pris aveques luy pour la commodité de ſes voyages, luy avoit dit que cét homme eſtoit Perſan, & qu’il le prenoit pour eſtre fils de ſon Roy, que des Marchands avoient pourtant aſſuré avoir veû noyer à Chalcedoine. Spitridate entendant cela, luy fit dire par ce meſme Interprete, qu’il n’eſtoit point Perſan : qu’il eſtoit vray qu’il avoit penſé eſtre noyé à Chalcedoine, mais que pourtant aſſurément il s’abuſoit : & qu’il n’eſtoit point ce qu’il penſoit qu’il fuſt. Mais plus il faiſoit parler ce Truchement, plus ce Perſan s’imaginoit que c’eſtoit une feinte, & qu’il ne laiſſoit pas d’entendre ce qu’il diſoit. En fin. Seigneur, il preſſa & pria ſi inſtamment Spitridate de luy avoüer une verité qu’il ne sçavoit pas ; que s’en trouvant importuné il le laiſſa. Mais cét homme eſtant allé trouver les Magiſtrats de la Ville où ils eſtoient, il leur dit que le Roy ſon Maiſtre avoit perdu l’unique heritier de ſes Eſtats : qui par quelques raiſons cachées, ne vouloit point ſans doute retourner en ſon Païs. Qu’il l’avoit rencontré par haſard ; qu’il eſtoit dans leur Ville, & preſt à ſe rembarquer. Qu’il les conjuroit donc de l’arreſter, & de le renvoyer au Roy ſon Pere : de ſorte que ces Magiſtrats voyant un homme dont la phiſionomie eſtoit fort ſage, & qui de plus avoit fait connoiſſance avec les plus sçavans de leur Ville : envoyerent ordre en effet d’arreſter Spitridate, comme eſtant Fils du Roy de Perſe : & de le traitter pourtant avec tout le reſpect qu’on devoit à une Perſonne de cette condition. Je vous laiſſe à penſer ſi ce Prince fut ſurpris : il fit tout ce qu’il pût pour deſabuser ces gens là : mais plus il parloit, plus le Mage Perſan s’obſtinoit à ſoutenir qu’il eſtoit Cyrus. Enfin ces Magiſtrats envoyerent à leur Prince, & Spitridate, & le Mage : & ce Prince apres les avoir entendus tous deux, reſolut, de peur de faire une faute, de les envoyer l’un & l’autre au Roy de Perſe. Neantmoins dans le doute où il eſtoit, il ne fit pas la meſme deſpense qu’il euſt faite, s’il euſt creû qu’effectivement Spitridate euſt eſté Cyrus : tant y a, Seigneur, qu’il choiſit un homme d’eſprit & de qualité dans ſa Cour, pour luy donner cette commiſſion : & il les fit partir de cette ſorte, avec un aſſez bon nombre de ſoldats, quoy que Spitridate peuſt dire. Je ne m’amuſeray point à vous raconter ſes chagrins, pendant un ſi long chemin, où on le gardoit fort ſoigneusement : mais je vous diray ſeulement que durant ce voyage le Mage mourut : & qu’eſtant enfin arrivez en Perſe, cét Ambaſſadeur apprenant que tout le monde croyoit Cyrus mort, & que des Marchands l’avoient veu noyer, commença de croire Spitridate : ne trouvant pas de raiſon qu’il ne vouluſt point eſtre connu pour fils d’un Grand Roy, s’il eſtoit vray qu’il le fuſt. Si bien que jugeant que puis que ce Mage eſtoit mort, ce ſeroit peut-eſtre paroiſtre à Perſepolis d’une aſſez bizarre maniere : il fut quelque temps à deliberer ſur ce qu’il feroit : pendant quoy eſtant tombé malade comme le Mage, il mourut auſſi bien que luy : De ſorte que Spitridate ſe voyant un peu plus libre, ſe déroba des gens de cét Ambaſſadeur, durant les premiers jours de leur affliction, & ne continua point ſon voyage. Il penſa touteſfois eſtre arreſté par diverſes Perſonnes qui le prenoient pour vous ; Mais comme il ſe reſolut de ſe r’aprocher un peu des lieux où nous eſtions, pour entendre du moins quelqueſfois le nom du Royaume où demeuroit ſa Princeſſe : il paſſa de Perſe en Medie, où il fut ſuivy auſſi en diverſes rencontres, ſans qu’il en compriſt la raiſon. En ſuitte eſtant arrivé ſur les frontieres de Galatie, il y aprit le ſouslevement de la Bithinie, & la guerre que le Roy ſon Pere avoit declarée au Roy de Pont : & il dit depuis à la Princeſſe Ariſtée, que cette nouvelle l’avoit ſi cruellement affligé, qu’il en eſtoit tombé malade : mais avec un tel excés & une telle violence, que jamais perſonne ne l’avoit tant eſté : parce qu’aprenant tous les jours les victoires du Roy ſon Pere & apres encore la mort du Prince Euriclide, il jugeoit bi ? que c’eſtoit un mauvais chemin pour remettre la Princeſſe Araminte dans les premiers ſentimens qu’elle avoit eus pour luy. Ce n’eſt pas qu’il ſouhaitast que le Roy ſon Pere fuſt vaincu : mais c’eſt qu’il ne pouvoit ny sçavoit que ſouhaitter.

Enfin (dit il apres avoir bien exageré ſes deplaiſirs a la Princeſſe Ariſtée) me voicy ma chere Sœur, aſſez bien guery malgré moy, qui viens vous demander conſeil de ce que je dois faire : Car quand meſme ma Princeſſe ſeroit infidelle, je la voudrois touſjours delivrer d’entre les mains d’Artane où j’ay sçeu qu’elle eſt. Il ne vous ſera pas aiſé, luy dit elle, ſi ce n’eſt avec les Troupes du Roy : mais pour pouvoir l’obliger à vous revoir, il ne faut pas que vous teſmoigniez aimer encore la Princeſſe Araminte. Ha ma Sœur, dit il, je ne sçay point feindre ! & je ne sçaurois devoir ma bonne fortune à un menſonge. Mais, helas diſoit il, que penſe & que doit penſer de mon ſilence cette Princeſſe, pendant de ſi grands changemens ? Elle croit peut-eſtre que j’attens en repos que la guerre ſoit finie : afin de venir joüir apres paiſiblement des fruits de la victoire. Mais divine Princeſſe, adjouſtoit il, que vous eſtes injuſte ſi vous le croyez ainſi ! Tant y a, Seigneur qu’apres pluſieurs ſemblables pleintes, Spitridate ſe retira, au lieu où il avoit reſolu de ſe loger : Ariſtée luy aprit pourtant encore auparavant qu’il la quitaſt, que le Prince Intapherne fils de Gadate, qui eſt aujourd’huy dans l’Armée de Ciaxare, avoit rendu de grands ſervices au Roy ſon Pere : & que la Princeſſe Iſtrine ſa Sœur eſtoit venue aupres de la Reine Arbiane, auſſi toſt apres la mort de la Reine Nitocris, qui l’avoit ainſi voulu. En ſuitte de ce diſcours, Spitridate s’en alla, comme je l’ay deſja dit : le lendemain au matin la Reine & la Princeſſe luy manderent qu’il demeuraſt caché, juſques à ce qu’il euſt de leurs nouvelles : & qu’elles s’en alloient au Camp, où Arſamone eſtoit demeuré malade. Comme l’Armée n’eſtoit qu’à une journée d’Heraclée, elles y arriverent le ſoir meſme : mais comme Arſamone eſtoit aſſez mal, ce ne fut que le lendemain au matin qu’il fut mieux, qu’elles luy firent sçavoir qu’elles avoient eu des nouvelles de Spitridate : car pour ne l’expoſer pas, elles ne dirent point qu’il fuſt arrivé. La ſurprise d’Arſamone fut grande au diſcours d’Arbiane : & la Princeſſe Ariſtée remarqua de l’eſtonnement & de la colere ſur ſon viſage. Il luy ſembla pourtant, que malgré des ſentimens ſi tumultueux, elle y vit auſſi quelques legeres marques de joye : en effet comme Arſamone n’avoit plus d’autre Fils, quand il n’auroit eu autre ſentiment que celuy de la haine qu’il avoit pour le Roy de Pont, il euſt touſjours deû eſtre bien aiſe de ſe voir un Succeſſeur. C’eſt pourquoy apres avoir eſté quelque temps ſans parler, ſi Spitridate, dit il à la Reine ſa Femme, revient avec le cœur d’un Eſclave, tel qu’il l’avoit lors qu’il eſchapa de ſa Priſon, il faut luy redonner ſes chaines : Mais s’il revient avec celuy d’un Roy, il faut le traitter en Prince qui le ſera un jour. C’eſt pourquoy Madame, dit il à la Reine, faites luy s’il vous plaiſt sçavoir, qu’il eſt luy meſme l’arbitre de ſon deſtin : que s’il veut achever cette guerre que j’ay ſi heureuſement commencée, & mettre la Princeſſe Araminte entre mes mains comme ma Priſonniere, j’y conſents : & je luy donneray le commandement de mon Armée. Mais s’il penſe n’eſtre revenu que pour continuer d’aimer une Perſonne qu’il ne doit regarder que comme la Fille & la Sœur de nos Tirans : je luy feray bien voir que je ſuis Maiſtre des deux Couronnes que j’ay conquiſes, puis que j’en diſposeray en faveur de qui il me plaira. Il a eſté aſſez longtemps abſent, adjouſta t’il, pour eſtre guery d’une ſemblable paſſion : c’eſt pourquoy, dit il regardant la Princeſſe Ariſtée, je vous donne la commiſſion deſcouvrir dans le fonds de ſon cœur, ſes veritables ſentimens. Car je m’aperçoy bien que vous en sçavez plus que vous ne m’en dittes : & que peut-eſtre Spitridate eſt il deſja à Heraclée. Arbiane voulut alors le nier : mais ce fut d’une façon qui le fit davantage croire au Roy : de ſorte que reprenant la parole, non non, luy dit il, ne craignez rien pour Spitridate s’il eſt ſage : c’eſt pourquoy s’il eſt arrivé comme je le croy, retournez à Heraclée, dit il à la Princeſſe ſa fille, car s’il eſt tel que je dis, je conſens que vous me l’ameniez : & s’il ne l’eſt pas, je permets qu’il s’en retourne en exil. Que ſi pour ma bonne fortune & pour la ſienne il l’eſt devenu, faites le venir icy en diligence : parce que me trouvant mal comme je fais, je ſeray bien aiſe de ne donner pas loiſir à Artane de ſe fortifier dans Cabira. La Reine entendant parler le Roy de cette ſorte, luy advoüa la verité : & le lendemain la Princeſſe retourna à Heraclée, avec un ordre ſecret de la Reine, de prier Spitridate de diſſimuler : & de luy repreſenter que quand Araminte ſeroit ſous la puiſſance d’Arſamone, elles empeſcheroient bien qu’elle ne fuſt mal-traitée. Que de plus, le rare merite de cette Princeſſe, toucheroit peut-eſtre à la fin le cœur de ce Prince : & qu’en un mot il faloit neceſſairement, ſe contraindre & ſe déguiſer pour un temps. La Princeſſe Ariſtée s’aquita de ſa commiſſion admirablement : car dés qu’elle fut arrivé au Palais, elle envoya querir Spitridate : & luy dit tout ce que l’on pouvoit dire, ſur un ſemblable ſujet. Mais comme il ne pouvoit ſe reſoudre à feindre, que penſez vous donc faire ? luy dit elle ; la Princeſſe Araminte eſt dans les mains d’Artane, durant que vous deliberez : où je ne croy pas qu’elle ſoit mieux qu’en celles du Roy mon