Au Bagne/01

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Au Bagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 422-442).
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AU BAGNE

I.
LE RÉGIME DES FORÇATS EN NOUVELLE-CALÉDONIE.

Les récits de voyages ont eu, depuis dix ans, d’incontestables succès de librairie. Grâce à ces innombrables volumes de tous formats et de toutes couleurs, les traversées de Marseille à Yokohama, et de Bordeaux à Aspinwall, sont aussi connues que le trajet de Paris à Auteuil par « l’Ouest-Ceinture. » Un homme qui revient des antipodes n’excite pas plus la curiosité que s’il descendait de l’omnibus, et il n’est point désormais de concierge dans la rue Saint-Denis qui ne sache sur le bout du doigt, — quand même il n’aurait pas lu Pierre Loti, — parler marin comme un vieux corsaire.

Aussi ne vous infligerai-je pas le cruel supplice, dont je serais d’ailleurs la première victime, de vous raconter quand, comment et pourquoi je suis allé visiter la Nouvelle-Calédonie.

Soyez sans crainte : je ne citerai pas même le nom du navire qui a eu l’honneur de m’emporter ; je me garderai de vous initier à mes impressions personnelles en face des îles Seychelles et de leurs cocotiers, de Maurice et de ses multiples tombeaux de Paul et Virginie ; je ne soufflerai mot des Somalis, bien qu’ils soient plus curieux que les Caraïbes, et, quant aux Australiens, je me bornerai à leur tirer respectueusement mon chapeau, bien qu’ils se montrent, en général, peu sensibles à ce genre de démonstration.

Nous voici donc, si vous le voulez bien, au milieu de l’Océan-Pacifique, entre les 161° et 164e degrés de longitude est, et les 20e et 22e degrés de latitude sud, dans cette fameuse « Nouvelle » qu’on connaît si peu, et qui, cependant, présente un intérêt tout particulier.

Son beau climat, ses incalculables richesses minières, et, sur beaucoup de points, la fertilité de son sol, devraient la mettre au premier rang de nos colonies. Et pourtant, il serait puéril de le méconnaître, elle n’a pas, depuis vingt ans, fait un pas vers le progrès. Je dépasserais de beaucoup les limites dans lesquelles doit se renfermer cette courte étude, si j’abordais l’examen des causes nombreuses auxquelles il convient d’attribuer cette stagnation regrettable ; je serais entraîné à discuter si le système d’organisation administrative et politique dont on l’a dotée est judicieux et pratique ; à rechercher si ce système, — en admettant qu’il soit critiquable, — aurait pu être mieux appliqué, et si on n’a pas trop souvent, par défaut d’esprit de suite, gaspillé beaucoup d’intelligence et de bonne volonté. Tout cela, je le répète, m’attirerait loin du cadre modeste que je me suis tracé. Parmi les faits qui s’opposent au développement normal de la Nouvelle-Calédonie, je n’en retiendrai qu’un seul : l’insuffisance numérique de la population.

D’après les statistiques officielles, elle est d’environ 40,000 habitans[1], ce qui serait déjà bien peu de choses pour une superficie de 400 kilomètres de long sur 50 de large ; mais si on retranche de ce total 25,000 indigènes (Canaques), — et leur nombre diminue chaque année, — plus 3,500 militaires, fonctionnaires ou employés, 400 commerçans, enfin près de 8,000 transportés, que restera-t-il pour cultiver le sol ? Un peu plus de 3,500 colons libres, femmes et enfans compris, c’est-à-dire environ 800 familles.

Comment, dans de pareilles conditions, ne serions-nous pas tributaires de l’Australie ? Comment la plus belle peut-être de nos colonies ne resterait-elle pas une lourde charge pour la métropole ?

Vous pensez bien que tout cela n’a pas été sans préoccuper nos gouvernans, car, soit dit sans irrévérence, le problème à résoudre aurait sauté aux yeux de La Palice lui-même. Aussi a-t-on fait, pour créer un courant d’émigration, de très grands efforts auxquels il convient d’accorder, comme à tous les insuccès honorables, le juste tribut de louanges mérité par le courage malheureux. Je me permets d’ajouter qu’il faudrait être armé d’un optimisme particulièrement rebelle à l’évidence des faits, pour prédire un sort meilleur aux tentatives futures, si elles sont faites sur les mêmes bases.

On a eu pourtant quelques bonnes idées : comme celle d’offrir, — souvenir classique de l’histoire romaine, — des concessions de terre à des soldats libérés du service militaire dans la colonie. La proposition a soulevé si peu d’enthousiasme, qu’à l’heure actuelle il ne reste pas plus de trois ou quatre colons de cette origine, dont un seul a réussi.

