Artaxerce (Delrieu)/Acte III
ACTE III.
Scène PREMIÈRE.
Où suis-je ? Tout ici respire la vengeance !
Les mages, les guerriers s’assemblent en silence !…
Heureux de voir Mandane et certain de sa foi,
Je viens de lui jurer de mourir pour mon roi ;
Je la quitte… J’entends le peuple qui m’appelle ;
Je traverse la foule et la garde rebelle ;
Et jusque dans ces lieux m’ouvrant un libre accès,
Je ne vois que soldats armés contre Xercès !…
Ils m’entourent !… ma vue excite leur audace !…
Oseraient-ils compter sur le secours d’Arbace ?
Les factieux déjà désarmés à ma voix,
Me poursuivent encor dans l’asile des rois !
Ils m’élèvent au trône !… ah ! quel est donc le traître
Qui prend ici mon nom pour attaquer mon maître ?
Moi, chef des conjurés !… moi qui les ai punis,
Je pourrais…
Scène II.
Est-ce toi, Mégabise ?… Mon fils !
Mon père !
De ton roi ne crains plus la colère.
Dieux ! quel égarement ! quel désordre !… mon père,
D’où naît le trouble affreux où je vous vois plongé ?
Qu’avez-vous fait ? Parlez ! parlez !
Je t’ai vengé.
Vengé !
Ciel !
De sang elle est trempée !
Je le sais.
De quel sang ? il me glace d’effroi !
C’est celui de Xercès.
Qui l’a répandu ?
Voilà de ta grandeur le garant infaillible.
De votre amour pour moi voilà le gage horrible !
On vient !… donne !… (15
Mon roi !… mon père !… où fuir ? guidez mes pas, grands dieux !
Scène III.
Mon fils ! demeure !… Arbace ! entends la voix d’un père !…
Imprudent ! où va-t-il ? ô ciel ! que va-t-il faire ?
Je tremble… moi, trembler ! suis-je donc Artaban ?…
J’ai dû venger mon fils et punir un tyran.
Ah ! j’entends le signal de la mort d’Artaxerce.
Artaban dans ses mains tient le sort de la Perse.
Le même dieu conduit et tes coups et les miens ;
Qu’attends-tu ? hâte-toi, Mégabise ! reviens.
Si tes coups sont portés, mon fils obtient l’empire.
C’est toi ? Xercès n’est plus.
Scène IV.
Qu’entends-je ? malheureux ! tu ne l’as pas frappé ?
Un dieu veille sur lui ; ton espoir est trompé !
Mégabise !… oses-tu me tenir ce langage ?
Écoute, et cesse enfin d’accuser mon courage…
Fidèle à mes serments, partageant ton courroux,
Je cherchais la victime échappée à mes coups ;
J’entends au loin des cris ; étonné, je m’arrête ;
Que vois-je ? des soldats et le prince à leur tête.
Malgré l’ordre du roi, pour défendre ses jours,
Il a de son armée emprunté le secours :
Il revient ; et, tranquille en ce péril extrême,
Il croit venger son père et se venge lui-même.
Par la porte du temple il entre devant moi ;
Il traverse à mes yeux l’appartement du roi.
Il s’avance, entouré des soutiens de son trône !
Laisse-moi !… je l’attends.
Il poursuit l’assassin !
Il n’a que retardé l’instant de son trépas.
J’en atteste ma haine et le dieu qui m’éclaire,
Avant la fin du jour, il rejoindra son père !…
On vient… laisse-moi seul, te dis-je ? Éloigne-toi :
Évite les regards du prince… Je le voi.
Scène V.
Mon père ! ô perfidie ! ô destin déplorable !
Artaxerce ! est-ce vous ? quelle audace coupable
Vous porte à violer l’asile redouté,
Où repose des rois l’antique majesté ?…
Eh ! pourquoi ces soldats ?…
Je vois couler vos larmes.
Ô trahison !
Seigneur, dissipez mes alarmes.
Ô douleur !
Parlez : que faut-il faire ?
Il faut venger ton roi !
Mon roi ! que dites-vous ?
Dans cet asile saint, vient de trancher sa vie !
J’ai vu son sang ; j’entends ses mânes courroucés ;
Ils demandent vengeance… ils seront exaucés !…
Dieux puissants ! c’est en vain qu’un horrible mystère
Dérobe à mes regards l’assassin de mon père :
À son juste supplice il n’échappera pas !
Scène VI.
Quel trouble ! quel tumulte ! où vont tous ces soldats ?
Qui les a conduits ?
Moi.
Qui poursuis-tu ?
