Atar-Gull/27
CHAPITRE IV.
Le prix de vertu.
Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle coupole de la salle des réunions solennelles de l’Institut, l’élite de la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir face à face les immortels, et d’ouïr quelque menue lecture de vers allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée jusqu’au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu fondé par M. de Montyon.
Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris d’Apollon… aux bien-aimés des Muses…
Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d’Apollon et favori des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en lui disant : Macte animo.
Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de ne pas rester en si beau chemin, de s’atteler ferme et fort, incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le traîner bon gré, mal gré, friand qu’était le poëte de sa botte de lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques mélopées.
Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle ; chacun s’établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se préparait à lire le rapport de la commission.
Bientôt le plus profond silence régna dans l’assemblée, et le président commença ainsi d’une voix lente, sonore et accentuée :
« Messieurs,
« La commission chargée de l’examen des titres des concurrents qui se présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par M. de Montyon, après s’être occupée de ces recherches avec religion et scrupule, a décidé à l’unanimité que le prix de dix mille francs serait accordé cette année au sieur Bernard-Augustin Atar-Gull, nègre, né sur la côte d’Afrique, âgé de trente ans et quelques mois.
« Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son maître avec un dévouement sans bornes, constatera, je l’espère, l’impartialité de la commission.
« Victime de la traite des noirs et de l’esclavage, Bernard-Augustin Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt l’attention de son maître, qui lui donna toute sa confiance.
« Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout à coup fondre sur le colon Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de trop douloureux souvenirs l’eussent mené au tombeau.
« Eh bien ! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut l’inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable ; ce fut Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans l’excès même de son dévouement.
« Ah ! messieurs, combien d’autres esclaves, à sa place, auraient joui en secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés, enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays. — Non, non, messieurs ! Atar-Gull n’avait, lui, qu’une idée fixe… l’attachement et la reconnaissance qu’il devait à son maître, pour les bontés dont il l’avait comblé…
« Et, soit dit en passant, messieurs, de tels faits valent des volumes pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui mettent encore en doute le développement de l’intelligence des noirs, et qui, sous de spécieux et paradoxale prétextes, osent soutenir la nécessité, la légitimité de la traite, de cet infâme trafic.
« Mais revenons à Atar-Gull, messieurs.
« Il aurait pu profiter de son acte d’affranchissement sollicité par son maître ; il ne le fit pas, et suivit le colon en Europe, en Angleterre, en France, à Paris, avec la même abnégation, le même dévouement.
« Mais c’est à Paris surtout qu’il faut suivre tous les développements de cet attachement énergique dans son expression et si profond dans ses racines.
« Les modiques ressources du colon étaient épuisées ; le nègre passait des jours, des nuits à travailler, et de ce modique labeur il soutenait un vieillard infirme, que ses nombreux malheurs avaient amené à un état continuel d’irritation et de colère, bien excusable sans doute, mais enfin dont le pauvre noir supportait les effets sans se plaindre, sans le moindre murmure.
« Que vous dirai-je, messieurs ? le malheureux colon, privé de la parole, perdit bientôt l’usage de ses facultés, sa raison s’égara ; et, sauf quelques moments lucides, il vécut encore un an dans un état de démence complet.
« Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers.
« C’est ici, messieurs, qu’il faut voir jusqu’à quel point peuvent aller la reconnaissance et l’affection chez de tels hommes.
« À peine le bon et digne médecin qui prodiguait au mourant les soins les plus désintéressés eut-il annoncé un fidèle serviteur la prochaine mort de son maître, que celui-ci, dans un emportement, un délire que les motifs feront pardonner et admirer peut-être, s’écria : — Je ne veux pas qu’il meure, moi… Je ne tiens à l’existence que par sa vie… et s’il meurt, je te tue…
« Et ces paroles, ces regrets énergiques et profonds, empreints de toute l’exaltation fougueuse d’un Africain, retentiront, j’espère, dans le cœur des gens qui, nous le répétons, s’obstinent à regarder les noirs comme une classe à part.
« Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut détruite, et bientôt le ministre de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux… disons plutôt à l’heureux colon, car c’est encore du bonheur, même au milieu des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils tel qu’Atar-Gull.
« Mais voyez, messieurs, combien une âme noble et élevée, sous quelque enveloppe qu’elle soit, a de secrètes affinités avec une religion dont la portée est si haute et si puissante, c’est au nom de notre religion à nous, de la religion du Christ, que ce noir, abjurant son idolâtrie, demande la vie de son maître ! ! !
« Ah ! messieurs, laissez couler mes larmes, elles sont bien douces, je vous assure… et n’y a-t-il pas un plus touchant, un plus noble tableau que celui-ci… un pauvre nègre, devinant comme par l’instinct d’une âme aimante tout ce qu’il y a de consolation et d’espérance dans une religion qu’il ignore pourtant, mais dont l’idée confuse vient apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui venaient soudain éclairer nos pères de l’Église.
« Enfin, messieurs, connue pour compléter, pour clore dignement cette vie tout entière consacrée au dévouement pour son semblable, Atar-Gull, instruit dans notre religion, s’est fait baptiser, et nous comptons un chrétien de plus.
