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Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)/5

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Attendre-Espérer (Le Phare de la Loire)
Attendre-Espérer (p. 136-149).

V

Il y avait trois jours que cette aventure s’était passée.

Le baron et sa fille se trouvaient dans le petit salon qui ouvre sur le chemin du bois. Antoinette brodait une tapisserie, du moins elle la tenait dans sa main ; les yeux étaient ailleurs, l’esprit également, à en juger par l’air profondément soucieux et triste de la jeune femme. Le baron feuillait un livre.

La porte vitrée s’ouvrit, et Marthe fit irruption dans la chambre. Elle tenait entre ses doigts un gros scarabée qui agitait désespérément toutes ses pattes, et, fière et embarrassée de sa conquête, la petite fille criait à la fois de joie et de peur. Tandis que le baron, sommé de déclarer le nom du prisonnier, interrogeait sa mémoire, la jeune mère attira l’enfant contre ses genoux et essuya son front humide. Marthe fit entendre une petite toux.

— Je ne sais ce qu’a Marthe, dit Mme de Carzet. Voilà plusieurs fois qu’elle tousse depuis hier. — Et s’adressant à l’enfant et l’enlevant tout à fait dans ses bras : Tu t’échauffes trop, ma chérie, à courir sans cesse comme cela. Je suis sûre que tu es malade.

— Il ne serait pas mal de le lui persuader, observa M. de Beaudroit.

Sans tenir compte de l’épigramme, la jeune femme accabla de questions l’enfant, d’abord insoucieuse, mais qui, mise en demeure avec persistance de dire si elle n’avait point de mal à la gorge ou à la poitrine, réfléchit, et bientôt, avec de grands yeux inquiets et sérieux, déclara qu’elle avait mal à la gorge.

— Et à la poitrine, ajouta-t-elle un instant après, avec la même conviction, en posant la main au-dessous de sa ceinture.

Mais Mme de Carzet ne parut pas s’occuper de l’erreur contenue dans une telle indication.

— Vraiment, reprit-elle, cela m’inquiète. Je n’aime pas ces toux. À la campagne, un refroidissement se prend si vite ! et cela peut avoir des conséquences si graves !…

Avec un peu d’embarras, elle ajouta :

— Il faudrait consulter M. Keraudet.

— Tu ferais mieux de le consulter pour toi-même, dit le baron.

— Pour moi ! Je ne suis pas malade.

— Alors c’est plus grave.

— Comment donc, père que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que depuis trois jours tu n’es plus la même. Tu ne m’entends pas quand je te parle, d’abord ; tu es impatiente, toi si douce, et, quoi que tu en dises, il y a de la fièvre dans tout cela, car tes mains sont brûlantes.

Mme de Carzet rougit.

Marthe, voyant qu’on ne s’occupait plus d’elle, se prit à tousser d’une façon un peu forcée.

— Vraiment cela devient inquiétant, dit la jeune mère.

Le baron haussa les épaules.

— Sonnez Pauline et faites faire de la tisane, cela suffira tout à fait.

— Pauline est partie, dit l’enfant. Je ne veux pas de la tisane. Je veux le docteur Émile.

— Pauline est partie ? Où donc l’a-t-on envoyée ?

— Chez Mme Keraudet, répondit la jeune femme en rougissant de nouveau C’était pour…

— Oh ! je ne suis pas indiscret. Depuis quelque temps, tu ne peux te passer de Mme Keraudet. Fort bien ! Je trouve ce choix excellent.

— Maman, dit Marthe d’un ton lamentable, la poitrine me fait mal. Je veux qu’on aille chercher le docteur.

— Demande à ton bon papa, répondit Mme de Carzet.

— Je ne m’en mêle plus, dit le baron en se levant. Jusqu’ici je n’ai pas eu de succès.

Il ouvrit la porte vitrée et prit du côté des bois. Marthe se mit à pleurer. Mme de Carzet en avait envie. Elle sonna, ce fut Pauline qui se présenta.

— Ah ! vous voici de retour, Pauline ?

— Avez-vous dit au docteur Émile de venir ? demanda l’enfant. Je suis malade.

— Le docteur est plus malade que vous, mademoiselle.

— Malade ! s’écria Mme de Carzet.

— Oui, madame, il a eu ces deux jours une forte fièvre et n’est pas très-bien encore. Mme Keraudet vous remercie bien des fraises que vous lui avez envoyées ; les siennes ne sont pas encore mûres.

