Astronomie populaire (Arago)/XXIII/04

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 16-24).

CHAPITRE IV

perturbations du mouvement des planètes


Lorsqu’on considère une planète gravitant vers le centre du Soleil, elle obéit strictement aux lois de Kepler, et les principes de mécanique développés par Newton dans les premiers chapitres de son immortel ouvrage rendent compte de tous les mouvements de sa marche. L’attraction proportionnelle aux masses, inverse aux carrés des distances, donne une solution complète des mouvements célestes de deux astres qui s’attirent l’un l’autre : chaque planète décrit avec une grande exactitude l’ellipse de Kepler autour du Soleil, qui en occupe un des foyers ; le rayon vecteur qui joint la planète au Soleil parcourt des surfaces proportionnelles au temps ; enfin le carré du temps de la révolution d’une première planète est au carré du temps de la révolution d’une seconde planète, comme le cube de la distance de la première planète au Soleil est au cube de la distance de la seconde au même astre (liv. xvi, chap. vi). Mais Newton ne s’est pas arrêté là. Il a donné à sa grande découverte une généralité que les lois de Kepler ne commandaient pas. Il a imaginé que les diverses planètes étaient non seulement attirées par le Soleil, mais encore qu’elles s’attiraient réciproquement. Par cette grande pensée, Newton plaça au milieu des espaces célestes des causes qui devaient inévitablement troubler une harmonie qu’on s’était trop hâté de regarder comme parfaite. Les astronomes purent voir alors du premier coup d’œil que dans aucune région du monde, voisine ou éloignée, les courbes, les lois kepleriennes ne suffiraient à la représentation exacte des phénomènes ; que les mouvements simples, réguliers, dont les imaginations anciennes s’étaient complu à doter les astres, éprouveraient des perturbations nombreuses, considérables, perpétuellement changeantes.

En effet, si au lieu de considérer l’attraction de deux corps l’un sur l’autre, si au lieu de deux corps on en prend trois, on voit l’attraction du nouveau corps augmenter ici, diminuer là les dimensions de l’orbite elliptique ; en certains points la nouvelle force agit dans le sens même où l’astre se déplace, et le mouvement devient plus rapide ; ailleurs l’effet est inverse. L’ellipse de Kepler ne paraît plus qu’une approximation grossière de l’orbite réelle de chaque planète. Les apparences du désordre succèdent à une marche simple, régulière, sur laquelle l’esprit se reposait avec complaisance.

Newton eut la gloire de prévoir plusieurs des perturbations planétaires, d’en assigner le sens, et parfois la valeur numérique. Cependant le livre des Principes mathématiques de la philosophie naturelle n’offrit qu’une ébauche sublime des mouvements réels des astres. Il fallut des prodiges d’analyse mathématique pour que l’ébauche se transformât en un tableau complet. L’incomparable sagacité de Newton ne pouvait suppléer aux découvertes futures de la géométrie, aux travaux immenses que durent accomplir Clairaut, Euler, d’Alembert, Lagrange et Laplace, les cinq géomètres illustres qui se partagèrent le monde dont l’immortel auteur des Principes avait révélé l’existence. Le problème des trois corps, c’est le nom sous lequel il est devenu célèbre, le problème de déterminer la marche d’un astre soumis à l’action attractive de deux autres astres, a été résolu, pour la première fois, par notre compatriote Clairaut.

Les perturbations du mouvement elliptique des planètes peuvent être partagées en deux classes distinctes : les unes affectent les éléments des orbites et changent avec une extrême lenteur ; on les a nommées inégalités séculaires : ce sont celles que nous avons déjà indiquées précédemment (liv. xvi, chap. xi). Les autres perturbations dépendent de la configuration des planètes, soit entre elles, soit à l’égard de leurs nœuds et de leurs périhélies, et se rétablissent toutes les fois que ces configurations redeviennent les mêmes ; elles ont été nommées inégalités périodiques, pour les distinguer des inégalités séculaires que cependant Laplace a démontrées être également périodiques, mais dont les périodes beaucoup plus longues sont indépendantes de la configuration mutuelle des planètes, selon la magnifique théorie donnée par l’illustre auteur de la Mécanique céleste et de l’Exposition du système du monde.

