Les Siècles morts/Athènes sauvée

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 201-206).


 
Viens ! La proie est facile, ô Chef ! Poursuis sans halte
La Bête agonisante en son hallier païen !
Dans son péché maudite, elle n’attend plus rien
Que le fer de ton glaive en sa gorge, ô grand Balthe !

Alarik, Alarik, salut ! Libérateur
Dont le Christ a guidé les victoires hautaines
Du Danube natal jusques aux murs d’Athènes,
D’Athènes sourde, aveugle et chère au Tentateur !

Viens ! Que le fer ruisselle et que la torche vole !
Vainqueur par la famine ou par la trahison.
Entre, ô Barbare, et rase au niveau du gazon
Les colonnes du temple écroulé sur l’idole,


Afin que, chancelant sous le vent qui te suit,
Ruinés, avilis, les marbres du mensonge,
Dieux, Déesses, Héros, que l’herbe avide ronge,
Dorment leur vil sommeil dans la fange et la nuit.

Au butin ! Le Seigneur, ô Chef, arme ta droite !
A toi bijoux, trésors, vases d’argent sertis !
Si pour tout contenir tes chars sont trop petits,
Si de ton camp borné l’enceinte est trop étroite.

O Roi, nous serons là, sans nombre, à ton départ,
Nous, les moines chrétiens, les pauvres, les modestes,
Pour achever ton œuvre et recueillir tes restes
Et du Ciel indulgent réserver l’humble part. —

Tels, devant Alarik, pleins de rage et de joie,
Enivrés de vengeance et de sanglants espoirs,
Croix, haches ou brandons aux poings, les Hommes noirs
Clamaient, et sans pitié montraient la noble proie.

Et le Barbare, au pied des remparts inégaux,
Entendait, sous les cieux, monter la rumeur vile,
Et d’un geste brutal excitait vers ta ville,
O Pallas-Athènè ! l’essor des guerriers Goths.

Il voit au loin la foule, en longue théorie,
Traîner ses pas craintifs à travers les Longs-Murs,
Et les vierges, le front ceint de voiles obscurs,
Mener en gémissant le deuil de la Patrie.


Parmi les oliviers, il voit, sur les coteaux,
Les Simulacres blancs allonger leurs allées
Et, sur le faîte auguste où sont les Propylées,
Du Parthénon divin fleurir les chapiteaux.

Sans remords, ignorant l’air sacré qu’il respire,
Il va, ne sachant rien du sol qu’il a foulé,
Sinon qu’un blond soleil y fait mûrir le blé
Et que la Cité sainte est un lambeau d’empire.

Sa horde aux cheveux roux, fauve et montrant les crocs.
À l’appel monacal mêlant un cri barbare,
Reflue autour de lui, gronde et déjà prépare
Un rouge sacrifice aux esprits des Héros.

L’Ilyssos empourpré, sous les lauriers des berges.
Vers la sanglante mer charriera de grands morts ;
Et les vaisseaux visqueux sombreront dans les ports,
Et l’Agora sans bruit boira le sang des vierges.

Le Balthe a secoué dans l’air son glaive aigu,
Et l’armée en hurlant bondit vers les murailles ;
Et l’univers, ce soir, comme à des funérailles,
Dira, voilant sa face : — Athènes a vécu ! —

Le sacrilège assaut se précipite et roule,
O terreur ! Mais soudain, frémissant et dompté,
Le vain torrent se brise au seuil de la Cité.
L’épouvante divine a traversé la foule.


Farouche, au vent guerrier livrant les crins épars
De son casque, la lance en main, le grand Achille
De la brèche au fossé courait d’un pied agile,
Et de son corps géant dominait les remparts.

Tel il apparaissait sous les murs Priamides
En l’orbe étincelant de son boucher d’or.
Lorsque d’un flot fumant le sang divin d’Hektôr
Du Péléide heureux empourprait les knémides.

Dans les cœurs indécis semant l’effroi mortel,
Telle invinciblement surgit l’Ombre héroïque,
Tandis que, se dressant sur l’Acropole antique,
La Vierge aux glauques yeux s’armait au fond du ciel.

Athènè-Promakhos levait son bras rigide
Et brandissait la pique à son poing souverain ;
Et les serpents vengeurs tordaient leurs nœuds d’airain,
Et Méduse aux yeux verts s’irritait sur l’Ægide.

Belliqueuse, intrépide, au bouclier vermeil,
Dans l’éblouissement de l’armure frangée,
Au-dessus du combat la Déesse outragée
Comme un aigle vainqueur planait dans le soleil.

Par l’espace orageux qui s’ouvrait devant elle,
La Guerrière, d’un bond, s’élançait des cieux clairs ;
Et dans son dur regard ainsi que deux éclairs
Etincelaient l’Audace et la Force immortelle.


Et tous deux emportés par un vol radieux,
Pallas Libératrice et le Héros robuste
De leur double splendeur couvraient la Ville auguste
Et la Terre pieuse où vécurent les Dieux.

Le Chef épouvanté tremble, hésite et recule ;
Barbares chevelus, moines hurleurs, tout fuit.
Vers les champs ou la mer décroît et meurt le bruit.
Athènes en chantant s’endort au crépuscule.

Maintenant la Victoire a marqué ton chemin,
Alarik ! Le vieux monde en expirant te nomme.
D’Olympie à Byzance et de Ravenne à Rome
Marche, la haine au cœur et la torche à la main !

Qu’importe ? Marche encor jusqu’à l’humide tombe
Que le Barentinus gardera dans ses flots.
Qu’importent les cités, les morts, les longs sanglots
Et l’univers romain qui chancelle et qui tombe ?

Les Dieux sont toujours là, dans la paix du ciel bleu,
Chers comme un souvenir, puissants comme un exemple,
Et défiant, du faîte éternel de leur temple,
Les siècles et l’oubli, le Barbare et son dieu.

Dans sa jeune vigueur, comme à la première heure,
L’ombre des Immortels, nobles Rois des vieux jours,
Planera dans l’espace et défendra toujours
La Ville souveraine où la Beauté demeure.


Et le monde verra sur le sommet sacré
Athènes survivant à son passé sublime,
Et l’Acropole encore ériger sur la cime
Le haut Palladion dans l’éther azuré.