Astronomie populaire (Arago)/XXIII/24

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 105-115).

CHAPITRE XXIV

des marées


Les marées, ce phénomène qu’un ancien appelait avec désespoir le tombeau de la curiosité humaine, ont été rattachées par Laplace à une théorie analytique dans laquelle les conditions physiques de la question figurent pour la première fois. Aussi, les calculateurs, à l’immense avantage de la navigation sur nos côtes maritimes, se hasardent-ils aujourd’hui à prédire plusieurs années d’avance les circonstances d’heure et de hauteur des grandes marées, sans plus d’inquiétude sur le résultat que s’il s’agissait des phases d’une éclipse.

Il existe entre les phénomènes du flux et du reflux de la mer, et les actions attractives que le Soleil et la Lune exercent sur la nappe liquide qui recouvre environ les trois quarts du globe, une liaison intime, nécessaire, d’où Laplace, en s’aidant de vingt années d’observations de l’heure et de la hauteur de la marée à Brest, a pu réciproquement faire surgir une valeur très-approchée de la masse de notre satellite. Nous ne connaissons qu’un moyen d’ajouter à l’admiration profonde que tous les esprits attentifs éprouveront sans doute pour des théories susceptibles de pareilles conséquences. Une citation historique nous le fournira : nous rappellerons qu’en 1631, dans ses célèbres Dialogues, l’illustre Galilée était tellement éloigné de prévoir les liaisons mathématiques d’où Laplace a déduit des résultats si beaux, si évidents, si utiles, qu’il taxait d’ineptie la vague pensée que Kepler avait eue, d’attribuer à l’action lunaire une certaine part dans les mouvements journaliers et périodiques des flots de la mer. Kepler expliquait le flux et le reflux de l’Océan par les changements diurnes que la rotation de la Terre, combinée avec sa révolution autour du Soleil, produit dans le mouvement absolu de chaque molécule liquide. Le grand Newton fit jaillir la lumière de cet aperçu de Kepler en rattachant le premier le flux et le reflux des eaux de la mer à sa théorie de l’attraction universelle. Newton considéra la mer comme un fluide de même densité que la Terre ; il supposa qu’il la recouvre complétement, et alors il montra que ce fluide doit prendre sous l’action du Soleil la figure d’un ellipsoïde dont le grand axe est dirigé constamment vers l’astre radieux ; la plus grande hauteur de la mer dans chaque port, le Soleil étant supposé à l’équateur, doit arriver à midi et à minuit ; le plus grand abaissement des eaux de l’Océan doit avoir lieu au lever et au coucher de cet astre. Il est facile de se rendre compte de cette action. Si le Soleil animait de forces égales et parallèles les molécules de la mer, le globe tout entier et les eaux qui le recouvrent, obéiraient à ces forces d’un mouvement commun, et l’équilibre de l’Océan ne serait point troublé. Mais il n’en est pas ainsi : une molécule de la mer placée en conjonction par rapport au Soleil et au centre de la Terre, est plus attirée que le centre de notre globe par le Soleil ; sa pesanteur à la surface de la Terre en est ainsi diminuée. Un demi-jour après, cette molécule se trouve en opposition avec le Soleil qui l’attire alors plus faiblement, et la force qui attache la molécule à la surface de la Terre est encore diminuée par l’attraction solaire ; à cause de la grandeur de la distance du Soleil à la Terre, relativement au rayon terrestre, la diminution de la pesanteur dans les deux cas est à peu près la même.

L’action de la Lune sur la mer y produit un ellipsoïde semblable à celui que produit l’action du Soleil, mais il est plus allongé parce que l’action lunaire est plus puissante.

On comprend que si les deux actions du Soleil et de la Lune s’ajoutent ou se retranchent, il peut en résulter de grandes et de petites marées. En effet, si la Lune est en conjonction ou en opposition, c’est-à-dire dans les syzygies, les axes des deux ellipsoïdes coïncident et on doit avoir la plus grande haute mer ; au contraire, quand la Lune est dans ses quadratures, les axes des deux ellipsoïdes sont perpendiculaires l’un sur l’autre, et les deux effets se contrarient. À toute époque comprise entre les syzygies et les quadratures, les axes des deux ellipsoïdes font entre eux un angle aigu, et l’action du Soleil et celle de la Lune se combinent alors de telle sorte que la surface de la mer prend la forme d’un ellipsoïde ayant son axe de figure compris dans cet angle aigu et plus rapproché de l’axe de l’ellipsoïde lunaire que de celui de l’ellipsoïde solaire.

Toutefois il faut remarquer que la mer ne s’étend pas à toute la surface de la Terre ; que les déclinaisons du Soleil et de la Lune sont tantôt grandes, tantôt petites, tantôt australes, tantôt boréales ; que les eaux doivent se mouvoir continuellement pour obéir aux attractions du Soleil et de la Lune, et par conséquent sont animées de vitesse acquise dans une certaine direction lorsque le sens de l’action vient à changer ; que les diverses mers ont des formes et des étendues différentes, communiquent entre elles par des canaux plus ou moins larges, plus ou moins étroits ; que les frottements sur les fonds des mers et ceux qui sont produits par les vents dont l’atmosphère est agitée, doivent aussi exercer une influence sur le flux et le reflux en chaque point des côtes maritimes. La théorie des marées donnée par Newton avait besoin d’être perfectionnée pour tenir compte de toutes ces circonstances.