Riches et pauvres, légionnaires et civils, n’ont cessé de se montrer récalcitrans ; soit que la distance les effraie, soit qu’ils redoutent le voisinage du bagne.

Le dernier essai de colonisation par l’élément libre n’est vieux que de deux ans : il me paraît topique.

Le ministère avait passé avec une société d’émigration un contrat aux termes duquel douze familles d’agriculteurs, avant-garde de toute une population, devaient être envoyées en Nouvelle-Calédonie aux frais de ladite société. Quant à l’État, le bon État, il s’était chargé de bâtir de jolies maisonnettes avec jardins et dépendances, de fournir six mois de vivres, de garnir les étables et les basses-cours : pour un peu, les émigrans eussent trouvé leur potage servi et leurs lits faits.

Au jour annoncé, les douze familles débarquèrent du paquebot Yarra ; on les installa solennellement. Les autorités se transportèrent à l’entrée du coquet village, tout flambant neuf, pour y recevoir les « pionniers de la civilisation. » Le gouverneur officia lui-même et prononça un beau discours en manière de bénédiction laïque : puis les douze familles prirent possession de leurs douze maisons. On se retira avec la satisfaction de gens qui viennent, entre deux repas, de fonder une ville. Ce ne fut, hélas ! que le rêve d’une nuit ! Le lendemain, la petite république comptait déjà deux partis : au bout d’un mois, le chef de l’expédition, M. G.., avait perdu toute autorité ; au bout de six mois, il était obligé de quitter le village auquel, modestement, il avait donné son nom ; et maintenant il enseigne le français à des petits Canaques, et se console de ses malheurs en jouant du cornet à piston, instrument sur lequel il est d’une jolie force d’amateur.

Peu à peu, malgré les encouragemens prodigués par l’administration, les colons, un à un, quittèrent leurs jolies maisonnettes : adieu, veau, vache, cochon, couvée ! Perrette venait, une fois encore, de renverser son pot au lait.

Les expériences ultérieures ne firent qu’accentuer la signification de cet échec récent, car si j’examinais l’exode particulier de chacun des électeurs et éligibles qui forment actuellement le fond de la population, je vous montrerais celui-ci attiré en Australie au moment de la fièvre de l’or ; puis bientôt, sans pépites et sans illusions, se réfugiant en Nouvelle-Calédonie ; celui-là, venu à Nouméa en 1871, à la suite de quelques espiègleries politiques ; d’autres encore qui ont des raisons analogues de préférer les pays tropicaux à notre vieille Europe.

Donc, comme je le disais, la colonisation libre est à peu près nulle, et son extension vraisemblablement impossible.

Est-ce à dire que nous soyons, là-bas, voués à l’impuissance, et qu’il faille faire son deuil de voir prospérer un jour la Nouvelle-Calédonie ?

Non pas. Le remède au contraire est des plus simples, et ce remède, — je n’hésite pas à l’affirmer, — c’est le bagne qui, seul, peut le fournir.

En d’autres termes, puisque les émigrans honnêtes et de bonne volonté se mettent en grève, adressons-nous à une autre catégorie de travailleurs, moins recommandables, je le veux bien, mais qui offrent cet incontestable avantage, n’ayant point de syndicat, de ne jamais pouvoir marchander leur concours. L’administration des colonies s’en est fort bien rendu compte lorsqu’elle institua la colonisation pénale. Malheureusement, on a tellement attaqué ses timides essais, on lui a opposé tant de phrases toutes faites, qu’elle s’est arrêtée net, et, découragée, se montra bien près d’abandonner une des œuvres les plus fécondes qu’on puisse entreprendre, une œuvre à la fois moralisatrice et utilitaire, née d’une juste compréhension des doctrines modernes, de la philosophie criminaliste, et capable en même temps de répondre à ces nécessités économiques sans lesquelles un pays ne saurait vivre.

Un séjour de cinq années en Nouvelle-Calédonie m’a fermement convaincu que la régénération du criminel par le travail et la vie de famille n’est pas une de ces idées dont on doive sourire comme de la rêverie généreuse d’un philanthrope maniaque : j’ai eu à ce sujet sous les yeux des résultats nombreux, évidens, et d’autant plus remarquables qu’ils ont été obtenus par des moyens très imparfaits. S’il m’était, malgré tout, resté un doute sur l’excellence de la théorie, ce doute se serait dissipé devant les merveilles réalisées en Australie par l’emploi intelligent des convicts. Il m’a paru que la question est de celles qui doivent retenir l’attention des personnes même que leurs goûts ne portent pas vers l’étude du droit pénal. De savans jurisconsultes l’ont magistralement traitée. Mais ils sont presque seuls à s’en préoccuper : il lui manque la propagande par le fait, et c’est à ce point de vue que les impressions d’un témoin sincère ne seront peut-être pas jugées indignes de quelque intérêt.