Pere, & que dans Heraclée, où je la pourray ſervir. Ha ma chere Sœur, dit il, mon ame eſt balancée entre de grandes extremitez ! je sçay bien qu’il faut retirer Araminte, de la puiſſance d’Artane : mais je sçay bien auſſi que je ne la dois pas delivrer, pour la remettre en priſon. On peut choiſir les malheurs comme les plaiſirs, reprit cette Princeſſe ; & je ne voy point de comparaiſon à faire, entre ceux dont il s’agit. Spitridate fut alors aſſez longtemps ſans parler, cherchant en luy meſme s’il n’y avoit point de milieu à prendre : mais plus il y penſoit, moins il en pouvoit trouver. Il euſt voulu ne manquer point de reſpect au Roy ſon Pere : il euſt ſouhaité ne ſe trouver pas dans la faſcheuse neceſſité, de déguiſer ſes veritables ſentimens : il euſt deſiré ardemment, pouvoir rendre le Royaume de Pont, à celuy qui l’avoit perdu : & ne gardant que celuy de Bithinie qui appartenoit au Roy ſon Pere, eſpouser la Princeſſe Araminte, & la mettre un jour ſur le Throſne. Mais il sçavoit bien qu’Arſamone ne conſentiroit pas à une ſemblable choſe : ainſi ne sçachant que faire, il ſouffroit des maux que l’on ne peut exprimer. Neantmoins venant à s’imaginer tout d’un coup, qu’Artane eſtoit en pouvoir de perſecuter ſa Princeſſe : c’eſt trop ma chere Sœur, luy dit il, c’eſt trop demeurer dans l’incertitude de ce que je feray : puis qu’il ſuffit de sçavoir qu’Araminte eſt en la puiſſance de mon Rival, pour ne deliberer pas un moment. Allons, allons donc trouver le Roy : diſons luy, s’il le veut, que nous n’aimons plus : agiſſons comme un Ennemy, afin d’agir apres comme un veritable Amant : & ne craignons pas de nous des honnorer, par un menſonge innocent : & par un déguiſement que je ne fais, que pour remettre en liberté, la plus admirable Princeſſe du Monde. Enfin apres pluſieurs ſemblables diſcours, Spitridate promit à la Princeſſe Ariſtée, d’agir comme elle voudroit aupres du Roy ſon Pere : de ſorte que ſans differer davantage, elle partit dés le lendemain aveques luy : qui ne voulut pas eſtre dans Heraclée, juſques à ce qu’il euſt veû le Roy. Comme ils arriverent au Camp, ils y aprirent que cette nouvelle ayant fort eſmeû Arſamone, il s’eſtoit encore trouvé plus mal : & que depuis le départ de la Princeſſe, il avoit teſmoigné avoir une grande impatience de revoir Spitridate. Il ne fut donc pas pluſtost venu, que pour le contenter on le luy dit : de ſorte que voulant qu’il entraſt à l’heure meſme, il le reçeut malgré ſon mal, avec quelques teſmoignages de tendreſſe. Mais apres ce premier mouvement, dont il ne fut pas le Maiſtre : reprenant un viſage plus ſerieux & plus ſevere ; Spitridate, luy dit il, je ſuis bien aiſe de vous pouvoir dire auparavant qu’il m’empire davantage, que ſi les Dieux diſposoient de moy, je n’entens pas que vous faciez jamais nul traitté ny nulle alliance, avec ceux de qui nous avons eſte Eſclaves : & que je diſpense tous mes Sujets de vous reconnoiſtre pour leur Prince ſi vous le faites. Seigneur, luy dit Spitridate en biaiſant, les Dieux vous laiſſeront ſans doute jouir ſi longtemps de vos conqueſtes, que j’auray loiſir d’aprendre plus preciſément vos intentions. C’eſt pourquoy il ſuffit que vous me faciez la grace de me dire, ce qu’il vous plaiſt que je face preſentement comme voſtre Sujet que je ſuis, ſans me parler de ce que je devrois faire comme Roy que je ne ſuis pas. Je veux, luy reſpondit il, ſi mon mal dure, que vous commandiez mon Armée : que vous alliez contre Artane : & que vous remettiez Araminte en ma puiſſance. Spitridate chercha alors quelques paroles à double ſens, pour ſatisfaire la delicateſſe de ſon amour, & par leſquelles Arſamone qui eſtoit malade, & qui n’avoit pas la liberté d’y prendre garde de ſi prés, peuſt croire qu’il vouloit luy obeïr punctuellement : & en effet il les imagina ſi juſtes, que le Roy eſtant ſatisfait de ſa reſponse, le fit approcher & l’embraſſa : en ſuitte de quoy s’eſtant retiré à une magnifique Tente qu’on luy avoit preparée, il y fut viſité du Prince Intapherne, & de tous les Officiers de l’Armée : car nous avons sçeu depuis toutes ces choſes, par Spitridate meſme. Cependant à trois jours de là, les Medecins dirent à Arſamone, que ſon mal eſtoit ſans peril, mais qu’il ſeroit aſſez long : de ſorte que ne voulant pas perdre temps, il donna ordre à Spitridate de ſe preparer à partir pour aller aſſieger Artane : ordonnant touteſfois à un de ſes Lieutenans Generaux, d’obſerver ce Prince d’aſſez prés. Ainſi Arſamone fut reporté à Heraclée, où la Reine & la Princeſſe ſa Fille l’accompagnerent : car pour la Prince Iſtrine, elle y eſtoit demeurée, pour quelque incommodité : & Spitridate partit & prit la route de Cabira, le Prince Intapherne eſtant ſon premier Lieutenant General, avec lequel il lia une amitié fort eſtroite.

Je vous laiſſe donc à penſer, quelle ſurprise fut la noſtre, lors que nous sçeuſmes par noſtre fidelle Garde, qu’il eſtoit arrivé un Chevalier à Heraclée, avec l’Eſcu dont je vous ay parlé : que nous apriſmes en ſuitte que ce Chevalier eſtoit Spitridate : & que ce Prince avoit eſté ſi bien reçeu du Roy ſon Pere, qu’il l’avoit fait General de ſon Armée. Elle fut ſi grande, Seigneur, que nous fuſmes tres longtemps ſans pouvoir teſmoigner noſtre eſtonnement par des paroles : la joye de sçavoir que Spitridate n’eſtoit pas mort, & l’incertitude du deſſein qu’il avoit en venant contre Artane, occupoient ſi fort l’ame de la Princeſſe Araminte, & la partageoient de telle ſorte, qu’elle ne pouvoit ſe déterminer ny à s’affliger, ny à ſe réjoüir. Quoy qu’il en ſoit, Madame (luy dis-je, lors qu’elle commença de ſe pleindre) je ne puis que je ne ſois bien aiſe de sçavoir que Spitridate eſt vivant : je ſuis dans les meſmes ſentimens, reprit elle, mais cela n’empeſche pas que mon ame ne ſoit en inquietude : Car enfin Arſamone n’aura pas changé les ſiens : & il ſemble preſques indubitable, que puis que Spitridate paroiſt eſtre bien aveques luy, il faut qu’il ne ſoit plus ce qu’il eſtoit. Ha, Madame, luy dis-je, il ne faut pas le condamner ſans l’entendre : il y a pourtant bien de l’apparence, me reſpondit elle, que je ne me trompe pas : une auſſi longue abſence qu’a eſté la ſienne, peut aiſément l’avoir guery de la paſſion qu’il avoit pour moy ; & la poſſession de deux Royaumes, peut eſtre facilement preferée à celle d’une Princeſſe, qu’il y a ſi long temps que l’on n’a veuë, & qui n’a que l’infortune en partage. Enfin Heſionide, ſi Spitridate eſt fidelle, c’eſt un miracle : & s’il ne l’eſt pas, c’eſt ſans doute le plus grand malheur qui me puiſſe arriver. Ainſi ne sçachant ſi je dois faire des vœux pour luy ou contre luy ; ne sçachant, dis-je, s’il vient me delivrer, ou me faire ſa priſonniere : j’ay l’ame en une inquietude que je ne puis vous faire concevoir. Je fis alors tout ce qui me fut poſſible, pour diminuer ſa crainte, & pour fortifier ſon eſperance : mais à vous dire le vray, je penſe qu’elles regnerent ſuccessivement dans ſon cœur durant pluſieurs jours, & qu’elle ne demeura pas bien d’accord avec elle meſme. Cependant Artane eſtoit bien empeſché : le nom de Spitridate, de qui il sçeut le retour augmenta ſa frayeur : & toute la force de ſon amour, ne l’en pût jamais garantir. comme il avoit de braves gens aveques luy, ils l’obligerent malgré qu’il en euſt, à aller au devant de leur ennemy, & à ſe reſoudre de hazarder une Bataille. Il s’y oppoſa quelque temps : mais enfin craignant ſans doute que s’il deſcouvroit toute ſa laſcheté ils ne l’abandonnaſſent, il y conſentit, & ſe reſolut meſme d’y eſtre. De ſorte que toutes les Troupes eſtant arrivées devant les Murailles de la Ville où nous eſtions, il en fit la reveuë, & partit ſans dire adieu à la Princeſſe : là laiſſant ſous la garde d’un Capitaine, qui eſtoit abſolument à luy. Je ne vous diray point, Seigneur, tout ce que l’on fit à ce reſte de guerre : mais je vous diray ſeulement, que Spitridate vainquit : & que le laſche Artane ayant eſté engagé malgré luy à combatre, fut mortellement bleſſé, de la propre main de Spitridate, qui le fit ſon priſonnier : ce perfide vivant ſeulement autant qu’il falut pour luy avoüer la ſupposition qu’il avoit faite de la Lettre de la Princeſſe & de la mienne. Je debris de cette Armée défaite, ſe ſauva dans la Ville où nous eſtions : ſi bien que tout ce qui eſtoit demeuré de Chefs s’aſſemblerent, & reſolurent de prendre les ordres de la Princeſſe : eſperant par là faire un Traité plus avantageux avec Spitridate. Tous ces Capitaines vinrent donc en corps la trouver dans ſa Chambre, où nous ne sçavions rien de ce qui eſtoit arrivé : parce qu’Artane avoit mené aveques luy le Garde qui nous advertiſſoit de toutes choſes, & qu’il avoit peri à la Bataille. D’abord qu’elle les vit, elle ne sçavoit que penſer de cette viſite : mais un d’eux prenant la parole, Madame, luy dit il, nous venons vous demander pardon de noſtre rebellion paſſée : nous venons vous aprendre qu’Artane a perdu la Bataille & la vie (car ils avoient sçeu ſa mort) & nous venons enfin prendre les ordres de vous, comme de la Fille & de la Sœur de nos Rois. C’eſt donc à vous, Madame, à nous dire ce qu’il vous plaiſt que nous faſſions : ſi vous voudrez vous rendre, ou ſi vous voulez que nous vous deffendions, contre le Prince Spitridate, puis que lequel que vous choiſſiez des deux, nous ſommes preſts de vous obeïr. Vous m’aprenez tant de choſes ſurprenantes à la fois, dit elle, que je ne puis pas vous reſpondre d’improviſte ſi preciſément : ce qu’il y a pourtant de certain, c’eſt que je n’ay point d’autre parti à prendre que celuy du Roy mon Frere : que ſes ennemis ſont les miens : & que s’ils ne veulent pas nous faire juſtice, il ſera