Astronomie populaire (Arago)/XVII/19

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 2p. 356-367).

CHAPITRE XIX

combien y a-t-il de comètes dans le système solaire ?


La question de savoir combien il y a de comètes dans le système solaire a beaucoup occupé les cosmologues ; mais les véritables observations de comètes sont trop modernes pour qu’on puisse présenter, à cet égard, autre chose que de simples probabilités.

En 1773, Lalande calculait qu’il y a dans notre système un peu plus de 300 comètes. Je vais reproduire son raisonnement en l’appliquant, toutefois, aux données numériques que fournissent les observations comprises entre les années 1800 et 1850.

Dans cet intervalle de 50 années, 75 comètes ont été observées, défalcation faite des apparitions des comètes périodiques de Halley, d’Encke, de Gambart et de Faye. On peut donc compter sur 1 comète 1/2 par année ou sur 3 comètes tous les 2 ans.

Si la durée de la révolution des comètes que nous voyons de nos jours était de 200 ans seulement, nous trouverions dans les historiens, dans les chroniqueurs, des traces de la précédente apparition de chacune d’elles ; car, en 1600, on comptait déjà très-attentivement tous les phénomènes célestes. Il est même permis d’ajouter que, pour ceux de ces astres qui ont pu être observés pendant quelques semaines, l’ellipticité de leurs orbites serait sensible, si la durée de la révolution ne surpassait pas 3 siècles.

Adoptons donc 300 ans, terme moyen, pour le temps qu’une comète emploie à revenir à son périhélie. Tant qu’à partir d’une certaine époque, cette période de 300 ans ne sera pas écoulée, on verra constamment paraître de nouvelles comètes ; la période une fois révolue, les mêmes astres reviendront, mais dans un autre ordre.

Les comètes étant toutes nouvelles pendant la durée d’une période de 3 siècles, si chaque 2 années en présente 3, comme nous le disions tout à l’heure, 300 années correspondront à 450. Tel serait donc, d’après ce mode d’argumentation, le nombre de comètes de notre système solaire visibles de la Terre.

Je ne m’arrêterai pas à combattre ces calculs, afin d’arriver promptement aux considérations d’un ordre beaucoup plus élevé, à l’aide desquelles Lambert avait jadis essayé, dans ses ingénieuses Lettres cosmologiques, d’arriver à la solution du curieux problème qui fait l’objet de ce chapitre.

Le nombre des comètes dont on a pu calculer complétement l’orbite était, à la date du 31 décembre 1853, de 4 comètes périodiques et de 197 comètes dont les retours n’avaient pas été constatés d’une manière certaine : soit, en tout, 201. Voyons si, dans leurs mouvements, ces astres affectent des époques et des directions spéciales.

Déjà, en 1832, lorsque la table des comètes ne contenait que 137 comètes calculées, j’avais cherché à résoudre la même question que je viens de poser. Je laisserai ici les chiffres auxquels j’étais arrivé en regard des calculs que j’ai chargé M. Barral d’effectuer sur la table plus étendue que l’on possède aujourd’hui. Il est intéressant de voir les modifications que les progrès de la science peuvent apporter dans les supputations du genre de celles qu’on va lire.

La première question qui se présente est celle des époques des passages des comètes par le périhélie. En comptant toutes les apparitions des comètes soit périodiques, soit non périodiques, il y a eu 226 apparitions constatées à la fin de 1853. On trouve que les passages au périhélie se répartissent ainsi :

Catalogue
arrêté à la
fin de 1831.
Catalogue
arrêté à la
fin de 1853.
Janvier 
14 22
Février 
10 17
Mars 
8 17
Avril 
10 21
Mai 
9 14
Juin 
11 16
Juillet 
10 14
Août 
8 14
Septembre 
15 26
Octobre 
11 20
Novembre 
18 26
Décembre 
13 19
Totaux 
137 226

Il y a évidemment moins de comètes dans les mois d’été que dans les mois d’hiver. Cela devait être, car en mai, juin, juillet et août les nuits sont très-courtes ; la longue durée du jour proprement dit et de la lumière crépusculaire ne peuvent manquer de nous dérober la vue d’un certain nombre de ces astres.