— Ah ! bien. C’est tout ce qu’elle vous a dit ?

— Oui, madame ; seulement on voit que cette pauvre dame a bien du chagrin. Elle avait les yeux pleins de larmes. Il paraît que son fils n’aime plus ce pays, ou du moins il dit que l’air ne lui est pas bon et qu’il préfère vivre en Italie.

— Pauline, dit Mme de Carzet après un instant de silence, dites qu’on attelle. Je vais aller voir Mme Keraudet et savoir si le docteur ne pourrait pas soigner Marthe qui n’est pas bien.

Quand la femme de chambre fut sortie, Mme de Carzet jeta des regards émus sur sa fille, qui, satisfaite de voir qu’on s’occupait de sa maladie, s’était remise à jouer.

— Marthe, dit-elle en serrant l’enfant sur son cœur, tu aimes beaucoup le docteur Émile.

— Oui, dit l’enfant.

La jeune mère la couvrit de baisers et sortit.

Après la scène du moulin, la faible espérance que gardait Émile s’était anéantie, et la douleur la plus poignante l’avait accablé. Être fort amoureux et perdre l’esprit sont synonymes dans toutes les langues ; il avait donc ainsi raisonné :

— C’est de l’horreur que je lui inspire. Mon amour l’offense. Et son refus est plus qu’une résolution, c’est un instinct.

À l’horrible souffrance qu’il éprouva il reconnut alors que tout ce qu’il avait dépensé de temps et d’énergie à se rendre maître de son amour avait été vain. Il avait seulement appris la patience, mais nullement la résignation. Cet amour était le même qu’au jour où il en avait fait l’aveu, et la douleur qu’il éprouvait maintenant était la plus grande qu’il eût encore éprouvée, parce qu’elle ne lui laissait plus d’espoir.

Il avait été malade en effet pendant deux jours, par l’effet d’une fièvre ardente. Elle venait de céder ; et s’étant levé, il s’était traîné fort pale au jardin. Ce jour-là, c’était à la fin de mai, le soleil dardait de chauds rayons sur les plantes arrosées par une abondante pluie, tombée le matin. Imprégnés à la fois de chaleur, de lumière et de rosée, les calices gonflés s’épanouissaient, les feuilles semblaient croître à l’œil, les oiseaux se livraient aux vocalises les plus folles, et des parfums, de toutes parts exhalés, se mêlaient dans l’air.

Émile alla s’asseoir sous la tonnelle, où de tous les parfums le plus suave, celui de la vigne en fleur, s’épanchait. Mais il restait insensible à ces harmonies et regrettait presque l’amour de sa mère, qui lui imposait ce fardeau insoutenable d’une vie sans joie et sans intérêt. Il cherchait à s’encourager en se disant qu’il pourrait du moins être utile ; mais il avait beau faire : il se sentait trop jeune pour n’avoir pas besoin d’être heureux, et quand il se disait que beaucoup l’aimaient, son âme était déchirée de n’être point aimé précisément de celle qu’il chérissait d’un amour unique, exclusif.

André Léo.

(La suite au prochain numéro.)

FEUILLETON
DU PHARE DE LA LOIRE DU 25 MAI.
======= N° 16 ======
ATTENDRE-ESPÉRER

IV
(Suite).

Tandis qu’il songeait ainsi, il entendit non loin, dans l’allée, derrière le mur de pampres, un pas et un bruissement de robe dont tout son cœur frémit. Ce n’était point le pas grave et plus régulier de sa mère, et la robe de laine de la bonne Mme Keraudet n’avait pas non plus de ces jeunes frémissements. Sûr déjà par le sens intime, il se retourna : c’était bien elle ! Elle ! Antoinette ! Mme de Carzet !

Elle s’était arrêtée à l’entrée de la tonelle et se détachait dans ce cadre avec toute sa grâce divine, son petit chapeau de paille posé sur ses blonds cheveux, et un grand cachemire où elle s’enveloppait tout entière, comme si elle eût voulu s’y cacher. Ses yeux, baissés, s’abritaient également sous le voile de ses paupières. Pourquoi cette attitude craintive ? Pourquoi semblait-elle ainsi tremblante devant lui, elle si puissante, et qui tenait avant Dieu sa destinée ?

