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Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)/2

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Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)
Attendre-Espérer (p. 39-72).

II.

La première chose que fit le docteur Émile fut de s’interroger sur l’emploi de sa journée : Je crois, se dit-il à lui-même en affectant le ton insouciant, absolument comme il eût pu faire vis-à-vis d’un autre, — je crois que j’ai promis de retourner au moulin.

Et là-dessus, tant son impartialité était grande, il se fit une objection : La meunière, après tout, n’était pas bien malade. — Mais il avait promis. Ces gens l’attendraient. — Oui, mais s’il allait encore y rencontrer Mme de Carzet ! Il n’avait pas le temps de causer tous les jours avec de belles désœuvrées. — Soit ; mais, puisque c’était le soir, à quatre heures, que cette jeune femme se rendait au moulin, il pouvait y aller plus tôt, et même dans la matinée.

Ce conseil fort simple, que sa raison lui fournit sans malice, et seulement parce qu’on l’interrogeait, parut déplaire au docteur, et, voyant ainsi tourner l’entretien, il le rompit ; car il n’avait pu s’empêcher de convenir en effet qu’il pouvait bien aller au moulin dans la matinée. Les circonstances toutefois en décidèrent autrement, et le docteur Émile ne les gêna point, au contraire. Il se laissa prendre par tout ce qui voulut l’occuper, et vers midi, se trouvant à court de ressources, il se jeta dans un fauteuil, en s’écriant que pour sortir il faisait bien chaud.

— Pas du tout, répondit Mme Keraudet, il s’est élevé un vent frais, et le temps est moins chaud qu’hier.

— Voilà une Revue du mois dernier que je n’ai pas lue, dit le jeune homme avec dépit. Je n’ai pas un moment à moi…

Il ouvrit la Revue et s’y absorba, ainsi qu’en ses journaux, jusqu’à trois heures, et alors il se leva en disant : Il faut toujours que je sorte ; c’est fatigant !

Par extraordinaire, il s’arrêta devant la glace, arrangea sa cravate, passa la main dans ses cheveux… Finalement, et après quelque hésitation, il monta dans sa chambre et changea d’habit.

Tout cela prit du temps. En regardant à sa montre, Émile partit de mauvaise humeur. Il passa comme une flèche devant la fenêtre de Mlle Chaussat, et, bien que cette fois, il n’oubliât pas de saluer, il n’entendit point la phrase dont l’aimable personne accompagna son bonjour :

— Vous paraissez bien pressé, monsieur Keraudet.

En sorte qu’il ne répondît pas, et que Mlle Chaussat, remarquant en outre qu’il n’avait pas son habit de tous les jours, se répéta, avec une conviction profonde, qu’il y avait quelque chose là-dessous.

Il était juste quatre heures quand Émile Keraudet arriva près du moulin, et si haletant et si échauffé qu’il s’arrêta à l’ombre d’une haie pour se remettre un peu. Ses regards, attachés pendant ce temps sur la maisonnette, ne découvrirent point à l’entour la forme gracieuse qu’il craignait de voir s’en allant déjà.

Comme la veille, la maison était vide, et il trouva la malade occupée à sarcler dans le jardin.

— Vous ne voulez donc pas vous reposer ? lui cria-t-il.

— Eh ! mon cher monsieur, que voulez-vous ? l’ouvrage commande.

— Tenez, on ne peut pas raisonner avec vous, dit le jeune médecin.

Et cependant il s’assit près de Jeanne sur le petit mur en pierres sèches qui séparait le jardin du champ de genêts, et laissa la bonne femme lui raconter longuement toutes ses misères :

— On les croyait riches, parce qu’ils avaient ce pauvre moulin et leur maisonnette ; mais, hélas ! tout cela n’était point à eux, puisqu’ils avaient été forcés d’emprunter sur hypothèque, et qu’il fallait servir l’intérêt sur le maigre gain des moutures. Car ils avaient eu bien des malheurs, à commencer par une fille qu’ils avaient perdue, et ensuite un garçon de quinze ans, tout élevé, qui gagnait déjà. Ils n’avaient pourtant rien fait au bon Dieu, du moins à leur idée. Et pourtant, maintenant que leur autre fille était mariée, et qu’ils n’avaient plus que leur seul garçon pour les soulager un peu, ne voilà-t-il pas qu’il était menacé de la conscription ! Si bien qu’elle n’avait pas d’autre souci, et que le serrement de cœur l’en réveillait toutes les nuits. Aussi ne songeait-elle que d’user sa pauvre vie à mettre sou sur sou, dans l’idée qu’elle avait de pouvoir peut-être l’exempter. Et comme aussi bien, s’il venait à tomber au sort et être forcé de partir, elle en mourrait, ce n’était pas tant la peine de se ménager à ne rien faire.

— Il ne tombera pas au sort, et vous l’aurez privé de sa mère, dit le docteur.

— Vous croyez, monsieur Émile ? Ah ! si je savais ! Mais on croit à la male heure toujours plus qu’à autre chose. La jeune dame est comme vous, elle veut me donner une servante ; mais ce n’est pas le tout que de la payer, il faut la nourrir, et…

— Quelle dame ? demanda Émile hypocritement.

Mme de Carzet. Elle est venue ce matin.

Le docteur se leva d’un bond :

— Voyons, soignez-vous, reposez-vous, ou je ne reviendrai plus.

Il partit sur ces mots, laissant la bonne femme tout effarée de sa brusquerie et murmurant :

— Je ne lui ai pourtant point dit de mal.

Il faut dire qu’Émile était revenu à des sentiments plus bienveillants vis-à-vis de Mme de Carzet. En se rappelant ses traits, son attitude, la douceur de sa voix, l’expression modeste et pure de toute sa personne, il était devenu certain qu’elle était bien ce qu’elle paraissait être, simple et vraie, et s’était proposé de lui recommander certains de ses plus pauvres clients. André Léo.

La suite au prochain numéro.

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 31 MARS.
======= N° 4 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

I
(Suite).

Mais actuellement, il se sentait porté à des jugements tout contraires, et cette action de Mme de Carzet d’être venue le matin, quand elle devait ne venir que le soir, paraissait au jeune docteur l’indice d’un caractère… fâcheux, d’une sorte de duplicité odieuse. Il reprit intérieurement sa thèse contre les femmes de l’aristocratie et contre les Parisiennes, et il en arriva, dans son dépit, à des conséquences si outrées que sa raison éveillée l’arrêta court. Encore une fois, il se fit pitié à lui-même, et, se jetant sur le bord d’un champ, à l’ombre d’un châtaignier, il s’examina sérieusement, trouva le danger réel, et se promit d’éviter Mme de Carzet désormais, et de ne point faire de visite à la Ravine.