plus beau de mourir en ſe deffendant, que de ſe rendre laſchement. Cependant, adjouſta t’elle encore, puis que de Sujets rebelles, vous eſtes devenus mes Protecteurs : je vous conjure de vouloir donner tous les ordres neceſſaires pour la conſervation de la Ville : & de n’entreprendre rien que je ne le sçache : Auſſi bien ne jugeay-je pas que vous puiſſiez faire autre choſe preſentement, que vous deffendre, ſi on nous attaque. Voila donc. Seigneur, un grand changement en noſtre fortune : nos Gardes devinrent preſques nos Eſclaves : & celle que l’on tenoit en priſon, commanda à ceux qui la tenoient captive. Mais pendant cela, Spitridate n’eſtoit pas ſans inquietude, au milieu de la joye que luy donnoit la victoire : puis qu’il n’eſtoit pas ſi abſolument Maiſtre de ſon Armée, qu’il peuſt en faire ce qu’il vouloit. Ainſi il falut en aparence qu’il agiſt comme un ennemi contre la Princeſſe : & en effet comme un homme qui preferoit ſon amour à toutes choſes. Il envoya donc ſommer la Ville de ſe rendre à diſcretion, apres l’avoir inveſtie de toutes parts : car il ne pût faire autrement, parce que ce Lieutenant General qu’Arſamone luy avoit donné, eſtoit un eſprit ſevere & opiniaſtre. De ſorte que lors que la Princeſſe sçeut ce que Spitridate avoit mandé ; luy qui ne sçavoit pas que ceux entre les mains de qui elle eſtoit, la reconnoiſſoient alors pour leur Princeſſe : elle fit venir ce Heraut en ſa preſence : Et l’eſprit irrité comme elle l’avoit, dites à voſtre Maiſtre, luy dit elle, que les Princeſſes de Pont n’ont point accouſtumé de recevoir des commandemens des Princes de Bithinie, mais pluſtost de leur en faire depuis long temps : & que je n’uſſe jamais creû, que la Sœur du Prince Sinneſis euſt deû eſtre traitée de cette ſorte, par le Prince Spitridate. Que neantmoins puis qu’il agit ſi injuſtement, il peut s’aſſurer qu’il trouvera peut-eſtre plus de difficulté à vaincre la Princeſſe Araminte, qu’il n’en a trouvé à ſurmonter Artane. Apres cette reſponce, le Heraut ſe retira : & la Princeſſe demeurant en liberté de ſe pleindre aveques moy ; & bien, Heſionide, me dit elle, que dittes vous de Spitridate ? Je dis qu’il vient vous delivrer, Madame, luy reſpondis-je, car je n’ay garde de le ſoubçonner de ne vouloir vous avoir en ſa puiſſance, que pour vous remettre en celle d’Arſamone. La ſervitude n’eſt pourtant gueres le chemin de la liberté, repliqua t’elle, & peu d’Amants ont delivré les Perſonnes qu’ils ont aimées, par une voye ſi extrordinaire. Mais, Madame, repris-je, que voudriez vous que fiſt Spitridate, en l’eſtat où ſont les choſes ? je n’en sçay rien, me reſpondit elle en ſouspirant, mais du moins sçay-je bien que je ne voudrois par que ce fuſt de ſa main que je fuſſe miſe en la puiſſance du deſtructeur de ma Maiſon. Touteſfois Heſionide, adjouſta t’elle, j’ay tort de me pleindre de la Fortune en cette rencontre : puis qu’au contraire je dois luy rendre grace, de ce que du moins elle fait ce qu’elle peut, pour me donner ſujet d’oſter de mon cœur, l’injuſte tendreſſe que j’y conſervois pour Spitridate, quoy que Fils de l’ennemy declaré du Roy mon Frere. Je n’en ſuis pourtant pas encore là, je l’advouë aveques honte, pourſuivit elle, ſi bien que tout ce que je puis faire pour vous, eſt de connoiſtre ſeulement que je le dois. Je n’aurois jamais fait, Seigneur, ſi je vous rediſois tout ce que dit cette Princeſſe en cette rencontre : non plus que tout ce que penſa Spitridate au retour de ce Heraut qu’il avoit envoyé. Car comme il n’avoit oſé luy faire rien dire d’obligeant, de peur de ſe rendre ſuspect : il connut bien par ſa reſponse, qu’il s’eſtoit trompé, lors qu’il avoit creu que cette Princeſſe le devoit aſſez bien connoiſtre pour croire qu’il feignoit, lors qu’il agiſſoit avec elle comme un ennemy. Il eut pourtant quelque conſolation, d’aprendre que ceux qui eſtoient demeurez Chefs des Troupes d’Artane luy obeïſſoient : & de ce que c’eſtoit directement avec elle qu’il faloit traiter. De ſorte que changeant de ſentimens, il tint conſeil de guerre le lendemain : où il declara, qu’il ne trouvoit pas glorieux d’entreprendre de forcer une Ville, qui n’eſtoit deffenduë que par une Princeſſe : ſans avoir du moins fait tout ce qui ſeroit poſſible, pour l’obliger à ſe rendre, avant que d’en venir à la force. Si bien que pour eſpagner, diſoit il, les Troupes du Roy ſon Pere, & pour garder quelque bien-ſeance, avec une Grande Princeſſe ; il eſtoit reſolu de luy envoyer demander la grace de luy parler. La plus grande partie des Chefs, de qui Spitridate commençoit d’eſtre fort aimé, & principalement d’Intapherne, approuverent ſon advis : & il n’y eut preſques que ce Lieutenant General, dont je vous ay deſja parlé, qui s’y oppoſa. Bien eſt il vray que ce fut avec beaucoup de violence, comme nous l’avons sçeu depuis : mais quoy qu’il peuſt faire, comme les reſolutions des Conſeils de guerre paſſent à la pluralité des voix, & que celle du General y peut beaucoup, il falut qu’il cedaſt, & que Spitridate fiſt ce qu’il vouloit. Il envoya donc une ſeconde fois vers la Princeſſe : mais il y envoya un homme d’eſprit, & qui luy eſtoit fidelle : avec ordre de la ſupplier tres humblement, qu’il peuſt avoir l’honneur de luy parler, auparavant que d’eſtre forcé de rien entreprendre contre elle. Il luy fit dire qu’il la conjuroit par la glorieuſe memoire du Prince Sinneſis, de ne le refuſer pas : & de croire qu’il eſtoit touſjours le meſme Spitridate qu’elle avoit connu. Cét Envoyé eut cét ordre en particulier : car devant tous ſes Capitaines, ce Prince luy commanda de parler d’une façon moins tendre & moins obligeante. S’il euſt ſuivi les mouvemens de ſa paſſion, il n’euſt pas ſongé à ſa ſeureté, & ſeroit entré dans Cabira, ſans meſme obliger la Princeſſe à luy engager ſa parole : mais n’eſtant pas Maiſtre abſolu de luy meſme, & n’eſtant pas à propos de ſe rendre ſuspect aux ſiens : il ſouffrit qu’on la ſuppliast en ſon nom de ſe donner la peine de venir ſur une Platte-forme avancée, qui eſt à un coſté de la Ville, & qui n’eſtant pas fort haute, luy permettroit de luy pouvoir parler ſans qu’elle en euſt beaucoup d’incommodité. Voila donc. Seigneur, l’ordre que reçeut cét Envoyé de Spitridate : de qui l’arrivée me donna une grande de conſolation, auſſi bien qu’à la Princeſſe : qui commença alors d’eſperer, qu’elle s’eſtoit abuſée, au jugement qu’elle avoit fait de ce Prince. Neantmoins elle fut ſi ſurprise, qu’elle demanda deux heures à celuy qui venoit de ſa part pour luy reſpondre : & en effet pour pretexter la choſe, elle fit aſſembler tous les Chefs pour tenir Conſeil : mais en les attendant, ce fut veritablement aveques moy, qu’elle prit la reſolution qu’elle vouloit ſuivre. Je voyois bien dans ſes yeux qu’elle avoit de la joye, de ce qu’elle pouvoit eſperer que ce Prince n’eſtoit pas auſſi coupable qu’elle l’avoit creû : & j’apercevois qu’elle advit auſſi de l’inquietude pour reſoudre ſi elle le verroit, ou ſi elle ne le verroit pas. La voyant donc en cette peine, je luy dis que je trouvois qu’elle avoit tort, de mettre la choſe en doute : Ha Heſionide, me repliqua t’elle, vous avez grand tort vous meſme, de croire qu’elle ſoit ſi aiſée à determiner : car ſi Spitridate eſt devenu un Prince ambitieux, qui prefere la poſſession de deux Couronnes à mon amitié, je ne le dois point voir, puis que je le verrois inutilement. Mais ſi au contraire il eſt encore tel que je l’ay veu autrefois, je ne le dois point voir, non plus : puis qu’il me ſeroit impoſſible de n’eſtre pas auſſi pour luy, la meſme que j’eſtois en ce temps là. Cependant les choſes n’eſtant plus aux meſmes termes, je dois changer de ſentimens : c’eſt pourquoy Heſionide, je penſe qu’à conclurre raiſonnablement : il faudroit ne voir point Spitridate. Touteſfois je ſens bien que ſi on me conſeille de le voir je le verray : & que ſi je le voy innocent, je ne le pourray pas haïr. S’il eſt innocent, Madame, luy dis-je, vous ſeriez injuſte de luy oſter voſtre affection : & je trouve, de quelque coſté que je regarde la choſe, que vous le devez touſjours voir. Car quand meſme il ſeroit voſtre ennemy, en l’eſtat où vous eſtes reduite, il faudroit neceſſairement avoir recours à ſa clemence : & s’il eſt toujours voſtre Amant, il faut tout attendre de ſa generoſité & de ſon amour. Enfin, Seigneur, il ne me fut pas fort difficile de perſuader à la Princeſſe de voir Spitridate : mais comme j’attendois beaucoup de cette entre-veuë, pourveu qu’elle ſe fiſt en lieu où ils peuſſent parler aveque liberté ; je m’aviſay de dire à la Princeſſe, qu’il ſeroit beaucoup mieux qu’elle viſt Spitridate au milieu d’un Pont qui traverſe une Riviere, qui paſſe au pied des Murailles de la Ville. Et en effet, apres que la Princeſſe eut tenu Conſeil, & que tous ces Capitaines, qui ne prevoyoient aucune fin heureuſe à ce Siege, que par une Capitulation avantageuſe, & qui ne voyoient nulle eſperance de ſecours, luy eurent conſeillé de voir Spitridate : elle fit venir celuy que ce Prince luy avoit envoyé, pour luy dire qu’elle accordoit à ſon Maiſtre, ce qu’il luy avoit demandé : commandant à un de ſes Capitaines, de l’inſtruire du lieu où elle ſouhaitoit que ſe fiſt cette entre-veuë le lendemain au matin : & de l’ordre qui y devoit eſtre gardé : pendant quoy il y auroit treſve entre l’Armée de Spitridate, & les gens de guerre de la Ville. Apres que cét Envoyé eut veu ce Pont, & qu’il fut retourné vers ſon Maiſtre, qui approuva ce changement de lieu, & qui le fit sçavoir à la Princeſſe : le reſte du jour & la nuit ſuivante furent employez à preparer l’endroit où ſe devoit faire cette entre-veuë, qui fut une des plus belles choſes du monde.