Il se crut presque halluciné. Mais il la vit s’approcher en rougissant et s’asseoir à côté de lui. Et comme il se levait, par respect, devant-elle :

— Oh ! restez, dit-elle de sa douce voix. Restez assis, je vous prie. Vous avez été malade… je l’ai su… Pourquoi ?…

La voix lui manqua, elle baissa la tête, et puis tout à coup prit la main d’Émile, et, la serrant entre ses deux petites mains :

— Pourquoi, reprit-elle, ne pas nous avoir avertis de votre souffrance ? On ne garde pas ainsi le silence vis-à-vis de ses amis. J’étais depuis trois jours bien inquiète de vous. Ne l’avez-vous pas deviné ?

Elle rougissait et pâlissait tour à tour.

« Que veut-elle ? se disait Émile. Vient-elle se jouer de ma passion ? »

Trop ému pour supporter plus longtemps le toucher de ces belles mains, il retira la sienne et dit avec amertume :

— Que vous êtes charitable et bonne, madame, de m’accorder tant de pitié !

— De la pitié ! s’écria-t-elle en fondant en larmes, de la pitié !

— Mon Dieu ! qu’avez-vous, madame ? Vous serait-il survenu quelque chagrin ?

Mme de Carzet ne répondit pas, et ses larmes continuèrent de couler, tandis que, pour dérober un peu son trouble, elle tournait la tête.

— Madame, dit Émile en s’animant malgré lui, pourquoi pleurez-vous ? Dites-le-moi, je vous en supplie, et s’il était encore possible que j’eusse le bonheur de vous être utile, disposez de mon dévouement.

Elle semblait ne pouvoir répondre, tant son sein était oppressé, tant son émotion était vive. Ému lui-même au delà de toute mesure par les pleurs de cette femme qu’il adorait, Émile sentait la folie de son cœur lui venir aux lèvres, et craignant de l’offenser par de trop vives expressions :

— Ma mère a-t-elle été prévenue de votre visite, madame ? demanda-t-il.

Cette parole sembla frapper au cœur la jeune femme. Elle pâlit ; ses larmes s’arrêtèrent subitement, ses mains retombèrent sur ses genoux.

— Ah ! dit-elle d’une voix brisée au bout d’un instant de silence, vous m’en voulez beaucoup, je le vois.

— Moi ! s’écria-t-il, moi ! je pourrais vous en vouloir !…

— Oui, je vous ai fâché, l’autre jour, au moulin… Ah ! si vous saviez ?…

Et penchant la fête, comme un enfant qui veut être pardonné, elle s’approcha si près que ses cheveux effleuraient l’épaule d’Émile.

En la voyant dans cette attitude, à la fois tendre et suppliante, il se crut fou et faillit le devenir :

— Si je savais ! répéta-t-il. Que dois-je savoir ! Ah ! madame, expliquez-vous.

— C’est pour cela que je suis venue, murmura-t-elle, et… et je n’ose pas… je ne puis, car… vous ne m’aidez pas du tout, Émile.

En entendant son nom dit ainsi par elle, il fit un cri et jeta ses bras autour de la taille de la jeune femme. Alors, elle appuya tout à fait la tête sur l’épaule d’Émile, et, tout inondé de ses cheveux parfumés, il entendit ces mots, prononcés de la voix la plus douce et la plus tremblante :

— Ne comprenez-vous pas ? ou ne m’aimez-vous plus ?

Comprendre ! non vraiment, il ne le pouvait ; car il se sentait pris d’une sorte de vertige intellectuel et les images tournoyaient dans son cerveau, sans qu’il les pût saisir et transformer en idées. Mais ne plus l’aimer ! Ah ! tout son cœur, tout son être protestait. N’était-ce pas la folie du bonheur même que de la sentir ainsi dans ses bras, volontairement appuyée sur lui ? Il la pressa contre son cœur, en délirant tout haut, sans entendre sa propre voix, et ne voyant, ne sentant qu’elle. Ce moment n’eut point de mesure.

C’est de l’exaltation du sentiment que vient la notion de l’éternité. Le vrai bonheur est calme autant qu’immense. Tandis qu’appuyée sur le cœur de son amant, elle s’abandonnait sans réserves, il l’adorait sans désir. Vivre hors du temps et de l’espace est moins impossible qu’on ne l’imagine ; c’est un phénomène qu’accomplissent chaque jour les enthousiastes et les rêveurs.

Antoinette enfin releva la tête ; elle n’était plus pâle, mais rosée comme l’aube, et souriait sous ses larmes. Émile se mit à ses pieds pour la mieux voir et pour l’adorer.

