Astronomie populaire (Arago)/XXV/44

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 173-180).

CHAPITRE XLIV

conjectures sur l’origine des petites planètes


Les détails précédents sur la fourmilière des petites planètes qui sont comprises entre Mars et Jupiter, et dont le nombre ne saurait être aujourd’hui évalué, montrent que depuis quelque temps le système planétaire s’enrichit presque chaque année de quelque corps nouveau. Le tableau synoptique suivant présente le mouvement rapide des découvertes faites en ce genre depuis le commencement de ce siècle[1] :

1801 
1 planète : Cérès.
1802 
1 planète : Pallas.
1804 
1 planète : Junon.
1807 
1 planète : Vesta.
1845 
1 planète : Astrée.
1847 
3 planètes : Hébé, Isis, Flore.
1848 
1 planète : Métis.
1849 
1 planète : Hygie.
1850 
3 planètes : Parthénope, Victoria, Égérie.
1851 
2 planètes : Irène, Eunomia.
1852 
8 planètes : Psyché, Thétis, Melpomène, Fortuna, Massalia, Lutetia, Calliope, Thalie.
1853 
4 planètes : Thémis, Phocea, Proserpine, Euterpe.
1854 
6 planètes : Bellone, Amphitrite, Uranie, Euphrosine, Pomone, Polymnie.
1855 
4 planètes : Circé, Leucothée, Atalante, Fides.
1856 
5 planètes : Leda, Lætitia, Harmonia, Daphné, Isis.

Des observateurs appartenant aux pays les plus divers, concourent à faire faire à l’astronomie pratique ce pas important, ainsi qu’il résulte de cet autre tableau[2] :

Piazzi a découvert 
1 planète à Palerme ;
Olbers en a découvert 
2 à Brème ;
Harding 
1 à Lilienthal ;
Hencke 
2 à Driesen ;
Hind 
10 à Londres ;
Graham 
1 à Markree-Castle ;
De Gasparis 
7 à Naples ;
Luther 
5 à Bilk ;
Goldschmidt 
5 à Paris ;
Chacornac 
1 à Marseille et 4 à Paris ;
Marth 
1 à Londres ;
Ferguson 
1 à Washington ;
Pogson 
1 à Oxford.

Ce grand nombre de découvertes témoigne du zèle, de l’application, de l’habileté des observateurs et de la perfection des instruments astronomiques. La construction extrêmement remarquable des nouvelles cartes astronomiques faites dans divers observatoires, et qui renferment les étoiles de neuvième et de dixième grandeur, a considérablement facilité la recherche des petites planètes. Si l’on aperçoit à un endroit du ciel étoilé un petit astre non encore marqué sur les cartes, on doit en faire l’observation avec beaucoup de soin et chercher s’il n’est pas doué d’un mouvement relatif par rapport aux étoiles voisines. L’existence d’un pareil mouvement étant constatée, on a fait la découverte d’une nouvelle petite planète ; il ne reste plus qu’à confirmer cette découverte par des observations postérieures.

Lorsque Piazzi eut trouvé la planète Cérès, il parut aux astronomes que la lacune soupçonnée par Kepler, mise en évidence par la loi numérique de Titius, entre Mars et Jupiter, était comblée. Mais la découverte de Pallas, par Olbers, apporta une complication inattendue à la simplicité qu’on croyait avoir constatée dans le système planétaire. Il vint alors à l’idée de l’illustre astronome de Brême que Cérès et Pallas pourraient bien être les fragments d’une seule planète détruite par quelque force naturelle. Le fait mis en évidence par les calculs de M. Gauss, que Cérès, lors de son passage ascendant à travers le plan de l’orbite de Pallas, arrive à une très-grande proximité de cette planète, donnait à cette hypothèse une certaine probabilité. Olbers se hasarda même à en conclure que l’on devait s’attendre à trouver, dans la même région, de nouveaux débris analogues. Le point où les orbites se croisent semblait devoir être celui où se serait jadis accompli ce singulier événement. Or, les plans des orbites de Cérès et de Pallas se coupent, suivant une ligne qui aboutit d’un côté vers l’aile septentrionale de la Vierge et de l’autre côté vers la Baleine. Telles étaient donc les deux régions où l’on devait s’attendre à voir passer les débris inconnus de la planète brisée. Ce fut, il est vrai, dans la Baleine que Harding trouva Junon, et dans l’aile septentrionale de la Vierge que Olbers découvrit Vesta. La conjecture de l’habile astronome de Brême prit ainsi une nouvelle force. Mais quoique quelques-unes des petites planètes récemment découvertes, comme Iris (chap. viii), ne soient pas rondes et présentent à la Terre des faces inégales qui les font ressembler à de véritables débris, le grand nombre de ces astres aujourd’hui connus porte à croire qu’il y a d’autres causes qui leur ont donné naissance. Les intersections des orbites des petites planètes deux à deux, sont loin de s’accorder toutes avec l’hypothèse d’Olbers ; toutefois l’entrelacement de ces orbites indique une liaison intime entre plusieurs de ces astres, et il y a dans les phénomènes qu’ils présentent un curieux sujet de recherches pour les astronomes. D’après les mouvements de Mars et de Jupiter, il ne paraît pas que leur ensemble doive avoir une masse considérable, sans quoi cette masse exercerait sur ces deux planètes des perturbations que l’observation n’a pas signalées ; et cependant, d’après une communication faite en 1850 à l’Association britannique pour l’avancement des sciences, M. Daniel Kirkwood, ayant tenté de reconstituer la planète brisée, au moyen des fragments alors connus, comme on recompose en géologie les animaux antédiluviens, est arrivé à lui assigner un diamètre surpassant de beaucoup celui de Mars.