« Ce qui a décidé, messieurs, la commission à attirer sur cet homme estimable les regards et la reconnaissance de la société, c’est cette grandeur d’âme, cette élévation de caractère qui ont été assez puissantes chez Atar-Gull pour faire surmonter toute haine primitive.
« Oui, messieurs, car chez un de nos concitoyens, élevé dans nos mœurs, dans nos habitudes, dans nos lois, une pareille conduite serait déjà digne des plus grands éloges, digne des plus hautes récompenses.
« À quelle hauteur sera-t-elle donc élevée, cette action, messieurs, quand vous songerez que cet homme à demi sauvage, livré à toute l’impétuosité de ses passions, sans instruction, sans croyance, sans frein, a oublié l’affreuse distance que le fouet et la cruauté des colons avaient mise entre lui et un blanc, pour se vouer corps et âme au service de ce blanc, et lui prouver une affection toute filiale !
« Alors, messieurs, je le crois, vous ne pouvez que ratifier le jugement de la commission, et vous écrier avec nous : Si l’âme généreuse de M. de Montyon prend encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la terre, elle doit être heureuse et satisfaite, car nous avons eu le bonheur de concilier les deux idées qui l’occupèrent pendant toute sa vie, et auxquelles en mourant il a consacré toute sa fortune :
« Faire du bien aux infortunés et exciter à leur en faire tous ceux qui en ont la possibilité. (Applaudissements prolongés.)
« Il nous reste, messieurs, à faire connaître les pièces justificatives, qui seront déposées au secrétariat de l’Institut :
« 1° Le testament olographe de M. Wil, qui, par les clauses les plus flatteuses, institue Atar-Gull légataire universel du peu qu’il possédait ;
« 2° L’acte d’affranchissement du nègre, apostillé longuement par le gouverneur de la Jamaïque, qui rend un éclatant hommage aux excellentes et nobles qualités d’Atar-Gull, et cite les faits honorables qui lui ont mérité cette faveur ;
« 3° Un certificat du commandant de la frégate anglaise le Cambrian, qui a ramené en Europe le colon et son fidèle esclave ; lequel certificat, signé de tout l’état-major, contient les plus grands éloges sur l’admirable conduite du nègre pour le colon ;
« 4° Une demande signée par les locataires qui habitent la maison où était logé M. Wil et appuyée des attestations des principaux habitants du quartier, qui affirment que la conduite d’Atar-Gull a été parfaite et dévouée, et qui s’intéressent tous à ce qu’elle ne reste pas sans récompense.
« 5° Des notes particulières remises par le médecin qui a soigné M. Wil dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de l’autorité sur ces faits si honorables pour l’espèce humaine ;
« 6° Une lettre de M. Duval, prêtre à Sainte-Geneviève, qui a suivi Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants.
« Voici, messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son jugement. Nous osons croire qu’elle trouvera des approbateurs, et que l’imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous.
« D’après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu M. de Montyon, est décerné à Atar-Gull Bernard-Augustin. »
Il est impossible de décrire les transports et l’ivresse que ce long rapport excita dans l’assemblée.
C’était comme un nouveau triomphe que la civilisation remportait sur la barbarie.
Une quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de deux mille francs, qui furent remis au président, et le soir, dans tout Paris, on ne parlait que d’Atar-Gull ou le bon nègre.
Pendant toute cette séance, au fond d’une obscure travée, masquée par un rideau rouge… un personnage sombre et silencieux avait prêté une oreille attentive… C’était Atar-Gull.
« Oh ! — pensait-il parfois, — au moins, si ma victime m’a échappé… si je n’ai pu me venger en détail… que je me venge bien sur cette société tout entière !…
« Oh ! que c’est pitié… pitié de voir ces savants, ces philanthropes, cette élite de Paris, de leur Paris… du monde… être joués par un misérable esclave, un pauvre nègre, qui a encore le dos tout meurtri des coups de fouet du commandeur…
« … Oh ! quel rire… pour moi, si je me levais tout à coup… si je faisais tourner vers moi ces yeux qui pleurent, ces cœurs qui battent, ces bouches qui me louent et m’exaltent…
« Et si je disais à cette foule attendrie… ce que j’ai dit au planteur Tom Wil…
« Ce serait, sur leur Dieu ! un singulier spectacle…
« J’en ai bien envie…
« Beaux résultats, sur ma parole… — leur dirais-je. — L’assassinat, l’hypocrisie et le blasphème sacrés par la religion et la vertu…
« Mais non, fou, fou que je suis… je m’abaisse et je devrais m’élever ; c’est avec orgueil, c’est dressé de toute ma hauteur, le front haut et fier, que je devrais crier à cette foule :
« Après avoir acheté mon père comme une bête de somme, on a pendu mon père comme voleur, parce qu’il était vieux, qu’il ne pouvait plus payer son pain par son travail…
« J’avais à venger sa vie et sa mort.
« Pour un bon fils,
« Vengeance et vertu.
« Or, creusez le mobile de mes actions, pesez ma vie d’esclave, comptez mes tortures, et vous verrez que le prix est bien gagné et bien donné.
« Je le prends…
« Père… es-tu satisfait ? Attends… je te rejoins… »
En effet, Atar-Gull mourut bientôt nostalgique et chrétien.