Athènes au moyen-âge

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Athènes au moyen-âge
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 427-436).
ATHENES
AU MOYEN AGE

Ferdinand Grégorovius, Geschichte der Stadt Athen im Mittlelaller, 2 vol. Stuttgart.

Athènes au moyen âge, quel contraste dans ces trois mots ! L’on a peine à se figurer de quelle vie a pu vivre la radieuse capitale de la civilisation hellénique au milieu des ténèbres et des frimas que l’invasion avait amenés à sa suite, et l’on se demande s’il n’eût pas mieux valu pour elle, en tout état de cause, mourir de sa ; belle mort que de végéter ainsi ! Tant de germes féconds conservés dans son sein eurent-ils du moins le privilège de provoquer dans l’empire d’Orient l’une ou l’autre de ces renaissances éphémères qui, dans l’empire d’Occident, ont précédé la renaissance classique proprement dite ? Athènes, en un mot, a-t-elle été une de ces cités privilégiées qui ont gardé intacte la tradition du passé jusqu’au jour où le prince prédestiné est venu réveiller la Belle au Bois dormant ?

Telles sont les questions qui se pressent à l’esprit lorsque l’on ouvre le livre que l’historien de la Rome médiévale, le biographe d’Athénaïs et de Lucrèce Borgia, Ferdinand Grégorovius, a publié peu de mois avant sa mort prématurée, et qu’il nous a laissé comme son testament littéraire. Avec l’ardeur d’un esprit généreux, Grégorovius a voulu s’attaquer à un sujet nouveau, pour lequel ses études antérieures ne pouvaient lui être d’aucun secours ; je veux dire que de toutes les conquêtes précédemment réalisées par lui, il n’a entendu mettre en œuvre qu’une seule, la méthode historique et le secret, non moins précieux, de présenter ses récits sous la forme la plus attachante.

L’Histoire d’Athènes au moyen âge fait pendant à l’ouvrage classique de Grégorovius, L’Histoire de Borne au moyen âge, quelles que soient d’ailleurs les différences entre les deux cités : Rome, siège de l’Église, redevenant capitale de l’Europe civilisée ; Athènes tombée au niveau d’une simple bourgade ; Rome reprenant et développant les enseignemens du monde antique, Athènes en perdant jusqu’au souvenir. Il est vrai qu’à la place d’Athènes un autre centre intellectuel surgit dans l’empire d’Orient et propagea plusieurs siècles durant, contrairement à l’opinion commune, la culture classique sous toutes ses faces, dans l’art aussi bien que dans la littérature. Mais en remplissant ce rôle glorieux, Byzance y apporta les préoccupations théologiques et l’étroitesse de conception qui s’incarnent dans le mot byzantinisme. Il n’en est pas moins certain que ce furent des savans byzantins, les Gémiste Pléthon, les Bessarion, les Lascaris, qui apportèrent en Italie, au XVe siècle, la bonne parole et provoquèrent le triomphe que la philosophie platonicienne remporta sur les enseignemens d’Aristote, donnant ainsi à tout l’ensemble de la renaissance sa physionomie hautement spiritualiste.


I

À l’époque de la fondation de la ville qui devait si promptement l’éclipser, Athènes possédait encore assez de prestige pour que Constantin, ses successeurs et jusqu’au fanatique Théodose, évitassent de toucher, soit à ses institutions, soit à son enseignement, soit à ses monumens, chefs-d’œuvre consacrés par une admiration séculaire. Telle était la fascination de la civilisation hellénique qu’en plein ive siècle un des héritiers de l’empire forma le projet, pendant qu’il étudiait à l’université d’Athènes, de rompre avec la religion de la majorité de ses sujets et de revenir aux anciens dieux. Mais une extrême tolérance semble avoir également tempéré chez les professeurs athéniens l’ardeur des convictions philosophiques, car, en même temps que Julien l’Apostat puisait dans leurs leçons le culte du polythéisme, deux autres jeunes gens, non moins fameux dans la suite, saint Grégoire de Nazianze et saint Basile le Grand, se fortifiaient à ses côtés dans la foi chrétienne. Quelle ironie du sort que la rencontre, aux approches de l’année 355, de ces trois condisciples !