Comme la Riviere eſt large, le Pont que l’on y a baſti eſt fort grand & fort ſuperbe : ſi bien qu’il contribuoit encore beaucoup à la magnificence de cette action. Car juſtement ſur l’Arcade du milieu, on dreſſa une Barriere qui le traverſoit en ſa largeur, que l’on couvrit de riches Tapis de Sidon : & droit au deſſus, on tendit un grand & riche Pavillon, retrouſſé des deux coſtez avec des Cordons à houpes d’or, pour garantir la Princeſſe des rayons du Soleil. De ſorte que le lendemain au matin, Spitridate qui avoit reçeu aveque joye la permiſſion de voir la Princeſſe, ne manqua pas, aupres avoir rangé ſes Troupes en Bataille à la veuë de la Ville ; & avoir fait avancer cinq cens hommes de pied juſques au bout de ce Pont, ſuivant ce qui avoit eſté convenu : de s’avancer luy meſme, ſuivy de deux cens Chevaux ſeulement. La Princeſſe d’autre coſté, commanda que toutes les Murailles de la Ville fuſſent bordées de gens de guerre : & que pareil nombre d’Infanterie & de Cavalerie occupaſt l’autre bout du Pont. Elle ne sçeut pas pluſtost que Spitridate eſtoit arrivé, qu’elle partit pour y aller : mais ſi belle, que j’eſtois eſtonnée de voir enſemble tant de beauté, & tant de melancolie. Comme j’avois apprehendé qu’en allant depuis le bout de ce Pont juſques au milieu, le Soleil ne l’incommodaſt ; j’avois obligé ſes Femmes de la coiffer comme lors qu’elle alloit à la Chaſſe, du temps qu’elle eſtoit à Heraclée : c’eſt à dire avec quantité de plumes volantes, & un peu eſlevées tout à l’entour de la teſte, afin de porter ombre ſur ſon viſage. La Princeſſe eſtant donc plus parée qu’elle ne penſoit l’eſtre, tant ſon eſprit eſtoit occupé de diverſes choſes, fut au bout du Pont, ſuivie de toutes ſes Femmes, & accompagnée de tous les Chefs de ſes Troupes : auſſi toſt qu’elle parut, Spitridate s’avança à pied, ſuivy à peu prés d’autant de gens qu’en avoit la Princeſſe. Mais les uns & les autres s’arreſterent des deux coſtez, à dix ou douze pas de la Barriere & du Pavillon, ſous lequel la Princeſſe alla, & où nous fuſmes auſſi, touteſfois un peu derriere elle. Spitridate avoit un habillement de guerre le plus beau du monde : & malgré ſa melancolie, il avoit la mine ſi haute, & l’air ſi agreable ce jour là, que je ne j’avois jamais veû mieux. Dés qu’il aperçeut la Princeſſe, il la ſalüa d’aſſez loing, avec beaucoup de reſpect : & s’approchant tous deux de la Barriere en meſme temps, les gens des deux Partis demeurant ſur les armes comme je l’ay dit, Spitridate fit encore une profonde reverence à la Princeſſe, qu’elle luy rendit fort civilement. En ſuitte de quoy prenant la parole, ce n’eſt pas Madame, luy dit il, pour venir capituler aveque vous, que j’ay demandé d’avoir l’honneur de vous parler, mais pour venir prendre vos ordres : & pour venir vous rendre conte de mon exil ; de mon retour ; & de ce que je fais preſentement. Enfin divine Princeſſe, ſi ce que le Roy mon Pere a fait, ne m’a pas rendu indigne d’eſtre eſcouté de vous, je viens vous aprendre toute ma vie paſſée ; afin d’aprendre en ſuite de voſtre bouche, quelle elle doit eſtre à l’advenir. Lors que je vous entens parler ainſi, reſpondit la Princeſſe, il me ſemble en effet que vous eſtes ce meſme Spitridate, choiſi par le feu Roy mon Pere, pour entrer dans ſon alliance : ſi tendrement aimé du Prince Sinneſis : & ſi parfaitement eſtimé de la malheureuſe Araminte. Il me ſemble, dis-je, que vous eſtes ce Spitridate, qui a ſouffert deux priſons pour l’amour de moy, avec une generoſité extréme : & qui m’a donné cent marques, d’une affection tres conſtante. Mais dés que je ne vous eſcoute plus, & que je regarde cette Barriere & tous ces gens de guerre qui vous environnent ; j’advoüe que vous ne paroiſſez plus à mes yeux ce meſme Spitridate que je dis : & que je ne voy plus en voſtre perſonne que le Fils d’Arſamone, c’eſt à dire de l’ennemy mortel du Roy mon Frere. Ha Madame, s’écria ce Prince, eſcoutez moy donc s’il vous plaiſt, ſi vous me voulez connoiſtre pour ce que je ſuis : & ne regardez plus ce qui pourroit ſeduire voſtre raiſon, & me faire paſſer dans voſtre eſprit, pour ce que je ne ſuis point du tout. J’advoüe Madame, pourſuivit il, que ſi je n’avois pas violente paſſion pour vous, j’aurois peine à ne trouver pas que le Roy mon Pere a quelque raiſon de vouloir rentrer en poſſession d’une Couronne, qu’on luy avoit arrachée par force de deſſus la teſte : mais puis qu’il ne l’a pu faire, qu’en détruiſant voſtre Maiſon, je le regarde malgré tous les ſentimens de l’ambition & de la Nature, comme un uſurpateur de ſon propre Royaume : tant il eſt vray que mon amour pour vous eſt violente dans mon cœur. Vous sçavez, luy dit la Princeſſe, qu’Arſamone n’en eſt pas demeuré la : & que le Royaume de Pont n’eſt pas moins ſous ſa puiſſance, que celuy de Bithinie : de ſorte que s’il a fait une guerre juſte pour reprendre l’un, il en a fait une tres injuſte pour conqueſter l’autre. Je l’advoüe Madame, luy dit il, mais s’il eſtoit permis à un Amant, de dire quelque choſe pour excuſer ſon Pere, je dirois que l’ambition & la vangeance n’eſtans guere accouſtumées de s’enfermer dans les borne que la raiſons & la juſtice leur preſcrivent : il ne faut pas s’eſtonner ſi un Prince outragé & ambitieux, n’a pas fait tout ce que juſtement il devoit faire, ſelon l’equité naturelle. Mais Madame, je ne veux point aprouver une choſe, que je n’aurois jamais faite, vous aimant comme je vous aime : Ainſi j’advouë donc que le Roy mon Pere a tort : qu’il merite le nom de cruel Ennemy, & que je ſuis Fils d’un uſurpateur. Mais, Madame, ſouvenez vous s’il vous plaiſt : que lors que je commençay de vous adorer, vous eſtiez, ſi je l’oſe dire, ce que je ſuis : & que j’eſtois ce que vous eſtes : puis que ſi le Roy mon Pere a oſté le Royaume de Pont à voſtre Maiſon, le voſtre retenoit celuy de Bithinie, qui apartenoit à la mienne. Cependant je vous aimay ; je vous adoray : & toute Fille d’uſurpateur que vous eſtiez (ſi je puis parler ainſi, ſans perdre le reſpect que je vous dois) je m’attachay pour touſjours à voſtre ſervice. Eh pleuſt aux Dieux que les choſes en fuſſent encore aux rneſmes termes qu’elles eſtoient : pleuſt aux Dieux, dis-je, que je fuſſe encore Sujet du Roy voſtre Frere, & qu’il me fuſt encore permis d’eſperer, ce que j’eſperois en ce temps là. Une auſſi longue abſence que la voſtre, reprit la Princeſſe, vous aura ſans doute bien fait changer de ſentimens : car ſi cela n’euſt pas eſté, voſtre exil malgré ma deffence auroit eſté moins long. Spitridate entendant ce reproche, luy raconta alors en peu de mots, la cauſe de ſon départ de Paphlagonie : la fourbe d’Artane : ſon deſespoir lors qu’il la croyoit infidelle : ſes voyages ; ſon retour ; & ſa douleur d’aprendre tant de victoires obtenuës par le Roy ſon Pere : & de sçavoir en meſme temps, qu’elle eſtoit entre les mains de ſon Rival. Voila donc Madame (luy dit il à la fin de ce petit recit) quelle a eſté la vie du malheureux Spitridate : il vous a aimée, lors que le Roy voſtre Pere retenoit un Royaume, où il pouvoit pretendre quelque part : il vous a adorée, lors qu’il vous a creüe infidelle : il a pleuré pour les victoires du Roy ſon Pere : il s’eſt affligé de la conqueſte de deux Royaumes : il a preferé la qualité de voſtre Eſclave à celle de Roy ; & il vous adore encore, toute injuſte & toute irritée que vous eſtes contre luy : Mais juſques à tel point, qu’il n’eſt preſques rien qu’il ne ſoit capable de faire. Ouy Madame, pourveû que vous ne m’ordonniez pas de tourner mes armes contre le Roy mon Pere, je feray tout ce que vous me commanderez : & je ne sçay meſme ſi vous aviez l’injuſtice de le vouloir abſolument, ſi j’aurois aſſez de vertu pour vous reſister longtemps. Apres cela, Madame, ſuis coupable ? Je prens les armes, il eſt vray : mais c’eſt pour tuer Artane, & pour vous tirer de ſes mains. Je les porte encore, je l’advoüe : mais comment euſſay-je pû vous parler pour sçavoir voſtre volonté, ſi je n’euſſe paru eſtre vôtre ennemy ? Ainſi Madame, eſtant tres malheureux, & n’eſtant point du tout coupable, vous ſeriez tres injuſte, ſi vous changiez de ſentimens pour moy. Quand vous m’aurez perſuadé voſtre innocence, repliqua la Princeſſe en ſouspirant, vous n’en ſerez gueres plus heureux : car enfin, Spitridate, la veritable generoſité ne peut ſouffrir, que je conſerve une affection comme celle que j’ay pour vous, pour le Fils de l’ennemy declaré du Roy mon Frere. Car de grace, jugez un peu je vous prie, en quel deplorable eſtat eſt ce Prince : luy, qui de deux Royaumes qu’il avoit, n’a plus qu’un ſeul Vaiſſeau ſous ſa puiſſance : & qui eſt meſme encore ſans doute plus ſous celle des vents & des vagues, que ſous la ſienne. Et vous voudriez, Spitridate, que je me rendiſſe ſans conditions ! & que je vous permiſſe d’eſperer de me voir un jour (ſi Arſamone y pouvoit conſentir) monter ſur le Throſne de mes Peres, qui ne m’apartient pas, pendant que le Roy mon Frere, à qui il apartient, languiroit miſerable & exilé ! ha non non, je n’en ſuis point capable : & ſi vous l’avez penſé, vous m’eſtimez trop peu, & vous ne me connoiſſez point du tout. Je vous ay eſtimé, je l’advoüe, & je vous eſtime encore : & ſi ce mot eſt meſme trop foible pour exprimer mes ſentimens, penſez en un plus tendre & plus obligeant pour vous ſatisfaire, j’y conſens. Mais apres tout, quoy que mon cœur ſoit pour vous ce qu’il eſtoit à Heraclée, je ne puis plus agir aveques vous, que comme avec le Fils de mon Ennemy. C’eſt pourquoy, Spitridate, il faut faire neceſſairement de deux choſes l’une : ou obliger le Roy voſtre Pere à ſe contenter du Royaume de Bithinie, & à rendre celuy de Pont : ou vous reſoudre à n’avoir cette Place que par la force : ou du moins par une capitulation, qui me permette d’aller où eſt le Roy mon Frere quand je le sçauray. Car enfin je vous le declare, je ne veux point du tout que vous me mettiez entre les mains d’Arſamone : & il n’eſt rien que je ne face, pluſtost que de m’y reſoudre. Je sçay bien, adjouſta t’elle, que la Reine Arbiane, & la Princeſſe Ariſtée me protegeroient : mais je sçay bien auſſi, que toute l’Aſie me pourroit ſoubçonner d’une laſcheté ou d’une foibleſſe, dont je ne ſuis point capable. C’eſt pourquoy, Spitridate, il ne faut point ſonger à me faire changer de ſentimens, puis que ce ſeroit inutilement : & s’il vous reſte quelque ſouvenir du Prince Sinneſis qui vous a tant aimé : promettez moy que vous ne me remettrez pas ſous la puiſſance d’Arſamone, en cas que la Fortune me reduiſe ſous la voſtre. Je vous promets toutes choſes Madame, reprit il, pourveû que vous me promettiez de ne haïr point Spitridate, s’il ne peut pas faire tout ce que vous deſirerez de luy. Les Dieux sçavent, ſi j’eſtois Maiſtre abſolu des deux Royaumes dont il s’agit, ſi vous n’en ſeriez pas l’arbitre : & ſi vous n’en diſposeriez pas abſolument. Je croy meſme, adjouſta t’il, que ſi vous pouviez vous paſſer de Couronne, je conſentirois ſans murmurer, que celle de Bithinie me fuſt