L’observation de l’époque du passage au périhélie dépendant de la puissance limitée de la vue des astronomes, examinons un élément dont l’évaluation ne puisse être en rien influencé par la faiblesse humaine. Le sens du mouvement des comètes est de cette nature. Nous défalquons les réapparitions des comètes périodiques, et nous trouvons :

Nombre de comètes directes 
102
Nombre de comètes rétrogrades 
99
Totaux 
201

Si l’on avait fait cette comparaison quand le nombre des comètes calculées n’était que de 49, on en aurait trouvé 24 directes et 25 rétrogrades. En 1831, sur 137 comètes cataloguées, il y en avait 69 directes et 68 rétrogrades.

Les inclinaisons des orbites cométaires qui sont également indépendantes des sens des astronomes et de la position qu’occupe la Terre dans l’espace, présentent les résultats suivants :

Inclinaisons. Nombre
de comètes
en 1831.
Nombre
de comètes
en 1853.
De   0° à 10° 9 19
10  à 20  13 18
20  à 30  10 13
30  à 40  17 22
40  à 50  14 35
50  à 60  23 27
60  à 70  17 23
70  à 80  19 26
80  à 90  15 18
Totaux 
137 201

Il semble découler de ce tableau que les comètes sont plus communes dans les grandes inclinaisons que dans les petites. Bode était déjà arrivé au même résultat, d’après les éléments de 72 comètes connues en 1785. Cependant il suffit d’une simple remarque pour reconnaître, sans recourir au calcul des probabilités, que 201 observations n’autorisent pas à affirmer, positivement, qu’il y aura toujours moins de comètes près de l’écliptique que loin de ce plan. En effet, d’après la table de Bode, il y avait 4 comètes de moins entre 50° et 70°, qu’entre 60° et 70° ; en 1831, on trouvait 6 comètes de plus, et en 1853, 4 comètes de plus seulement. D’un autre côté, en 1831, il y avait 9 comètes de moins entre 40° et 50° qu’entre 50° et 60°, et en 1853 il y a une différence de 8, mais en sens contraire. Il est donc réservé à nos neveux de décider si les circonstances physiques primordiales, en vertu desquelles les principales planètes se trouvent rassemblées dans le voisinage du plan de l’écliptique, ont exercé une influence inverse sur la marche des comètes.

Il y a des rencontres numériques qui s’évanouissent dès que l’on opère sur un nombre d’observations. Voyons si les longitudes des nœuds ascendants ne présentent pas des circonstances qui avertissent d’user d’une grande circonspection dans l’examen auquel nous nous livrons :

Longitudes
des
noeuds ascendants.
Nombre
de comètes
en 1831.
Nombre
de comètes
en 1853.
De 0° à 30° 12 17
30  à 60  12 18
60  à 90  20 22
90  à 120  8 17
120  à 150  12 19
150  à 180  13 15
180  à 210  14 20
210  à 240  11 16
240  à 270  10 16
270  à 300  8 9
300  à 330  11 15
330  à 360  6 17
Totaux 
137 201

Nous disions en 1832 : « Peut-être regardera-t-on comme une circonstance digne d’être notée, que les deux régions de l’écliptique auxquelles ne correspondent que huit nœuds ascendants, soient exactement éloignées d’une demi-circonférence ; mais, l’intervalle compris entre le 320e et le 360° degré, étant encore plus pauvre en, nœuds de comètes, sans que la région opposée présente à cet égard rien de particulier, on ne doit voir, dans la remarque dont je viens de faire mention qu’une rencontre fortuite ? »

En 1853, il n’y a plus à noter qu’un très-petit nombre de nœuds entre 240° et 270° ; les différences se sont presque effacées pour les autres régions de l’écliptique. Toute conclusion serait donc encore prématurée.

Examinons maintenant la répartition des longitudes des périhélies.

Longitudes
des
périhélies.
Nombre
de comètes
en 1831.
Nombre
de comètes
en 1853.
De 0° à 30° 11 14
30  à 60  13 16
60  à 90  12 23
90  à 120  20 21
120  à 150  10 18
150  à 180  8 6
180  à 210  6 12
210  à 240  13 16
240  à 270  18 20
270  à 300  10 28
300  à 330  10 20
330  à 360  6 7
Totaux 
137 201

