Ascanio/t2-2
II.
QUATRE VARIÉTÉS DE BRIGANDS.
Benvenuto repassa la Seine en toute hâte, et prit chez lui non pas un sac, comme il avait dit au comte d’Orbec, mais un petit cabas que lui avait donné à Florence une de ses cousines qui était religieuse ; puis, comme il tenait à terminer cette affaire le jour même, et qu’il était déjà deux heures de l’après-midi, sans attendre Ascanio qu’il avait perdu de vue, ni ses ouvriers qui étaient allés dîner, il reprit le chemin de la rue Froid-Manteau, où demeurait le comte d’Orbec, et avec quelque attention qu’il regardât au tour de lui, il ne vit rien en allant qui pût lui causer la moindre inquiétude.
Quand il arriva chez le comte d’Orbec, celui-ci lui dit qu’il ne pouvait toucher son or tout de suite, attendu qu’il y avait des formalités indispensables à remplir, un notaire à appeler, un contrat à rédiger ; le comte s’excusa d’ailleurs avec mille politesses, car il savait Cellini peu patient de sa nature, mais il enveloppa son refus de formes si prévenantes, qu’il n’y eut pas moyen de se fâcher, et que Benvenuto, qui croyait à la vérité de ces empêchemens, se résigna à attendre.
Seulement Cellini voulut profiter de ce retard pour faire venir quelques-uns de ses ouvriers qui l’accompagneraient au retour et l’aideraient à porter son or. D’Orbec s’empressa d’envoyer à l’hôtel de Nesle un de ses domestiques pour les prévenir ; puis il entama la conversation sur les travaux de Cellini, sur la faveur que le roi lui témoignait, sur toutes choses enfin capables de faire prendre patience à Benvenuto, d’autant moins soupçonneux qu’il n’avait aucune raison d’en vouloir au comte, ni qu’il ne supposait pas que le comte eût des motifs d’être son ennemi. Il y avait bien son désir de le supplanter près de Colombe, mais personne ne connaissait ce désir qu’Ascanio et lui. Il répondit donc assez gracieusement aux avances du trésorier.
Il fallut ensuite du temps pour choisir l’or au titre où le roi avait désiré qu’il fût donné. Le notaire fut très lent à venir. On ne dresse pas un contrat en une minute. Bref, lorsque, les dernières politesses échangées, Benvenuto se disposait à revenir à l’hôtel, la nuit commençait à tomber ; il s’informe du domestique qu’on avait envoyé pour chercher ses compagnons. Celui-ci répondit qu’ils n’avaient pu venir, mais qu’il porterait volontiers l’or du seigneur orfèvre. La défiance de Benvenuto se réveilla, et il refusa l’offre, si obligeante qu’elle fût.
Il mit l’or dans son petit cabas, puis il passa le bras dans les deux anses, et comme son bras n’y entrait qu’avec difficulté, l’or était bien enfermé, et il le portait beaucoup plus aisément que s’il eût été dans un sac. Il avait sous ses habits une bonne cotte de mailles à manches, une courte épée au côté, et un poignard dans sa ceinture ; il se mit donc en route d’un pas pressé, mais ferme. Cependant, avant de partir, il avait cru s’apercevoir que plusieurs valets parlaint bas entre eux et sortaient précipitamment, mais ils avaient affecté de ne pas prendre le même chemin que lui.
Aujourd’hui que l’on va du Louvre à l’Institut par le pont des Arts, le chemin qu’avait à faire Benvenuto ne serait plus qu’une enjambée, mais à cette époque c’était un voyage. En effet, il lui fallait, en partant de la rue Froid-Manteau, remonter le quai jusqu’au Châtelet, prendre le pont aux Meuniers, traverser la Cité par la rue Saint-Barthélemy, aborder sur la rive gauche par le pont Saint-Michel, et de là redescendre par le quai désert jusqu’à l’hôtel du Grand-Nesle. Qu’on ne s’étonne pas qu’à cette époque de larronneurs et de tire-laines, Benvenuto, malgré tout son courage, conçût quelques inquiétudes pour une somme aussi considérable que celle qu’il portait sous le bras. Au reste, si le lecteur veut précéder avec nous Benvenuto de quelques centaines de pas, il verra que ces inquiétudes n’étaient pas sans fondement.