oſtée une ſeconde fois, pluſtost que de vous deſplaire ; mais Madame, les choſes n’en ſont pas là : le Roy mon Pere les poſſede ; & tout ce que je puis eſt de luy faire parler par la Reine ma Mere, & par la Princeſſe ma Sœur : car pour moy ſi je quittois l’Armée, je craindrois qu’il ne me permiſt pas d’y revenir : & qu’ainſi je ne puſſe plus eſtre en eſtat de m’attacher inſeparablement à voſtre fortune, comme j’en ay le deſſein : Joint auſſi, que je n’y ay pas grand credit. Mais, Madame, oſerois-je vous dire, que ſi le malheureux Spitridate eſtoit dans voſtre cœur comme il y pourroit eſtre, vous n’agiriez pas comme vous faites ? vous laiſſeriez aux Dieux, le ſoing de la conduite des choſes : vous attendriez du temps, le reſtablissement du Roy voſtre Frere : & vous ne refuſeriez pas à un Prince qui a ſouffert pour vous la priſon, l’exil, & tous les ſuplices imaginables ; la conſolation de vous voir en un lieu où il pourroit vous ſervir : & où il pourroit peut eſtre un jour vous faire paſſer de la Priſon ſur le Throſne : & vous mettre en eſtat de redonner une Couronne au Roy de Pont. Ce n’eſt pas, Madame, que je ne ſois reſolu de vous obeïr exactement : mais c’eſt que comme je prevoy bien que je ne gagneray rien aupres du Roy mon Pere : je prevoy bien auſſi à quelle eſtrange extremité je me trouveray reduit. Comme je ne veux pas vous obliger aux choſes impoſſibles (interrompit la Princeſſe l’eſprit un peu aigri) ſi vous n’obtenez rien, je vous rendray la Ville où je ſuis, à condition que l’on me conduira où je voudray aller : car ſi on ne le fait pas, on m’enſevelira ſans doute ſous les ruines de ſes Ramparts. Cependant pour jouïr en repos des conqueſtes du Roy voſtre Pere, vous oublierez la Princeſſe Araminte : & faiſant ſucceder l’ambition à l’amour, vous vivrez auſſi heureux, qu’elle ſera infortunée. Ha cruelle Perſonne, luy dit il, je vous feray bien voir que je ne ſuis pas capable de faire ce que vous dittes : Non non. Madame, vous ne verrez point Spitridate heureux, tant que vous ſerez infortunée : & vous ne le verrez jamais Roy, que vous ne ſoyez en eſtat de ſouffrir que vous puiſſiez eſtre Reine. Je vous le proteſte devant les Dieux qui m’eſcoutent : Mais du moins, Madame, promettez moy que quand j’auray tout abandonné pour vous, vous me permettrez de ſuivre voſtre deſtin, & de ne vous quitter jamais. La Princeſſe eſtant touchée de ce que Spitridate luy diſoit, & ſe repentant de l’avoir affligé : je veux croire, luy dit elle, que tous vos ſentimens ſont genereux : & je veux bien meſme vous promettre, de ne vous ſoubçonner jamais legerement. Mais accordez moy la meſme grace : & ſoyez perſuadé, qu’encore que j’agiſſe comme voſtre ennemie en pluſieurs choſes, vous ſerez pourtant touſjours dans mon cœur comme vous y avez eſté, dans le temps où vous ne vous pleigniez pas de moy. Neantmoins quoy que cela ſoit ainſi, je ne laiſſe pas de vous dire, que ſelon les aparences, nous ne nous reverrons jamais : Ha Madame, dit Spitridate, ce que vous me dittes eſt ſi cruel, qu’il s’en faut peu que pour vous monſtrer que je ne vous abandonneray de ma vie, je ne paſſe de voſtre coſté : & ne tourne mes armes contre ceux que je commande. Je n’ay pas l’eſprit ſi violent que vous l’avez, reprit elle, & comme je ne pretens pas faire rien indigne de moy, je ne voudrois pas auſſi que vous fiſſiez rien indigne de vous. C’eſt pourquoy ſans nous pleindre plus long temps inutilement, adjouſta t’elle en ſoupirant, retirez vous Spitridate : envoyez vers Arſamone, pour taſcher de l’amener à la raiſon : repreſentez luy par ceux qui luy parleront, que pour conſerver en paix le Royaume de Bithinie qui luy apartient, il doit rendre celuy de Pont, qui ne luy apartient pas : & faites enfin tout ce que vous pourrez pour vôtre ſatisfaction & pour la mienne. Mais ſi vous ne pouvez fléchir Arſamone, ſouvenez vous du moins de me conſerver la liberté, ſi vous me voulez conſerver la vie. Spitridate eſtoit ſi touché des paroles de la Princeſſe, qu’il ne pouvoit preſques luy reſpondre : quoy Madame, dit il, vous voulez deſja m’abandonner ! La bien-ſeance le veut, reſpondit elle, & il luy faut obeïr. Mais encore une fois, Spitridate, je veux mourir libre : & encore une fois Madame, interrompit il, je veux mourir voſtre Eſclave. Ce n’eſt point aux heureux, reprit elle, à deſirer la mort : ce n’eſt point en effet aux infortunez, repliqua t’il, à deſirer la vie : c’eſt pourquoy, Madame, ſi je ne gagne rien ny ſur l’eſprit du Roy mon Pere, ny ſur le voſtre : quand je vous auray remiſe en liberté, je ne regarderay plus que le Tombeau. Comme voſtre vie m’eſt & me ſera touſjours chere, reſpondit elle, je veux que vous la conſerviez : mais encore une fois, Spitridate, retirez vous : & dittes à vos Capitaines, ce que je diray aux miens : je veux dire que vous ne pouvez reſpondre aux propoſitions que je vous faits, ſans avoir envoyé vers le Roy voſtre Pere. Vous avez l’eſprit ſi libre, Madame, interrompit il, qu’il eſt aiſé de voir que voſtre cœur n’eſt guere engagé : Vous avez l’ame ſi Grande, reſpondit elle, que ce reproche n’eſt pas digne de vous. Mais Spitridate je vous le pardonne : & je veux bien meſme que vous ne croiyez pas de moy, ce que vous faites ſemblant d’en croire. En diſant cela, elle luy fit la reverence, & le força de ſe retirer : apres avoir arreſté enſemble, que la treſve dureroit, juſques à la reſponse d’Arſamone. Pour moy je ne vy jamais rien de plus touchant, que cette ſeparation : Spitridate devint paſle, comme s’il euſt deû mourir : & la Princeſſe malgré ſon grand cœur, parut ſi melancolique en cét inſtant, qu’elle euſt pû conſoler ce Prince, s’il euſt eſté capable de bien remarquer les mouvemens de ſon viſage. Il la ſuivit des yeux le plus loing qu’il pût : mais il eſtoit ſi interdit, qu’il ne sçavoit ſans doute ce qu’il voyoit.

comme la Princeſſe eut fait trois ou quatre pas, je m’approchay de la Barriere ſans qu’il y priſt garde : juſques à ce que luy parlant il me reconnut. Seigneur luy dis-je, la Fortune offre une grande matiere d’exercice à voſtre generoſité : & cette meſme Fortne, reſpondit il, en donne une bien ample à la bon té d’Heſionide, qui me peut utilement proteger aupres de la divine Araminte. Je le feray Seigneur, luy dis-je en me retirant, mais faites auſſi tout ce que vous devez. Cela fut dit ſi bas & ſi viſte, qu’à peine quelqu’une des filles de la Princeſſe, s’en pût elle apercevoir : & un moment apres me remettant à ſuivre les autres, nous retournaſmes à la Ville : où nous ne fuſmes pas ſi toſt entrées, que Spitridate ne pouvant plus voir la Princeſſe, remonta à cheval, & ſe retira vers les ſiens. Il dit à ſes Capitaines, ce qu’elle luy avoit ordonné de leur dire : & ſans perdre temps, il en choiſit un appellé Democlide, pour l’envoyer vers Arſamone. Comme cét homme a aſſurément beaucoup d’eſprit, & qu’il avoit une amitié tres grande pour ce Prince, il ne pouvoit pas mieux choiſir : il luy raconta donc toute ſa vie, afin de l’obliger à entrer mieux dans ſes ſentimens : Il le chargea d’une Lettre, pour la Reine ſa Mere, & d’une autre pour la Princeſſe ſa Sœur : il eſcrivit meſme au Roy ſon Pere, avec toute la ſoumission imaginable : & il n’oublia rien, de tout ce qu’il creut capable de le porter à ſe contenter d’avoir reconquis ſon Royaume, ſans vouloir uſurper celuy d’un autre. Tout ce que la Politique a de plus fin & de plus adroits, luy paſſa dans l’eſprit, pour en inſtruite Democlide : afin de perſuader à Arſamone, qu’il valoit mieux poſſeder un Royaume en paix, que d’en avoir deux en guerre. Mais durant que Spitridate depeſchoit ce Capitaine, la Prince s’affligeoit, au lieu de ſe conſoler : & elle euſt preſques bien ſouhaité pour ſon repos, qu’il ne luy euſt pas parlé ſi obligeamment qu’il avoit fait. Il y avoit pourtant des inſtans, où elle eſtoit bien aiſe de ne s’eſtre pas trompée en ſon choix : & de n’eſtre pas obligée de ſe repentir, d’avoir aimé Spitridate. Ces moments de conſolation, eſtoient neantmoins bien rares : car quand elle venoit à conſiderer l’eſtat preſent de ſa fortune, & qu’elle jettoit les yeux ſur l’advenir : elle n’y voyoit que des choſes ſi faſcheuses, que l’eſperance n’avoit gueres de part en ſon ame, non plus qu’en celle de ce Prince : qui depuis le départ de Democlide, demeura dans une inquietude inconcevable : & dans une crainte continuelle, de n’obtenir rien d’Arſamone. En effet ſon aprehenſion n’eſtoit pas ſans fondement : car quoy que la Reine & la Princeſſe Ariſtée puſſent dire au nouveau Roy de Bithinie que ſe portoit beaucoup mieux, elles ne purent le fléchir. Ces excellentes Perſonnes luy firent parler en ſuitte, par tous ceux en qui elles sçavoient qu’il avoit quelque creance, mais ce fut encore inutilement. Democlide employa toute ſon eloquence à luy faire valoir la Politique dont Spitridate l’avoit inſtruit, ſans rien obtenir non plus que les autres : la Princeſſe Ariſtée ſe ſervit meſme de ſes larmes ſans aucun effet : & Arſamone dit touſjours, à ceux qui luy propoſerent de rendre genereuſement le Royaume de Pont à celuy à qui il apartenoit : quand moy & les miens aurons poſſedé cette Couronne auſſi long temps que le Pere & l’Ayeul du Roy de Pont ont poſſedé celle de Bithinie : il y aura peut-eſtre quelque juſtice à ceux qui vivront alors, d’en demander la reſtitution : bien que je l’aye aquiſe par des voyes plus legitimes & plus honnorables, que l’Ayeul de ce Prince n’avoit uſurpé la noſtre. Mais preſentement il eſt juſte, que ceux qui ont fait ſi long temps porter des Chaines aux autres, en portent auſſi à leur tour : afin d’aprendre par leur propre experience quel malheur eſt la ſervitude. C’eſt pourquoy je veux que Spitridate m’aide à prendre la Ville où eſt la Princeſſe Araminte : autrement je luy feray connoiſtre, que celuy qui n’a pas le cœur d’un Roy, ne ſera jamais mon Succeſſeur : & le traitant en Eſclave, je luy donneray meſme Priſon qu’à cette Princeſſe qu’il aime plus que ſa propre gloire. Democlide qui en avoit eu ordre de Spitridate, le fit ſouvenir que lors qu’il avoit parlé au Prince ſon fils dans ſon Vaiſſeau au ſortir d’Heraclée, il luy avoit dit qu’il ne s’oppoſeroit point à ſon mariage avec cette Princeſſe : je m’en ſouviens bien, dit il, mais lors que je luy dis cela, c’eſtoit à condition qu’il iroit à la teſte d’une Armée m’eſpargner la peine de conquerir deux Royaumes. Mais puis qu’il ne l’a pas fait, dittes luy que comme en ce temps là il euſt eſté honteux à la Princeſſe Araminte, d’eſpouser le fils d’un Eſclave : il ſeroit aujourd’huy honteux, au Prince Spitridate, d’eſpouser la Sœur d’un Uſurpateur vaincu, & l’Eſclave d’Arſamone, comme elle la ſera bien toſt. C’eſt pourquoy dittes luy de ma part, que dans peu de jours je ſeray au Camp : & que pour luy eſpargner la douleur d’enchainer de ſa main celle qu’il prefere à deux Couronnes ; il n’entreprenne rien contre Cabira que je n’y ſois. Dittes luy enfin, qu’il ſonge à ſe vaincre ſoy meſme : ou qu’autrement il connoiſtra