Effrayé de l’empire qu’une seule entrevue avait pu donner à cette femme sur son imagination, Émile Keraudet pensa même à faire un voyage. Malheureusement, ses devoirs de médecin le lui défendaient plus que jamais : il avait deux malades en danger. Il pensa aussi qu’une impression si vive et si soudaine n’était qu’une effervescence du cerveau et tenait aux épargnes trop accumulées d’amour et d’idéal qu’il avait faites dans sa petite ville.

— Il faut décidément me marier, se dit-il, puisque je deviens inflammable à ce point de m’embraser pour la moindre étincelle que jette un œil bleu ou noir.

Sur ce mot, il pensa que les yeux de Mme de Carzet réalisaient l’alliance du bleu et du noir d’une manière étrange, à ne pouvoir distinguer quel élément y régnait en maître, de l’onde ou de la flamme, du sourire ou de l’éclair. Et voyant qu’il ne pouvait se débarrasser de cette obsession, il courut chez ses malades, leur prodigua ses soins avec une bonté, une effusion, plus vives que jamais, fit des courses folles, et, rentrant chez lui harassé, il s’entoura de sa mère, de ses serviteurs, de ses livres, en se promettant, — car la préoccupation était là, toujours présente, — qu’il fuirait toute occasion de revoir cette femme.

Émile comptait sans ce pouvoir que les uns nomment fatalité, d’autres hasard, d’autres Providence, et que nous désignerions plutôt sous le nom d’affinité. J’entends ce quelque chose qui déjoue nos plans, déroute nos visées et semble promener capricieusement à travers nos trames des mains invisibles ; ce fétu qui, posé en travers de notre chemin rompt la direction de nos pas ; cet incident futile, en apparence, qui par ses conséquences va décider de toute notre vie ; cette rencontre, ce hasard prétendu, ce rien, qui deviennent la base de tout un ordre nouveau. Quand les corps inertes s’attirent par leurs attractions secrètes, comment ne pas croire que de pareilles attractions émanent des êtres sensibles et intelligents, trop subtiles pour être perçues par nos sens, échappant au creuset de notre raison, comme tant d’autres au creuset chimique, mais puissantes comme des lois, lois de nature et de vie, dont nous pouvons traverser l’action, mais non supprimer l’influence ? L’analogie, dans ce monde un et complexe, membre de l’univers, est la clef des portes invisibles. Et de plus en plus, dans nos théories et dans nos croyances, la loi doit remplacer les ordonnances aveugles ou arbitraires du bonhomme Destin.

— Autre fatalité — Soit. Mais la nature, la justice, l’amour, ne sont point des maîtres étrangers pour l’homme. D’ailleurs, souverains constitutionnels, et même fidèles, ils n’agissent que sous le sceau de notre consentement. Toutes les démocraties, religieuses et sociales, existent en promesse dans la science, qui, si elle ne résout pas l’éternelle question de la cause première, la recule sans cesse, et nous rend de plus en plus les possesseurs libres de notre monde élargi.

Huit jours s’écoulèrent entre la résolution d’Émile et l’incident qui la renversa. Il avait passé ce temps à lutter assez courageusement contre l’obsession dont il se sentait saisi, et qui latente, mais obstinée, tapie en lui-même, profitait du moindre oubli pour lui présenter une délicieuse image et le bercer de rêves, auxquels il n’avait pas toujours le courage de s’arracher. Il tenait bon dans sa décision de ne point aller à la Ravine, mais ce n’était pas sans combats. Après l’invitation de Mme de Carzet, cette abstention était peu polie, et le docteur était trop bien élevé pour n’en pas beaucoup souffrir.

Un jour que, revenant d’une de ses courses, il traversait la petite ville, il vit, stationnant à la porte d’un des notables de l’endroit, une calèche tenue par un cocher en livrée. Aucun Savenaisien jusque-là n’ayant inauguré un tel luxe, Émile pensa que ce ne pouvaient être que le baron de Beaudroit et sa fille qui faisaient des visites. Mais, en ce cas, Mme Keraudet et son fils ne pouvaient manquer d’être sur la liste, et cette idée causa un grand trouble au jeune docteur. Sur l’information prise dans la rue, que l’événement agitait, ses prévisions furent confirmées et il rentra chez lui fort ému. Sans doute il aurait pu ne pas rentrer ; mais il se dit qu’il devait prévenir sa mère, précaution exagérée, car Mme Keraudet était la ménagère la plus irréprochable sous le rapport de la tenue, et, sauf la différence de la laine noire à la soie de même couleur, sa mise était la même en tout temps. Elle se borna donc à essuyer plus soigneusement le verre de ses lunettes et à remplacer des manchettes fort propres par des manchettes éblouissantes de blancheur. Mais en revanche, elle critiqua vivement la toilette de son fils et lui ordonna de se faire beau.

— C’est inutile, dit Émile, je te laisse le soin de recevoir ces aristocratiques visiteurs, et je fais atteler pour m’en aller à Couëron.

— Tu ne parles pas sérieusement, s’écria la bonne dame, qui ne croyait pas si bien dire. J’ai besoin de toi. Si ce n’était que le baron encore… j’ai dansé avec lui dans ma jeunesse, au temps où l’on s’amusait à Savenay ; mais pour cette jeune et belle dame, je ne saurais que lui dire. Mes vieilleries ne l’intéresseraient guère, tandis que toi tu lui parleras de Paris :

Émile était trop bon fils pour ne pas céder à la volonté de sa mère, il ne se fit prier que pour constater à ses propres yeux sa résistance ; puis il alla se faire non pas beau, comme l’avait demandé Mme Keraudet, mais séduisant, ma foi, tant qu’il put. Il n’avait certainement pas la prétention de plaire à Mme de Carzet, mais il est permis de tenir à ne pas déplaire, et il y tenait tant que sa toilette fut longue et minutieuse. Une fois prêt, l’attente lui devint insupportable. Il allait et venait, haussant les épaules, grondeur : sa mère l’accusa d’être devenu sauvage. Cependant, au bout d’une heure, il échappait à Émile de dire avec dépit que, s’ils ne venaient pas, ce serait fort inconvenant.