Depuis une heure environ que l’ombre avait commencé à épaissir, quatre hommes d’assez mauvaise mine, enveloppés de grands manteaux, s’étaient postés sur le quai des Augustins à la hauteur de l’église. La grève était bordée seulement de murs à cet endroit, et absolument déserte en ce moment. Ces hommes, pendant leur station, ne virent passer que le prévôt, qui revenait de conduire Colombe au Petit-Nesle, et qu’ils saluèrent avec le respect qui est dû aux autorités.
Ils causaient à voix basse et le chapeau sur les yeux dans un renfoncement formé par l’église. Deux d’entre eux nous sont déjà connus : c’étaient les bravi employés par le vicomte de Marmagne dans l’expédition malheureuse contre le Grand-Nesle ; ils se nommaient Ferrante et Fracasse. Leurs deux compagnons, qui gagnaient leur vie au même honorable métier, s’appelaient Procope et Maledent. Afin que la postérité, comme elle fait depuis trois mille ans pour le vieil Homère, ne se dispute pas sur la patrie de ces quatre vaillans capitaines, nous ajouterons que Maledent était Picard, Procope Bohémien, et que Ferrante et Fracasso avaient vu le jour sous le beau ciel de l’Italie. Quant à leurs qualités distinctes en temps de paix, Procope était un juriste, Ferrante un pédant, Fracasso un rêveur, et Maledent un imbécile. On voit que notre qualité de Français ne nous aveugle pas sur le compte du seul de ces quatre industriels qui soit notre compatriote.
Au combat tous quatre était des démons.
Voici maintenant la conversation édifiante et amicale qu’ils tenaient entre eux, écoutons-la. Nous pourrons y apprendre quels hommes ils étaient et quels dangers menaçaient au juste notre ami Benvenuto.
— Au moins, Fracasso, disait Ferrante, nous ne serons pas empêtrés aujourd’hui de ce grand rougeâtre de vicomte, et nos pauvres épées pourront sortir du fourreau sans qu’il nous crie : En retraite ! le lâche, et sans qu’il nous force à nous enfuir.
— Oui, mais, répondit Fracasso, puisqu’il nous laisse tout le péril du combat, ce dont je le remercie, il devrait nous laisser tout le profit. De quel droit ce diable roussi se réserve-t-il pour sa part 500 écus d’or ? Je sais bien que les 500 qui restent font une assez jolie prime. Cent vingt cinq pour chacun de nous, c’est honorable, et dans les temps difficiles je me suis vu parfois dans la nécessité de tuer un homme pour deux écus.
— Pour deux écus ! Sainte-Vierge ! s’écria Maledent ; oh ! fi donc ! c’est gâter le métier. Ne dites pas de pareilles choses quand je suis avec vous, car quelqu’un qui nous entendrait pourrait nous confondre l’un avec l’autre, mon cher.
— Que veux-tu, Maledent ! dit Fracasso avec mélancolie, la vie a des passes fâcheuses, et il y a des heures où l’on tuerait un homme pour un morceau de pain. Mais revenons à notre objet. Il me semble, mes bons amis, que deux cent cinquante écus valent de moitié mieux que cent vingt cinq. Si, après avoir tué notre homme, nous refusions de rendre nos comptes à ce grand voleur de Marmagne ?
— Mon frère, reprit gravement Procope, vous oubliez que ce serait manquer à notre traité ; ce serait frustrer un client, et il faut de la loyauté en tout. Nous remettrons au vicomte les cinq cents écus d’or convenus, jusqu’au dernier, c’est mon avis. Mais, distinguamus : quand il les aura empochés et qu’il nous aura reconnus pour honnêtes gens, je ne vois pas qui peut nous empêcher de tomber sur lui et de les lui reprendre.
— Bien trouvé ! dit doctoralement Ferrante, Procope a toujours eu beaucoup de probité jointe à beaucoup d’imagination.
— Mon Dieu ! cela tient à ce que j’ai un peu étudié le droit, fit modestement Procope.
— Mais, continua Ferrante avec le ton pédant qui lui était habituel, ne nous embrouillons pas dans nos desseins. Rectè ad terminum eamus. Que le vicomte dorme tranquille sur les deux oreilles ! il aura son tour : il s’agit pour le moment de cet orfèvre florentin : on veut pour plus grande sécurité que nous soyons quatre à l’estafiler. À la rigueur un seul eût pu faire la besogne et empocher la somme, mais la capitalisation est une plaie sociale, et mieux vaut que le bénéfice soit partagé entre plusieurs amis. Seulement, dépêchons-le promptement et proprement, ce n’est pas un homme ordinaire, comme nous avons pu le voir, Fracasso et moi. Résignons-nous donc, pour plus de sûreté, à l’attaquer tous quatre à la fois, il ne peut maintenant tarder à venir. Attention ! du sang-froid, bon pied, bon œil, et prenez garde aux bottes à l’italienne qu’il ne manquera pas de vous pousser.