— Oh ! disait-il, comme pour se convaincre que c’était bien vrai qu’il possédait cet impossible, vous m’aimez ! vous m’aimez !

— Ah ! je vous ai bien fait souffrir, dit-elle, j’ai été bien coupable ! Mais je n’ai pas compris, je vous croyais résigné, guéri peut-être. Vous aviez fui ; vous cherchiez, pensais-je, à vous consoler, et vous deviez par la distraction, par les voyages (hélas ! je me le disais en pleurant), atteindre ce but. Car moi aussi, je vous aimais, Émile, et j’étais bien malheureuse. Mais je croyais devoir lutter contre mon amour et contre le vôtre. Et cependant, contre le vôtre, j’eusse été bien faible, si j’avais su qu’il restait le même, que vous souffriez loin de moi.

— Eh quoi, s’écria-t-il, vous pouviez en douter ?

— Qu’en savais-je ? Vous étiez absent ; à votre retour, je vous trouvai sombre et froid. Vos visites étaient rares ; vous m’évitiez. Qui pouvait me dire si c’était de l’amour ou du ressentiment ?

— Grand Dieu ! Que pouvais-je faire ? Après votre refus…

— Ah ! sans doute, c’est de ce refus que vient tout le mal.

— Ne devais-je pas désirer de connaître ma destinée ?

— Au risque de la perdre ? Eh non ! dit-elle en secouant sa tête charmante et en souriant, il ne fallait pas vous expliquer.

— Cependant…

— Tenez, Émile, j’étais à la fois plus naïve que vous et plus rusée. Je me rappelle que j’avais une peur affreuse de cette déclaration que vous cherchiez à me faire, et j’aurais voulu pouvoir vous dire, vous supplier, de ne point me parler d’amour. Car moi, je n’étais pas prête, je ne vous aimais pas encore assez ; ma résolution de ne pas me remarier tenait trop encore. Je dis non, et vous jugeâtes que vous deviez dès lors vous retirer. C’est en effet l’usage ; nous traitons le sentiment comme une affaire : « Voulez-vous ? ne voulez-vous pas ! Voyez et jugez. » Mais le sentiment a son heure et ne dépend point des faits. Sans mon excellent père, qui vous aime profondément, nous étions à jamais séparés sur ce refus.

— Ainsi, je n’ai été malheureux que par ma faute ?

— Oh ! par la mienne aussi, dit-elle avec tendresse ; car j’aurais dû comprendre tout de suite que mon devoir et mon bonheur étaient de vous rendre heureux. Mais vous avez fait, j’en conviens, tout ce qui était nécessaire pour nous séparer. Quand chaque jour, dans l’intimité de nos plans, de nos travaux, de nos causeries, vous pénétriez plus avant dans mon cœur, et me deveniez tout à fait indispensable, quand je me laissais aller sans défiance et avec bonheur à ce sentiment nouveau, aussitôt vous vous êtes hâté de m’avertir, de me montrer où j’allais sans y prendre garde, et dans cette eau dormante et paisible des commencements de notre amour, vous avez jeté une grosse pierre en me disant : « Madame ! comment ! vous ne voyez pas qu’il s’agit d’amour entre nous ? Mais rappelez donc vos résolutions ; car il est grand temps. »

Elle souriait finement en le regardant, de ses beaux yeux brillants et humides, et il la contemplait enivré.

— Je n’étais qu’un fou, je le vois ; mais je me disais ? « De telles résolutions sont vaines quand on aime ; puisqu’elle les garde, c’est qu’elle ne m’aime pas. »

— Mon ami, sommes-nous si logiques ? Hélas ! nous nous jouons de nous-mêmes étrangement. Je souffrais quand vous refusiez de vous faire le complice discret du sentiment qui m’entraînait vers vous, et ce sentiment je n’hésitais pas à le combattre. Le raisonnement, en général, cela peut bien être une mathématique ; mais la raison personnelle est quelque chose de vivant qui a, comme la plante comme l’être, ses lois de croissance et de floraison. Je sens maintenant, je suis sûre que mes devoirs envers vous priment tout souvenir et tout autre lien ; je sais qu’en vous aimant je ne trahis point ma fille et que vous travaillerez à son bonheur avec moi ; mais je ne sais tout cela, Émile, que parce que, maintenant, je vous aime, de cet amour complet qui est à la fois une confiance et un dévouement sans bornes, et qui devient, pour celui qui l’éprouve, le devoir le plus religieux. Mais c’est en vérité presque malgré vous que j’ai persisté dans cet amour et lui ai permis de s’accroitre, malgré votre fuite, qui semblait tout rompre entre nous, malgré vos duretés, votre éloignement et votre silence.