La porte extérieure s’ouvrit enfin, et l’on vit s’avancer dans la cour, sous des flots de soie grise et de tulle blanc, l’apparition attendue. Mme de Carzet donnait le bras à un homme de cinquante à soixante ans, grand, de belle tournure, d’allure franche et délibérée, que Mme Keraudet reconnut, sans trop de peine, pour son danseur d’il y avait trente ans. Elle reçut ses hôtes avec l’affabilité simple qui lui était habituelle. Émile fut d’abord un peu froid ; mais il était difficile de l’être avec le baron de Beaudroit.

— Docteur, j’avais un désir extrême de vous voir. Il faudra être bon pour nous, et dans vos courses faire souvent halte à la Ravine. Avec mes cheveux blancs je suis resté jeune de cœur, et j’aime les jeunes gens, les vrais, bien entendu. Mais de ceux-ci on n’en trouve plus guère. La mode n’y est plus. Maintenant, ces messieurs de vingt-cinq ans ne vous parlent dans un jargon impossible, que de plaisirs de convention, de spéculations folles, ou d’épouvantables petits calculs. Ça n’a que des vues, et plus de passion. C’est grimé, desséché ; ça sonne creux à frapper dessus. C’est à faire croire à la fin du monde. Moi qui ne puis parvenir à oublier mes vingt ans, ces garçons-là m’épouvantent. Quant à vous, monsieur, je sais quel noble emploi vous faites de votre jeunesse. C’est fort beau, et cela nous a vivement touchés, ma fille et moi.

Nous sommes venus nous établir ici avec l’intention d’y être bons à quelque chose ; car nous sommes tout à la fois pleins d’ennuis et d’illusions. Le monde fatigue Mme de Carzet, il la contrarie dans son goût d’une vie sérieuse ; il refuse d’admettre qu’au bout de deux ans de veuvage une jeune femme ne lui revienne pas tout entière, et ses obsessions sont telles qu’on n’y peut échapper que par la fuite. Ici, cependant, le pays est charmant ; mais on ne peut pas toujours se promener. Il nous faut donc des occupations. Nous n’avons qu’un enfant à élever à nous deux ; ce n’est pas assez pour des vaillants de notre force. Vous nous conseillerez un peu, n’est-ce pas ?

— Je m’efforcerai, monsieur, dit Émile en s’inclinant, de mériter l’honneur que vous me faites. Quels sont vos projets ?

— Mais… le bien, dit le baron.

— C’est l’intention avouée de tout le monde, observa Émile en souriant.

— Ah ! docteur, votre ironie frappe justement ; nous n’apportons, je l’avoue, que des aperçus et une grande bonne volonté. Nous avons étudié les questions sociales entre les roulades de la Patti et le dernier roman en vogue, entre une exposition de tableaux et une séance de l’Académie. Nous avons beaucoup entendu, peu retenu, et l’expérience en toutes choses nous manque. Nous possédons encore quelques théories : mais vis-à-vis de nos fermiers, en présence d’un mendiant, devant cette question que je vois posée au bord de tous les champs, au seuil de toutes les chaumières, et que nos beaux écrits ne résolvent point, je me sens fort ignorant, et je vois surgir à la réflexion des complexités de toutes sortes où mon peu de science se perd.

Émile fut touché de cet aveu franc du vieux gentilhomme. La conversation devint générale : on passa en revue tous les embarras, toutes les misères, tous les préjugés du paysan. M. de Beaudroit rêvait de fonder un concours agricole, des prix, une ferme modèle. On examina tous les spécifiques proposés contre cette maladie chronique : l’esprit de routine et l’incurie des travailleurs agricoles. Mme de Carzet, frappée surtout de la grossièreté du langage des jeunes filles et de leur mauvaise tenue chez elles, songeait à décerner des prix de couture, dans une fête qui eût rappelé celle des rosières. Mme Keraudet répondait à tout cela par des objections qui exprimaient à la fois beaucoup de complaisance sur les idées de ses hôtes et fort peu d’espérance à l’égard de leur réalisation.

— Il y a sans doute, disait-elle, de bonnes natures chez les paysans ; mais elles sont peu communes, et rien n’est plus difficile que de persuader ces gens-là. Ils vous écoutent le plus poliment du monde, approuvent à chaque mot, abondent largement dans votre sens, et puis s’en retournent chez eux faire comme auparavant : car vis-à-vis de tout ce qui est nouveau, et vis-à-vis de nous-mêmes, ils sont remplis de défiance.

Émile, qui depuis un moment se taisait, partit sur ce mot :

— Défiants ! eh ! sans doute ! ils ne nous comprennent pas, et nous le leur rendons bien. Or, pour que la persuasion soit possible, il faut une pénétration préalable. Les paysans nous jugent peu pratiques, et ils ont raison ; en outre, où nous risquons un peu ils risquent tout. Enfin, tant que le fait ne leur a pas apporté sa preuve, trop ignorants des choses de l’esprit pour bâtir d’éléments irréalisés leur conviction, ils s’abstiennent par frayeur de l’inconnu. Au fond, ce que nous leur reprochons est de ne pas nous croire sur parole. Eh bien ! une telle prétention de notre part est follement despotique, et rien ne me donne plus d’espoir en l’avenir de nos paysans que le refus obstiné qu’ils nous opposent, car c’est haute sagesse et pressentiment d’indépendance. Qui s’abstient, ignorant, choisira bien, éclairé. Pour nous, qui tournons embarrassés autour du problème de l’amélioration des classes laborieuses, nous l’attaquons de tous les côtés, excepté du seul par où il peut être résolu. Le nœud gordien, ici desserré, se resserre ailleurs ; il faut le trancher.

— Comment ? demanda le baron.

Mais, avant qu’Émile eût repris la parole, la jeune femme se hâta de dire :

— Ce nœud, c’est l’ignorance.

— En effet, madame, dit Émile radieux.

— Je devine, reprit-elle en souriant, ce que vous m’avez dit l’autre jour, et à quoi j’ai beaucoup pensé depuis, que le seul remède, la panacée, est l’instruction. En effet, elle donne à chaque être toute la force qu’il peut posséder et le pouvoir de s’affranchir lui-même. Elle nous décharge tous de cet écrasant fardeau, l’aumône, qui réduit si vite à l’impuissance le bienfaiteur, et à la lâcheté l’obligé. Vous le voyez, monsieur, nous sommes d’accord maintenant.