Le crime.
Quel crime ?
Un meurtre affreux.
Ah ! quelle est la victime ?
Mon père !
Dieux !
A plongé dans son cœur un parricide acier !…
Le barbare est puni ?… quel est-il ?
Je l’ignore.
Quand mon père n’est plus, l’assassin vit encore ! (17
Scène VII.
Il est chargé de fers.
Son nom ?
Arbace.
Dieux !
Arbace !
Mon ami !
Ce guerrier généreux !
Lui, qui sauve l’état !
Lui, qui sauva mon frère !…
Oses-tu devant moi l’accuser, téméraire !
Je le dois… Oui, seigneur, son crime est avéré ;
J’en ai saisi sur lui le garant assuré.
Écoutez, et jugez : j’en appelle à vous-même…
Je remplissais du roi la volonté suprême ;
Je cherchais, par son ordre, Arbace… je le voi !
Il sortait du palais, et fuyait devant moi ;
Des mots entrecoupés s’échappaient de sa bouche :
Je le suis, je l’observe, et son aspect farouche
D’avance à mes regards révèle son forfait.
Je m’approche, il frémit ; je lui parle, il se tait :
J’ordonne qu’on l’arrête, et dans la main du traître
On a saisi ce fer, teint du sang de son maître.
Arbace !… il est donc vrai ?
Il se tait sur le crime !
Il ne l’a point commis.
Tout parle contre lui.
(18
Coûta plus d’une fois la vie à l’innocence…
J’ignore quel prodige ou quel fatal destin
A fait trouver sur lui le fer de l’assassin ;
J’ignore si lui-même, épouvanté du crime,
Veut cacher le coupable et s’offrir pour victime ;
Mais je ne puis penser qu’à tes yeux sa valeur
Atteste vainement les vertus de son cœur…
Sans doute il faut venger le trépas de mon père ;
Peut-être un même sort te menace, mon frère !
Ta gloire, ton danger, le salut de l’état,
Tout veut que l’on punisse un si noir attentat.
De son infâme auteur la mort est légitime ;
Mais avant de frapper, choisis bien la victime.
Le zèle trop ardent cache la trahison.
Tremble de condamner sur un premier soupçon…
Jamais je ne verrai l’assassin de mon père
Dans le libérateur, dans l’ami de mon frère.
J’en appelle à Pharnace, à ton danger pressant ;
J’en atteste ta vie ; Arbace est innocent !…
Innocent !… de ce fer le muet témoignage,
D’un amour insensé dément seul le langage.
En vain dans ma douleur je cherche à m’abuser,
Tu pleures le coupable et je dois l’accuser.
Sans lui tu périssais, et tu le sacrifies.
Sans lui Xercès vivrait, et tu le justifies ?…
Après son attentat tu déplores son sort !
Entends le cri d’un père : il ordonne sa mort !…
Tu n’oses le défendre ?
Eh ! c’est là mon supplice !
Est-ce vous que j’entends ?… voulez-vous qu’il périsse ?
Moi !
Défendez-le donc !
Si je puis du coupable expier le forfait !
Arbace criminel !
N’est-il plus ton ami ?… N’êtes-vous plus son père ?
Ah ! tu lui dois la vie !… Il la reçut de vous !
Seule, je le défends, et vous l’accusez tous !…
Loin de les attendrir ma douleur les irrite !
Arbace ! dans leurs yeux je vois ta perte écrite !
Allez et devant nous qu’il paraisse à l’instant.
Il a sauvé l’empire et l’échafaud l’attend !
Mandane ! laissez-nous.
Qui ? moi ! fuir sa présence !
Il le faut.
Lorsque de votre fils tout le sang va couler,
Cruel ! en sa faveur ne pouvez-vous parler ?
Le croyez-vous coupable ?
Ils vont le condamner ; je ne puis le défendre !…
Scène VIII.
Souffrez qu’à vos genoux j’implore…
Mon père contre Arbace excitant ma fureur,
Sur ton fils que j’accuse appelle ma vengeance ;
Mais je ne confonds pas le crime et l’innocence.
J’admire ton courage en ce double malheur,
Où le nom du coupable augmente ma douleur.
Dès l’enfance, à ton fils un nœud sacré me lie ;
Sois son juge, Artaban !… il a sauvé ma vie !…
Je suspends pour toi seul l’arrêt dont j’ai frémi.
Sauve encor, s’il se peut, ton fils et mon ami !
Moi !… son juge !
Je l’avoûrai : j’ai peine à le croire coupable.
Tu pourras mieux que moi lire au fond de son cœur.