I

Quelques mots, tout d’abord, sur le régime des forçats envoyés en Nouvelle-Calédonie. D’aucuns se figurent que la transportation constitue pour messieurs les criminels une agréable villégiature qui n’a d’autre inconvénient que d’être un peu trop éloignée des boulevards extérieurs ; une légende s’est formée à ce sujet, et nombre de bourgeois, — j’en étais, — s’indignent à la pensée que, de l’autre côté de la ligne, des assassins et des voleurs se gobergent insolemment, et vivent comme coqs en pâte aux frais du contribuable.

Rien n’est moins exact ; et je vous assure que les plaisirs champêtres réservés aux condamnés sont loin d’être enviables.

Prenons-les ab ovo, c’est-à-dire à Saint-Martin de Ré où ils attendent, avec une impatience bientôt regrettée, le départ du navire affrété à leur intention ; et voyons ce qu’on va faire d’eux. Au moment de leur embarquement, les voyageurs malgré eux sont pourvus d’un hamac et munis de deux « complets » en grosse toile grise. On les introduit dans de solides cages ménagées dans l’entrepont du navire à bâbord et à tribord, et séparées par un couloir dans lequel se promènent nuit et jour des matelots armés et des surveillans militaires. Deux petits canons braqués de chaque côté sont là pour leur rappeler, en style symbolique, que lorsqu’on ne peut se démettre, le mieux est de se soumettre.

Le convoi se composant d’environ trois cent cinquante hommes, on est quelque peu entassé dans ces cabines à claire-voie, et le confortable n’y fait pas compensation au mal de mer ; en revanche, la discipline y est sévère ; une réponse inconvenante, un refus d’obéir, et l’homme est descendu à fond de cale, au cachot, les fers aux pieds, pour un temps plus ou moins long.

Au bout de trois mois de cette navigation dont l’unique distraction a été la courte promenade hygiénique faite chaque jour, en silence, sur le gaillard d’avant, on arrive enfin en rade de Nouméa. Le navire stoppe, et les chaloupes à vapeur de l’administration pénitentiaire « accostent. » Le commandant du pénitencier-dépôt se présente pour prendre livraison de son troupeau humain. Les « sacs » sont pliés, et les cages s’ouvrent : on monte sur le pont à la file indienne ; arrivés au haut de l’échelle, les forçats trouvent une double haie de Canaques armés de casse-têtes et de sagaies, la tête ornée de plumes, et le visage barbouillé mi-parti de bleu et de rouge. Ce spectacle inattendu provoque toujours chez eux un ahurissement extraordinaire qui les clouerait sur place, si on ne les avertissait par quelques bourrades que leurs momens, appartenant désormais à l’État, sont devenus précieux ; il faut se hâter de gagner le home qui les attend et sera pour plusieurs le gîte définitif.

En peu de minutes, on est sur le quai de l’île Nou. C’est là qu’on a établi le pénitencier-dépôt, ensemble de vastes constructions, comprenant des cases de condamnés, un quartier cellulaire, de spacieux ateliers, des magasins, des casernes, un magnifique hôpital. — On peut y loger plus de deux mille hommes.

Une compagnie d’infanterie, destinée à prêter main-forte en cas de révolte, y tient garnison.

Pendant ce temps, les dossiers ont été transmis par le capitaine du navire au directeur de l’administration. Celui-ci les examine avec soin, et procède à un groupement provisoire, opération fort délicate et très importante, semblable à celle que ferait un jardinier chargé de séparer des fruits tombés, dont les uns sont entièrement rongés par les vers, alors que les autres, bien que tachés, peuvent néanmoins, avec quelques amputations, être utilement employés.

Ce classement est purement moral et n’a pas de rapport avec les catégories instituées par les règlemens, et dont je ferai mention tout à l’heure. On répartit ensuite les condamnés suivant leurs aptitudes ou leurs connaissances professionnelles.

Ces différentes formalités accomplies et les noms immatriculés sur un registre d’écrou, la peine des travaux forcés va recevoir son exécution : la porte de la géhenne s’est ouverte devant ces hommes, et s’est refermée sur eux.

