Au-dessus de la mêlée/Inter Arma Caritas

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Au-dessus de la mêléeLibrairie Paul Ollendorff (p. 57-71).

VI

INTER ARMA CARITAS


Une fois de plus, je m’adresse aux frères ennemis. Mais je ne tenterai plus, cette fois, de discuter. La discussion est impossible, avec qui prétend non pas chercher, mais posséder la vérité. Aucune force de l’esprit n’est, pour le moment, capable de percer le mur épais de certitude, dont l’Allemagne se barricade contre la lumière du jour, — l’affreuse certitude, le contentement de pharisien qui s’épanouit dans la lettre monstrueuse de ce prédicateur de cour, glorifiant Dieu de l’avoir fait impeccable, irréprochable et pur, lui, son empereur, ses ministres, son armée et sa race, et se réjouissant d’avance, dans sa « sainte colère », de l’écrasement de tous ceux qui ne pensent pas comme lui.[1]

Certes, je me garde bien de croire que ce monument d’orgueil antichrétien représente l’esprit de la meilleure Allemagne. Je sais combien de cœurs excellents, modestes, affectueux, incapables de faire le mal et presque de le concevoir, font encore aujourd’hui sa richesse morale : (j’en connais, pour ma part, que je ne cesserai d’estimer). Je sais combien d’intelligences obstinées, intrépides, travaillent sans relâche dans la science allemande à conquérir la vérité. Mais quand on voit, d’une part, ces braves gens, trop confiants, dociles, les yeux fermés, ne connaître des choses et ne vouloir connaître que ce qu’il plaît à leur État de leur faire savoir, — quand on voit, d’autre part, les esprits les plus lucides de l’Allemagne, historiens et savants, qui sont pourtant rompus à la critique de textes, baser leur certitude sur des documents tous provenant d’une seule des parties, et, pour preuve péremptoire, nous renvoyer aux affirmations intéressées de leur empereur et de leur chancelier, comme de sages écoliers qui n’ont d’autre argument que : Magister dixit, — quel espoir reste-il de les convaincre qu’il existe une vérité en dehors du Maître et qu’à côté du Weissbuch nous avons dans les mains toutes sortes de Livres de toutes les couleurs, dont un juge impartial doit écouter les témoignages ? Mais les connaissent-ils seulement, et le Maître laisse-t-il circuler dans sa classe les manuels de ses rivaux ? Ce n’est pas seulement dans les faits mis en cause, c’est dans l’intelligence même que réside le désaccord. Entre l’esprit germanique d’aujourd’hui et celui du reste de l’Europe il n’y a plus de point de contact. On leur parle : « Humanité » ; ils répondent : « Uebermensch », « Uebervolk » ; (et il va de soi que l’Uebervolk est le leur). L’Allemagne semble atteinte d’une exaltation morbide, d’une folie collective, sur laquelle aucun remède ne peut agir que le temps. Si l’on en croit l’observation médicale pour des cas analogues, ces formes de délire sont à évolution rapide et suivies subitement de profondes dépressions. Il s’agit donc d’attendre, en se garant le mieux possible de la démence d’Ajax.

Attendons. D’ici là, Ajax s’est chargé de nous tailler de la besogne. Que de ruines autour de nous ! Secourons les victimes. Certes, nous pouvons bien peu. Dans la lutte éternelle entre le mal et le bien, la partie n’est pas égale : il faut un siècle pour construire ce qu’un jour suffit à détruire. Mais aussi, la fureur aveugle n’a qu’un jour, et le patient labeur est le pain de tous les jours. Il ne s’interrompt pas, même aux heures où le monde semble sur le point de finir. Sous l’entrecroisement des bombes des deux armées, les vignerons de Champagne récoltent leur vendange. — Et nous, faisons la nôtre ! Elle réclame les bras de tous ceux qui sont en dehors du combat. Il me semble notamment que pour ceux qui continuent d’écrire, il y aurait mieux à faire qu’à brandir une plume sanguinaire et, assis devant leur table, à crier : « Tue ! Tue ! » Je trouve la guerre haïssable, mais haïssables plus ceux qui la chantent sans la faire. Que dirait-on d’officiers qui marcheraient derrière leurs soldats ? Le rôle le plus digne de ceux qui viennent par derrière est de relever ceux qui tombent et de rappeler dans la bataille, la belle devise, trop oubliée : Inter arma caritas.