Émile rougit d’orgueil et de plaisir :

— Oui, répondit-il vivement pour cacher son trouble, plus je considère l’état des choses, et plus je rapporte tous nos maux à une seule cause, l’ignorance du peuple ; plus je reconnais que toutes les réformes sont illusoires, sans une seule, qui doit les précéder et qui les renferme toutes, l’instruction du peuple. Et si j’étais d’un sénat quelconque, je ferais de cette question mon delenda Cartago. Malheureusement, les sénats détruisent quelquefois des Carthages, ils n’en édifient jamais.

— Il y a partout, dit le baron, des écoles primaires…

— Insuffisantes au premier chef, monsieur, et par le nombre, et surtout par le programme et l’exécution. Croirez-vous avoir fait un ouvrier si vous mettez dans la main du premier venu un outil dont il ignore l’usage ? Et pensez-vous avoir instruit le peuple, par cela seul que vous lui avez appris à lire et à compter ? Non ; le maladroit se blesse avec l’instrument qu’il ne connait pas ; le peuple s’empoisonne l’esprit par la lecture des crimes et des romans à deux sous, ou se le fausse par les petits livres que lui tendent à bon marché les amis de l’obscurantisme, de l’obéissance et de la misère.

Instruire le peuple, c’est lui montrer ce qu’il est et ce qu’il doit être, d’où vient le monde et où il va ; c’est lui raconter sa propre histoire, et non l’ébahir par celle de ses exploiteurs ; ce serait lui apprendre la nature, au milieu de laquelle il vit, et cependant qu’il ignore ; sortir l’école enfin des parchemins et des tombes pour l’établir dans la vie, son objet direct, évident, indéniable, délaissé pourtant. Car, si nous sommes courbés sous le poids de nos archives et de nos dissertations, à l’égard du bon sens et de la simplicité, nous sommes encore dans l’enfance. Au rebours de tout ce qu’on a rêvé jusqu’ici, c’est par le compliqué, le circuit et l’embrouillé que l’esprit humain commence. Le simple, aussi bien que l’âge d’or, n’est pas en arrière, mais en avant. Donc, simplifier l’enseignement, le rendre utile à l’homme, applicable à la vie ; faire toucher du doigt à ce pauvre paysan, qui ne s’en doute, à quoi cela peut être bon de savoir ; ouvrir à la clarté de ce jour et de ce siècle ses yeux encore aveuglés par les ténèbres du moyen âge, voilà ce qu’il faudrait faire avant toutes ces choses, sans perdre le temps à tâtonner autour de réformes insuffisantes et superficielles. Car le peuple, instruit, changerait en forces actives, généreuses, cette force énorme d’inertie que maintenant il oppose au progrès. Et quelles que soient actuellement ses misères morales, je vous affirme que jamais terrain plus fécond n’aura récompensé les efforts de la culture mieux que ne le ferait cette bonne et riche nature du paysan français, si attaché au sol, si fin malgré tout dans son ignorance, et si patient dans sa misère. Les classiques instituteurs qu’on lui fabrique dans nos Sorbonnes le déclarent stupide ; je le crois bien : son instinct l’éloigne des puérilités abstraites et vides qu’on lui enseigne. Il veut des applications, non des mots. Posez sous ses yeux le grand livre de la vie et de la nature ; il n’épellera plus si longtemps, et bientôt vous le verrez en tourner avidement les pages.

Tandis que le jeune docteur parlait ainsi, Mme de Carzet, les yeux attachés sur lui, l’écoutait avec l’expression d’un naïf et pur enthousiasme.

— Cher monsieur, dit le baron, tout ce que vous me dites est juste et vrai, mais cette œuvre immense est toute à créer ; pour réformer et agrandir l’instruction publique toute entière, que peuvent des efforts individuels ?

— Il faut cependant qu’ils puissent tout, car l’État, quoi qu’il semble, ne fera rien. Et pourquoi lui demander ? Il faut être juste. Avant, pendant, comme depuis Louis XIV, l’État, c’est lui, ce sont eux ; ce n’est pas nous.

Or, demanderez-vous à un traitant qu’il renonce à ses bénéfices et travaille à abolir sa charge ? Folie ! Vous obtiendrez donc de pompeuses paroles, des réformes apparentes, mais creuses ou perfides, des remaniements insignifiants, une fantasmagorie de fausses mesures, point de faits sérieux. Rappelez-vous que l’ignorance et l’obéissance, sœurs jumelles, sont les bases de toute monarchie comme de toute théocratie, et reconnaissez que pour sortir du cercle vicieux ou l’avénement même de la puissance populaire nous a renfermés, il n’y a d’autre ressource que l’initiative et les efforts des gens éclairés, travaillant sur autant de points à la fois qu’il se pourra faire, et suppléant à la force du nombre par la persévérance et le dévouement.

— Eh bien ! s’écria Mme de Carzet, ce qui peut être fait, nous devons le faire. Mon cher père, ouvrons à la Ravine une école d’adultes, n’est-ce pas ?

— De tout mon cœur, dit le baron ; mais qui sera l’instituteur ou l’institutrice ?

— Moi ! répondit-elle avec des yeux brillants de résolution.

— Vous, madame ?

— Cela vous étonne, monsieur ? Ne me jugez-vous point assez persévérante ? Vous verrez.

Elle souriait et ses yeux étaient humides. Tout ébloui des rayons et des rosées qui illuminaient ce charmant visage, Émile ne put répondre. Le baron s’en chargea ; son ardeur ne le cédait guère à celle de sa fille. Il bâtit en un instant les plans les plus vastes. On vint à bout de préciser cependant. Il fut convenu qu’hommes et femmes, garçons et filles, seraient également convoqués. La femme de chambre de Mme de Carzet, personne intelligente et sérieuse, apprendrait à lire aux plus ignorants et enseignerait la couture aux jeunes filles. Le docteur ferait un cours d’hygiène, d’anatomie et de zoologie. Le baron enseignerait la physique, la botanique et l’économie agricole, — qu’il se hâterait d’apprendre. Mme de Carzet prenait à sa charge l’histoire, la géographie et la poésie, en y joignant, au cours des lectures, un peu de morale. Programme large, mais où chacun des professeurs entendait se mettre complètement à la portée de son auditoire, en ne lui parlant que de choses visibles, tangibles, ou susceptibles du moins de l’intéresser par leurs rapports avec ses propres besoins, ses intérêts et ses sentiments.