Là commence à se dresser le point d’interrogation dont j’ai parlé plus haut : il s’agit de savoir si tout est désormais fini, si le galérien n’est plus qu’un numéro, un instrument à face humaine, qu’on fera travailler jusqu’à ce qu’il soit usé ou brisé, un misérable regardé avec horreur, qui n’a plus de famille, plus de patrie, et qui, écrasé sous le poids d’un inexorable mépris, s’enfoncera chaque jour davantage, le désespoir au cœur, dans une fange sans fond.

Tel était l’ancien bagne de Toulon, l’affreuse chiourme : et certes, il fallait l’imagination d’un Victor Hugo pour que Jean Valjean pût y devenir « monsieur Madeleine. » Eh bien, ce que le poète avait rêvé n’est pas, je le répète, tout à fait une fiction, depuis que les jurisconsultes, tout en compulsant les articles du code, savent parfois entendre ce que la charité leur murmure à l’oreille.

La révolution a mis fin aux tortures qu’une ignorance barbare faisait souffrir aux fous, et maintenant quelques-uns de ces malheureux retrouvent la raison et redeviennent des hommes. On n’exorcise plus, on soigne.

Allant plus loin dans cet ordre d’idées, beaucoup de gens soutiennent que le criminel, cet autre possédé du diable, est, lui aussi, un malade quelquefois guérissable, et dont il est possible d’assainir l’âme, sans pour cela que l’idée de justice soit en rien méconnue, sans que la défense de la société soit le moins du monde compromise.

Je crois que leur méthode est bonne, l’ayant vue à l’œuvre, et j’espère vous le démontrer si vous ne répugnez pas à suivre avec moi le transporté dans sa via dolorosa.

Jusqu’à la fin de l’année dernière, les forçats étaient divisés en cinq classes, réduites désormais à trois. Dans la dernière classe sont compris, — mais groupés séparément, — les individus arrivant de la métropole, les hommes « rétrogrades » par suite de punitions, enfin les « incorrigibles. » Les travaux les plus pénibles leur sont, comme c’est naturel, exclusivement réservés. Couchant sur un lit de camp, enfermés pendant les heures de suspension du travail, ils sont, en outre, astreints au silence. Cette épreuve ne peut durer moins de deux ans, et ce minimum sera bien rarement obtenu.

Le passage à la deuxième classe commence à rendre visible cette petite lumière qui scintille là-bas, tout au bout du long chemin et qu’on appelle l’espérance.

Il va falloir marcher bien longtemps encore pour s’en rapprocher, car le second cercle de l’enfer ne sera franchi, pour les uns, que lorsqu’ils auront accompli la moitié de leur peine ; pour les autres, — les forçats condamnés à vingt ans et plus, — qu’après dix ans de présence au bagne.

Que d’occasions de chutes, durant cette longue période ! Que de pierres d’achoppement contre lesquelles risque, presque à chaque heure, de trébucher l’âme obscure du criminel !

Aussi, lorsqu’il aura atteint la terre promise qui est pour lui représentée par la première classe, croyez-vous que cet homme n’aura pas donné les marques d’une persévérance courageuse, et ne sera-t-on pas tenté de dire comme Figaro : « À la constance dans le repentir qu’on exige d’un condamné, connaissez-vous beaucoup d’honnêtes gens qui seraient capables d’un si long effort de volonté ? »

Il ne devra pas seulement, en effet, réussir à éviter les punitions, mais encore, mais surtout, être armé de toutes pièces contre les tentations et les dangers d’une promiscuité pernicieuse.

Sigurd allant délivrer la Walkyrie a moins de luttes à soutenir que le misérable forçat qui s’escrime à traverser l’immonde cohue pour venir s’accouder à la barrière qui le sépare de la société.

Si on savait jusqu’où cette lèpre morale peut atteindre un caractère faible !

Il y a quelques années, la cour d’assises de la Seine condamnait aux travaux forcés un nommé P. de la C.., pour avoir tenté d’incendier le somptueux appartement qu’il occupait dans un des beaux quartiers de Paris.

Ce fut une cause célèbre ; car P. de la C… appartenait à une excellente famille ; c’était un homme intelligent, occupant une belle situation ; très répandu. — Vous avez peut-être comme moi dîné à côté de lui. — On l’envoya en Nouvelle-Calédonie, et maintenant il a terminé sa peine ; je l’y ai vu, je lui ai parlé. Eh bien, cet ancien gentleman, autrefois élégant et correct, est maintenant sale et dépenaillé ; il boit, il vole, il a tous les vices, et passe sa vie en compagnie des libérés les plus abjects.