— Vraiment ! dit-il en frémissant. Ah ! vous avez raison ! L’amour est une religion qui ne veut ni doutes, ni défaillances, ni prudences, ni réserves.

Oui, j’ai eu tort ; j’ai agi pauvrement ; je songeais à moi. Oui, je devais persister à vous aimer à tous risques, sans espoir. Où l’amour seul décide, à quoi bon tout ce luxe de réflexions, de calculs, de craintes ? Mais, chère adorée, vous m’avez fait croire à votre haine. Quand, l’autre jour, vous me préfériez le danger, quand vous vous écartiez de mes bras…, on l’eût dit, avec horreur.

— Oh ! vous ne devinez rien, monsieur, dit-elle en couvrant de sa main son visage rougissant. Faut-il donc tout vous dire ?

— Tout ! demanda-t-il avec passion.

Elle hésita encore, balbutia et dit enfin :

— C’est que je vous aimais trop !

Ils seraient ainsi restés jusqu’au soir à rappeler le passé, en savourant, le présent, — car il est un plaisir plus doux que celui d’observer du rivage les naufrages d’autrui : c’est de revoir de loin, au sein du bonheur, ses propres périls.

Mais on entendit le sable de l’allée crier sous un pas, et, en écartant les pampres, ils aperçurent la bonne Mme Keraudet, qui, prévenue à son retour de la visite d’Antoinette, et la sachant avec son fils au jardin, s’avançait un peu timidement. Ils se levèrent pour aller à sa rencontre, et, dès l’abord, la jeune femme, en l’entourant de ses bras, lui apprit tout d’un seul mot dit à l’oreille : « Ma mère ! »

Ils montèrent ensemble, pour se rendre à la Ravine, dans la voiture de Mme de Carzet, et en les voyant passer ainsi tous les trois, dans un bon accord si évident, Mlle Chaussat, fort surprise, courut chez le capitaine, où mille commentaires eurent lieu. D’où sortit cette vérité minutieusement élaborée, et qui prévalut dans le pays, que, devant le coup de tête de sa fille, force avait bien été au baron de céder. En revanche, sur ce manque de soumission à la volonté paternelle, Mlle Chaussat, chrétiennement, prédit au jeune couple un menaçant avenir, que jusqu’ici rien ne réalise. — Mais encore un mot sur cette journée, qui fut la première du bonheur de mon ami le docteur Émile.

M. de Beaudroit, apprenant, au retour de sa promenade, que Mme de Carzet était allée chercher le docteur pour soigner Marthe, qui n’avait jamais été mieux portante, ni plus gaie, attendait avec une impatience pleine d’anxiété. En voyant revenir sa fille, accompagnée d’Émile et de Mme Keraudet, il pressentit ce qui s’était passé, et son visage rayonna d’une joie pareille à celle qui éclairait le visage de ses amis. Les fiançailles furent bientôt conclues. Au milieu de leurs propos :

— Eh bien, dit le baron à Émile, ajouterez-vous à votre nom celui de Beaudroit ?

— Ah ! baron, comment pouvez-vous tenir à cela !

— Eh ! mon ami, qui n’a ses petites faiblesses ? Après tout, ce n’est pas que j’y tienne énormément, peut-être ; c’est vous plutôt qui avez sur ce point vos préjugés.

— Pas le moins du monde.

— Alors, qu’est-ce que cela vous fait ? Songez d’ailleurs que ce n’est pas seulement une complaisance pour un vieil ami, pour un père, mais un hommage aux principes d’égalité, un pur acte de démocratie.

Et le bonhomme souriait avec des yeux pétillants de douce malice.

— Baron, vous avez tant d’esprit que vous ne craignez point de vous railler vous-même.

— Pourquoi pas ? Nous sommes tous un peu de vrais enfants. Mais le plus jeune manque à la fête. Marthe ! appela-t-il par la fenêtre.

— Espérez, monsieur le baron, dit une fille de ferme qui passait ; je vas la chercher.

— Comment avez-vous pu vous obstiner si longtemps au désespoir, reprit M. de Beaudroit en se retournant vers Émile, dans un pays où tout le monde, en vous conseillant d’attendre, vous dit d’espérer ?

André Léo.
FIN.