L’avenir apprendra si, comme cette table paraît l’indiquer, les extrémités des grands axes des orbites cométaires existent en beaucoup plus grand nombre vers |e 90e et le 270° degrés de l’écliptique, que partout ailleurs, et, si c’est à un angle droit de chacune de ces régions qu’on doit s’attendre, au contraire, à trouver le moins de périhélies, En 1853, comme en 1831, cette conclusion semble devoir être tirée des faits observés, mais il faut remarquer que ni 137, ni 201 orbites ne sauraient donner des résultats généraux complétement dégagés des influences accidentelles,

Nous arrivons maintenant au dernier élément que nous ayons à considérer, à la distance périhélie de chaque comète ; malheureusement l’évaluation de cet élément dépend de la vue des observateurs. Voici les chiffres que fournissent les orbites calculées :

Distances périhélies situées Nombre
de comètes
en 1831.
Nombre
de comètes
en 1853.
Entre le Soleil et l’orbite de Mercure 
30 37
Entre l’orbite de Mercure et celle de Vénus 
44 63
Entre l’orbite de Vénus et celle de la Terre 
34 52
Entre l’orbite de la Terre et celle de Mars 
23 38
Entre l’orbite de Mars et celle de Jupiter 
6 11
Au delà de l’orbite de Jupiter 
0 0
Totaux. 
137 201

Il semble difficile, quand on a cette table sous les yeux, de ne point regarder comme démontré que les distances périhélies ne sont pas toutes également possibles. Toutefois, en passant à un examen attentif des diverses conditions du problème, peut-être aurons-nous à modifier les résultats d’un premier aperçu. Caractérisons d’abord bien nettement la difficulté.

Si les périhélies étaient uniformément distribués dans les espaces célestes, le nombre de ceux qui existeraient dans des sphères concentriques au Soleil et ayant pour rayons les rayons des orbites de Mercure, de Vénus et de la Terre (liv. xvi, chap. vii) seraient entre eux dans le rapport des volumes de ces sphères, c’est-à-dire des cubes de leurs rayons, ou comme les nombres :

Ou comme (3,9)³, (7,2)³, (10)³
59, 373, 1 000.

Inscrivons sous ces chiffres les nombres des comètes connues qui sont renfermées dans les sphères de Mercure, de Vénus et de la Terre. Les nombres sont pour les catalogues arrêtés :

En 1831 
29 74 110
En 1853 
37 100 152

Or, pour le catalogue de 1831, 29 est à peu près la moitié de 59, tandis que 74 n’est pas tout à fait le cinquième de 373, tandis que 110 n’est qu’entre le neuvième et le dixième de 1 000.

Pour le catalogue arrêté en 1853, on trouve que 37 est à peu près les trois cinquièmes de 59, 100 un peu moins que les trois dixièmes de 373, 152 environ les trois vingtièmes de 1 000.

Le nombre des comètes observées n’augmente donc pas, à beaucoup près, proportionnellement aux volumes des espaces qui renferment leurs périhélies.

Avant de renoncer à cette loi, il convient, cependant, de rechercher, si pour toutes les régions plus ou moins distantes du Soleil, le nombre de comètes que l’on apercevra, pourra être la même partie aliquote du nombre total de ces astres dont les périhélies sont placés dans ces mêmes régions. Or, il suffit d’avoir posé la question en termes précis, pour que tout le monde ait déjà répondu négativement.

Les comètes dont les périhélies se trouvent compris entre l’orbite de Mercure et le Soleil, doivent presque toutes être observées de la Terre : 1° parce que leur vitesse angulaire étant peu considérable, un petit nombre de jours couverts ne doit pas suffire pour les transporter de notre hémisphère dans l’hémisphère opposé, où la courbure de la Terre nous les déroberait ; 2° parce que dans le voisinage du Soleil et noyés, pour ainsi dire, dans sa lumière, ces astres, même avec la constitution la moins favorable, réfléchissent assez de rayons pour devenir largement visibles.

Les comètes, comprises entre la sphère de Mercure et celle de Vénus, vues de la Terre, semblent se mouvoir plus vite et sont notablement moins éclairées que les comètes dont nous venons de nous occuper. Toutes choses égales d’ailleurs, on devra donc en apercevoir un moindre nombre.