Parmi tant de misères, pour le soulagement desquelles tous les hommes de cœur peuvent s’accorder, je parlerai de celle des prisonniers de guerre. Mais, sachant que l’Allemagne d’aujourd’hui rougit de sa sentimentalité passée, j’éviterai avec soin d’attirer sa pitié par des « pleurnicheries », comme on dit là-bas, à propos de nos plaintes sur la dévastation de Louvain et de Reims. « La guerre est la guerre. » Soit ! Il est donc naturel qu’elle traîne dans son escorte des milliers de prisonniers, officiers et soldats.

De ceux-ci, pour le moment, je ne dirai que quelques mots. Et ce sera pour rassurer, dans la mesure du possible, les familles qui les recherchent et s’inquiètent de leur sort. Car, d’un côté comme de l’autre, circulent trop facilement des légendes odieuses, propagées par une presse sans scrupule, qui tendent à faire croire que les lois les plus élémentaires de l’humanité sont foulées aux pieds par l’adversaire. Un ami autrichien ne m’écrivait-il pas dernièrement affolé par les mensonges de je ne sais quels journaux, pour m’adjurer de prendre la protection des blessés allemands en France, laissés dans l’abandon ! Et n’ai-je pas entendu ou lu les mêmes craintes indignées de la part des Français, au sujet de leurs blessés maltraités en Allemagne ? Or, tout ceci est faux, d’un côté comme de l’autre ; et ceux qui, comme nous, sont à même de recevoir des renseignements sûrs des deux camps, doivent affirmer au contraire que, d’une façon générale (sur des milliers de cas, on ne peut, naturellement, se faire garant qu’il n’y aura pas, ici ou là, quelques exceptions individuelles), cette guerre qui a atteint dans l’action à un degré d’âpreté qu’aucune des guerres précédentes en Occident ne faisait prévoir, est, par contraste, moins dure pour tous ceux qui se trouvent — prisonniers ou blessés — arrachés à l’action.

Les lettres que nous recevons, les documents publiés — notamment un rapport paru dans la Neue Zürcher Zeitung du 18 octobre et dont l’auteur, le docteur Schneeli, vient de visiter en Allemagne les hôpitaux et les camps de prisonniers — montrent qu’on fait effort là-bas pour concilier l’humanité avec les exigences de la guerre, qu’il n’y a aucune différence entre les soins donnés aux blessés du pays et ceux aux blessés ennemis, que des rapports amicaux s’établissent entre les prisonniers et la landwehr qui les garde et que la nourriture est la même pour ceux-ci et ceux-là.

Je souhaite qu’une enquête semblable soit faite et publiée sur les dépôts de prisonniers allemands en France. En attendant, les rapports personnels qui m’arrivent me montrent une situation analogue[2] ; et les mêmes traits de confraternité entre blessés des deux camps me sont à la fois signalés d’Allemagne et de France par des témoins très sûrs ; ici et là, ce sont des soldats du pays qui refusent d’être pansés ou de recevoir leur ration avant leurs camarades ennemis. Qui ne sait d’ailleurs que c’est peut-être dans les armées que le sentiment de haine nationale est le moins fort, parce qu’on y apprend à estimer le courage de l’adversaire, parce qu’on supporte les mêmes souffrances, et parce qu’enfin, où toute l’énergie est tournée vers l’action, il n’en reste plus assez pour le ressentiment ? C’est chez ceux qui n’agissent pas que la haine prend ces caractères de dureté implacable, dont quelques intellectuels offrent des exemples affreux.

La situation morale du prisonnier militaire n’est donc pas aussi accablante qu’on pourrait croire ; et son sort, si triste qu’il soit, est moins pitoyable que celui d’une autre classe de prisonniers dont je vais parler plus loin. Le sentiment du devoir accompli, le souvenir de la lutte relèvent son malheur à ses yeux et même à ceux de l’adversaire ; il n’est pas totalement abandonné à l’ennemi ; les règlements internationaux le protègent, les Croix-Rouges veillent sur lui, et l’on n’est pas dénué des moyens de savoir où il est et de lui venir en aide.

