Astronomie populaire (Arago)/XXVII/14

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GIDE et J. BAUDRY (Tome 4p. 368-371).

CHAPITRE XIV

les satellites peuvent-ils être aperçus à l’œil nu ?


On a beaucoup agité la question de savoir si, dans les circonstances les plus favorables, les satellites de Jupiter peuvent être aperçus à l’œil nu. On conçoit que dans le cas d’une réponse affirmative, on pourrait soutenir que l’antiquité les a connus.

Dans les planches d’une Encyclopédie japonaise, dont la première édition remonte à une époque bien antérieure à celle de l’invention des lunettes, Jupiter est figuré ayant à ses côtés deux petites étoiles ; mais ce dessin ne prouve pas grand-chose, et il est certain que les Japonais ajoutent aux textes de leurs plus anciens ouvrages, quand ils les réimpriment, les documents qu’ils ont reçus de leurs communications avec les Hollandais ; la circonstance que Jupiter est dessiné avec deux et non avec quatre satellites, peut bien paraître difficile à expliquer, sans pour cela qu’elle soit décisive quant à la visibilité de ces petits astres sans le secours de lunettes.

J’ai entendu raconter qu’il existait à Hambourg, vers le commencement de ce siècle, deux sœurs qui voyaient nettement et sans difficulté ceux des quatre satellites qui s’éloignent le plus de la planète. Mais toute vérification faite, il fut établi qu’il y avait là une supercherie. Un astronome célèbre ayant soumis les deux observatrices à l’épreuve de l’expérience, reconnut qu’elles voyaient à droite de Jupiter ce qui était à gauche, et réciproquement ; dès lors il resta avéré qu’elles se guidaient sur les dessins contenus, pour chaque jour de l’année, dans les Éphémérides de Berlin, lesquelles, pour la commodité des astronomes qui généralement emploient des lunettes à deux verres convexes ou renversant les objets primitifs, présentent les satellites et la planète, non tels qu’ils sont réellement, mais tels qu’ils paraissent dans ces instruments.

Quelle influence sur la visibilité doit-on attribuer à l’étendue des couches atmosphériques traversées par les rayons de Jupiter et des satellites ?

Je trouve dans une lettre de mon ami Boussingault, de 1835, que, pendant son séjour à Bogota, ni lui, ni son compagnon Rivero, ne parvinrent à voir à l’œil nu les satellites de Jupiter, quoiqu’ils fussent à la hauteur de 2 640 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Wrangel rapporte qu’en Sibérie il rencontra un chasseur du pays qui, lui montrant Jupiter, lui dit : « Je viens de voir cette grosse étoile en avaler une petite et la vomir peu de temps après. » C’était, suivant le célèbre voyageur russe, une immersion et l’émersion subséquente du troisième satellite à laquelle le chasseur faisait allusion. La pénétration de la vue des indigènes et des Tartares est, comme on sait, devenue proverbiale.

Mon ami de Humboldt a récemment transcrit, dans son Cosmos, une note de Boguslawski, directeur de l’Observatoire de Breslau, relative à un maître tailleur de cette ville qui apercevait, à l’œil nu, deux des satellites, le troisième et le premier ; malheureusement M. Boguslawski ne dit point de quelles précautions il s’entoura pour s’assurer que le tailleur Schœn ne le trompait pas.

Au reste, la visibilité des satellites de Jupiter pour quelques personnes, et la non-visibilité pour le plus grand nombre, est un fait dont il faut chercher l’explication, s’il est vrai que deux de ces satellites, le troisième et le premier, mais surtout le troisième, doivent être assimilés aux étoiles de sixième grandeur, c’est-à-dire à la classe de ces astres qui peuvent toujours être aperçus à l’œil nu. Voici comment j’essayai, dans une séance de l’Académie des sciences de 1843, de rattacher ce phénomène à la forme des objets très-lumineux observés sans le secours d’aucun instrument d’optique :

« Quand on regarde Jupiter à l’œil nu, cette planète semble formée d’un point central fort lumineux, d’où partent, dans tous les sens, des rayons divergents. Ces rayons sont plus ou moins longs. Il existe, sous ce rapport, d’énormes différences entre tel et tel observateur : chez l’un, les rayons ne dépassent pas trois, quatre ou cinq minutes de degré ; chez d’autres, ils s’étendent à douze ou quinze minutes. Pour tout le monde, les satellites se trouvent donc ordinairement noyés dans une fausse lumière.

« Si nous supposons maintenant que l’image de Jupiter, dans certains yeux exceptionnels, s’épanouisse seulement par des rayons d’une minute ou de deux minutes d’amplitude, il ne semblera plus impossible que les satellites soient de temps en temps aperçus sans avoir besoin de recourir à l’artifice de l’amplification. Pour vérifier cette conjecture, j’ai fait construire une petite lunette dans laquelle l’objectif et l’oculaire ont à peu près le même foyer, et qui dès lors ne grossit point. Cette lunette ne détruit pas entièrement les rayons divergents, mais elle en réduit considérablement la longueur. Eh bien, cela a suffi, dès le premier essai, pour qu’un satellite (le troisième), convenablement écarté de la planète, soit devenu visible. Le fait a été constaté par tous les jeunes astronomes de l’Observatoire, MM. E. Bouvard, Laugier, Mauvais, Goujon, Faye.

« Dès qu’on a établi que les satellites de Jupiter peuvent être aperçus sans grossissement d’aucune sorte, il est évident que l’œil qui réduira les rayons divergents de l’image de la planète à la longueur que ces rayons conservent dans la petite lunette non grossissante, découvrira ces faibles astres tout aussi bien que les yeux ordinaires le font en employant l’instrument. Tout porte à croire qu’il existe des yeux naturellement doués de cette perfection : des yeux qui dépouillent les images des objets éloignés et les plus brillants de presque toute fausse lumière. »