Les heures s’étaient écoulées dans cet entretien si animé, dont les interlocuteurs, après s’être abordés en étrangers, se trouvaient unis tout à coup par le lien le plus fort de tous, peut-être, une œuvre commune, inspirée par l’enthousiasme du devoir. Désormais, ils étaient amis. Une même émotion donnait à leur parole des accents affectueux, confiants. Avant de se séparer, on se promena dans les jardins des Planettes : c’était le nom du domaine d’Émile Keraudet. Pendant cette promenade, M. de Beaudroit s’était emparé du jeune docteur, tandis qu’à l’encontre des prévisions de la bonne dame Keraudet, une conversation doucement animée s’établissait entre les deux femmes. Mme de Carzet, désirant s’instruire des détails de la vie rurale, écoutait avec intérêt tout ce que la mère d’Émile racontait avec complaisance de ses expériences, de ses procédés, et, en Parisienne dont la délicatesse n’était pas sans révolte à l’égard de la malpropreté proverbiale des fermes bretonnes, elle exprimait son admiration de l’ordre qui régnait aux Planettes. Cette maison de campagne, en effet, à demi ferme, à demi logis de maître, offrait avec des airs rustiques un confortable charmant. Le pittoresque, sans prétention, régnait au jardin, où l’on avait laissé la nature donner ses ordres, tout en la secondant heureusement. Les grands carrés disparaissaient sous la plantureuse abondance des légumes et des fruits, et la poésie, sous forme de fleurs, n’y était point oubliée.

— Je n’aurais jamais cru, dit après le départ de ses hôtes Mme Keraudet, qu’une dame du grand monde pût ressembler à cela. Elle s’intéresse à tout, et l’on voit bien que ce n’est pas seulement par politesse. Au lieu de ces grands airs auxquels je m’attendais, elle était là, près de moi, comme une écolière, et vraiment il n’y a qu’à dire, elle comprend à l’instant même.

André Léo.
La suite au prochain numéro.
FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 1er AVRIL.
======= N° 5 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).


C’est une bien charmante femme, et je dois avouer qu’elle m’a gagné le cœur tout entier par un mot qu’elle m’a dit sur toi : « Que vous êtes heureuse, madame, d’avoir un tel fils ! Avec une haute intelligence, il est profondément bon ; on voit cela tout de suite. » Je l’aurais presque embrassée ; car elle est si peu entichée de son rang qu’on ne voit en elle qu’une bonne personne. Tu sais que je n’aime point à me déranger et que je m’excuse vis-à-vis de tout le monde sur mes occupations. Et bien ! cependant, j’ai promis de l’aller voir, et je remplirai cette promesse de bien bon cœur.

Si prudent que soit un homme, que peut-il contre la fatalité s’imposant à lui sous forme de convenances sociales, d’intérêt public, de devoir, de sympathie, d’influence maternelle, quand elle ne lui laisse le choix qu’entre passer pour grossier, ou devenir ridicule ? Le baron de Beaudroit avait quitté Émile en lui faisant promettre de venir, dès le lendemain, à la Ravine, achever l’élaboration de leurs plans. Émile avait promis. De bonne foi, pouvait-il dire : « Veuillez m’excuser monsieur ; je crains d’aimer votre fille. » Aussi ne le dit-il point.

D’ailleurs, il faut avouer qu’il n’en avait point envie. Complice du sort, il pressentait le péril, mais fermait volontairement les yeux. Il éprouvait une joie secrète d’être ainsi contraint. Jamais il ne s’était senti si fort, si digne, si plein d’ardeur noble et généreuse. À l’ordinaire, il ne s’épanchait guère dans son entourage, par difficulté d’être compris. Si excellente que fut sa mère, elle était, comme la plupart des vieilles gens, peu disposée à s’intéresser aux choses nouvelles ; vis-à-vis de ses autres commensaux, il avait été facile au docteur Émile de se faire aimer ; mais pour se faire comprendre, il sentait tout un monde de préjugés entre sa parole et l’oreille de ses auditeurs, et cela par une paresse trop naturelle, lui liait la langue. Du reste, il n’avait jamais si bien senti que ce jour-là tout ce qu’il avait dit au baron et à sa fille. Toutes ses réflexions précédentes amassées avaient fourni matière à cette inspiration ; mais c’était des yeux noirs de Mme de Carzet, de ces beaux yeux si naïvement attachés sur lui, qu’était parti le rayon, la langue de feu qui avait ouvert ses lèvres.

Elle l’avait pris au mot à l’instant. Sa pensée à lui était devenue sur-le-champ la volonté de cette belle et généreuse créature. C’était comme un lien qui les unissait. Hier, presque inconnus l’un à l’autre ; demain, frères, coopérateurs. Il était tout éperdu de tant de bonheur, d’un succès si grand, et mille craintes, de nouveau, l’agitèrent. Mais engagé comme il l’était, il ne voulut pas les entendre ; il les fit taire et partit le lendemain pour la Ravine, un peu plus tôt qu’il n’était convenable strictement.

On l’attendait, et il retrouva ses hôtes de la veille encore plus simples dans leur intimité. Le baron lui serra la main énergiquement ; Mme de Carzet présenta la sienne au jeune homme avec la cordialité d’une amie. On reprit aussitôt la conversation au point où elle avait été laissée, et M. de Beaudroit consulta le docteur sur plusieurs lettres qu’il écrivait à Paris à l’effet de se procurer livres, planches, cartes modèles, appareils. Il paraissait heureux comme un enfant à qui l’on vient de fournir une occupation agréable et nouvelle. Il imaginait et proposait mille moyens de mise en scène et d’évidence dans la démonstration, qui devaient rendre l’étude attrayante et merveilleuse pour son public enfant.

À ne consulter que l’ardeur des fondateurs de l’école, on eût rempli d’excellentes leçons les sept jours de la semaine. Émile se rappela le premier qu’on ne pouvait disposer que du dimanche, surtout dans cette saison d’été, où les travaux de la campagne prennent toutes les heures, de l’aube à la nuit.

— Nous avons aussi les soirées, dit Mme de Carzet.