— On sait ce que c’est, Ferrante, dit Maledent d’un air dédaigneux, que de recevoir un coup d’épée, qu’il soit d’estoc ou de taille. Une fois j’avais pénétré de nuit, pour affaires personnelles, dans un château du Bourbonnais. Surpris par le matin avant de les avoir complètement terminées, je pris la résolution forcée de me cacher jusqu’à la nuit suivante ; rien ne me parut plus propre à cet effet que l’arsenal du château : il y avait là force panoplies et trophées, casques, cuirasses, brassards et cuissards, targes et écus. J’enlevai le pieu qui soutenait une de ces armures, je me glissai à sa place et je demeurai là debout, visière baissée, immobile sur mon piédestal.
— C’est fort intéressant, interrompit Ferrante ; continue, Maledent, à quoi peut-on mieux employer l’attente d’un exploit, qu’au récit de quelques autres faits de guerre ? Continue.
— Je ne savais pas, poursuivit Maledent, que cette maudite armure servait aux fils du château pour s’exercer à faire des armes. Mais bientôt deux grands gaillards de vingt ans entrèrent, détachèrent chacun une lance et une épée, et commencèrent à s’escrimer de tout leur cœur sur ma carapace. Eh bien ! mes amis, vous me croirez si vous voulez, sous tous leurs coups d’épée et de lance, je n’ai pas bougé, je suis resté droit et ferme comme si j’étais véritablement de bols et vissé à ma base. Par bonheur, les jeunes drôles n’étaient pas de première force. Le père survint, les exhortant bien à viser au défaut de ma cuirasse ; mais saint Maledent, mon patron, que j’invoquais tout bas, détournait les coups. Enfin, ce diable de père, pour montrer à ses petits comment on enlevait une visière, prit une lance, et du premier coup mit à découvert mon visage pâle et défait. Je me crus perdu.
— Pauvre ami ! dit mélancoliquement Fracasso, on le serait à moins.
— Bah ! figurez-vous que, comme je viens de vous le raconter, me voyant pâle et défait, ils eurent la bêtise de me prendre pour le fantôme de leur bisaïeul ; si bien que voilà le père et les fils qui s’enfuient à toutes jambes et comme si le diable les emportait. Ma foi ! que voulez-vous que je vous dise ? je leur ai tourné le dos et j’en ai l’ait autant de mon côté ; mais c’est égal, vous voyez que pour ma part je suis solide.
— Oui, mais l’essentiel dans notre état, l’ami Maledent, dit Procope, ce n’est pas seulement de bien recevoir les coups, c’est de les bien donner. Le beau, c’est que la victime tombe sans même pousser un cri. Tiens, dans une de mes tournées en Flandre, j’avais à débarrasser une de mes pratiques de quatre de ses amis intimes qui voyageaient en compagnie. Il voulut d’abord m’adjoindre trois camarades ; mais je dis que je me chargerais de la chose tout seul ou que je ne m’en chargerais pas du tout. Il fut donc convenu que j’agirais comme je l’entendais, et que pourvu que je livrasse quatre cadavres, j’aurais quatre parts. Je savais la route qu’ils suivaient : je les attendis donc dans une hôtellerie où ils devaient nécessairement passer.