Les plus illustres géomètres s’occupèrent tour à tour de cette importante question ; Daniel Bernoulli, Euler, Maclaurin, d’Alembert, concoururent à vaincre les difficultés que présentait le mouvement des fluides ; Laplace acheva d’en donner la véritable solution, et il montra que des observations attentives, faites en chaque lieu pendant quelques années, combinées avec les résultats de la théorie, permettaient de prédire presque toutes les circonstances des marées longtemps à l’avance avec une certitude mathématique.

Ainsi que nous l’avons dit, le Soleil et la Lune, par leur attraction sur la mer, occasionnent des marées qui se combinent ensemble, et qui produisent les marées observées. Les deux marées coïncident vers les syzygies, ou vers les nouvelles et pleines Lunes ; alors la marée composée peut être très-grande, puisqu’elle est la somme des marées partielles. Les marées des syzygies ne sont pas toutes également fortes, parce que les marées partielles qui concourent à leur production, varient avec les déclinaisons du Soleil et de la Lune, et les distances de ces astres à la Terre : elles sont d’autant plus considérables que la Lune et le Soleil sont plus rapprochés de la Terre et du plan de l’équateur. On peut calculer pour chaque année les hauteurs de toutes les grandes marées par la formule que Laplace a donnée dans la Mécanique céleste, tome II, page 289. On prend pour unité de hauteur la moitié de la hauteur moyenne de la marée totale qui arrive un jour ou deux après la syzygie, quand le Soleil et la Lune, lors de la syzygie, sont dans l’équateur et dans leurs moyennes distances à la Terre. On nomme marée totale la demi-somme des hauteurs de deux pleines mers consécutives, au-dessus du niveau de la basse mer intermédiaire. Dans les ports des côtes de France, les plus grandes marées suivent d’un jour et demi la nouvelle et la pleine Lune. Ainsi on aura l’époque où elles arrivent en ajoutant un jour et demi à la date des syzygies.

Le retour des marées retarde moyennement de 50m 1/2 d’un jour à l’autre. L’intervalle moyen entre deux pleines mers consécutives est de 12h 25m. La basse mer intermédiaire ne tient pas le milieu entre deux pleines mers, la mer employant plus de temps à monter qu’à descendre. Le retard des marées varie avec les phases de la Lune. Il est le plus petit qu’il est possible, vers les syzygies, quand les marées totales sont à leur maximum, et alors sa valeur n’est que de 39m,2. Lorsque les marées sont à leur minimum ou vers les quadratures, il est le plus grand possible et s’élève à 75m. Ainsi la différence des heures des marées correspondantes aux moments de la syzygie et de la quadrature, et qui est d’environ 4h 48m, augmente pour les marées qui suivent ces deux phases et devient à peu près égale à un quart de jour relativement au maximum et au minimum des marées.

Dans les syzygies des solstices, le retard journalier des marées est en outre d’environ une minute plus grand que dans son état moyen ; il est plus petit de la même quantité dans les équinoxes. C’est le contraire dans les quadratures des équinoxes ; il surpasse sa grandeur moyenne de 4m à peu près ; il en est surpassé de la même quantité dans les quadratures des solstices.

Les marées les plus fortes arrivent aux équinoxes, quand la Lune est à son périgée et très-voisine de l’équateur ; les plus faibles ont lieu aux solstices, quand la Lune est à son apogée et a une grande déclinaison. La diminution des hauteurs des marées vers les syzygies des solstices n’est qu’environ les trois cinquièmes de la diminution correspondante vers les syzygies des équinoxes ; l’accroissement des marées vers les quadratures est deux fois plus grand dans les équinoxes que dans les solstices. La diminution des marées syzygies est presque trois fois plus grande vers le périgée de la Lune que vers son apogée.

On obtient la hauteur d’une grande marée dans un port, en multipliant la hauteur de la marée calculée, comme nous l’avons dit, par la formule de la Mécanique céleste, par l’unité de hauteur qui convient à ce port. Les grandes marées de chaque année peuvent produire des inondations, surtout quand les vents les favorisent ; on doit prendre des précautions pour prévenir les désastres qui en résulteraient. L’unité de hauteur d’un port est la quantité dont la mer s’élève ou s’abaisse relativement au niveau moyen qui aurait lieu sans l’action du Soleil et de la Lune. On obtient cette unité de hauteur en prenant la moitié de la différence entre un grand nombre de hautes et de basses marées équinoxiales.

La pleine mer sur les côtes et dans les ports n’arrive pas à l’instant où la force résultante des attractions du Soleil et de la Lune y est parvenue à sa plus grande intensité. Ainsi, aux jours de la nouvelle Lune, l’instant de la plus grande intensité de cette action est celui du passage simultané des deux astres au méridien, ou celui de midi ; cependant la mer n’est ordinairement pleine que quelque temps après midi.