— Sans doute, madame ; mais il ne faut pas oublier que le travail du jour pèse sur leurs paupières, et qu’ils doivent se lever à l’aube. En outre, pour plusieurs, la route de la Ravine au hameau peut être longue. Ne croyez pas que la misère lâche facilement ceux qu’elle possède. Chaque ordre de choses, dans le mal comme dans le bien, a ses lois combinées pour l’éterniser.

— Un seul jour par semaine est cependant trop peu, reprit-elle. Quand nous n’obtiendrions qu’une heure tous les soirs…

— Ce sera difficile.

— Qu’importe ? Essayons, commençons, faisons quelque chose. Une bonne parole tient si peu de place ! et une bonne parole peut féconder un esprit. Si peu que nous obtenions, ce sera un point de départ qui rendra plus faciles de nouveaux efforts…

— Vous êtes un apôtre, madame, dit Émile.

Mme de Carzet sourit.

— Je suis une femme oisive et lasse de l’être. On nous apprend à ne vivre que de sots plaisirs et seulement pour nous-mêmes. Je veux bien faire, et apprendre à ma fille à faire bien.

Émile partit ébloui ; mais vers le milieu du chemin, il lui vint un doute. N’avait-il point affaire à ces esprits ardents, mais légers, que toute nouveauté passionne, et dont l’enthousiasme est vite épuisé ? Cette jeune femme si belle, et jusque-là si gâtée sans doute, n’allait-elle point être rebutée bien vite par la tâche qu’elle embrassait ? Le baron n’était-il point de ces grands seigneurs qui aiment, par caprice, à se rendre populaires, mais ne recherchent dans une telle situation que ses bénéfices, et sont offensés de la moindre familiarité ? Émile Keraudet, homme instruit et riche, avait été reçu en égal ; mais il ne lui avait pas échappé que le baron traitait ses domestiques avec une bonté vraiment écrasante, et que toutes ses allures étaient fort aristocratiques. Il craignit donc une déception et rentra chez lui un peu froid.

— Il est allé rendre la visite dès le lendemain, souffla Mlle Chaussat à l’oreille du capitaine. Est-ce assez plat ? Il parait que la noblesse est la société qu’il fallait à ce monsieur. Je ne l’aurais pas cru si vaniteux que cela.

— Je vous l’avais bien dit, répliqua le capitaine. Je connais les jeunes gens. Mais le baron et sa fille se moqueront de lui. Je connais les nobles. Attendez et nous verrons.

Peu de jours après, Mme de Carzet commença son enseignement en réunissant le soir, de huit à dix heures, les trois ou quatre familles les plus proches. Elle fit les premiers soirs une lecture attrayante, qu’elle accompagna d’explications. C’était un abrégé de Robinson Crusoé. Si vieux qu’il fût, le livre se trouva nouveau et passionna l’auditoire.

Et puis, l’aimable lectrice donna tant de détails à ce propos sur l’Angleterre, dont elle montrait la carte étalée sur le mur ; elle dit tant de bonnes choses sur la vocation des enfants, qu’il faut éprouver, mais satisfaire ; elle fit à ce propos tant de jolies digressions, que son public sortit fort éveillé, très-bavard, et souhaitant la soirée suivante. À cette seconde soirée, il vint de nouveaux auditeurs, la permission étant donnée d’avance. Bientôt, on afflua. Dans son désir d’être utile, Mme de Carzet avait trouvé l’accent qui convenait à ces esprits simples, un peu faussés déjà cependant par le voisinage d’une grande ville et le va-et-vient des étrangers, influences sous lesquelles se développent invariablement le goût de luxe, les prétentions personnelles, et l’avidité. C’est par là seulement que la civilisation se présente d’abord aux ignorants et aux pauvres. Cette fois, on la leur présentait par le côté vraiment grand et supérieur. Elle les toucha davantage.

En quelque condition qu’il soit, l’esprit humain ne reste point stagnant sans souffrir. Ces esprits rustiques, alanguis par leur inactivité, mais heureux d’en secouer la torpeur, s’éveillaient, devant les horizons nouveaux qui leur étaient présentés, à une curiosité d’autant plus vive qu’on ne leur demandait point d’effort. Ils n’avaient qu’à ouvrir l’oreille et les yeux, chose agréable et facile. On refuse souvent d’apprendre, mais on ne refuse pas plus de savoir que de jouir ; car savoir est une des plus belles jouissances de l’homme. Tout le talent de l’instituteur consiste donc à exciter chez l’élève le goût de la science assez pour que l’effort nécessaire à sa conquête ne soit plus que l’élan qui nous porte, à travers l’obstacle, vers l’objet de notre désir.

Robinson achevé, ce fut la biographie de Colomb, le plus merveilleux des romans et la plus touchante des histoires. Sur un énorme globe, que tous vinrent examiner tour à tour, était la route immense et aventureuse, tracée en rouge sur les flots de l’Océan, et la lecture, toujours mêlée d’explications, le fut bientôt des exclamations de l’auditoire enhardi et de questions et de réponses qui établissaient une communication complète entre la lectrice et ses élèves. Après cette heure d’émerveillement devant le monde inconnu, la seconde heure fut consacrée aux exercices de lecture, d’écriture et de calcul, dont le but et l’importance, présents dès lors aux yeux de tous, rendaient l’écolier plus ardent, la tâche plus légère. Comme il ne se trouvait là à proprement parler, ni maîtres ni élèves, mais des gens de bonne volonté, attirés par le désir d’apprendre, ceux qui savaient lire, d’eux-mêmes, se firent moniteurs, et la mutualité la plus large s’exerça.

Enfin, le dimanche, eurent lieu les deux cours professés par le docteur et par le baron : économie agricole, hygiène et sciences naturelles. Mme de Carzet et sa femme de chambre donnaient ensuite aux jeunes filles et aux femmes une leçon de couture, pendant laquelle tout le monde disait son mot sur divers sujets, au hasard de la causerie. C’étaient, le plus souvent, des réflexions et propos sur ce qui venait d’être enseigné, des explications nouvelles, et, partant de là, mille digressions vagabondes. Ces entretiens, qu’animaient d’un côté le désir sincère d’être utile, de l’autre une ardente et naïve curiosité, étaient peut-être les leçons les plus fécondes. Ils mêlaient fraternellement, tout surpris de ce comprendre, ces deux éléments sociaux, qui, dans les relations ordinaires, se côtoient et se heurtent sans se connaître, l’homme instruit et le paysan.