Si le phénomène supposé par Olbers a eu lieu, quelle peut en avoir été la cause ? N’est-ce pas une comète qui aurait brisé la grosse planète pour en former Cérès, Pallas, Junon, Vesta, Iris, et plusieurs autres ? Examinons la question avec quelques détails.

Parmi les orbites des petites planètes, celles de Cérès et de Pallas sont presque exactement égales entre elles. L’orbite de Junon et surtout celle de Vesta ont des dimensions sensiblement plus petites. En faisant tourner, de quantités convenables, les plans très-différents qui contiennent les quatre orbites, sans toutefois changer leurs inclinaisons respectives au plan de l’écliptique ; en d’autres termes, en changeant seulement les directions des lignes des nœuds, on trouve des positions dans lesquelles ces quatre courbes sont pour ainsi dire entrelacées. Tout portait donc Olbers à supposer que les quatre petites planètes, à chacune de leurs révolutions, passaient anciennement par un même point de l’espace.

Cette circonstance serait sans contredit très-extraordinaire, si Cérès, Pallas, Junon, Vesta et les autres petites planètes qui satisferont à la même condition, avaient toujours été des corps indépendants les uns des autres. Elle deviendra au contraire toute simple, elle découlera de la nature même des choses, si l’on regarde les petites planètes comme des fragments d’une planète beaucoup plus grosse qui, d’un seul coup, a été réduite en un certain nombre d’éclats.

En effet, une planète proprement dite, sauf les dérangements connus sous le nom de perturbations, suit constamment la même route. À chacune de ses révolutions, elle repasse par la même série de points. Or, à l’instant même où, d’après l’hypothèse que nous venons de faire, la grosse planète se brisa, chacun de ses fragments devint, dans toute l’acception du terme, une véritable planète, et il commença à décrire la courbe le long de laquelle son mouvement propre devait éternellement s’effectuer. Quelques différences d’intensité et de direction entre les forces qui projetèrent les divers éclats amenèrent de notables dissemblances dans les formes et dans les positions des orbites ; mais toutes ces ellipses durent avoir un point commun, savoir, celui où les différents fragments planétaires se séparèrent pour faire route à part. Le point commun que les orbites des petites planètes paraissent avoir eu anciennement indique donc, avec une grande vraisemblance, que jadis ces corps étaient réunis et n’en formaient qu’un seul.

Cette théorie, sur l’origine commune d’un certain nombre des planètes télescopiques, a été reçue avec un assentiment presque général. Il fallut ensuite rechercher la cause qui détermina la rupture de la grande planète. Les uns, se rappelant ces puissantes actions souterraines dont les projections de laves, de pierres et de torrents de cendres sont les effets habituels, pensèrent que si les cratères volcaniques, comme des espèces de soupapes de sûreté, ne donnaient pas lieu à des fuites partielles, que si la surface du globe n’offrait aucune fissure, sa croûte solide ne pourrait pas, à la longue, résister à la force toujours croissante que les phénomènes chimiques développent dans les entrailles de la Terre, et qu’il en résulterait quelque effroyable explosion. C’est ainsi qu’éclata, suivant eux, la grande planète dont nous voyons des débris dans Cérès, Pallas, Junon, Vesta, Iris, etc.

Les autres rejetèrent toute assimilation entre des planètes et les chaudières, si sujettes à explosion, de nos machines à vapeur. Dans leurs idées, une sphère planétaire solide ne peut être brisée que par une percussion très-forte ; or, qui n’a déjà deviné que, dans ce système, des comètes seront les corps choquants ?

Il semble difficile de trouver dans la forme et l’aspect des petites planètes, des arguments sans réplique qui puissent faire adopter une des deux hypothèses à l’exclusion de l’autre. Je dois rapporter ici, cependant, des considérations singulières sur lesquelles s’appuient les partisans du choc des comètes.

Les nouvelles planètes sont très-petites. D’après les quelques mesures que nous avons citées précédemment, les surfaces de Cérés, de Pallas, de Junon, de Vesta, surpasseraient à peine celles de quelques-unes des îles que présente la Terre.

Dans les grandes planètes, comme Mars, Jupiter et Saturne, on aperçoit des traces d’atmosphère ; mais ce sont des traces seulement, et l’on ne parvient à les faire ressortir qu’à l’aide des observations les plus subtiles. Dans les planètes télescopiques, au contraire, les phénomènes atmosphériques paraissent se développer sur une immense échelle.

D’après les mesures de Schrœter, l’atmosphère de Cérès n’aurait pas moins de 276 lieues de hauteur ; celle de Pallas, plus petite, s’élèverait cependant encore à 192 lieues. Jusqu’ici les seules comètes s’étaient montrées accompagnées d’enveloppes gazeuses aussi étendues. Eh bien, a-t-on dit, supposons que l’ancienne et grosse planète comprise entre Mars et Jupiter ait été brisée par une comète, et tout sera expliqué. L’atmosphère cométaire, en effet, cette nébulosité qu’on appelle la chevelure, n’ayant pu être anéantie par la percussion, se sera partagée entre les divers fragments et aura formé autour de chacun d’eux une immense atmosphère. Cette théorie est ingénieuse ; malheureusement un fait capital est venu la confondre : Vesta n’a pas offert jusqu’ici de traces certaines d’atmosphère. Or, quelle est la cause qui aurait pu la déshériter entièrement de la part qui lui serait revenue dans le partage de l’atmosphère cométaire ?

  1. Le tableau fait par M. Arago jusqu’à 1853 a été complété jusqu’à l’époque de la publication de ce volume.
  2. Comme pour le tableau précédent, on a complété les rapprochements faits par M. Arago.