à ſes deſpens, quelle difference il y a d’un Sceptre à des fers. Je vous laiſſe à juger, Seigneur, avec quelle douleur Democlide ſe chargea de cette reſponse : la Reine eſcrivit au Prince ſon Fils pour le conſoler, & la Princeſſe Ariſtée fit la meſme choſe. Mais Dieux, que ces conſolations furent inutiles, & qu’il ſentit vivement cette affliction ! Democlide sçeut en partant d’Heraclée, qu’Arſamone avoit envoyé order à ce Lieutenant General de Spitridate auquel il ſe fioit, de l’obſerver ſoigneusement : & j’ay sçeu depuis par ce meſme Democlide, que le deſespoir de Spitridate fut ſi grand, lors qu’il aprit la cruelle reſponse du Roy ſon Pere, qu’il penſa en expirer de douleur. Il voulut pourtant la sçavoir preciſément telle qu’elle eſtoit : & quoy que Democlide euſt bien voulu l’adoucir, il n’oſa pourtant le faire : parce que le Roy luy avoit parlé devant tant de monde, que Spitridate ne pouvant manquer de la sçavoir par ailleurs, il euſt eu ſujet de ſe pleindre, s’il ne luy euſt pas dit la verité : puis que c’eſtoit preciſément ſur cette reſponse, qu’il devoit former toutes ſes reſolutions. Quoy, dit il apres avoir tout entendu, le Roy mon Pere pretend que la Princeſſe Araminte ſoit ſon Eſclave, & qu’une perſonne illuſtre qui merite cent Couronnes porte des fers ! ha non non, Spitridate n’y conſentira pas : du moins n’oubliera t’il rien pour taſcher de delivrer cette incomparable & malheureuſe Princeſſe. N’admirez vous pas Democlide, adjouſtoit il, l’eſtrange aveuglement des hommes ? le Roy mon Pere a paſſé toute ſa vie à ſe pleindre d’un Uſurpateur : & il le devient luy meſme, ſeulement pour me rendre malheureux. Il ne veut avoir pluſieurs Couronnes, que pour me mettre en eſtat de n’en point avoir : enfin il n’eſt Roy, qu’afin que je ne le ſois pas : luy qui pourroit s’il vouloit, acquerir une gloire immortelle, & me rendre le plus heureux d’entre les hommes, au lieu qu’il me va rendre le plus infortuné. Car Democlide, avoir conquis deux Royaumes ; ne garder que celuy qui luy appartient ; rendre l’autre genereuſement ; & donner la Princeſſe Araminte ; ſeroit une choſe dont tous les Siecles parleroient avec admiration. Cependant il ne le veut pas : & il me force enfin d’abandonner ſes intereſts, bien qu’il ſoit mon Pere & mon Roy ; de luy deſobeïr ouvertement ; & de paſſer le reſte de ma vie, comme le plus malheureux Prince du monde. Mais Seigneur, ce qu’il y eut de merveilleux dans les pleintes de Spitridate, à ce que me dit depuis Democlide, fut que l’ambition n’eſbranla jamais ſon amour : & que l’amour auſſi ne le fit jamais emporter avec excés contre le Roy ſon Pere. De ſorte que conſervant la raiſon, malgré la violence de ſa douleur : il ſongea promptement à chercher les voyes de delivrer la Princeſſe, puis qu’il ne pouvoit faire autre choſe : Et d’autant plus que le lendemain il eut un nouvel advis de la Princeſſe Ariſtée ſa Sœur, qui luy apprenoit que dans peu de jours le Roy partiroit, pour ſe rendre dans ſon Armée. Il s’aperçeut meſme que l’ordre qu’avoit reçeu ce Lieutenant General de prendre garde à luy, eſtoit obſervé ſoigneusement : Mais quoy qu’il peuſt faire, comme Spitridate eſtoit adoré des Chefs & des Soldats, il ne laiſſa pas de venir à bout de ſon deſſein. Pour ne perdre point de temps, Spitridate envoya dire publiquement à la Princeſſe, que le Roy ſon Pere n’avoit point encore reſpondu à ſes propoſitions : & que dans peu de jours il viendroit luy meſme luy faire sçavoir ſa reſponse. Cependant apres avoir inſtruit Democlide de ce qu’il avoit à faire, & adviſé enſemble par quelle voye il pourroit delivrer la Princeſſe : il luy commanda d’entrer dans la Ville déguiſé en Païſan. Comme la treſve duroit encore, il ne luy fut pas difficile de le faire : & dés qu’il y fut, il vint au Chateau demander à parler à moy, ce qui luy fut accordé. Il me donna un Billet de Spitridate, qui me diſoit ſeulement, que je creuſſe tout ce que Democlide me diroit : ſi bien que luy donnant une audience particuliere, il m’aprit le peu de ſuccés de ſon voyage ; le deſespoir de Spitridate ; la reſolution qu’il avoit priſe de delivrer la Princeſſe ; & l’ordre qu’il avoit donné pour cela. Il me dit donc que les Troupes qu’il commandoit en ſon particulier avoient leur Quartier tout le long du courant du Fleuve : qu’ainſi il faloit que nous ſortissions de la Ville la nuit dans un Bateau : & que nous allaſſions aborder à l’endroit où eſtoient ſes Troupes : qui nous eſcorteroient juſques a la Mer, qui n’eſtoit qu’à cinquante ſtades de là : & qu’il avoit donné ordre au Port le plus proche, de s’aſſurer d’un Vaiſſeau. Il me dit encore que pour obliger la Princeſſe à ſe confier en luy, Spitridate vouloit le premier luy faire voir qu’il ſe confioit en elle : c’eſt pourquoy, me dit il, la Princeſſe envoyera s’il luy plaiſt juſtement à my-nuit à une Porte de la Ville, qu’il me nomma ; avec ordre de le laiſſer entrer : car je sçay qu’il s’y doit rendre, avec un Eſcuyer ſeulement. Je vous laiſſe à penſer, Seigneur, ſi je fus en diligence trouver la Princeſſe, & luy mener Democlide : quoy que tout ce que je luy diſois, luy donnaſt matiere d’eſtonnement & de douleur, neantmoins il ne ſe falut pas amuſer à faire des pleintes : & il falut reſoudre à partir dés la nuit prochaine. Comme toutes les femmes qui eſtoient avec elle luy avoient eſté données par Artane, nous ne ſongeasmes point à les mener : & comme tous ces Capitaines avoient eſté du mauvais Parti, elle eſtoit un peu en Peine de sçavoir ſi elle devoit s’y confier. Neantmoins comme ils luy avoient teſmoigné beaucoup d’affection, depuis la mort d’Artane, elle avoit quelque regret de les abandonner à la victoire de ſes ennemis : Toutefois l’ayant priée de conſiderer, qu’elle ne les pouvoit pas mener avec elle : & que demeurât Maiſtres de Cabira, ils eſtoient touſjours en eſtat de faire une Capitulation honorable : il fut reſolu qu’elle ne ſe confieroit qu’à ceux qui ſeroient neceſſaires pour executer la choſe : c’eſt à dire pour faire entrer Spitridate, & pour nous laiſſer ſortir.

Mais Seigneur, il a deſja ſi longtemps que j’abuſe de voſtre bonté, par la longueur de mon recit, qu’il faut vous dire en peu de mots, que j’eus ordre de parler à deux de ces Capitaines : que je trouvay ſi diſposez à ſervir la Princeſſe aveuglément, en toutes choſes, que tout ce que nous avions à faire s’executa ſans peine. Juſtement à my-nuit Democlide, avec un de ceux que je dis, fut faire entrer Spitridate, qui n’avoit pas manqué de ſe dérober de tout le monde dans ſon Armée, & de ſe trouver à la Porte de la Ville, apres avoir laiſſé une Lettre pour Arſamone, & une autre pour la Princeſſe Ariſtée. Dés que Democlide me l’eut amené, je le conduiſis dans la Chambre de la Princeſſe : où il ne fut pas ſi toſt, que ſe jettant à genoux, Madame, luy dit il, ſerez vous bien aſſez genereuſe, pour ſouffrir à vos pieds le Fils de voſtre Ennemy, & pour vouloir recevoir la liberté de la main d’un Prince, de qui le Pere vous veut faire Eſclave ? La liberté, luy dit elle en le relevant, eſt un ſi grand bien, qu’on le doit prendre de ſes plus mortels ennemis : mais Spitridate, adjouſta t’elle, il n’eſt pas juſte de perdre la ſienne pour celle des autres : & ce ſera bien aſſez, que vous enduriez que j’échape à la victoire du Roy voſtre Pere, ſans que vous partagiez encore ma mauvaiſe fortune. C’eſt pourquoy ne vous chargez point de ma fuitte : faites ſemblant de vous en affliger : retournez à voſtre Camp : & demeurez en repos, durant que j’iray en quelque lieu du monde cacher mes larmes & mes malheurs. Quoy Madame, luy dit il, vous pouvez donner un ſemblable conſeil à un homme à qui vous avez promis de conſerver voſtre eſtime ! Et comment, Madame, le pourriez vous faire, s’il faiſoit une laſcheté comme cella là ? Non non divine Princeſſe, vous n’avez pas ſongé à ce que vous avez dit : ou vous l’avez dit ſeulement, pour eſprouver ma conſtance. Cependant comme il n’y a point de temps à perdre, partons s’il vous plaiſt Madame : & quand nous ſerons arrivez à la Mer, & que vous ſerez dans un Vaiſſeau, vous direz apres quelle routte vous voudrez que nous prenions : car pour moy il n’y a point de lieu en toute la Terre, où je n’aille aveques vous. La Princeſſe reſista encore quelque temps à Spitridate : & quoy qu’elle fuſt bien aiſe qu’il ne luy accordaſt pas ce qu’elle luy demandoit ; elle ne laiſſa pourtant pas d’inſister avec aſſez d’opiniaſtreté en apparence. Mais enfin eſtant inrervenuë dans leur diſpute ; Madame, luy dis-je, il n’eſt plus temps de deliberer : l’heure preſſe ; Spitridate ſeroit peut-eſtre plus en danger aupres du Roy ſon Pere qu’aupres de vous : & Democlide vient de m’advertir, que toutes choſes ſont preſtes pour voſtre départ. Enfin, Seigneur, Spitridate donna la main à la Princeſſe ; Nous ſortismes heureuſement du Chaſteau & de la Ville, accompagnées ſeulement de ce Prince ; de l’Eſcuyer qu’il avoit amené ; de Democlide ; & des deux Capitaines qui eſtoient de l’intelligence ; & nous entraſmes dans le Bateau qui nous attendoit. Jamais fuitte ne fut plus heureuſe que celle là, car nous ne trouvaſmes aucun obſtacle. Les Troupes de Democlide quand nous fuſmes arrivez où elles eſtoient, coſtoyerent touſjours le rivage juſques à la Mer : & Spitridate ayant fait rompre un Pont la meſme nuit, qui faiſoit la communication des autres Quartiers avec celuy de Democlide, nous fuſmes preſques en ſeureté, dés que nous fuſmes dans le Bateau : ce Capitaine n’expoſant pas meſme ſes Troupes à la colere d’Arſamone : car il conduiſit la choſe en façon, qu’elles croyoient agir pour ſon ſervice & par ſes ordres : joint que ce n’eſtoit pas à ces Soldats à examiner les commandemens de leur Capitaine, eſtans tenus de luy obeïr ; & ainſi ils ne couroient aucune riſque. Enfin, Seigneur, nous trouvaſmes le Vaiſſeau qui nous attendoit : & nous nous embarquaſmes, ſans sçavoir encore où nous voulions aller : n’ayant ſongé dans le preſſant danger où nous eſtions, qu’à ne tomber pas ſous la puiſſance d’Arſamone. Comme nous fuſmes en pleine mer, Spitridate venant dans la Chambre de Poupe où eſtoit la Princeſſe, Madame, luy dit il, vous eſtes libre : & il n’y a perſonne icy, qui ne ſoit en eſtat & en volonté de vous obeïr : où vous plaiſt il donc aller ? Cette demande fit venir les larmes aux yeux de la Princeſſe : car n’ayant pas un lieu en toute la Terre, où elle euſt quelque pouvoir ; elle ne pût retenir ce premier ſentiment de douleur. Touteſfois apres avoir un peu raffermy ſon eſprit, elle luy dit qu’ayant apris à Cabira, que le Roy ſon Frere en quittant Heraclée, avoit eu deſſein d’aller en Capadoce, offrir ſa perſonne à Ciaxare, pour delivrer la Princeſſe ſa Fille, & vous demander ſecours : elle trouvoit qu’elle ne pouvoit avec bienſeance, chercher un autre Azile que celuy là. Mais Spitridate luy dit, que le jour auparavant, il avoit apris d’un Soldat qui venoit de cette Armée, que la Princeſſe Mandane avoit fait naufrage & eſtoit morte : & qu’aſſurément