En ceci, l’admirable Agence internationale des prisonniers de guerre, qui, vieille d’un mois à peine, a déjà fait pénétrer et aimer le nom de Genève dans les coins les plus reculés de France et d’Allemagne, est une vraie Providence. Elle n’a besoin, comme toutes les Providences, que d’être secondée par ceux sur qui elle veille, je veux dire par les États intéressés, qui lui font quelquefois attendre un peu longuement leurs listes de prisonniers. Sous l’égide du comité international de la Croix-Rouge, que préside M. Gustave Ador, et sous la direction de M. Max Dollfus, elle occupe à présent plus de 300 travailleurs volontaires, venant de toutes les classes apporter leur concours à l’œuvre de charité. Plus de 15 000 lettres par jour lui passent par les mains. Elle transmet quotidiennement environ 7 000 lettres entre familles et prisonniers, et assure l’envoi de 4 000 francs en moyenne. Les renseignements précis qu’elle peut communiquer, très pauvres à l’origine, s’élèvent à présent à un millier par jour ; et leur nombre ne cesse d’augmenter, avec l’arrivée de listes plus complètes, reçues des gouvernements.

Elle n’est pas seulement bienfaisante, en renouant les liens brisés par la bataille entre le soldat prisonnier et les siens. Par son œuvre de paix, par sa connaissance impartiale des faits dans les pays en lutte, elle peut contribuer à détendre un peu la haine, exaspérée par des récits hallucinés, et à montrer chez l’ennemi le plus acharné ce qui reste d’humain. Elle peut signaler aussi à l’attention des gouvernements, ou tout au moins à l’opinion, des cas sur lesquels une entente rapide s’imposerait, dans l’intérêt des deux parties, — ainsi, à propos d’un échange des blessés grièvement, qui sont dans l’impossibilité constatée de prendre part de nouveau à la guerre, et qu’il est, par suite, inutilement inhumain de laisser languir loin des leurs. Elle peut enfin diriger efficacement la bienfaisance publique, qui est souvent incertaine, en désignant, par exemple, aux pays neutres, si généreusement avides de venir en aide aux souffrances des combattants, ceux qui ont le plus urgent besoin de leurs secours : ces prisonniers blessés, convalescents, qui, sortant de l’hôpital, manquent de linge, de chaussures, et à l’entretien desquels le gouvernement ennemi ne peut être tenu[3].

Au lieu de combler de dons (qui sans doute ne sont jamais superflus) les armées combattantes, que leurs nations ont le devoir et le pouvoir de secourir, qu’ils en réservent la meilleure part à ceux qui en sont le plus dénués et qui en ont le plus besoin : car ils sont faibles, brisés et isolés.

Mais il est une classe de prisonniers, sur lesquels je voudrais attirer spécialement l’intérêt, car ils sont dans une situation infiniment plus précaire, qu’aucun règlement international ne protège. Ce sont les prisonniers civils. Ils sont une des innovations de cette guerre effrénée, qui semble avoir pris pour tâche de violer tous les droits des gens. Jusque là, il n’avait été question, dans les guerres précédentes, que de quelques otages arrêtés, çà et là, pour garantir l’exécution d’un engagement pris par une ville conquise. Mais jamais on n’avait entendu parler de populations entières razziées, emmenées en captivité, à l’instar des conquêtes antiques, comme l’usage en a été remis en vigueur, depuis le début de cette guerre. Le fait n’étant pas prévu, rien n’a été fait pour régulariser leur situation, dans le droit de la guerre (si l’on ose associer ces deux mots). Et comme il était malaisé d’y procéder, au milieu du combat, il a paru plus simple de les ignorer. Ils sont comme s’ils n’existaient pas.

Ils existent pourtant, ils existent par milliers. Leur nombre semble à peu près égal, d’un côté comme de l’autre. Lequel des deux ennemis prit l’initiative de ces captures ? On ne peut le dire encore, avec certitude. Il semble bien que l’Allemagne ait fait, dès la seconde quinzaine de juillet, arrêter nombre de civils alsaciens. La France y répondit, au lendemain de l’ordre de mobilisation, en déclarant prisonniers les Allemands et Autrichiens se trouvant sur son territoire. Ce vaste coup de filet fut suivi d’autres semblables, en Allemagne et en Autriche. La conquête de la Belgique et l’invasion du nord de la France amenèrent un redoublement de ces mesures, aggravées de violences. Les Allemands, en se retirant, après leur défaite sur la Marne, razzièrent méthodiquement dans les villes et villages de Picardie et de Flandre toute la population en état de porter les armes : 500 hommes à Douai ; à Amiens, 1 800, convoqués devant la citadelle, sous prétexte de répondre simplement à un appel et emmenés aussitôt, sans avoir même le temps de rentrer quelques minutes chez eux pour prendre un vêtement de rechange.