L’hôtelier avait été de la partie autrefois ; il l’avait quittée pour se faire aubergiste, ce qui était un moyen de continuer à détrousser les voyageurs sans rien craindre ; mais il avait encore quelques bons sentimens, de sorte que je n’eus pas grand’peine à le mettre dans mes intérêts moyennant un dixième de la prime. Ceci convenu, nous attendîmes nos quatre cavaliers, qui bientôt partirent au détour du chemin et mirent pied à terre devant l’auberge, s’apprêtant à y remplir leurs estomacs et à y panser leurs chevaux. L’hôtelier leur dit alors que son écurie était si petite qu’à moins d’y entrer l’un après l’autre ils ne pourraient s’y remuer et s’y gêneraient mutuellement. Le premier qui entra fut si lent à sortir que le second, impatienté, alla voir un peu ce qu’il faisait. Celui-ci ne tarda pas moins lui-même à repraître. Sur ce, le troisième, fatigué d’attendre, s’introduisit à son tour, et au bout de quelque temps, comme le quatrième s’étonnait de leur lenteur à tous ;
— Ah ! je vois ce que c’est, dit mon hôte, comme l’écurie est extrêmement petite, ils seront sortis par la porte de derrière. Ces mots encouragèrent mon dernier à rejoindre ses compagnons et moi, car vous devinez bien que j’étais dans l’écurie ; mais comme la chose ne pouvait plus avoir d’inconvénient, je laissai à celui-là la satisfaction de pousser un petit cri, pour dire adieu à ce monde. En droit romain, Ferrante, cela ne pourrait-il pas s’appeler trucidatio per divisionem necis ? Mais, ah çà ! ajouta Procope en s’interrompant, notre homme n’arrive toujours pas ! Pourvu qu’il ne lui soit rien advenu ! Il va faire nuit noire tout à l’heure.
— Suadentque cadentia sidera somnos, ajouta Fracasso. Et à ce propos, mes amis, prenez garde que dans l’obscurité ce Benvenuto ne s’avise d’un tour que j’ai une fois pratiqué moi-même : c’était dans mes promenades sur les bords du Rhin. J’ai toujours aimé les bords du Rhin, le paysage y est à la fois pittoresque et mélancolique. Le Rhin, c’est le fleuve des rêveurs. Je rêvais donc sur les bords du Rhin, et voici quel était le sujet de mes rêveries :
Il s’agissait d’envoyer de vie à trépas un seigneur nommé Schreckenstein, si j’ai bonne mémoire. Or, la chose n’était pas aisée, car il ne sortait jamais que bien accompagné. Voilà le plan auquel je m’arrêtai :
Je m’habillai de la même façon que lui, et par une soirée sombre je l’attendis de pied ferme, lui et sa troupe. Quand je vis leur masse noire se détacher dans la nuit solitaire et obscure, obscuri sub nocte, je me jetai en désespéré sur Schreckenstein, qui marchait un peu en avant ; mais j’eus l’habileté d’abord d’enlever de sa tête son chapeau à plumes, et puis de changer de position avec lui et de me tourner du côté où il aurait dû se trouver lui-même. Là dessus je l’étourdis d’un grand coup du pommeau de mon épée, et je me mis à crier au milieu du tumulte, du bruit des lames et des cris des autres : — À moi ! à moi ! Sus aux brigands ! — Si bien que les hommes de Schreckenstein tombèrent furieux sur leur maître et le laissèrent mort sur la place, tandis que je me glissais dans le taillis. L’honnête seigneur put se dire du moins qu’il avait été tué par des amis.
— Le coup était hardi, reprit Ferrante, mais si je jetais un regard en arrière sur ma jeunesse évanouie, je pourrais y trouver un exploit encore plus audacieux. J’avais affaire comme toi, Fracasso, à un chef de partisans toujours bien monté et escorté. C’était dans une forêt des Abruzzes : j’allai me poster sur le passage de l’individu, et grimpant sur un chêne énorme, je me couchai sur une grosse branche qui traversait le chemin, et j’attendis en rêvant. Le soleil se levait, et ses premiers rayons tombaient en longs filets de pâle lumière à travers les rameaux moussus ; l’air du matin circulait frais et vif et sillonné de chansons d’oiseaux ; tout à coup…
— Chut ! interrompit Procope, j’entends des pas : attention c’est notre homme.
— Bon ! murmura Maledent, en jetant autour de lui un regard furtif ; tout est désert et silencieux aux alentours ; la chance est pour nous.
Ils redevinrent immobiles et muets : on ne distinguait pas leurs brunes et terribles figures dans l’ombre crépusculaire, mais on voyait leurs yeux brillans, leurs mains frémissantes sur les rapières, leur pose d’attente effarée : ils formaient dans ces demi-ténèbres un groupe saisissant et fièrement campé, que le pinceau de Salvator Rosa seul pourrait reproduire heureusement.
C’était en effet Benvenuto qui s’avançait d’un pas rapide, Benvenuto, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait conçu quelque soupçon, et qui de son regard perçant sondait prudemment l’obscurité devant lui. D’ailleurs, habitué à l’obscurité, il put voir à vingt pas les quatre bandits sortir de leur embuscade, et avant qu’ils fussent sur lui il eut le temps de couvrir son cabas de sa cape, et de mettre l’épée à la main. En outre, avec le sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, il prit le soin de s’adosser contre le mur de l’église, et vit ainsi de face tous ses assaillans.