le Roy de Pont n’eſtoit point aupres de Ciaxare ; parce qu’il euſt eſté impoſſible que ce Soldat qui eſtoit d’Heraclée, & qui s’en eſtoit allé avec les Troupes d’Artaxe ne l’euſt pas sçeu. La Princeſſe ne sçachant donc que dire ny que faire ; reſolut enfin qu’il faloit s’eſloigner de Pont & de Bithinie ; s’aprocher de Capadoce ; & s’eſclaircir de ce que ce Soldat avoit dit. Nous tinſmes donc toute la nuit & tout le lendemain cette route : mais vers le ſoir il ſe leva une tempeſte furieuſe, qui dura toute la nuit ſuivante : apres laquelle le vent nous jetta contre un banc de ſable ; où par bonne fortune nous ne fiſmes qu’eſchoüer, ſans que le Vaiſſeau ſe briſast. En ce lieu là, nous viſmes toute la Mer couverte des débris d’un naufrage : & ſur des pointes de Rochers aſſez prés de nous, quelques gens morts, & quelques autres mourans. Nous fuſmes pourtant aſſez long temps ſans pouvoir mettre l’Eſquif en mer, pour aller voir s’il n’y avoit quelqu’un de ces miſerables en eſtat d’eſtre ſecouru, parce que la tempeſte duroit encore : Mais comme les flots furent un peu calmez, on y fut ; & on trouva qu’il y en avoit encore deux qui reſpiroient. On les aporta dans noſtre Vaiſſau : où ils ne furent pas ſi toſt, qu’eſtant allée par charité donner quelque conſeil à ceux qui les aſſistoient, je reconnus un de ces hommes, pour eſtre un Eſclave du Roy de Pont. Je ne l’eus pas pluſtost veû que je fis un grand cry ; & que l’apellant par ſon Nom, il tourna les yeux de mon coſté, & fit effort pour me reſpondre ſans le pouvoir faire. Il paroiſſoit pourtant bien qu’il me connoiſſoit : car il levoit les mains au Ciel, comme pour deplorer l’ infortune du Roy ſon Maiſtre, & pour teſmoigner l’eſtonnement qu’il avoit de me voir : mais durant que je faiſois redoubler les ſoins que la ſeule humanité faiſoit prendre de luy : quelqu’un fut inconſiderément advertir la Princeſſe de cette rencontre, qui voulut elle meſme voir ce malheureux. Comme elle l’avoit autrefois donné au Roy ſon Frere, il connoiſſoit fort le ſon de ſa voix ; ſi bien qu’elle n’eut pas pluſtost parle à luy, qu’il fit un plus grand effort pour luy reſpondre, qu’il n’avoit point encore fait : & il fit tant enfin., qu’il, prononça aſſez diſtinctement ces paroles. Ha Madame, eſt-ce vous ! Ouy, luy repliqua t’elle, mais où eſt le Roy preſentement ? En Armenie, luy dit il, & il m’avoit envoyé pour vous aller porter……… En achevant ces mots il retomba en foibleſſe : & peu de temps apres, il entra dans l’agonie, & mourut ſans pouvoir achever de dire ce qu’il avoit commence. L’autre homme que l’on avoit encore aporté dans noſtre Vaiſſeau, mourut auſſi ſans parler : ainſi nous n’en puſmes sçavoir davantage. On fit chercher dans les habillemens de cét Eſclave, s’il n’auroit point de Lettres : & en effet il s’y en trouva une : mais par malheur l’eau en avoit affacé tous les carracteres : à la reſerve de deux ou trois, que la Princeſſe reconnut eſtre de la main du Roy ſon Frere. Cette rencontre renouvella toutes ſes douleurs : & durant que l’on travailla à remettre le Vaiſſeau en eſtat de flotter, & à le dégager de ce banc de ſable, elle ne s’occupa qu’à conſiderer l’opiniaſtreté de la Fertune à l’affliger. Car, diſoit elle, ce n’eſt parce que ce malheureux Eſclave a eſté à moy, & que parce qu’il avoit quelque choſe à me dire qu’il eſt mort. Cependant on travailla ſi heureuſement, que nous nous remiſmes en mer, apres que l’on eut enſevely dans ce meſme ſable, & ce pauvre Eſclave, & tous ces autres morts, qui eſtoient ſur les pointes de ces Rochers : & par les ordres de la Princeſſe qui en pria Spitridate, nous priſmes la reſolution d’aller aborder à une Plage qui n’eſt pas extrémement eſloignée de l’endroit où la baſſe Armenie du coſté du Pont, confine avec une petite Province qui eſtoit autrefois au Roy. De vous dire, Seigneur, les entretiens de Spitridate & de la Princeſſe Araminte pendant cette navigation, il ne ſeroit pas aiſé : car tout ce que l’amour & la vertu peuvent faire dire à deux perſonnes malheureuſes, ils ſe le dirent l’un à l’autre. Mais enfin apres eſtre arrivez à cette Plage, nous y quittaſmes noſtre Vaiſſeau : & Democlide, à qui Spitridate avoit fait prendre autant d’argent qu’il en faloit pour un long voyage, lors que nous avions paſſé à ſon Quartier, fut à la Ville la plus proche nous acheter des Chevaux : pour aller gagner l’Euphrate, ſur lequel nous nous miſmes : car comme vous sçavez, ce Fleuve ſepare les deux Armenies.

Comme il fut queſtion de sçavoir ce que deviendroit Spitridate, ce fut la plus pitoyable choſe du monde ; principalement quand nous fuſmes arrivez en Armenie, & que la Princeſſe luy dit qu’il faloit l’abandonner. J’advoüe, luy dit elle, que je me fie point aſſez à la generoſité du Roy mon Frere, quoy qu’il ſoit tres genereux ; pour remettre en ſes mains un Prince qu’il n’a jamais fort aimé : qui eſt Fils de ſon Ennemy : & d’un Ennemy encore, qui luy a oſté deux Royaumes. Ainſi Spitridate, comme vous avez eu aſſez de vertu, pour m’empeſcher de tomber entre les mains du Roy voſtre Pere : il faut que j’en aye auſſi aſſez, pour ne vous remettre pas entre celles du Roy mon Frere. Ha Madame, dit il, s’il n’y a que mon intereſt qui vous tienne en peine, ne m’empeſchez pas de vous ſuivre : car quand le Roy voſtre Frere me mal-traiteroit, je l’endurerois pour l’amour de vous. Je n’en doute pas, luy dit elle ; mais il faut endurer l’abſence pour l’amour de moy : puis que je ne pourrois pas vous voir, & vivre mal aveque vous : & que je ne juge pas non plus, que le Roy mon Frere trouvaſt bon que j’y veſcusse bien : parce qu’il croiroit peut-eſtre, que l’eſperance de jouïr de deux Couronnes, feroit toute ma douceur pour Spitridate. Mais Madame, luy dit il, que voulez vous que je devienne ? Allez, luy dit elle, en quelque lieu ſeur pour voſtre perſonne, attendre que la Fortune ſe laſſe de nous perſecuter : & que le cœur du Roy voſtre Pere ſe change. Mais Madame, reprit il, puis que j’abandonne tout pour vous, ne pourriez vous point abandonner pour un peu de temps quelque petite partie de cette rigoureuſe bienſeance, que vous voulez garder en toutes choſes ? Car ſi vous m’aimiez veritablement, & qu’il vous ſouvinst de la naiſſance de ma paſſion ; du reſpect que j’ay eu pour vous ; des peines que j’ay ſouffertes ; des priſons que j’ay endurées ; de la rigueur de mon exil ; & de ce que l’abandonne preſentement, pour voſtre ſeul intereſt. Il me ſemble, dis-je, que vous pourriez vous reſoudre à m’accorder la permiſſion de vivre déguiſé aupres de vous : ou de nous en aller enſemble, en quelque lieu eſloigné de toute connoiſſance, attendre que par la volonté des Dieux, je puſſe un jour rendre un Couronne au Roy voſtre Frere, & vous en donner une autre. Ce que vous dittes, repliqua la Princeſſe, ne ſeroit ny juſte ny glorieux : j’rriterois l’eſprit du Roy mon Frere ; vous irriteriez encore davantage celuy d’Arſamone ; & nous nous expoſerions à mille malheurs inutilement. Souffrez donc, dit il, que ſans me déguiſer & ſans vous bannir, j’aille aveques vous aupres du Roy de Pont : Quand il ſeroit capable de vous bien recevoir, reſpondit elle, ce ne ſeroit aſſurément qu’à condition, que vous porteriez les armes contre le Roy voſtre Pere ; ce que vous ne feriez pas ſans doute ; & ce que je ne vous conſeillerois pas de faire : ainſi Spitridate, il faut me quitter. Il faut vous quitter Madame ! reprit il avec une douleur extréme ; Ouy, adjouſta t’elle, & ſi la raiſon ne ſuffit pas pour vous y obliger, j’y joindray mes prieres, & meſme mes commandemens : car en fin ma gloire le veut, & voſtre propre intereſt le demande. Vous avez cét avantage, pourſuivit elle, qu’en l’eſtat qu’eſt ma fortune, vous n’aurez gueres de Rivaux. Ha Madame, s’écria Spitridate, en vous oſtant des Couronnes, on ne vous a pas oſté une beauté ſans égale ; un eſprit incomparable ; & une venu ſans ſeconde. Ainſi, Madame, je dois touſjours tout aprehender : principalement sçachant que le Roy voſtre Frere vous parlera continuellement contre moy. Ne regardez pourtant jamais Spitridate comme le Fils d’un Uſurpateur : mais regardez le touſjours comme un Prince qui ne ſera jamais Roy, qu’il ne remette auſſi toſt une Couronne dans voſtre Maiſon, & qu’il ne vous en donne une autre. Je vous l’ay deſja dit, & je vous le redis encore : vous regnerez, Madame, ou je ne regneray point : c’eſt pourquoy ayez, s’il vous plaiſt, l’equité de donner du moins quelque aſſurance d’affection, à un homme qui vous conſacre tous les momens de ſa vie. Ne me banniſſez pas d’aupres de vous, ſans m’aſſurer que je demeureray dans voſtre cœur ; & que rien ne m’en pourra chaſſer : car ſans cela, Madame, je ne sçaurois vous obeïr. Je vous promets, luy dit elle, de faire valoir voſtre generoſité aupres du Roy mon Frere, le plus qu’il me ſera poſſible : & de me ſouvenir eternellement du commandement que me fit en mourant le Prince Sinneſis, de conſerver pour vous toute ma vie une affection toute entiere. Le puis-je eſperer Madame ? interrompit ce Prince affligé ; Je ſerois bien injuſte & bien ingratte, repliqua t’elle, ſi j’y manquois, tant que vous agirez comme vous faites : Et puis cette affection eſt ſi pure & ſi innocente, qu’il y auroit plus de crime à la combatre qu’à la conſerver. Je ne sçay Madame, adjouſta t’il, ſi j’oſerois vous dire que je la trouve un peu foible : Je ne sçay Spitridate, interrompit elle, ſi j’oſerois vous advoüer qu’elle me ſemble un peu trop forte : & qu’ainſi vous avez tort de vous pleindre. Mais Madame, reprit il, que faites vous pour moy, & que ne fais-je pas pour vous ? Vous faites toutes choſes, reſpondit elle, je ne le sçaurois nier : Mais puis qu’en ne faiſant rien pour vous, je fais pourtant tout ce que je puis, & meſme peut-eſtre plus que je ne dois, vous devez eſtre ſatisfait. Eh bons Dieux, divine Princeſſe, adjouſta t’il encore une fois, que faites vous que je puiſſe expliquer à mon advantage ? Je vous monſtre ma douleur, reſpondit elle, que je vous pourrois cacher : je vous permets de lire dans mes yeux, les ſentimens de mon ame : & je ſouffre enfin que vous croiyez que je vous prefereray toute ma vie dans mon cœur, à tout le reſte du monde, tant que vous ſerez ce que vous eſtes. Jugez apres cela, ſi Spitridate en peut deſirer davantage : & ſi la Princeſſe Araminte peut faire plus pour le fils d’Arſamone. Cependant, Spitridate, prenez garde que l’ambition ne change voſtre ame durant l’abſence : elle, dis-je, qui a accouſtumé de changer celle de tous les hommes. Pour vous en aſſurer, reprit il, ne me banniſſez point : Je voudrois le pouvoir faire, reſpondit elle, mais cela ne ſe peut pas : & il faut abſolument que vous partiez. Enfin, Seigneur, je ſerois trop longue, ſi je voulois vous redire toute cette triſte converſation ; qui en verité devint ſi tendre & ſi genereuſe de tous les deux coſtez, que j’en pleuray en l’entendant : car je fus touſjours preſente à cét entretien, la Princeſſe l’ayant ainſi voulu. Ce