« La manière la plus simple, dit Laplace, d’envisager les diverses perturbations consiste à imaginer une planète mue conformément aux lois du mouvement elliptique, sur une ellipse dont les éléments varient par des nuances insensibles, et à concevoir en même temps que la vraie planète oscille autour de cette planète fictive, dans un très-petit orbe dont la nature dépend de ses perturbations périodiques. »

Cette simple vue donne une idée nette des deux sortes d’inégalités considérées par les astronomes et les géomètres.

La connaissance des inégalités séculaires est due surtout aux travaux de Newton et d’Euler. Les excentricités des ellipses planétaires sont variables, c’est-à-dire que ces ellipses s’approchent ou s’éloignent insensiblement de la forme circulaire. Les inclinaisons des ellipses sur l’écliptique ou sur un plan fixe, augmentent ou diminuent ; les périhélies et les nœuds sont en mouvement. Les faibles valeurs de toutes ces variations, en s’ajoutant à la suite des siècles, doivent-elles amener un changement dans le système du monde tel qu’il nous est apparu ? Cette pensée décourageante s’empara de Newton ; l’immortel auteur des Principes douta de son œuvre ; il alla jusqu’à supposer que le système planétaire ne renfermait pas en lui-même des éléments de conservation indéfinie ; il croyait qu’une main puissante devait intervenir de temps à autre pour réparer le désordre. Euler, quoique plus avancé que Newton dans la connaissance des perturbations planétaires, n’admettait pas non plus que le système solaire fût constitué de manière à durer éternellement. Jamais plus grande question philosophique ne s’était offerte à la curiosité des hommes. Laplace l’aborda avec hardiesse, constance et bonheur. Il fit sortir de sa savante analyse cette vérité qui garantit la conservation du système solaire : le grand axe de chaque orbite et par suite, en vertu de la troisième loi de Kepler, la durée de la révolution de chaque planète est une quantité constante ou qui du moins n’est sujette qu’à de petits changements périodiques. Cette importante conséquence de l’analyse qui entraîne la constance des moyens mouvements des planètes, provient de ce que les orbites planétaires ont une faible ellipticité et occupent des plans peu inclinés les uns sur les autres. C’est en 1773 que l’illustre géomètre en donna la démonstration. Lagrange et Poisson la perfectionnèrent plus tard en faisant voir qu’elle n’était pas soumise aux restrictions que Laplace n’avait pas pu franchir. Il est donc bien établi que l’attraction mutuelle des planètes ne peut rien changer à l’ordonnance actuelle du monde planétaire.

Après le premier Mémoire de Laplace, il restait encore plusieurs questions intéressantes qu’il a résolues également de la manière la plus heureuse, en 1784. Voici comment il résume lui-même, dans l’Exposition du système du monde, ce nouveau travail : « Les ellipses planétaires ont-elles toujours été et seront-elles toujours à peu près circulaires ? Quelques-unes des planètes n’ont-elles pas été originairement des comètes dont les orbes ont peu à peu approché du cercle, par l’attraction des autres planètes ? La diminution de l’obliquité de l’écliptique continuera-t-elle au point de faire coïncider l’écliptique avec l’équateur, ce qui produirait l’égalité constante des jours et des nuits sur toute la Terre ? L’analyse répond à ces questions d’une manière satisfaisante. Je suis parvenu à démontrer que, quelles que soient les masses des planètes, par cela seul qu’elles se meuvent toutes dans le même sens, et dans des orbes peu excentriques et peu inclinés les uns aux autres, leurs inégalités séculaires sont périodiques et renfermées dans d’étroites limites, en sorte que le système planétaire ne fait qu’osciller autour d’un état moyen dont il ne s’écarte jamais que d’une très petite quantité. Les ellipses des planètes ont donc toujours été et seront toujours presque circulaires ; d’où il suit qu’aucune planète n’a été primitivement une comète, du moins si l’on n’a égard qu’à l’action mutuelle des corps du système planétaire. L’écliptique ne coïncidera jamais avec l’équateur, et l’étendue entière des variations de son inclinaison ne peut pas excéder trois degrés. »

Les magnifiques travaux de Laplace dont je viens de rendre compte ne permettaient plus, du moins dans notre système solaire, de considérer l’attraction newtonienne comme une cause de désordre ; mais était-il impossible que d’autres forces se mêlassent à celle-là et produisissent les perturbations graduellement croissantes que Newton et Euler redoutaient ? Des faits positifs semblaient justifier ces craintes.

