Arthur Rimbaud (Verlaine)

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Œuvres complètes - Tome VVanier (Messein) (p. 360-367).


ARTHUR RIMBAUD


Félix Fénéon a dit, en parlant comme il faut des Illuminations d’Arthur Rimbaud, que c’était en dehors de toute littérature et sans doute au-dessus. On pourrait appliquer ce jugement au reste de l’œuvre, Poésies et Une Saison en Enfer. On pourrait encore reprendre la phrase pour mettre l’homme en dehors en quelque sorte de l’humanité et sa vie en dehors et au-dessus de la commune vie. Tant l’œuvre est géante, tant l’homme s’est fait libre, tant la vie passa fière, si fière qu’on n’a plus de ses nouvelles et qu’on ne sait pas si elle marche encore. Le tout simple comme une forêt vierge et beau comme un tigre. Avec des sourires et de ces sortes de gentillesses !

Arthur Rimbaud naquit à Charleville (Ardennes), en 1855. Son enfance fut gamine fantastiquement. Un peu paysanne, bondée de lectures et d’énormes promenades qui étaient des aventures, promenades et lectures. Externe au collège de sa ville natale passé depuis lycée, la Meuse charmante des alentours et sauvage des environs : coquet prospect de la Culbute et bois joli des Havetières, la frontière belge pour ce tabac que Thomas Philippe (Phlippe, comme on prononce à la madame Pernelle : « Allons Phlippotte, allons !… » dans toutes ces régions) répard pour rien ou presque au nez de


« Ceux qui disent : Cré nom ! ceux qui disent : Macache[1] ! »


et ce péquet de ces auberges ! l’eurent trop sans que ses études merveilleuses en aient souffert pour un zeste, car peu sont instruits comme cet ancien écolier buissonnier. Vers l’âge de quinze ans, Paris le vit, deux ou trois jours, errant sans but. En 1870-71 il parcourait l’Est de la France en feu, et racontait volontiers plus tard Villers-Cotterets et sa forêt aux galopades de uhlans sous des lunes de Raffet. Retour à Paris pendant la Commune et quelque séjour à la caserne du Château-d’Eau, parmi de vagues Vengeurs de Flourens (Florence, gazouillaient ces éphèbes à la ceinture blanche). — Interdum la gendarmerie départementale avait eu des attentions et ces bons flicquards de la Capitale des caresses pour ce tout jeune et colossal Glatigny muni de moins encore de papiers que notre pauvre cher ami, mais qui, lui, n’en mourut guère. — Mais ce ne fut qu’en octobre 1871 qu’il prit terre et langue ès la ville à Villon. À son premier voyage il avait effarouché le naïf André Gill. Cette fois il enthousiasma Cros, charma Cabaner, inquiéta et ravit une foule d’autres, épouvanta nombre d’imbéciles, contristant même, dit-on, des familles qu’on assure s’être complètement rassises depuis. C’est de cette époque que datent : les Effarés, les Assis, les Chercheuses de poux, Voyelles, Oraison du soir, et Bateau ivre, cités dans la première série des « Poètes Maudits », Premières communions, publiées par « la Vogue », Tête de faune et le Cœur volé, donnés dans la seconde série non éditée des Poètes Maudits » (Pauvre Lélian — « la Vogue ») et plusieurs autres poèmes[2], dont trop, hélas ! furent confisqués, c’est le mot poli, par une main qui n’avait que faire là, non plus que dans un manuscrit en prose à jamais regrettable et jeté avec eux dans quel ? et quel ! panier rancunier pourquoi ?

Bien des avis se partagèrent sur Rimbaud individu et poète. D’aucuns crièrent à ceci et à cela, un homme d’esprit a été jusqu’à dire : « Mais c’est le Diable ! » Ce n’était ni le Diable ni le bon Dieu, c’était Arthur Rimbaud, c’est-à-dire un très grand poète, absolument original, d’une saveur unique, prodigieux linguiste, — un garçon pas comme tout le monde, non, certes ! mais net, carré sans la moindre malice avec toute la subtilité, de qui la vie, à lui qu’on a voulu travestir en loup-garou, est toute en avant dans la lumière et dans la force, belle de logique et d’unité comme son œuvre, et semble tenir entre ces deux divins poèmes en prose détachés de ce pur chef-d’œuvre, flamme et cristal, fleuves et fleurs et grandes voix de bronze d’or : les Illuminations :


VEILLÉES

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au fond des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville, elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et, courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.


