Les Siècles morts/L’Autokrator

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 207-210).


 
Terreur sur les trois mers, effroi sur les sept monts ;
L’Empire et la Cité gisent dans leurs décombres ;
Car de ses bords gelés et de ses forêts sombres
Le Danube natal a vomi les démons.

La flamme est moins subite et le vent moins rapide
Que le vol furieux des fauves cavaliers ;
Ils vont où Dieu les jette, aveugles, par milliers,
Le Hun poussant le Scythe, et l’Avar le Gépide.

Le diadème au front et le globe à la main,
Sœur auguste de Rome éternelle et sacrée,
Toi qui, dans la splendeur de ta robe pourprée,
Te révélais déesse à l’univers romain,


Byzance ! où sont les toits d’argent que l’aube dore.
La mosaïque ardente aux murs de tes palais
Et les blanches villas dont les mouvants reflets
S’irisaient sous la lune, aux flots bleus du Bosphore ?

Toi qui, parmi les fleurs dormant ton clair sommeil,
Au poids de tes trésors payais ta quiétude
Et sans peur, dédaignant le fer du glaive rude,
Mirais la beauté grecque en ton golfe vermeil ;

Byzance ! ils sont venus les jours expiatoires
Que le ciel outragé mesure à ton destin ;
Et voici qu’à plein vol, à l’horizon lointain,
L’Ange apocalyptique ouvre ses ailes noires.

La nuit. Fourmillement d’ombres au pied des murs,
Rumeurs, tumulte, assauts. L’épouvantable horde
Bondit en rugissant, tourbillonne et déborde
Son camp, cerné de chars tendus de cuirs impurs.

Fuites vaines que barre un cercle d’incendies ;
Femmes aux bras des Huns tordant leurs corps sanglants ;
Cadavres pollués de vierges aux seins blancs,
Dans l’horreur et la mort atrocement roidies ;

La louche trahison glissant sur les remparts ;
Les Patrices vendus et les soldats rebelles ;
Pillage, sacrilège ; au désert des chapelles
Les grands ciboires d’or dans la poussière épars.


Et comme aux jours de deuil, sortant des sombres porches,
Par les chemins muets que la terreur fraya,
Le simulacre errant de la Panagia
Passe, suprême espoir, dans la lueur des torches.

Autour du cirque vide où rôdent les lions,
Plus farouches encor grondent les populaces
Qui, des faubourgs au centre, ivres et jamais lasses,
Poussent le flux sanglant de leurs rébellions.

Et l'énorme clameur monte ; le feu s’élance.
Comme une mer battant un immobile écueil,
Tout un peuple en délire assiège en vain le seuil
De l’asile introublé du très-sacré silence.

Clos, morne, à l’horizon de l’Hebdomon obscur,
Le palais, dans la nuit dressant ses murs tragiques,
Garde, intrépide aux seuls combats théologiques,
L’Empereur très-divin, très-pieux et très-pur.

Dans l’impassible paix de la chambre interdite,
Sous la calme clarté tombant des lampes d’or,
Devant la croix d’émail, l’Auguste Autokrator
Baise le Livre et prie et tour à tour médite.

Gravement, sans remords, il songe aux jours anciens
Où la croyance unique illuminait l’Empire.
Si les temps sont mauvais, si l’avenir est pire,
Dieu, qu’il honore et sert, reconnaîtra les siens.


Car en Dieu, seul puissant, en Christ Jésus, seul maître,
Sont victoire, repos, gloire, espérance, honneur ;
La force irrésistible est aux mains du Seigneur
Et c’est de sa vertu que tout salut doit naître.

Qu’importent les cités, l’Empire et l’univers
Et le destin du monde en proie à la tourmente,
Pourvu que ton Église, ô Christ ! règne et cimente
La foi de Chalcédoine au fond des cœurs pervers ?

Et dans la chambre haute, aux aveugles clôtures,
Près de Byzance en feu, près du massacre humain,
L’Autokrator transcrit sur un blanc parchemin
Un mystique traité contre les deux Natures.