L’abbé R.., qui fut jadis vicaire-général d’un diocèse et qui a été condamné pour s’être approprié les fonds destinés à quelque œuvre charitable, libéré maintenant, lui aussi, ne pratique plus d’autre culte que celui du « tafia ; » des yeux éteints, enfoncés dans une face glabre, les cheveux gris en désordre, la mine piteuse et louche, tel est aujourd’hui l’ancien chanoine dont on faillit faire un prélat.

On n’a pas tout à fait oublié, sur le boulevard, Mary Cliquet, notaire fashionable et auteur dramatique, politicien et financier : plus d’une jolie pécheresse doit posséder encore, dans un coin d’album, sa photographie, avec dédicace suggestive et conserver au fond de ce qui lui sert de cœur l’image de ce cavalier aimable, spirituel, bien tourné et surtout fort généreux.

Lugete Veneres ! Cliquet, l’année dernière, poussait la brouette, le torse nu, hâlé par le soleil torride, la double chaîne rivée au pied, classé parmi les incorrigibles, couchant sur la dure avec les plus hideux gredins ; et, deux fois par jour, des Canaques le déshabillent, retournent ses poches et vont, de leurs doigts crasseux, chercher s’il n’aurait pas caché dans sa bouche quelque instrument d’évasion ou de meurtre.

Voilà ce que la contagion de la perversité ambiante peut produire sur des individus ayant appartenu à un milieu social élevé ; il me serait facile de multiplier ces tristes exemples ; mais ceux-ci sont topiques, n’est-il pas vrai ? un homme du monde, un prêtre, un bourgeois lettré !

Dites-moi maintenant si un malheureux dont l’enfance a été flétrie, dont la misère a surexcité les appétits, chez qui le crime semble une résultante presque inéluctable, dites-moi si celui-là ne mérite pas quelque pitié, — j’allais écrire quelque bienveillance, — lorsque, précipité dans le gouffre, il essaie, pour remonter à la surface, de s’accrocher à la paroi glissante.


II

Aux exemples funestes qui entourent le forçat, vient s’ajouter la terreur que lui inspirent ses sinistres compagnons.

J’ai eu à mon service un libéré qui avait subi cinq ans de travaux forcés pour bigamie : c’était un étrange petit homme que cette victime de l’amour légal ; pommadé, fardé, sautillant, prétentieux, d’ailleurs déplorable domestique ; un de ses ridicules consistait dans un goût exagéré pour l’euphémisme.

Ainsi, quand il était obligé de parler du temps où il portait la livrée de toile bise, il avait coutume de commencer par cette phrase : « Lorsque j’étais à la pension… » L’image, par hasard, était juste et la pensée m’en revenait l’autre jour en relisant un volumineux manuscrit et dans lequel un forçat raconte les « brimades » imposées aux « nouveaux » alors que, le soir, les verrous mis, la ronde faite, on entend s’éloigner le bruit des pas du surveillant de service ; brimades monstrueuses où l’on grince des dents, où l’on pleure, où l’on saigne.

Malheur à qui se révolte, à qui se redresse devant l’horrible tutoiement, à qui ne jure pas fidélité aux atroces lois du bagne, mort à qui les trahit, à qui les dénonce. Et si puissante est cette impression qu’elle garde toute sa force, même en présence de la mort.

Il arrive parfois qu’un matin on trouve dans le coin d’une case un homme râlant, la poitrine trouée de coups de couteau ; on relève le blessé, on interroge ses compagnons ; personne n’a rien vu, ni rien entendu ; chacun a dormi d’un sommeil tranquille comme sa conscience ; on questionne la victime qui répond d’une voix défaillante ne savoir qui l’a frappée ! Quel drame a dû se passer à la lueur de la fumeuse lanterne qui éclaire vaguement le sinistre dortoir ? On peut difficilement concevoir une chose plus tragique que cet assassiné, étouffant ses cris de douleur pour ne pas compromettre ses assassins.

J’ai vu ceci : une escouade de forçats allait partir pour le travail ; ils étaient placés sur deux files ; on faisait l’appel : — Un tel, tenez-vous mieux que cela ! crie le surveillant ; les talons joints et les mains dans le rang.