Sur les problèmes, si attachans, que soulève l’histoire de cette époque de transition, sur le passage de l’ancien au nouveau culte, sur le spiritualisme désintéressé des derniers représentans du paganisme, champions d’un parti désormais condamné, les informations font malheureusement défaut dans le travail de Grégorovius, et il nous faut recourir au tableau qu’en a tracé M. Boissier dans son ouvrage, aussi vivant qu’érudit, sur la fin du paganisme. Le silence n’allait d’ailleurs pas tarder à se faire autour de l’université athénienne : après avoir maintenu sa réputation jusque vers la fin du Ve siècle, elle déclina rapidement. Un dernier triomphe était réservé à un de ses membres : en 421 l’empereur Théodose II épousa la fille du philosophe Léontius, la célèbre Athénaïs ou Eudoxie.

Au début, les monumens ne furent pas moins bien partagés que l’université. L’ouragan qui anéantit tant d’autres villes, l’invasion passa sur Athènes aussi bien que sur Rome sans guère laisser de traces. Les deux cités eurent en ceci une destinée commune : tandis que devant Rome l’apparition miraculeuse de saint Pierre et de saint Paul empêcha Attila de porter une main sacrilège sur la capitale du monde chrétien, devant Athènes, la légende nous montre Alaric s’arrêtant à la vue du héros Achille, debout au pied des remparts, et d’Athéna Promachos, marchant tout armée autour de l’enceinte. Le chef des Visigoths se contenta de pénétrer dans la cité avec une escorte et de frapper une contribution de guerre.

De même que le Panthéon de Rome, mais longtemps avant lui (avant l’année 362, d’après les recherches récentes de M. Strzyggowski), le Parthénon fut converti en église, et la vierge Marie y prit la place de la vierge Athéna. On constate ici une différence des plus tranchées entre les deux capitales : tandis qu’à Rome les chrétiens des premiers siècles évitaient autant que possible, ainsi que M. de Rossi l’a démontré, d’établir leurs sanctuaires dans des édifices contaminés, à leurs yeux, par la souillure indélébile du paganisme, à Athènes et dans l’Attique, la transformation des temples en églises a été la règle, ainsi qu’il résulte des recherches de M. Petit de Julleville.

On ne saurait trop insister sur ce point : Athènes garda ses œuvres d’art plus longtemps que n’importe quelle ville grecque. Au temps d’Alaric, elle possédait encore le colosse de bronze de Phidias, représentant Athéna Promachos, le Quadrige de l’Acropole, la Lionne de bronze élevée en l’honneur de Leœna, la maîtresse d’Aristogiton, le Cheval de Troie, le Persée de Myron, l’Artémise Leukophryné, l’Erechthée et l’Eumolpe du temple d’Athéna Polias, les statues de bronze des trois Tragiques, et bien d’autres chefs-d’œuvre. Il fallait que la cité eût bien peu souffert pour que la Stoa Poikilé conservât encore, au temps de Théodose II, les peintures de Polygnote. L’Athéna chryséléphantine de Phidias orna le Parthénon jusqu’en 429 : à ce moment, elle fut enlevée par des chrétiens, sans que l’on ait réussi à découvrir où et comment a péri ce chef-d’œuvre fameux entre tous.

Cependant, l’essor de la nouvelle capitale de l’empire d’Orient ne pouvait pas manquer, à la longue, de faire dériver du côté du Bosphore les élémens de vitalité et de richesse que la Grèce avait retenus jusqu’alors. L’embellissement de Byzance coûta également à Athènes les dernières de celles de ses œuvres d’art qui étaient susceptibles d’être transportées au loin. Les empereurs païens avaient donné le signal de ces expropriations pour cause d’utilité publique ; les empereurs chrétiens s’engagèrent résolument dans la même voie, et enlevèrent les chefs-d’œuvre de Praxitèle, de Myron, de Lysippe et de tant d’autres statuaires célèbres. A un moment donné, la primitive basilique de Sainte-Sophie renfermait quatre cent vingt-sept statues grecques, le plus étonnant musée de sculpture que l’imagination puisse rêver, et dans le nombre une foule de divinités, fort surprises, à coup sûr, de servir d’ornement à un sanctuaire chrétien. Notons à ce sujet que les Byzantins de la première heure n’éprouvaient nullement pour les productions de la sculpture la même aversion que leurs héritiers du VIIe ou du VIIIe siècle, qui en vinrent, en véritables iconoclastes, à proscrire tout ce qui pouvait rappeler les idoles, c’est-à-dire toutes les statues grandes ou petites. De même que dans la Rome impériale, les effigies monumentales des souverains s’élevèrent sur les places publiques : la statue équestre de Justinien subsista jusqu’en plein XVe siècle ; un dessin, conservé au sérail et récemment publié par M. le docteur Mordtmann dans la Revue de l’art chrétien, nous montre l’empereur coiffé de la toufa, espèce de diadème à plumes, la droite levée, la gauche occupée à tenir le globe : ce n’est plus un dieu, mais c’est encore quelque chose de plus qu’un simple mortel.