Quant aux comètes dont la distance périhélie diffère peu du rayon de l’orbite terrestre, outre qu’elles sont plus faiblement éclairées que celles qui traversent, par exemple, l’orbite de Mercure, dans un rapport qui surpasse celui des deux nombres 100 et 16, nous trouverons que près de notre globe, leur marche apparente est ordinairement très-rapide ; que par cette raison, elles ne doivent, en général, être visibles que pendant quelques jours, et qu’il suffit d’un ciel couvert de peu de durée pour qu’on ne puisse avoir aucun indice de leur passage.

Veut-on maintenant savoir pourquoi l’observation signale si peu de comètes au delà de l’orbite de Mars ? Il nous suffira de remarquer, qu’en général, ces astres, quelle que soit leur distance périhélie, cessent d’être visibles de la Terre dès que leur course les a transportés à une distance du Soleil égale à trois ou quatre rayons de l’orbite terrestre. Les comètes dont le périhélie se trouve situé au delà de l’orbite de Mars, doivent donc parcourir leur orbite sans être aperçues de la Terre, à moins qu’elles n’aient un volume, une densité, et conséquemment, un éclat tout à fait extraordinaires.

Je dirai, enfin, à ceux qui s’étonneraient de ne point trouver de comète ayant son périhélie au delà des orbites de Jupiter et de Saturne, que la comète de Halley, tant avant qu’après chacune de ses apparitions, séjourne cinq années entières dans l’ellipse que Saturne parcourt, sans que pendant cette longue période on en aperçoive aucune trace. Il faudrait que l’éclat d’une comète surpassât beaucoup celui de tous les astres de cette espèce qui ont été observés depuis un siècle et demi, pour qu’on pût espérer de la voir, même avec de puissantes lunettes, quand sa distance au Soleil serait devenue égale au rayon de l’orbite de Saturne.

Après avoir ainsi écarté les objections qui paraissaient résulter des données numériques inscrites dans le tableau de la répartition des distances périhélies des comètes entre les orbites des grandes planètes, on trouvera d’autant plus naturel qu’en cherchant à déterminer le nombre de comètes qui font partie de notre système solaire, on soit parti de la supposition que les périhélies de leurs orbites sont uniformément distribués dans l’espace, qu’aucune raison physique ne pourrait être alléguée pour établir que les choses doivent être autrement.

Le nombre de comètes actuellement connues dont la distance périhélie est moindre que le rayon de l’orbite de Mercure, se monte à 37. Ce rayon et celui de l’orbite de Neptune sont dans le rapport de 1 à 78. Les volumes de deux sphères sont entre eux comme les cubes de leurs rayons. Si l’on adopte l’hypothèse d’une égale distribution des comètes dans toutes les régions de notre système, pour calculer le nombre de ces astres dont les périhélies sont contenus dans une sphère ayant pour rayon la distance de Neptune au Soleil, il faudra donc faire cette proportion

(1)³ est à (78)³ comme 37 est au nombre cherché ;

ou en effectuant les opérations indiquées,

1 est à 474 552 comme 37 est à 17 558 424.

Ainsi, en deçà de Neptune, le système solaire serait sillonné par plus de dix-sept millions et demi de comètes.

D’après des considérations empruntées aux causes finales, Lambert a rejeté la supposition que le nombre des comètes augmente dans le rapport direct des volumes des sphères qui contiennent leurs périhélies. Il a définitivement substitué, dans la proportion précédente, les surfaces de ces mêmes sphères à leurs volumes. La table des comètes dressée par Halley, la seule que Lambert pût employer à l’époque de la publication de ses lettres cosmologiques, ne contenait que 21 de ces astres, savoir : 6 dans la sphère de Mercure, et 11 entre cette même sphère et celle de Vénus. Or 6 plus 11 est à 6 comme 3 est à 1 à peu près. Les surfaces des sphères de Mercure et de Vénus étant aussi entre elles comme 1 est à 3 environ, Lambert pouvait présenter la loi des surfaces comme conforme aux observations. Aujourd’hui que le catalogue des comètes calculées renferme 201 comètes, tout le monde pourra voir que cette loi ne se vérifie plus, car 37 plus 63 n’est pas égal à 3 fois 37. En admettant cette loi, on aurait

(1)² est à (78)² comme 37 est au nombre cherché,

ou, en effectuant les calculs :

1 est à 6 084 comme 37 est à 325 108.

Dans cette nouvelle hypothèse, la sphère dont le centre coïnciderait avec le Soleil, et qui aurait sa surface à la distance de Neptune, ne renfermerait que de 300 à 350 mille comètes.