L’interpellé essaie d’obéir, mais, soudain livide, il s’affaisse ; savez-vous pourquoi il n’avait pas pris la « position réglementaire ? » pourquoi il cachait ses mains sous sa vareuse ? C’est parce qu’il retenait ses entrailles qui sortaient d’une horrible blessure reçue quelques instans avant et dont les auteurs étaient peut-être ses voisins de hamac. Celui-là aussi est mort sans prononcer aucun nom, et, si l’on eut des soupçons, les preuves manquèrent pour atteindre le coupable. Je trouve que l’enfant Spartiate avec son renard, dont, au collège, on nous a tant rebattu les oreilles, n’a pas fait mieux.

Le nommé Macé, ancien « correcteur » (forçat chargé autrefois de donner la schlague), fut gratifié de dix-huit coups de tranchet dont le moindre eût tué un honnête homme, mais qui n’eurent sans doute, par esprit d’antithèse, d’autre conséquence que d’ajouter à la férocité de sa physionomie l’appoint de quelques cicatrices. Jamais on ne put tirer de lui la désignation de ses agresseurs ; cependant, comme il est de nature rancunière, il parvint à concilier sa fidélité à la foi jurée avec son légitime désir de vengeance ; il est aujourd’hui le bourreau. On comprend combien, dans ces conditions, la police a de peine à recruter ce qu’elle nomme des « indicateurs » et que les condamnés appellent en leur argot des « moutons. »

Ces malheureux achètent bien cher quelques petites faveurs, quelques verres de vin avalés en cachette.

En 1889, un des condamnés internés au pénitencier-dépôt s’évada. Comme c’était un bandit fort audacieux et très redoutable, on mit tout le monde sur pied pour le rechercher ; pendant plus d’une semaine, on battit les buissons, on explora les cavernes de l’île Nou ; le drôle restait introuvable.

On commençait à croire qu’il avait gagné la grande terre, quand, un beau jour, le forçat affecté au service des religieuses de l’hôpital, vieil invalide chevronné, eut besoin d’aller chercher du fourrage pour son cheval ; il s’approcha d’un grand tas d’herbe sèche qu’il avait préparé la veille. Mais au moment où il se disposait à y enfoncer sa fourche, l’herbe s’écarta et il en vit surgir un vigoureux gaillard, le couteau à la main, l’œil menaçant. À cette apparition inattendue, il laissa tomber sa fourche : « Cache-moi et tais-toi, » lui dit l’homme à voix basse.

Tremblant comme la feuille, il obéit, remit en place la botte de luzerne et s’éloigna au plus vite. Il sortit du jardin, referma la porte avec soin, mit la clé dans sa poche, et s’en fut conter l’aventure à son surveillant. Cinq minutes après, le fugitif, dûment ligotté, était conduit en lieu sûr.

La supérieure, en apprenant cette capture, s’écria : « Notre pauvre jardinier est un homme mort ! » Elle connaissait bien, la vénérable sœur, le triste monde auquel depuis tant d’années elle consacre son dévoûment admirable, et sa prophétie fut bientôt réalisée : un mois ne s’était pas écoulé, que le cadavre du vieux galérien gisait la gorge coupée, à côté de son tas d’herbe.

Malgré les murs épais d’un cachot et la triple enceinte du quartier cellulaire, l’appel à la vengeance avait été entendu.

Moins implacable, je l’ai dit, est la vraie loi, celle du code ; son bras n’est point toujours levé pour frapper, et devient même parfois protecteur, lorsqu’elle rencontre un repentir sincère. Cela ne l’empêche pas cependant de savoir remplir sans faiblesse son devoir de sévérité.

Il est utile que j’entre, à ce propos, dans quelques détails qui montreront sous son aspect véritable le fameux Eldorado après lequel soupirent, du fond des maisons centrales, tant d’âmes incomprises.

J’aborde donc, en vous promettant d’y stationner le moins longtemps possible, le chapitre de la répression, qui doit avoir et conserver toujours sa large place dans le traitement moral du criminel.

Un tribunal spécial, composé d’officiers, de magistrats et de fonctionnaires, statue sur les crimes et délits commis par les condamnés aux travaux forcés.

Les peines qu’il prononce sont : la mort pour les attentats contre les personnes ; la réclusion cellulaire, pendant une durée de six mois à cinq ans, pour les tentatives d’évasion et les évasions. Autrefois, on attendait, pour dresser l’échafaud, que les bureaux de la rue Royale d’abord, la chancellerie de la place Vendôme ensuite, eussent examiné l’affaire ; enfin que le Président de la République eût statué.