En résumé, le drainage administratif et scientifique, on est en droit de l’affirmer, causa plus de dommages à Athènes que les dévastations des Barbares, et lord Elgin put s’autoriser d’illustres exemples lorsqu’il dépouilla le Parthénon de ses frontons et de ses métopes.


II

Du VIe au Xe siècle, des ténèbres impénétrables masquent les vicissitudes de la malheureuse Athènes : certains érudits sont allés jusqu’à affirmer que pendant cette longue nuit la patrie de Périclès et de Platon n’était plus qu’un désert. Ces exagérations réduites à leur juste valeur, il n’en demeure pas moins constant qu’Athènes perdit le peu qui lui restait encore de prospérité et de culture. À peine si, de loin en loin, la visite d’un souverain jetait sur la cité déchue une lueur éphémère. L’empereur Constance II y fit une apparition en 662-663, l’empereur Basile II en 1018 : ce fut le dernier représentant de l’empire d’Orient qui foula ce sol classique.

Cependant le sang athénien passait encore pour si noble qu’à deux reprises les empereurs d’Orient vinrent chercher au pied de l’Acropole des héritières pour le trône impérial. En 770, Irène, l’ambitieuse et criminelle Irène, fut choisie par Constantin Copronyme comme épouse de son fils, le futur Léon IV ; en 807, la nièce d’Irène, Athénienne comme elle, fut mariée avec Staurakios, l’héritier présomptif.

Il n’est pas impossible que dans ces siècles troublés quelques copistes aient végété au milieu des ruines, mais toute production littéraire nouvelle y avait à coup sûr depuis longtemps cessé. (Il nous faut aller jusqu’au XVe siècle pour trouver de nouveau, ne fût-ce qu’un simple chroniqueur ! ) Cela était surtout vrai de l’université, naguère encore si célèbre. Grégorovius a fait justice à ce sujet d’une légende accréditée jusqu’à nos jours ; il a démontré, pièces en main, que cette institution n’existait depuis longtemps plus que de nom, que ce que les chroniqueurs de l’Occident en rapportent (le gouvernement de la Géorgie aurait envoyé chaque année vingt jeunes gens à Athènes pour y faire leurs études ; des prélats, des médecins anglais, y auraient complété leur éducation, etc.) est une illusion à ajouter à tant d’autres. N’importe, cette tradition si répandue de la supériorité de l’école d’Athènes prouve combien le souvenir de l’antique splendeur de ce foyer par excellence des lettres et des sciences avait conservé de vivacité d’un bout à l’autre de l’Europe.

Dans le dernier tiers du XIIe siècle, l’arrivée d’un archevêque né en Phrygie et élevé à Byzance, Michel Akominatos, le frère aîné du célèbre historien byzantin Nicétas, et l’élève d’Eustathe, si elle ne rendit pas à l’Attique sa prospérité matérielle ou sa culture intellectuelle, jeta, du moins, quelque lustre sur une contrée si cruellement déchue. Pendant plus de trente ans, de 1175 environ à 1205, ce noble prélat présida aux destinées de l’église d’Athènes. Lorsqu’il fit son entrée, la population le reçut avec enthousiasme : des représentations théâtrales et même des danses signalèrent sa prise de possession. Et quelle merveilleuse résidence-épiscopale que l’Acropole, quelle cathédrale incomparable que le Parthénon ! Akominatos, ébloui, le qualifia de temple admirable et radieux, de résidence royale pleine d’agrément, de foyer sacré de la lumière qui s’échappe du sein de la mère de Dieu.