Les observations anciennes, comparées aux observations modernes, dévoilaient une accélération continuelle dans le mouvement de Jupiter, une diminution non moins manifeste dans le mouvement de Saturne. De ces variations résultaient les plus étranges conséquences.

D’après les causes présumées de ces perturbations, dire d’un astre que sa vitesse augmentait de siècle en siècle, c’était déclarer en termes équivalents qu’il se rapprochait du centre du mouvement. L’astre, au contraire, s’éloignait de ce même centre, quand sa vitesse se ralentissait.

Ainsi, chose singulière, notre système planétaire semblait destiné à perdre Saturne, son plus mystérieux ornement ; à voir cette planète, accompagnée de l’anneau et des huit satellites, s’enfoncer graduellement dans les régions inconnues où l’œil armé des plus puissants télescopes n’a jamais pénétré. Jupiter, d’autre part, ce globe à côté duquel le nôtre est si peu de chose, serait allé, par une marche inverse, s’engloutir dans la matière incandescente du Soleil.

Rien de douteux, de systématique n’entrait dans ces prévisions sinistres. L’incertitude ne pouvait rouler que sur les dates précises de ces catastrophes. On savait cependant qu’elles seraient fort éloignées ; aussi, ni les dissertations techniques, ni les descriptions animées de certains poëtes, n’intéressèrent le public.

Il n’en fut pas ainsi des sociétés savantes : là on voyait avec douleur notre système planétaire marcher à sa ruine. L’Académie des sciences appela sur ces menaçantes perturbations l’attention des géomètres de tous les pays. Euler, Lagrange, descendirent dans l’arène. Jamais leur génie mathématique ne jeta un plus vif éclat ; toutefois, la question resta indécise. L’inutilité de pareils efforts semblait ne laisser de place qu’à la résignation, lorsque de deux coins obscurs, dédaignés des théories analytiques, l’auteur du traité de la Mécanique céleste fit surgir clairement les lois de ces grands phénomènes.

L’analyse mathématique n’est pas parvenue à représenter en termes finis la valeur des dérangements que chaque planète éprouve dans sa marche par l’action de toutes les autres. Cette valeur se présente, dans l’état actuel de la science, sous la forme d’une série indéfinie de termes, qui diminuent rapidement de grandeur à mesure qu’ils s’éloignent des premiers. Dans le calcul, on néglige ceux de ces termes qui, par leur rang, correspondent à des quantités au-dessous des erreurs d’observation ; mais il est des cas où le rang, dans la série, ne décide pas seul si un terme sera petit ou grand : certains rapports numériques entre les éléments primitifs des planètes troublantes et troublées, peuvent donner à des termes, ordinairement négligeables, des valeurs sensibles. Ce cas se rencontre dans les perturbations de Saturne provenant de Jupiter, et dans les perturbations de Jupiter provenant de Saturne. Il existe entre les moyennes vitesses de ces deux grosses planètes, des rapports commensurables simples : cinq fois la vitesse de Saturne égale, à très-peu près, deux fois la vitesse de Jupiter ; des termes qui, sans cette circonstance, eussent été fort petits, acquièrent des valeurs considérables. De là résultent, dans les mouvements des deux astres, des inégalités à longue période, des perturbations dont le développement complet exige plus de 900 ans, et qui représentent à merveille toutes les bizarreries dévoilées par les observateurs.

N’est-on pas étonné de trouver dans la commensurabilité des mouvements de deux planètes, une cause de perturbation si influente ; de voir dépendre de cette rencontre numérique : « cinq fois le mouvement de Saturne est à peu près égal à deux fois le mouvement de Jupiter », la solution définitive d’une difficulté immense dont le génie d’Euler n’avait pas su triompher, et qui faisait douter que la pesanteur universelle suffît à l’explication des phénomènes du firmament ? La finesse de la conception et le résultat sont ici également dignes d’admiration.

Nous verrons plus loin l’observation des perturbations de la planète Uranus, quoique cette planète ne soit connue que depuis soixante ans seulement, donner la preuve de l’existence d’une planète troublante, et servir à faire, par un autre effort non moins remarquable de l’analyse mathématique, la découverte de la planète Neptune.