Les formalités étaient longues, comme bien on pense, et il s’écoulait parfois quinze mois, — quinze siècles pour celui qui se demandait chaque soir : « Est-ce pour demain ? » entre le prononcé du jugement et l’admission ou le rejet du recours en grâce. On a simplifié les choses, pensant avec raison que, s’il est malséant de forcer les gens à faire trop longtemps antichambre chez Pluton, il est non moins fâcheux que le châtiment suprême ne suive pas de près le forfait, et perde ainsi beaucoup de sa portée morale.

C’est pourquoi le chef de l’État a récemment délégué au gouverneur son pouvoir d’accorder la vie ou de permettre la mort. Toutefois, il a voulu que l’exercice de ce droit régalien fût subordonné à certaines conditions.

Quand un arrêt de mort est prononcé, le conseil privé se réunit et vote sur la question de savoir s’il y a lieu, ou non, de surseoir à l’exécution de la sentence. Que deux membres opinent dans le sens de l’affirmative, et le gouverneur ne peut passer outre : la Parque continuera à dévider jusqu’à nouvel ordre le mauvais fil qu’elle s’apprêtait à couper. Dans le cas d’un vote défavorable au condamné, la liberté de décision du gouverneur reste entière : toutefois, en pratique, c’est réellement le conseil qui décide.


Une exécution capitale au bagne ne ressemble en rien, sinon par le dénoûment, à ce qui se passe, en pareille circonstance, place de la Roquette : la porte de la prison qui s’ouvre, un être hébété qu’on soutient et qu’on pousse rapidement sur la planche sinistre, du sang par terre, puis un fourgon entraîné par des chevaux au galop, tout cela à peine entrevu d’une façon confuse, furtif comme ce qui se cache, causant au spectateur l’angoissante oppression d’un cauchemar et ne laissant après soi d’autre trace qu’un article banal dont les termes ne varient pas. Si « la justice des hommes, — suivant la formule classique des reporters, — est satisfaite, » après avoir accompli cette répugnante besogne, c’est en vérité qu’elle n’est pas difficile et semble avoir totalement oublié que le châtiment suprême a moins pour but de supprimer un individu nuisible, que d’être, pour les criminels à venir, l’énergique commentaire de cet aphorisme : Si tu ne crains Dieu, crains les gendarmes.

En Nouvelle-Calédonie, la méthode de l’échafaud visible seulement pour quelques journalistes ensommeillés serait particulièrement fâcheuse, car il ne s’agit pas là-bas de criminels à venir hypothétiques, mais de coquins ayant fait leurs preuves et gagné leurs grades, gaillards qu’il faut dompter à tout prix.

Couper les têtes qui refusent de s’incliner est un argument si péremptoire, que c’est le dernier, et la société a le devoir strict de ne lui rien ôter de sa valeur toutes les fois qu’elle se décide à l’employer vis-à-vis d’un révolté, entouré lui-même d’autres révoltés.

Voilà pourquoi, lorsqu’on assiste, comme cela m’est arrivé, au supplice d’un forçat, on n’éprouve pas la sensation du déjà vu. Vous décrire en quelques lignes ce tragique et imposant spectacle ne m’expose pas à rééditer un fait divers cent fois publié.

Les exécutions se font toujours à l’île Nou. L’emplacement choisi est un vaste terrain en forme de rectangle allongé, qui sépare deux bâtimens massifs et sans fenêtres, affectés au logement des condamnés de dernière classe.

Cette espèce de cour est dominée, au sud, par le quartier cellulaire situé sur un monticule qui s’élève presque à pic, et auquel on accède par un chemin en lacet. En lace, le mur d’enceinte percé d’une large et lourde porte de fer, gardée par deux factionnaires. Tel est le décor ; voici le drame.

Dès que les cases ont été fermées, on a disposé la guillotine sur quatre grosses pierres de taille enfoncées dans le sol, un peu en arrière du centre de la cour, au bas de la porte qui conduit aux prisons.

Le couteau triangulaire, chargé de plomb, a été tiré de sa gaine et placé en haut de la glissière. Dès que le bourreau et ses trois aides ont donné le dernier coup de maillet, un gardien les réintègre dans le local où ils couchent habituellement côte à côte avec leur funèbre machine.

Quels rêves leur donnera-t-elle demain soir ? Tout semble retombé dans le repos. Il fait une de ces nuits tropicales, tièdes, lumineuses, trouées d’étoiles scintillantes.

La guillotine est là toute seule, sur le sable blanc que la lune éclaire, l’ombre portée de ses montans leur donne l’aspect de bras immenses.