Quand la Lune nouvelle passe au méridien d’un port à midi vrai, à l’époque des équinoxes, le temps qui s’écoule entre ce passage et l’instant de la pleine mer qui le suit, est toujours le même ; il se nomme établissement du port. L’heure des marées des syzygies équinoxiales est donc l’établissement du port.

Les jours de la nouvelle et de la pleine Lune, l’instant où les deux astres exercent la plus grande action est celui du passage de la Lune au méridien ; il en est de même lors du premier et du dernier quartier ; les autres jours, cet instant précède quelquefois le passage, et d’autres fois il le suit ; mais il ne s’en écarte jamais beaucoup, parce que la force attractive de la Lune est environ deux fois et demie plus grande que celle du Soleil.

L’effort qui résulte des attractions du Soleil et de la Lune sur les eaux de la mer et le retard ou l’avance de la marée sur l’heure du passage de la Lune au méridien varient suivant que les deux astres s’écartent ou se rapprochent de la Terre, suivant que leurs déclinaisons augmentent ou diminuent. On tient compte de toutes ces circonstances à l’aide de tables qui facilitent les calculs et que l’on trouve dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes. Mais, dans tous les cas, l’établissement du port ajouté à l’heure du passage de la Lune au méridien un jour donné, fournit à quelques minutes près l’heure de la haute mer dans ce port.

Voici les établissements de quelques ports et les unités de hauteur des marées qui y ont été déduites de l’observation :

  Établissements des ports. Unités de hauteur.
Dunkerque 
12h 13m   2m,68  
Calais 
11  49  3 ,12
Boulogne 
11  26  3 ,96
Dieppe 
11  4 ,40
Le Havre 
53  3 ,57
La Hougue 
48  3 ,04
Cherbourg 
58  2 ,82
Saint-Malo 
10  5 ,68
Brest 
46  3 ,21
Lorient 
32  2 ,24
Bordeaux 
45  2 ,35
Bayonne 
1 ,40
Londres 
15  4 ,58
False-Bay (cap de Bonne-Espérance) 
10  0 ,85
Valparaiso 
40  0 ,79
Port Jackson 
0 ,93
Rio-Janeiro 
30  0 ,52
Monterey 
52  0 ,98
Baie de la Madeleine 
37  1 ,38
Acapulco 
0 ,32
Payta 
18  0 ,89
Callao de Lima 
0 ,38

Les derniers nombres de ce tableau méritent particulièrement de fixer l’attention. Après avoir vu que la mer monte quatre fois moins à Acapulco qu’à la Madeleine ; après avoir remarqué des différences de deux heures et un quart, de quatre heures et demie entre les époques des marées dans des ports peu éloignés les uns des autres et situés sur une côte, la côte occidentale d’Amérique, où l’Océan peut se développer en toute liberté, où ne se trouvent pas les bras de mer resserrés et sinueux qu’on voit près des côtes de France ; après avoir pris note de l’intervalle d’environ trois heures qui s’écoule depuis le moment de la haute mer à Payta jusqu’au moment de la haute mer au Callao, on ne pourra soutenir que la question des marées soit épuisée, malgré les beaux travaux des géomètres dont nous avons rendu compte. Il faut encore expliquer de quelle manière des obstacles invisibles, les inégalités du fond de la mer agissent sur la vitesse des vagues et sur leur hauteur.

Quoi qu’il en soit, le problème des marées, pour toutes les circonstances directement utiles à la navigation, a été résolu admirablement par Laplace. Le grand géomètre ne s’est pas borné d’ailleurs à perfectionner la théorie mathématique du phénomène ; il l’a envisagée sous un jour entièrement nouveau ; c’est lui qui le premier a traité de la stabilité de l’équilibre des mers.

Les systèmes de corps solides ou liquides sont sujets à deux genres d’équilibre qu’il faut soigneusement distinguer. Dans le premier, dans l’équilibre ferme ou stable, le système, légèrement écarté de sa position primitive, tend sans cesse à y revenir. Dans l’équilibre instable, au contraire, un ébranlement très-faible à l’origine, peut à la longue causer un déplacement énorme.

Si l’équilibre des flots est de cette dernière espèce, les vagues engendrées par l’action des vents, par des tremblements de terre, par des mouvements brusques du fond de la mer, ont pu s’élever dans le passé, elles pourront s’élever dans l’avenir jusqu’à la hauteur des plus hautes montagnes. Le géologue aura la satisfaction de puiser dans ces oscillations prodigieuses des explications rationnelles d’un grand nombre de phénomènes, mais le monde se trouvera exposé à de nouveaux, à de terribles cataclysmes.

Les hommes peuvent se rassurer : Laplace a trouvé que l’équilibre de l’Océan est stable, mais à la condition expresse, établie d’ailleurs par des faits constants, que la densité moyenne de la masse liquide soit inférieure à la densité moyenne de la Terre. À la mer actuelle, tout restant dans le même état, substituons un océan de mercure, et la stabilité aura disparu, et le liquide sortira fréquemment de ses limites pour aller ravager les continents jusque dans les régions neigeuses qui se perdent au milieu des nuages.