En beaucoup d’occasions, les captures n’ont même pas l’excuse d’une utilité militaire. Au village de Sompuis (Marne), le 10 septembre, les Saxons s’emparent d’un curé impotent de soixante-treize ans, pouvant à peine marcher, et de cinq vieux hommes de soixante à soixante-dix ans, dont un boiteux, et les emmènent à pied. Ailleurs, ce sont des femmes, des enfants. Heureux ceux qui se trouvent pris ensemble ! Ici un mari, fou de chagrin, cherche sa femme et son fils de trois ans, qui ont disparu depuis le passage des Allemands à Quièvrechain (Nord). Là, c’est une mère et ses enfants qui ont été pris par les Français, près de Guebwiller ; les enfants ont été renvoyés, non la mère. Un capitaine français, blessé par un éclat d’obus, a vu sa femme aussi blessée par les balles allemandes à Nomény (Meurthe-et-Moselle) ; depuis, elle a disparu, emportée, il ne sait où. Une vieille campagnarde de soixante-trois ans est enlevée à son mari, près de Villers-aux-Vents (Meuse), par un détachement allemand. Un enfant de seize ans est pris chez sa mère, à Mulhouse.

Nul sentiment humain dans ces rapts qui paraissent aussi absurdes que cruels. On dirait qu’on s’applique à séparer les uns des autres ceux qui s’aiment. Et de ceux qui disparaissent, aucune trace qui permette de les retrouver. — Je ne parle pas de la Belgique. Là, c’est le silence de la tombe. De ce qui s’y passe, depuis trois mois, rien ne se sait au dehors. Les villages, les villes existent-ils encore ? J’ai sous les yeux des lettres de parents (qui, parfois, n’appartiennent à aucune des nations en guerre), implorant des nouvelles de leurs enfants, de douze ans, de huit ans, retenus en Belgique depuis le commencement des hostilités ; j’ai même trouvé dans la liste de ces petits disparus, — prisonniers de guerre, sans doute ? — de jeunes citoyens de quatre ans et de deux ans. (Sont-ils mobilisables ?)

Nous voyons les angoisses de ceux qui sont restés. Imaginez la détresse de ceux qui sont partis, dénués d’argent et de tout moyen d’en demander aux leurs ! Quelle misère nous révèlent les premières lettres qui nous sont parvenues des familles internées, en Allemagne ou en France, — une mère avec son petit garçon malade, et, quoique riche, ne parvenant pas à se procurer la moindre somme, — ou cette autre, avec deux enfants, qui nous charge de prévenir sa famille que si, après la guerre, on n’entend plus parler d’elle, c’est qu’elle sera morte de faim !

Eh bien, ces cris de misère, il semblait que pendant deux mois, personne ne les entendît au milieu de la bataille. Les Croix-Rouges elles-mêmes, absorbées par leur tâche immense, réservaient leurs secours aux prisonniers militaires ; et les gouvernements paraissaient affecter pour leurs malheureux citoyens un superbe mépris : (ce qui n’est pas bon pour la guerre est-il digne d’intérêt ?) Et pourtant, ce sont là les victimes les plus innocentes de la mêlée ; elles n’y ont pas pris part, et rien ne les préparait à ces calamités.

Heureusement, s’est trouvé un homme au grand cœur (il ne me pardonnera pas de le nommer), M. le docteur Ferrière, qui s’émut du malheur de ces parias de la guerre. Avec une ténacité patiente et passionnée, il s’obstina à construire, dans le grand rucher de la Croix-Rouge, une ruche spéciale pour l’aide à ces malheureux ; et sans se décourager des difficultés sans nombre, du peu de chances de succès, il persévéra, d’abord se limitant à dresser les listes des disparus et tâchant de rendre confiance à ceux qui les cherchaient, puis, par tous les moyens, s’efforçant de connaître les lieux d’internement et de rattacher le fil brisé entre les parents, les amis. Quelle joie lorsqu’on peut annoncer à une famille que le fils, que le père, vient d’être retrouvé ! Chacun de nous, à notre table (car on m’a fait l’honneur de m’y accorder place), se réjouit, comme s’il était aussi de la famille. Et le hasard a fait que la première lettre de ce genre que j’aie eue à écrire fût pour prévenir de braves gens de mon petit pays, de ma ville nivernaise.