Ose l’interroger.
Vous l’ordonnez, seigneur ?
Il s’avance !
Scène IX.
(En entrant.)
Ô mon roi !
Évitons son aspect…
Scène X.
Gardes, sortez.
Mon père !… est-ce vous que je voi ?
Les moments nous sont chers, mon fils, écoute-moi !
On te croit criminel. Une fausse apparence,
Le temps, le lieu, le fer, ta fuite, ton silence,
Tout t’accuse : Artaxerce est prêt à te juger.
Il t’appelle au conseil ; je ne peux y siéger…
Si je me tais, tu meurs ; si tu parles, j’expire.
Si tu fuis avec moi, je t’élève à l’empire !
Écoute, malheureux ! et ne m’interromps pas !…
Attendrons-nous ici ta mort ou mon trépas ?
Ton camp est sous nos murs ; laisse-moi t’y conduire.
Inquiets sur ton sort, dont j’ai su les instruire,
Aigris contre Artaxerce et pleins d’ardeur pour toi,
Tes guerriers aussitôt vont te proclamer roi.
Jusque dans ce palais la garde conjurée,
À la voix d’Artaban pour toi s’est déclarée.
Viens : tu n’as qu’à paraître et mes vœux sont remplis.
Mon triomphe est certain ; l’empire est à mon fils !
M’oses-tu résister dans ce péril extrême ?
Crains-tu de voir ton front paré du diadême ?
Lorsque l’Asie entière applaudit à mon choix,
Refuses-tu l’honneur de lui dicter des lois ?…
Arbace ! sois l’appui d’un peuple qui t’adore.
Entends, entends les vœux d’un père qui t’implore.
Si tu deviens mon roi, je suis justifié.
Si tu restes sujet, je suis sacrifié.
Oui : c’est moi qui mourrai pour expier mon crime.
Choisis : je vois mon prince ou tu vois ta victime !
En ce jour de malheur, votre fils frémissant
Doit sauver le coupable et mourir innocent ;
Mais n’attendez jamais que mon ame avilie
Abandonne l’honneur pour conserver la vie…
J’ai dû, loin de ces lieux, emporter sans effroi
Le glaive accusateur du meurtre de mon roi ;
J’ai dû, de ce forfait complice involontaire,
Indigné du soupçon, le souffrir et me taire ;
J’ai dû, voyant le fer arraché de ma main,
Prendre sur moi le crime et cacher l’assassin ;
Et quand, par le silence auquel je me condamne,
Oubliant à la fois et ma gloire et Mandane,
Je perds tout et je meurs déshonoré par vous,
Vous voulez qu’Artaxerce expire sous mes coups ?…
Moi, perdre mon ami ! moi, par de nouveaux crimes,
Vous voir accumuler victimes sur victimes !
Non !… s’il faut que le peuple, en mon nom révolté,
Soit aujourd’hui par vous au carnage excité,
S’il faut armer ma main contre un prince que j’aime,
S’il faut de ses états le dépouiller moi-même,
En vain vous vous flattez d’un si coupable espoir ;
Oui, mon père ! jamais, d’un attentat si noir,
Arbace ne sera délateur ni complice ;
Je garde l’innocence et je cours au supplice ! (19
Oserais-tu braver ton père ?
Je le dois.
Tu me désobéis !
Pour la première fois.
Ô trop fatal honneur !
Ô cruelle contrainte !
Tremble !…
C’est pour vous seul que je connais la crainte.
Je sauverai mon fils !
Je sauverai l’état !
Je vois ton échafaud !
Je vois votre attentat !
Au camp l’honneur t’appelle ; ici ta mort s’apprête.
Vois le fer des bourreaux suspendu sur ta tête.
Laissez-moi !
Moi, vivre criminel, quand tu meurs innocent !…
Viens, Arbace !…
Je dois perdre Mandane… et je ne puis vous suivre !
Tu me suivras !… Arbace !… en ce moment d’horreur,
Ne me résiste plus… redoute ma fureur.
Viens, viens !
À moi, soldats !
Que fais-tu, fils barbare ?
Mon devoir.
Suis-moi : viens !… si tu dis un seul mot, tu te perds !
Soldats ! accourez tous et rendez-moi mes fers ! (20
Ils n’obéiront point à ce cri téméraire.
On vient !… silence !
Sortez !…
Il me fuit !… il se tait !… et, fidèle à son roi,
Il m’ordonne de vivre et va mourir pour moi !…
Non !… je n’approuve plus ton silence farouche,
Mon fils !… la vérité va sortir de ma bouche !