Ils l’attaquèrent vivement ; pas moyen de s’enfuir, inutile de crier, le château était à plus de cinq cents pas ; mais Benvenuto n’en était pas à son apprentissage en fait d’armes ; il reçut les bandits avec vigueur.
Tout en estocadant, comme sa pensée restait parfaitement libre, une idée lui traversa l’esprit comme un éclair : évidemment ce guet-apens n’était dirigé que contre lui, Benvenuto. S’il pouvait parvenir à donner le change à ses assassins, il était sauvé. Il se mit donc, sous le fer de leurs épées, à les railler de leur prétendue méprise.
— Ah ! que vous prend-il donc mes braves ? êtes-vous fous ? que prétendez-vous gagner avec un pauvre militaire comme moi ? Est-ce à ma cape que vous en voulez ? Est-ce mon épée qui vous tente ? Attends, attends, toi ! gare à tes oreilles, sangdieu ! Si vous en voulez à ma brave lame, il faut la gagner ; mais, pour des voleurs qui n’en paraissent pas à leur coup d’essai, vous n’avez pas bon nez, mes enfans.
Et ce disant, il les pressait lui-même au lieu de reculer devant eux, mais ne quittant son mur que d’un ou deux pas pour revenir s’y adosser aussitôt, frappant continuellement d’estoc et de taille, et ayant soin de se découvrir plusieurs fois, afin que s’ils avaient été prévenus par les domestiques du comte d’Orbec, qu’il avait vu s’éloigner, et qui l’avaient vu compter l’or, ils s’imaginassent qu’il n’avait point cet or sur lui. En effet, l’assurance de ses paroles et son aisance à manier l’épée avec mille écus d’or sous le bras, jetèrent des doutes dans l’esprit des bravi.
— Ah çà ! est-ce que réellement nous nous tromperions, Ferrante ? dit Fracasso.
— J’en ai peur. L’homme me semblait moins grand, ou si c’est lui, il n’a pas l’or et ce damné vicomte nous a dupés.
— Moi, de l’or ? s’écriait Benvenuto, tout en s’escrimant de la meilleure grâce. Je n’ai d’or qu’une poignée en cuivre dédoré, mais si vous l’ambitionnez, mes enfans, vous la paierez plus cher que si elle était d’or et qu’elle appartint à un autre, je vous en préviens.
— Au diable ! dit Procope, c’est véritablement un militaire. Est-ce qu’un orfèvre ferait des armes de cette force ? Essoufflez-vous si cela vous convient, vous autres ; moi je ne me bats pas pour la gloire.
Et Procope commença de se retirer en grondant, tandis que l’attaque des autres se ralentissait à la fois de leur doute et de son absence. Benvenuto, plus mollement harcelé, en profita pour se dégager et pour se diriger vers l’hôtel, en rompant devant ses ennemis, mais sans cesser de se battre et de leur tenir tête. Le rude sanglier traînait avec lui les chiens vers son bouge.
— Allons, allons, venez avec moi, mes braves, disait Benvenuto ; accompagnez-moi jusqu’à l’entrée du Pré-aux-Clercs, à la Maison-Rouge, chez mon infante qui m’attend ce soir, et dont le père vend du vin. La route n’est pas sûre, à ce que l’on dit, et je ne serai point fâché d’avoir une escorte.
Sur cette plaisanterie, Fracasso renonça aussi à la poursuite et alla rejoindre Procope.
— Nous sommes des fous, Ferrante ! dit Maledent ; ce n’est point là ton Benvenuto ! va !
— Si ! si ! au contraire, c’est lui-même, s’écria Ferrante, qui venait enfin d’apercevoir le cabas enflé d’argent sous le bras de Benvenuto, dont un mouvement trop brusque avait dérangé le manteau.
Mais il était trop tard. L’hôtel n’était plus qu’à une cinquantaine de pas, et Benvenuto, de sa voix puissante, s’était mis à crier dans le silence et dans la nuit : « À moi, de l’hôtel de Nesle ! au secours ! à moi ! » Fracasso eut à peine le temps de revenir sur ses pas, Procope d’accourir de loin, Ferrante de redoubler d’efforts avec Maledent ; les ouvriers qui attendaient leur maître étaient sur le qui-vive. La porte du château s’ouvrit donc au premier cri, et l’énorme Hermann, le petit Jehan, Simon-le-Gaucher et Jacques Aubry, s’élancèrent armés de piques.