Ces réunions devinrent promptement la grande nouvelle du pays. Dans la vie monotone des gens de la campagne, remplie seulement de soins matériels et de commérages, toute nouveauté fait grand bruit. Que des barons se fissent maîtres d’école, déjà, c’était bien assez pour ébahir ; mais quand il se rapporta que cet escholage parlait de choses vraies, utiles au monde[1], et plaisantes[2] comme pas un conte, on accourut de loin pour voir. Quelques expériences de physique mirent le comble à l’enthousiasme. L’auditoire augmenta sans cesse, et la plupart des curieux devinrent écoliers assidus.

André Léo.
La suite au prochain numéro.
FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 5 AVRIL.
======= N° 6 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).

La réputation de richesse et de bienfaisance que déjà possédaient M. de Beaudroit et sa fille écarta d’ailleurs de leur entreprise ces difficultés, cet esprit hostile, ces étonnements railleurs, qui eussent constitué le fruit le plus immédiat et le plus sûr d’une tentative de ce genre faite par des initiateurs obscurs et pauvres. Il est nécessaire aussi de mentionner ce détail que M. de Beaudroit, plein de magnificence nobiliaire à côté de sa démocratie, imagina d’offrir chaque soir un réveillon, composé de pâtés, de gâteaux et de vin blanc. Les satisfactions de l’estomac ainsi jointes à celles de l’esprit, et créant cette harmonie de forces qui produit l’expansion et la joie, le rendez-vous scolaire devint une véritable fête, au retour de laquelle, sur tout le parcours des groupes, des chants joyeux réveillaient les échos endormis des coteaux et des ravins. Si les saveurs du souper accrurent les attraits de l’étude, la chose se peut soutenir. Mais, en dehors de telles considérations, il eût fallu voir, pendant la lecture, l’extrême attention de tous ces visages, vieux ou jeunes, mûrs ou enfantins, et les impressions qui passaient, comme des ombres ou des clartés à la surface d’une eau profonde, sur ces physionomies naïves ; et, à tel moment, le feu des regards, l’épanouissement des sourires, l’éclat de rire qui, gagnant de proche en proche, courait tout autour du cercle, ou le murmure et les soupirs de poitrines oppressées, tantôt par le ressentiment ou par la pitié, tantôt par l’admiration.

— J’ai commencé par devoir et je continue avec passion, disait à Émile Mme de Carzet. Toutes les émotions que je suscite chez ce public aux impressions neuves me reviennent plus saisissantes, et il n’est point de grand artiste qui pût me faire sentir l’art, la nature et la vie humaine aussi bien que le font ces écoliers naïfs. Que nous sommes fous de calomnier le peuple, parce que, relégué dans les bas fonds de la vie matérielle, il paraît, au premier abord, grossier, vulgaire, égoïste ! Que peut-on demander à celui qui n’a rien reçu ? Parqué dans les ténèbres, où aurait-il allumé son flambeau ? Mais quand je le vois, aux paroles que je lui transmets, s’éveiller aux idées grandes, aux sentiments généreux, s’émerveiller, palpiter, grandir, il me semble à moi que je fais œuvre divine, j’éprouve les saisissements et les joies d’un Prométhée, et sens un transport plein de confusion à porter ainsi le feu sacré dans mes faibles mains.

Émile pensa qu’un intermédiaire plus céleste ne pouvait être choisi ; mais il n’osa le dire. Il respectait trop Mme de Carzet pour la louer, et plus il vivait près d’elle, plus son estime devenait profonde pour ce caractère doux, sincère et réfléchi, que dominait par-dessus tout la recherche ardente, un peu timorée, du devoir. Émile, qui lui cherchait un défaut, tout incapable qu’il fût de le trouver, avait pressenti pourtant par instants une exaltation portée un peu loin peut-être, une ardeur de dévouement pour le dévouement lui-même, qui pouvait errer et tomber dans le romanesque. Mais il ne l’en trouvait que plus divine. Chaste, bonne et pure, elle ne devait en effet tout d’abord inspirer qu’un amour pieux et fraternel. À peine si le jeune homme osait fixer un regard sur elle ; mais il n’avait qu’elle dans la pensée, et c’était par un violent effort qu’il s’abstenait de se rendre à la Ravine plus de deux fois par semaine, sans compter le dimanche, où il y dînait, après les cours achevés.

Cette intimité, qui déjà excitait au plus haut point les soupçons de Mlle Chaussat, comment le jeune docteur, d’abord si prudent, n’en était-il pas effrayé ? Il y a dans tout sentiment vrai une expansion telle qu’elle isole comme une atmosphère du reste du monde celui qui l’éprouve, et ferme l’accès aux perceptions extérieures. C’est pourquoi les spectateurs désintéressés, dont la vue n’est obscurcie par aucun nuage, comprennent toujours ces naïfs secrets ayant ceux qui les renferment.

Au milieu de leurs préoccupations scolaires et bienfaisantes, l’intimité d’Émile Keraudet et de la jeune veuve fit d’immenses progrès.

Afin d’établir entre eux l’entente nécessaire à leur œuvre, ne fallait-il pas s’interroger, se répondre, révéler ses idées, confier ses sentiments, joie profonde, quand de telles investigations n’amènent guère que des rencontres. Il fallut même correspondre, et nous devons avouer que le but fut quelquefois négligé pour les moyens, que le détail dépassa l’ensemble, et que, si l’entente et l’accord sont nécessaires à des coopérateurs, on joignit à ce nécessaire une étonnante richesse de superflu.

Peut-être, à les voir, le jeune homme et la jeune femme, s’égarer avec tant d’attrait dans les doux sentiers de la causerie intime, un sceptique, négateur de tout sentiment désintéressé, les eût-il accusés de ne chercher dans leurs projets bienfaisants qu’un prétexte à d’amoureux entretiens.