fut en vain que Spitridate fit encore quelques efforts, pour demeurer aupres d’elle : puiſque dés que nous fuſmes un peu avant en Armenie, où elle ne pouvoit plus craindre Arſamone, elle voulut qu’il la quittaſt : & elle le fit reſoudre à s’en aller ou en Cilicie, ou en Paphlagonie, attendre quelque changement en leurs fortunes. Il vouloit differer à partir, qu’elle sçeuſt preciſément où eſtoit le Roy ſon Frere, & qu’elle fuſt à Artaxate, d’où nous eſtions encore aſſez loin, mais elle ne le voulut pas ; craignant eſtrangement que Spitridate ne tombaſt entre les mains du Roy ſon Frere, en l’eſtat qu’eſtoient les choſes. Ainſi il falut qu’il luy obeïſt : mais, Seigneur, il ne ſera jamais rien de plus triſte, que cette ſeparation. Il voulut que Democlide, qui le vouloit ſuivre demeuraſt avec la Princeſſe, auſſi bien que ces deux Capitaines qui eſtoient aveques nous : & il ne mena que ſon Eſcuyer. Je ne vous diray point toutes les particularitez de cét adieu : car en verité je ne le pourrois pas ſans reſpandre encore des larmes, & ſans vous donner des marques de foibleſſe, que vous condamneriez peut-eſtre. Tant y a, Seigneur, que Spitridate partit le plus afflige de tous les hommes : & que la Princeſſe demeura la plus melancolique perſonne du monde. Cependant il falut continuer noſtre voyage ; quitter l’Euphrate ; prendre un Chariot ; & nous aprocher d’Artaxate. Comme la Princeſſe ne sçavoit pas les intentions du Roy ſon Frere, elle ne voulut pas eſtre connuë pour ce qu’elle eſtoit, juſques à ce qu’elle l’euſt veû : ſi bien que nous marchions ſans luy rendre les honneurs qu’on luy devoit. Comme nous fuſmes arrivez à Artaxate, où l’on ſe peut cacher aiſément à cauſe de ſa grandeur, nous nous informaſmes s’il n’eſtoit pas vray que le Roy de Pont y fuſt arrivé : mais tous ceux à qui nous en parlaſmes, nous dirent touſjours qu’il n’y eſtoit pas. La Princeſſe qui ne pouvoit ſe l’imaginer, creût d’abord que peut-eſtre n’y avoit il que les gens d’une plus haute condition qui sçeuſſent la choſe : & que pour des raiſons qu’elle ne comprenoit pas, le Roy ſon Frere n’auroit pas voulu eſtre reçeu avec ceremonie. Enfin elle ordonna tant de fois à Democlide, & à ces deux Capitaines qui eſtoient aveques nous, de s’informer de ce qu’elle vouloit sçavoir : qu’ils devinrent ſuspects de quelque deſſein cachée, à ceux à qui ils s’adreſſerent. De plus, le Prince Phraarte, Frere de l’illuſtre Tigrane, & ſecond fils du Roy d’Armenie, ayant veû fortuitement la Princeſſe Araminte entrer dans un petit Temple eſcarté, où nous allions de fort grand matin, la trouva ſi belle, qu’il eut la curioſité de sçavoir qui eſtoit cette Eſtrangere. Car quoy que nous nous fuſſions habillées en Armeniennes, il preſupposa bien que la Princeſſe n’eſtoit pas d’Artaxate, puis qu’il n’avoit point oüy parler de ſa beauté : De ſorte que voulant sçavoir qui elle eſtoit, & où elle demeuroit, il la fit ſuivre par un des ſiens. Celuy à qui il donna cét employ, s’en eſtant aquité adroitement ; & s’eſtant informé de nous, luy raporta que nous avions quelque deſſein caché : qu’aſſurément la Princeſſe eſtoit une Perſonne de grande qualité, quoy que nous ne le diſſions pas ; & par ce diſcours, il donna une forte envie à ce Prince, de sçavoir qui eſtoit effectivement la Princeſſe. Dans ce meſme temps, un Officier du Roy d’Armenie qui logeoit aupres de nous, ayant eſté dire à ce Prince, qu’il y avoit des gens déguiſez dans Artaxate, qui avoient quelque mauvais deſſein : comme preſques toute l’Aſie eſtoit en armes, & qu’il sçavoit bien qu’il avoit irrité le Roy des Medes, en luy refuſant le Tribut qu’il payoit à Aſtiage : pour ne rien negliger, il envoya nous demander qui nous eſtions. D’abord nous déguiſasmes la verité : mais comme nous ne fuſmes point creuës, & que la Princeſſe eut peur de ſe trouver expoſée à quelque faſcheuse avanture : elle ſe reſolut à dire les choſes comme elles eſtoient, & demanda pour cela à parler au Roy. Ce Prince ſe trouvant un peu mal, donna commiſſion au Prince Phraarte qui ſe rencontra aupres de luy, de s’éclaircir de la choſe : il vint donc voir la Princeſſe, de qui la beauté avoit fait une ſi forte impreſſion dans ſon ame. Enfin Seigneur, il vint comme je le dis, voir Araminte : Elle luy dit ſa condition : il la creût ſans difficulté ; & luy aſſura que le Roy ſon Frere n’eſtoit point venu en cette Cour. Il fit mille civilitez à la Princeſſe : en ſuitte de quoy il fut en diligence retrouver le Roy ſon Pere : avec intention de l’obliger à la bien traiter, & à la recevoir ſelon ſa qualité. Mais ce Prince qui eſt ſoubçonneux, & un peu avare, prit une reſolution differente de celle du Prince ſon Fils : car il ne voulut point la reconnoiſtre, de peur d’eſtre obligé de faire de la deſpense : & de peur auſſi d’irriter un Prince heureux, comme l’eſt preſentement Arſamone, en donnant un Azile à la Sœur de ſon Ennemy. Ainſi malgré les alliances que les Rois de Pont avoient touſjours euës avec les Rois d’Armenie, il fit ſemblant de croire que c’eſtoit une ſupposition : & commanda que l’on s’aſſurast de la Princeſſe, & de tous ceux qui l’accompagnoient : car je l’ay sçeu depuis par un Confident de Phraarte. Ce jeune Prince s’oppoſa autant qu’il pût au deſſein du Roy ſon Pere : qui ne voulant pas que la choſe éclataſt, luy deffendit de rien dire de ce que la Princeſſe luy avoit dit : voulant ſans doute la garder pour s’en ſervir ſelon les occurrences : ſoit en la rendant au Roy de Pont, ſoit en la remettant entre les mains d’Arſamone. Phraarte deſesperé de cette reſolution, fit du moins en ſorte que l’on nous mit dans ce Chaſteau : où nous fuſmes conduites avec ces deux Capitaines, qui ſont encore icy : car pour Democlide, la Princeſſe le conjura de vouloir aller chercher des nouvelles du Roy ſon Frere : de ſorte que lors que l’on nous vint prendre il ſe cacha, & ne pût eſtre pris comme nous. Vous pouvez juger quelle douleur eut la Princeſſe, de voir que ſon Azile devenoit ſa priſon : & de ne pouvoir eſperer d’en ſortir, que par une aſſistance des Dieux toute extraordinaire. Depuis cela. Seigneur, nous avons touſjours eſté en ce meſme lieu, ſans autre conſolation que celle du Prince Phraarte, qui a viſité tres ſouvent la Princeſſe : bien eſt il vray que lors que vous avez pris ce Chaſteau, ſes frequentes viſites commençoient de l’affliger, & de me donner de l’inquietude. Car malgré les ordres du Roy, qui ne la vouloit pas reconnoiſtre pour ce qu’elle eſt, on la traitoit avec un reſpect ſi grand, qu’il eſtoit aiſé de s’apercevoir de la cauſe qui le faiſoit deſobeïr au Roy ſon Pere : & que l’amour commençoit d’eſtre un peu trop forte en ſon ame. Cependant nous n’avons eu aucunes nouvelles ny du Roy du Pont, ny de Spitridate, ny de Democlide : & nous n’avons pas meſmes oüy parler du Roy de Bithinie. Voila, Seigneur, quelle eſt la fortune de la Princeſſe Araminte, que nous irons trouver quand il vous plaira dans ſon Cabinet ; n’ayant plus rien à vous dire, ny rien à faire, qu’à vous conjurer de la vouloir proteger.

Il n’eſt pas beſoin, repliqua Cyrus, ſage & diſcrette Heſionide, que vous me priyez d’une choſe, que tant de raiſons m’obligent de faire : la beauté ; la vertu ; la condition ; & les malheurs de cette Princeſſe y pourroient forcer les plus inſensibles : c’eſt pourquoy allons, puis que vous le trouvez à propos, l’aſſurer qu’elle n’a pas plus d’infortune, que j’ay de deſir de la ſervir. Car encore qu’elle ſoit Sœur d’un Prince qui eſt mon Rival ; & qui tient en ſa puiſſance tout ce qui m’eſt le plus cher au monde : je ſeray auſſi equitable qu’elle : qui ſans accuſer le Prince Spitridate de l’ambition du Roy ſon Pere, sçait faire un juſte diſcernement de toutes choſes ſans preoccupation. En ſuitte de cela, Cyrus remercia Heſionide, de la peine qu’elle avoit euë, de luy raconter les malheurs de la Princeſſe Araminte : & paſſant de la Chambre où ils eſtoient, dans le Cabinet où elle eſtoit, apres l’en avoir fait advertir ; il la ſalüa avec un redoublement de civilité extreſme. Madame, luy dit il en l’abordant, quand je vous ay viſitée, je ne connoiſſois encore que voſtre condition ; voſtre beauté ; & une partie de voſtre eſprit : mais preſentement que l’en voy toute l’eſtenduë, & que je connois de plus la Grandeur de voſtre ame ; de voſtre vertu ; & de vos infortunes ; je vous regarde avec plus de reſpect, & plus d’admiration qu’auparavant. Cette derniere choſe dont vous parlez, reſpondit elle, & qui eſt la ſeule où je puis prendre part, n’a guerre accouſtumé d’augmenter le reſpect dans l’ame des hommes : mais auſſi n’eſtes vous pas une Perſonne ordinaire : & je ne dois attendre de vous que des miracles. Vous devez attendre de tout le monde raiſonnable, reſpondit il, de la ſoumission & des ſervices : & alors pour luy faire connoiſtre qu’il avoit eſcouté le recit de ſes malheurs avec attention : il luy en repaſſa ſuccinctement les endroits les plus conſiderables pour l’en pleindre. Il luy loua meſme extrémement Spitridate : sçachant aſſez qu’il n’eſt rien de plus obligeant ny de plus ſensible, que d’entendre dire du bien de ce que l’on aime. Enfin il n’oublia rien de tout ce qu’il creut propre à conſoler cette Grande Princeſſe : de laquelle il attendoit auſſi à ſon tour, quelque ſoulagement à ſes maux, quand elle pourroit parler au Roy ſon Frere. Apres s’eſtre donc fait l’un à l’autre, mille proteſtations d’une amitié reciproque : il la quitta, & s’en alla donner les ordres neceſſaires pour les choſes de la guerre. Il sçeut qu’Artaxate eſtoit toujours paiſible : que les paſſages eſtoient bien gardez : & qu’Hidaſpe qui eſtoit poſté vers le pied des Montagnes où le Roy d’Armenie s’eſtoit retiré, avoit pris pluſieurs petits Convois de vivres & de munitions, que les Païſans armez y vouloient conduire : En ſuitte de quoy eſtant retourné à ſon Apartement, il donna le reſte du ſoir, au ſouvenir de ſa chere Princeſſe. Il s’ennuyoit de voir que Ciaxare n’arrivoit pas : il eſtoit faſché de n’aprendre point où eſtoit le Roy d’Aſſirie : il s’affligeoit de ne sçavoir pas où eſtoit Mandane : & faiſant comparaiſon des malheurs de la Princeſſe Araminte à ceux qu’il ſouffroit, quelques grands qu’ils fuſſent, il trouvoit encore les ſiens plus inſuportables. IL ſe ſouvint alors de ce qu’Heſionide luy avoit raconté de certains Marchands Perſans, qui avoient veû faire naufrage à Spitridate au Port de Chalcedoine : & il jugea bien que cét accident avoit eſté la cauſe de la nouvelle de ſa mort, par la reſſemblance parfaite que l’on diſoit eſtre entre luy & ce Prince : & qu’en ſuitte le meſme Spitridate en Perſe, & depuis encore en Medie, avoit auſſi cauſé le bruit de ſa reſurrection. Enfin paſſant inſensiblement d’une choſe à une autre, ſans abandonner pourtant jamais l’agreable ſouvenir de ſa chere Princeſſe, il paſſa preſques toute la nuit ſans dormir : ne croyant pas qu’il luy fuſt permis de donner un ſeul moment de ſa vie à aucune autre choſe, qu’à l’innocente paſſion qui regnoit dans ſon cœur.