Le nouveau pasteur, quelque misérable que fût ce troupeau parqué au milieu de ruines et de décombres, n’hésita pas, dans son allocution, à proclamer que ses ouailles étaient les dignes héritiers des Athéniens d’autrefois ; il célébra la gloire quinze fois séculaire de leur cité, patrie de l’éloquence et de la sagesse, et évoqua le souvenir de la plus belle des fêtes antiques, la course aux flambeaux. Ayant reçu de la main de ses prédécesseurs le flambeau sacré, il ne voulait pas, déclara-t-il, se féliciter d’avoir pris possession de son siège pastoral avant d’avoir gagné, lui aussi, la couronne de l’athlète. Il exhortait ensuite les Athéniens à conserver les nobles mœurs de leurs aïeux, les plus libéraux et les plus hospitaliers des Grecs, les plus passionnés pour l’éloquence et la musique. « Bientôt, ajouta-t-il, je découvrirai, à leurs sentimens, si les citoyens actuels d’Athènes descendent de cette semence dorée. En tant que chrétiens, ils doivent surpasser de beaucoup les vertus d’Aristide, d’Ajax, de Diogène, de Périclès et de Thémistocle ou des combattans de Marathon. Autrefois, ajouta-t-il, brûlait sur l’Acropole la lampe éternelle de l’impiété, mais pareil à la lueur d’un ver luisant, ce feu follet pâlit lorsque le soleil de la vérité se leva avec la Cora virginale, et délivra la forteresse de la tyrannie de la fausse Parthénos…

Le Parthénon, en effet, s’il avait depuis longtemps perdu les ornemens dont l’avait doté la magnificence des contemporains de Périclès et de Phidias, s’était enrichi, surtout au temps de Basile, de peintures et d’une foule d’offrandes précieuses. On venait de près et de loin pour admirer une lampe en or, dont l’huile, affirmait-on, ne s’épuisait jamais.

Akominatos, on l’a vu par nos quelques extraits, se piquait à la fois de littérature et d’érudition ; ses discours et ses mandemens abondaient en citations mythologiques ou historiques, en prosopopées, en artifices oratoires de toute sorte. Tantôt, il conseillait aux stratèges athéniens de relever l’autel de la pitié, tantôt, il comparait l’empereur Isaac l’Ange, qui venait d’exterminer Andronic, à Harmodius et à Aristogiton. Bien de plus attachant que ce mélange d’enthousiasme pour le paganisme et de ferveur chrétienne, de réminiscences homériques et de versets empruntés à la Bible. Il prouve combien, en plein moyen âge, la tradition classique conservait d’empire sur l’esprit des lettrés grecs.

L’évocation d’un passé si glorieux était malheureusement plutôt de nature à déprimer les descendans dégénérés des Athéniens qu’à exciter leur émulation ; ne connaissant que le grec vulgaire, ils ne comprenaient même plus la langue savante et pompeuse que leur parlait leur pasteur. Aussi, celui-ci ne tarda-t-il pas à revenir de ses illusions. Dans une nouvelle allocution, il laissa un libre cours à sa douleur, à son indignation : « O ville d’Athènes, s’écria-t-il, mère de la sagesse, à quel degré d’ignorance es-tu réduite ! Lorsque je prononçai récemment mon discours de bienvenue si simple, si exempt d’art et de prétention, il me semblait que je vous disais des choses incompréhensibles dans une langue étrangère, tel que le persan ou le scythe. »

La contemplation des merveilles enfantées à Athènes par tant d’artistes célèbres pouvait-elle, du moins, consoler le noble archevêque de vivre dans ce Sahara intellectuel ? À l’en croire, en dehors des monumens groupés sur l’Acropole et de la lanterne de Démosthène, il ne serait plus resté à ce moment que des ruines informes : de l’Heliœa, du Péripatos et du Lycée, plus de trace ; l’Aréopage seul montrait encore ses rochers dénudés ; du Pœcile, on n’apercevait plus que de pauvres vestiges, au milieu desquels paissaient les brebis.

La misère qui régnait dans cette région autrefois si fertile n’excusait que trop l’ignorance de ses habitans. La sécheresse, jointe aux incursions des pirates, avait fait de l’Attique un désert : dans les bois d’oliviers, elle avait tari les ruisseaux, dans les jardins les sources ; Callirrhoé ne coulait plus ; les abeilles avaient abandonné l’Hymette ; les brebis, les pâturages. Akominatos se persuadait qu’il habitait une autre Jérusalem, assiégée par les Babyloniens ; pareil à Jérémie, il versait des larmes amères sur ces remparts démantelés, sur ces rues désertes, sur cette populace vêtue de haillons, trompant sa faim avec du misérable pain d’orge. Plus d’industrie, plus de commerce. Tandis qu’à Thèbes et à Corinthe les fabriques de soieries prospéraient de plus belle, Athènes ne comptait plus un seul tisserand habitué à travailler cette matière précieuse ; il fallait faire venir de loin jusqu’aux charrons.