À présent, un progrès sérieux a été obtenu. Les infortunes les plus pressantes ont fini par être écoutées ; les gouvernements se sont entendus pour libérer les femmes, les enfants au-dessous de dix-sept ans et les hommes au-dessus de soixante ; les rapatriements ont commencé, le 23 octobre, par l’entremise du bureau de Berne, créé par le Conseil fédéral. Reste, sinon à délivrer les autres (il n’y faut pas compter avant la fin de la guerre), du moins à les mettre en communication avec leurs familles, et, pour cela, d’abord, découvrir où ils sont. En pareil cas, comme en bien d’autres, il y a plus à attendre du zèle charitable des particuliers que de celui des gouvernements. Les amis auxquels nous nous sommes adressés en Allemagne, en Autriche, comme en France, nous ont répondu avec empressement, tous montrant le désir généreux de concourir à notre œuvre. C’est dans de telles questions qui dépassent l’amour-propre national que se révèlent la fraternité profonde des nations qui se déchirent et la folie sacrilège de la guerre. Ah ! comme on se sent tout proches, amis, ennemis, — tous unis, — devant la souffrance commune que tous les bras humains ne seraient pas trop pour écarter !

Quand on vient de goûter, après trois mois de luttes fratricides, ce sentiment reposant de large humanité et qu’on se retrouve ensuite au milieu de la mêlée, les cris de haine des journaux aboyants font horreur et pitié. Quelle besogne croient-ils faire ? Ils veulent punir des crimes et sont eux-mêmes des crimes : car les mots meurtriers sont les semences de meurtres. Dans l’organisme malade de l’Europe rongée de fièvre, tout vibre et se répercute. Chaque parole, chaque acte amène des représailles. À qui souffle la haine, la haine lui rejaillit à la face et le brûle. Héros de cabinet, matamores de la presse, les coups que vous portez atteignent bien souvent, sans que vous vous en doutiez, les vôtres, vos soldats, vos prisonniers livrés aux mains de l’ennemi : car ils répondent pour vous du mal que vous avez fait ; et vous vous dérobez.

Il ne dépend pas de nous que la guerre s’arrête ; mais il dépend de nous qu’elle devienne moins âpre. Il y a des médecins du corps. Il en faudrait de l’âme pour panser les blessures de rancune, de vengeance, dont nos peuples sont empoisonnés. Que ce soit notre office, à nous qui écrivons ! Et tandis que le rucher de la Croix-Rouge fait son miel au milieu du combat, comme les abeilles de la Bible dans la gueule du lion mort, — tâchons de le seconder, et que notre pensée aille, à la suite des ambulances, relever les blessés sur les champs de bataille ! Que Notre-Dame la Misère pose sur le front de l’Europe démente sa main sévère et secourable ! Qu’elle ouvre les yeux à ces peuples aveuglés par l’orgueil, et qu’elle leur montre qu’ils ne sont, les uns et les autres, que de pauvres troupeaux d’êtres, égaux devant la douleur, et qui ont assez à faire de la combattre ensemble pour ne pas y ajouter !


Journal de Genève, 30 octobre 1914.
  1. Lettre ouverte du Dr théol. Ernest Dryander, premier prédicateur de la cour, vice-président du Conseil Ecclés. supér. au pasteur C. E. Babut, de Nîmes, — 15 septembre 1914 (publiée dans l’Essor du 10 octobre et le Journal de Genève du 18 octobre.
  2. Les journaux des deux pays ne publient jamais que des informations tendancieuses, défavorables à l’adversaire. On dirait qu’ils s’appliquent à ne collectionner que le pire, afin d’entretenir la haine. Les cas qu’ils signalent sont souvent suspects et toujours exceptionnels. Et jamais ils ne disent rien d’informations contraires, où les prisonniers se louent de leur traitement — comme dans les lettres que nous recevons pour les transmettre aux familles, où tel prisonnier civil allemand raconte une belle promenade qu’il a faite, ou les bains de mer qu’il a pris ; tel autre s’absorbe paisiblement dans ses recherches d’entomologiste et profite de son séjour dans le Midi pour compléter sa collection d’insectes.
  3. Sur ce point, je reprends le vœu exprimé dans l’article, cité plus haut, de la Neue Zürcher Zeitung.