À cette vue les bravi s’enfuirent.
— Attendez donc, mes chers petits ! criait Benvenuto aux fuyards ; ne voulez-vous donc pas m’escorter encore un peu ? Oh ! les maladroits ! qui n’ont pu prendre à un homme seul mille écus d’or qui lui fatiguaient le bras !
En effet, les brigands n’avaient réussi qu’à faire à leur ennemi une légère égratignure à la main, et ils se sauvaient tout penauds, tandis que de son côté Fracasso se sauvait hurlant. Le pauvre Fracasso, dans les derniers coups, avait eu l’œil droit emporté, accident dont il resta borgne le reste de ses jours, ce qui rembrunit encore la teinte de mélancolie qui formait le caractère saillant de sa physionomie pensive.
— Or çà, mes enfans, dit Benvenuto à ses compagnons, quand le bruit des pas des bravi se fut perdu dans le lointain, il s’agit d’aller souper après ce bel exploit. Venez tous boire à ma délivrance, mes chers sauveurs ! Mais, vrai Dieu ! je ne vois pas Ascanio parmi vous. Où donc est Ascanio ?
En effet, on se rappelle qu’Ascanio avait quitté le maître en sortant du Louvre.
— Moi, je sais où il est, dit le petit Jehan.
— Et où est-il, mon enfant ? demanda Benvenuto.
— Au fond du jardin du Grand-Nesle, où il se promène depuis une demi-heure ; nous avons été, l’écolier et moi, pour causer avec lui, mais il nous a priés de le laisser seul.
— C’est étrange ! se dit Benvenuto. Comment n’a-t-il pas entendu mon cri ? Comment n’est-il pas accouru avec les autres ? Ne m’attendez pas et soupez sans moi, enfans, dit Benvenuto à ses compagnons. Ah ! te voilà, Scozzone.
— Oh ! mon Dieu ! que me dit-on ? que l’on a voulu vous assassiner, maître.
— Oui, oui, il y a eu quelque chose comme cela.
— Jésus ! s’écria Scozzone.
— Ce n’est rien, ma bonne fille, ce n’est rien, répéta Benvenuto pour rassurer la pauvre Catherine qui était de venue pâle comme la mort. Maintenant il s’agit de monter du vin et du meilleur pour ces braves garçons. Prends les clefs de la cave à dame Ruperte, Scozzone, et choisis-le de ta main.
— Mais vous n’allez pas sortir de nouveau ? dit Scozzone.
— Non, sois tranquille, je vais retrouver Ascanio qui est dans le jardin du Grand-Nesle ; j’ai à causer avec lui d’affaires graves.
Les compagnons de Scozzone rentrèrent dans l’atelier, et Benvenuto s’achemine vers la porte du jardin.
La lune se levait en ce moment, et le maître vit bien distinctement Ascanio ; mais, au lieu de se promener, le jeune homme grimpait à une échelle adossée contre le mur du Petit-Nesle. Arrivé au faîte, il enjambe la muraille, tira l’échelle à lui, la fit passer de l’autre côté, et disparut.
Benvenuto passa la main devant ses yeux comme fait un homme qui ne peut croire à ce qu’il voit ; puis, prenant une résolution subite, il alla droit à sa fonderie, monta dans sa cellule, enjamba la croisée, et d’un saut calculé se trouva sur le mur du Petit-Nesle ; alors, s’aidant d’une vigne qui étendait là ses branches noueuses, il se laissa tomber sans bruit dans le jardin de Colombe ; il avait plu le matin, et l’humidité de la terre amortissait le bruit des pas de Benvenuto.
Il colla alors son oreille contre le sol et interrogea le silence sans résultat pendant plusieurs minutes. Enfin quelques chuchotemens qu’il entendit dans le lointain le guidèrent ; il se releva aussitôt et se mit à s’avancer avec précaution en tâtonnant et en s’arrêtant à chaque pas. Bientôt le bruit des voix devint plus distinct. Benvenuto se dirigea du côté d’où venait le bruit ; enfin, arrivé à la seconde allée qui traversait le jardin, il reconnut ou plutôt devine dans les ténèbres Colombe vêtue d’une robe blanche et assise près d’Ascanio sur le banc que nous connaissons déjà. Les deux enfans parlaient d’une voix basse, mais animée et distincte.
Caché par un massif d’arbres, Benvenuto s’approcha d’eux et écouta.