La déchéance intellectuelle n’indignait pas moins le savant prélat, nourri dans tous les raffinemens d’une capitale telle que Byzance. Dans cette ville provinciale, ne possédant pour toutes ressources littéraires qu’une bibliothèque archiépiscopale qui tenait dans deux armoires, Akominatos craignait de devenir un barbare ; par mesure de précaution il avait apporté de Byzance une petite collection de manuscrits comprenant les œuvres d’Homère, d’Aristote, de Galien, d’Euclide, de Thucydide, de Nicander et de quelques autres écrivains de l’âge d’or.

Tant de déceptions n’empêchèrent pas Akominatos de se prendre d’une affection profonde pour ses nouveaux concitoyens ; à tout instant il usa de ses relations politiques pour défendre leurs intérêts auprès du pouvoir central. Plus tard, lorsqu’il lui fallut se retirer devant la conquête franque, il ne cessa, du fond de l’île de Chio, où il avait cherché un asile et où il mourut vers 1220, d’entretenir avec eux une correspondance assidue. Bien plus, une fois il brava toutes sortes de dangers pour revenir en secret dans son ancien diocèse.

On est heureux de voir planer sur Athènes cette belle et noble figure, et on ne saurait trop vivement féliciter l’historien allemand de l’avoir mise en lumière avec tant de sagacité et d’amour.


III

Quelles que fussent, au point de vue de la culture intellectuelle, les différences entre Athéniens et Byzantins, du moins les uns et les autres parlaient la même langue et pouvaient évoquer des souvenirs communs. Mais qu’attendre de cette chevalerie bardée de fer, ne connaissant que le culte de la force ou la loi féodale, qui s’abattit sur la Grèce après la chute de la dynastie des Anges et le démembrement de l’empire d’Orient ? — Deux siècles et demi durant, jusqu’à la conquête turque, des aventuriers français, aragonais et italiens foulèrent aux pieds ce sol sacré. Peut-être si les Grecs du XIIIe siècle avaient conservé un fonds de culture plus considérable, eussent-ils pu les assimiler à la longue, de même que leurs ancêtres avaient jadis conquis leurs vainqueurs les Romains. Mais dégénérés comme ils l’étaient, ils furent exploités et rançonnés sans pitié par ces farouches conquérans. Aussi cette aventure qui s’appelle l’établissement de l’empire latin d’Orient n’aboutit-elle qu’à une déchéance plus profonde encore pour la malheureuse Grèce et la malheureuse Athènes.

Est-ce à dire que les édifices splendides qui restaient debout n’aient pas frappé l’imagination d’Othon de La Roche, qui fonda, en 1205, le duché d’Athènes, et celle de ses compagnons ? Leurs dimensions, non moins que l’originalité de leur structure, mirent en œuvre toutes les ressources de la fantaisie du moyen âge, et bientôt, celle-ci se greffant sur le folk-lore grec et byzantin, chaque ruine eut sa légende, une légende bizarre, où la superstition la plus grossière s’alliait à un enthousiasme naïf. A cet égard, Athènes n’eut rien à envier à Rome : la légende de Phidias et de Praxitèle vint former le pendant de celle du sorcier Virgile. M. Sathas, l’historien de la littérature grecque au moyen âge, a montré par des exemples frappans comment une foule de ces mythes helléniques, oubliés par le peuple qui les avait créés, se conservèrent dans des langues étrangères ; comment d’autres, ayant perdu leur caractère légendaire, furent transformés en épisodes historiques. En revanche, ajoute M. Sathas, on vit des personnages historiques métamorphosés en êtres fabuleux. À cette dernière catégorie appartiennent Phidias et Praxitèle : ils furent changés en saints, en philosophes nus, en hommes de marbre et de bronze, enfin en jongleurs qui pouvaient tenir dans leurs mains des masses de fer rouge.

Grégorovius n’est pas éloigné de croire que le monument choragique de Lysicrate donna naissance à cette légende du Roman d’Alexandre qui attribue à Platon l’érection d’une colonne, haute de cent pieds, au sommet de laquelle brûlait une lampe qui éclairait tout Athènes :

« En milieu de la ville ont drecié un piler.

« C pies avoit de haut, Platons la fist lever.

« Deser ot une lampe… »

Le Liber Guidonis, de son côté, fait des Propylées une fondation de Jason !