AUBE

C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.

C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami.

C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée.

L’air et le monde point cherchés. La vie.

— Était-ce donc ceci ?

Et le rêve fraîchit.


Juillet 1872, voyage et station en Belgique, Bruxelles plutôt. Rencontre avec quelques Français, dont Georges Cavalié dit Pipe-en-Bois, étonnés. Septembre même année, traversée pour Londres où vie paisible, flâneries et leçons, fréquentation d’Eugène Vermersch. Juillet 1873, un accident à Bruxelles : blessure légère par un revolver mal braqué ; Paris iterum pour peu de temps et peu de gens ; Londres derechef, quelque ennui, l’hôpital un instant ; départ pour l’Allemagne. On le voit en février 1875, très correct, fureteur de bibliothèques, en pleine fièvre « philomathique », comme il disait à Stuttgard, où le manuscrit des Illuminations fut remis à quelqu’un qui en eut soin. Un autre livre avait paru en 1873, à Bruxelles, Une Saison en Enfer, espèce de prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant qui est sa propriété exclusive. Dès 1876, quand l’Italie est parcourue et l’italien conquis, comme l’anglais, comme l’allemand, on perd un peu sa trace. Des projets pour la Russie, une anicroche à Vienne (Autriche), quelques mois en France, d’Arras et Douai à Marseille, et le Sénégal vers lequel bercé par un naufrage, puis la Hollande. 1879-80, vu décharger des voitures de moisson dans une ferme à sa mère, entre Attigny et Vouziers, et arpenter ces routes maigres de ses jembes sans rivales. Son père, ancien officier de l’armée, mort à ces époques, lui laissant deux sœurs, dont l’une est morte, et un frère aîné. Puis on la dit mort lui-même sans que rien fût sûr. À telles enseignes qu’à la date de 1883, on le savait à Aden, poursuivant là, pour son plaisir, des préoccupations de gigantesques travaux d’art inaugurées naguère en Chypre, et l’année suivante, qui est donc l’année d’avant la dernière, les renseignements les plus rassurants abondaient.

Voilà les lignes principales de cette existence plus que mouvementée. Peu de passion, comme parlerait Ohnet, se mêle à la plutôt intellectuelle et en somme chaste odyssée. Peut-être quelque vedova molto civile dans quelque Milan, une Londonienne rare, sinon unique — et c’est tout si c’est tout. D’ailleurs, qu’importe ! Œuvre et vie sont superbes telles quelles dans leur indiciblement fier pendent interrupta.

Ne pas trop se fier aux portraits qu’on a de Rimbaud, y compris la charge ci-contre, pour amusante et artistique qu’elle soit. Rimbaud, à l’âge de seize à dix-sept ans qui est celui où il avait fait les vers et faisait la prose qu’on sait, était plutôt beau — et très beau — que laid comme en témoigne le portrait par Fantin dans son Coin de table qui est à Manchester. Une sorte de douceur luisait et souriait dans ces cruels yeux bleu clair et sur cette forte bouche rouge au pli amer : mysticisme et sensualité et quels ! On procurera quelque jour des ressemblances enfin approchantes.

Quant au sonnet des Voyelles, il n’est ici publié ci-dessous qu’à cause de sa juste célébrité et pour l’explication de la caricature. L’intense beauté de ce chef-d’œuvre le dispense à mes humbles yeux d’une exactitude théorique dont je pense que l’extrêmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal. Je dis ceci pour René Ghil qui pousse peut-être les choses trop loin quand il s’indigne littéralement contre cet « U vert » où je ne vois, moi public, que les trois superbes vers « U cyles, etc. »

Ghil, mon cher ami, je suis jusqu’à un certain point votre très grand partisan, mais, de grâce, n’allons pas plus vite que les violons, et ne prêtons point à rire aux gens plus qu’il ne nous convient.

À très bientôt une belle et aussi complète que possible édition des œuvres d’Arthur Rimbaud.


VOYELLES


A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre : E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux

O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses yeux !


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  1. Premier vers des Douaniers, l’un des poèmes « confisqués » dont il va être question.
  2. Les Mains de Jeanne Marie, Accroupissements, les Veilleurs, les Pauvres à l’église. Sœur de charité, les Douaniers, tels sont les titres de ces choses qu’il est bien à craindre de ne jamais voir sortir du puits d’incompétence où les voilà qui gisent.