Il n’en était point ainsi dans leur pensée, et si les instincts de l’amour et de la jeunesse avaient pris part à l’inspiration de leur dessein, ce n’avait été qu’à voix basse, et si discrètement qu’ils n’avaient point été entendus. Mais d’eux-mêmes, en toutes choses, ces instincts éternels viennent mettre la main à tout ce que crée la raison humaine. Celle-ci, oubliant toujours de combien d’éléments multiples se compose la vie, coule silencieusement en bronze, ou sculpte de marbre sa création ; mais à cette forme immobile et roide les génies de la nature ajoutent chairs, couleurs, parfums, magnétisme, poésies, ciel bleu, fleurettes et gazon, larmes et sourires, tout ce que le grand forgeron sut mettre sur le bouclier d’Achille et tout ce que déposèrent les Grâces dans la ceinture de Vénus. C’était par une magie semblable qu’Émile et Mme de Carzet, sans trop le vouloir, brodaient d’émotions secrètes, de furtifs bonheurs, d’éblouissements et de charmes leur philosophie. Si les extatiques d’autrefois, les amants farouches du pur idéal céleste s’y trompèrent, combien n’était-ce pas plus facile à ces deux jeunes gens, qui prétendaient simplement réaliser un peu de cet idéal sur la terre ? Dans celle entreprise naturelle et juste, l’amour était auxiliaire, non point ennemi. Aussi ne s’en défièrent-ils pas. Émile seul, doué de plus d’expérience, y engagea sans doute un peu de sa bonne foi ; mais quant à Mme de Carzet, fièrement et chastement imprudente. elle s’embellissait chaque jour de rayonnements et de sourires, sans savoir pourquoi.

Émile, jeune comme elle, plus instruit que le baron, plus décidé dans ses jugements, lui devint bientôt un compagnon presque indispensable, et elle s’habitua à le consulter en tout. Mme de Carzet, malgré l’énergie qu’elle déployait lorsqu’elle était sûre de bien agir, avait, lorsqu’il s’agissait de former ses décisions, les mille inquiétudes qui agitent les consciences délicates et timorées.

Aussi languissante dans la rêverie que vive dans l’action, il y avait en elle de ces contrastes qui frappent l’imagination des hommes et les ravissent. Souvent un peu triste, abattue, elle était bien alors, que cela tint à sa nature ou à la lassitude d’épreuves déjà souffertes, cette femme que rêvent la plupart des hommes, lierre par la grâce et par le besoin d’appui. Cependant, Émile était encore vis-à-vis d’elle dans cette période où l’amour se nourrit et se satisfait d’admiration. Heureux de la confiance qu’elle lui témoignait, de ses attentions affectueuses, il lui eût semblé trop audacieux de prétendre lui-même inspirer de l’amour, de l’enthousiasme à une créature si charmante et si supérieure. Même, de la part d’un autre, de telles visées lui eussent paru dignes des plus grands châtiments et des plus écrasants mépris. Et si tout au fond de son âme couvait à cet égard une indulgence latente en faveur d’un seul audacieux, il ne voulait point encore se l’avouer à lui-même. Aussi jouissait-il, en retour, de la béatitude promise aux humbles par l’Évangile, et naturellement acquise à ceux qui désirent peu.

Cependant, il y avait un moment où cette béatitude se changeait en angoisse, où la conscience élevait sa voix plus clairement, où la réalité, de ses angles, perçait le rêve, c’est quand, partant pour la Ravine, ou au retour, Émile Keraudet passait entre les fenêtres du capitaine et de Mlle Chaussat. Un bain d’eau glacée lui eût fait éprouver une sensation analogue. C’est qu’il était sûr d’être toujours assailli par quelques propos de ce genre :

— Comme vous sortez de bonne heure, et comme vous rentrez tard à présent ! monsieur Keraudet. On ne vous voit plus que de ce côté. J’ai cru d’abord qu’il y avait une épidémie ; mais il paraît que c’est vous qui inspirez les bonnes œuvres de la belle Parisienne. Hé ! dites-moi donc…

Cette phrase, que rendait traînante la voix de Mlle Chaussat, n’avait d’autre but que de retenir le docteur, qui venait de saluer déjà pour la seconde fois et voulait continuer son chemin.

— Dites-moi donc, est-ce qu’elle ne ferait pas mieux de fonder un hôpital ? Les pauvres, mon cher monsieur, ça a surtout besoin d’être soignés dans ses maladies. On ne les soulage point en leur apprenant à lire, et ils s’en passent bien facilement.

— Sans aucun doute, dit M. Montchablond, l’instruction ce n’est que de l’agrément, et ce qu’il faut à ces gens-là c’est le nécessaire. On peut même dire que rien n’est plus dangereux pour le peuple que l’instruction. Elle corrompt ses mœurs, le rend sot et vaniteux. Un soldat n’a pas besoin d’en savoir aussi long que son colonel, et ce qu’on peut faire de mieux c’est de laisser chacun à sa classe et à son état.

— Ces observations, répondit le docteur, me semblent profondes ; j’en ferai part certainement à Mme de Carzet.

Et, saluant une troisième fois, il s’enfuit.

— Hum ! grommela le capitaine, est-ce qu’il entend se moquer de nous ? observations profondes ! Certainement. Ces jeunes gens croient toujours avoir tout inventé !

— Hé hé ! capitaine, ce ne serait pas une sotte invention que d’épouser la belle veuve.

André Léo.
La suite au prochain numéro.
FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 3 MAI.
======= N° 7 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

II
(Suite).

— Allons donc ! une femme titrée ! elle ne voudrait pas descendre jusqu’à lui. S’en amuser, je ne dis pas, ou même… hum !… On en dit tant de ces femmes-là !

— Capitaine, vous êtes toujours fort méchant. Il ne faut pas accueillir les mauvaises pensées. Je ne dis pas que Mme de Carzet ne fasse pas preuve d’une certaine légèreté en recevant presque tous les jours ce jeune homme ; mais il vaut mieux croire le bien que le mal. Je dis seulement que les de Beaudroit agissent de la façon la plus inconvenante au sujet de l’observation du saint jour. On passerait encore les leçons de lecture et d’écriture ; mais coudre le dimanche ! se peut-il voir rien de plus irréligieux ? C’est un grave péché contre les commandements de la sainte église et cela suffirait à donner une bien mauvaise opinion des principes de cette jeune femme.

— Quant à moi, je ne connais que la canonnade, et fort peu le droit canon, répliqua le capitaine avec un gros rire ; mais mon opinion est que pour se faire ainsi maître d’école, il faut que ces barons aient la tête fêlée. Qui est-ce qui a jamais vu pareille chose Et du moment que cela ne se fait pas, pourquoi le font-ils ! Je me défie des gens qui agissent différemment que les autres, mademoiselle Chaussat ; cela dérange toujours quelque chose, et ces brouillons-là devraient être bannis de tout bon gouvernement.

  1. Aux gens.
  2. Qui plaisent, et non pas risibles, comme l’usage a fait prévaloir par corruption.