Rien ne prouve que des superstitions si étranges aient protégé ces ruines augustes contre le vandalisme, soit des indigènes, soit des étrangers. A distance, leur prestige était plus grand : la bulle par laquelle le pape Innocent III créa notre compatriote Bérard archevêque d’Athènes (1206) rend hommage, en un langage élevé, quoique singulièrement subtil, à tant de souvenirs glorieux : « La grâce de Dieu ne permet pas que l’antique gloire de la ville d’Athènes périsse. Lors de sa fondation première, cette cité nous offre, comme dans un prélude, la figure de la religion moderne divisée en trois parties ; elle a d’abord adoré trois divinités fausses, ensuite elle a transformé ce culte, rendu à trois personnages, en celui de la vraie et indivisible Trinité. Elle a également échangé l’étude de la science profane contre l’amour de la sagesse, divine ; elle a fait de la forteresse de la célèbre Pallas le siège humble de la glorieuse mère de Dieu ; elle a acquis la connaissance du vrai Dieu, après avoir longtemps auparavant élevé un autel au Dieu inconnu. »

Des intuitions d’un passé si glorieux se rencontrent jusque chez les personnages les moins lettrés : Pierre IV, roi d’Aragon et duc d’Athènes, déclare en 1380 que « l’Acropole est le joyau le plus riche de la terre et de telle valeur que tous les rois de la chrétienté ne pourraient pas créer son pareil. »

Ces sympathies, longtemps purement platoniques, finirent par amener un résultat considérable. La politique a été pour peu de chose dans le mouvement qui a poussé tant de nations à prendre enfin le parti de la Grèce contre ses oppresseurs ; les souvenirs historiques, le philhellénisme, ont pesé d’un poids plus lourd dans la balance, et une fois de plus, le génie d’Athènes a séduit l’Europe.


IV

Au début, le réveil des études archéologiques ne profita guère à Athènes. On s’explique difficilement pourquoi l’ancienne capitale de l’Attique resta délaissée, alors que tant d’artistes, de philologues et d’épigraphistes exploraient Constantinople, l’Asie-Mineure, les îles. En dehors d’un croquis du Parthénon, pris au XVe siècle par le fameux antiquaire et voyageur Cyriaque d’Ancône, croquis récemment publié par M. Mommsen, en dehors de quelques autres relevés, insérés dans le recueil de l’architecte Julien de San-Gallo, c’est à peine si la renaissance italienne a accordé une attention aux monumens de la Grèce. Tout entière à l’imitation des modèles romains et à l’application des théories de Vitruve, elle témoignait d’ailleurs le même dédain aux chefs-d’œuvre de l’architecture dorique conservés dans le sud de l’Italie et en Sicile. Seul, probablement, Raphaël, en qui, on le sait aujourd’hui, l’artiste se doublait d’un archéologue, conçut le projet de faire relever par des dessinateurs spéciaux les principaux monumens antiques soit de la Turquie, soit de la Grèce ; mais sa mort prématurée arrêta brusquement le travail. La copie, dans une esquisse pour la Bataille de Constantin, de plusieurs des têtes de chevaux de la frise de Phidias, voilà ce qui reste aujourd’hui d’une tentative si généreuse et qui promettait d’être si féconde.

Le XVIe siècle en vint à ce degré d’ignorance sur la situation véritable d’Athènes qu’en 1573 un savant allemand, Martin Crusius, écrivit à Constantinople pour demander s’il était vrai que la cité, mère de toute science, était complètement anéantie, et qu’il n’en restait que quelques cabanes de pêcheurs.

On sait si, depuis, l’érudition a regagné le temps perdu ; on sait aussi quelle part glorieuse notre pays a prise à cette résurrection, par l’initiative de savans ou d’artistes tels que le marquis de Nointel, Carrey et Spon, Choiseul-Gouffier et David-Leroy, le marquis de Laborde et Paccard, dont l’œuvre a été reprise et complétée de nos jours par les membres de notre École française d’Athènes, à laquelle son nouveau directeur, M. Homolle, imprime une impulsion si vigoureuse, ainsi que par les architectes pensionnaires de l’Académie de France à Rome. On ne pouvait venger plus noblement l’Athènes du XIXe siècle, de l’indifférence que les ducs français des maisons de La Roche et de Brienne avaient témoignée, pendant une domination de plus de cent ans, à l’Athènes du moyen âge.


EUGENE MÜNTZ.