Trois heures sonnent. Quelques hommes précédés par un falot traversent la cour d’un pas rapide et se dirigent vers les prisons : c’est le commandant accompagné de l’aumônier, du commissaire de police et de deux ou trois surveillans. Ils pénètrent dans la maison cellulaire, traversent préaux et couloirs et arrivent devant la grille qui ferme la galerie sur laquelle donnent les cachots réservés aux condamnés à mort.

À peine la clé a-t-elle touché la serrure qu’un mouvement se produit d’un bout à l’autre du couloir : les condamnés ont entendu. Brusquement, ils se sont dressés sur leur lit de camp, et, haletans, l’oreille tendue, la sueur au front, attendent. Quelle porte va s’ouvrir ?

L’angoisse qui les secoue ne dure pas longtemps ; on ouvre un cadenas ; on tire une barre de fer ; le commandant est entré dans l’une des cellules.

Le misérable qui l’occupe pâlit affreusement ; il a compris que c’est pour ce matin.

Pour la forme, on le lui annonce ; puis on lui demande s’il désire s’entretenir avec l’aumônier. Presque toujours la réponse est affirmative, car il sait que l’ecclésiastique n’aura pour lui que de douces paroles ; c’est lui qu’il chargera de transmettre à sa mère, à ses enfans une pensée de tendresse ; mais surtout, devant lui, il pourra pleurer, pleurer et gémir comme un petit enfant ! Tout à l’heure, devant les autres, il va falloir se raidir et marcher sans faiblesse.

Le vénérable père David reste seul avec le condamné, mais le règlement ne permet pas, — en dépit des réclamations du courageux missionnaire, — que la porte soit refermée derrière lui. Des surveillans se tiennent à quelque distance de façon à ne point troubler la suprême conversation du prêtre et du forçat, mais à pouvoir prêter main-forte, en cas de besoin.

Bientôt, on vient avertir l’aumônier qu’il doit céder sa place au bourreau ; il se retire les joues aussi blanches que ses cheveux, mais avec, parfois dans le regard, quelque chose qui ressemble à de la joie. A-t-il gagné sa cause ? Peut-être ?

Le condamné a repris son calme apparent ; il n’oppose aucune résistance à son odieux camarade qui lui attache les mains derrière le dos et lui met des entraves aux jambes, de façon qu’il puisse marcher, mais à petits pas.

Le col de sa chemise est largement échancré jusqu’aux épaules.

Le voyageur est prêt à partir pour son terrible voyage !

Pendant que tout ceci se passe au fond de la cellule, la grande cour a changé de physionomie.

La porte du mur d’enceinte s’est ouverte. Le directeur de la transportation est entré, accompagné de quelques fonctionnaires, magistrats, chefs de service, médecins, etc., dont les règlemens exigent la présence.

Pas un invité : personne, sous aucun prétexte, n’est autorisé à prendre place dans la chaloupe officielle et défense est faite aux embarcations de s’approcher du warf.

Ils se placent à gauche ; près du terre-plein faisant suite à ce groupe, une trentaine de surveillans se tiennent l’arme au pied.

Quelques instans après, une compagnie d’infanterie, commandée par un chef de bataillon et un capitaine, vient se former sur la droite, adossée au monticule.

Dès que les soldats ont pris possession de leur poste, on entend la sourde rumeur d’une foule qui se rapproche, étrangement mêlée à un bruit de chaînes traînées et entrechoquées : ce sont les forçats qu’on amène sur le lieu de l’exécution. Ils arrivent en colonne serrée, font « demi-tour à gauche » et se trouvent en face de la guillotine. Un commandement retentit ; soldats et surveillans chargent leurs armes, et les fusils s’abaissent. Voilà, certes, pour ces hommes qui, dans un instant, regarderont mourir un des leurs, la meilleure façon de leur dire : Memento quia pulvis es. Souviens-toi que tu es de ceux dont on fait ce que tu vas voir. — Le jour s’est levé tout à coup ; — dans les pays des tropiques, il n’y a pas d’aurore, — et le soleil brille déjà au-dessus de la mer. Le commandant fait un signe ; l’un des surveillans se détache, gravit le monticule, et tournant l’angle de la maison centrale, disparaît.

Un silence vraiment solennel pèse sur ces hommes réunis là. Plusieurs minutes s’écoulent ; puis on aperçoit, tout en haut du chemin, une sorte de procession qui s’avance lentement. Au centre est un homme qui semble vêtu de blanc. À mesure qu’ils descendent le chemin qui se déroule en serpentant, on les distingue mieux ; voici le condamné dont la face est couleur de cire ; à côté de lui marche l’aumônier récitant les prières des agonisans et tenant élevé un grand crucifix noir ; derrière, des surveillans, le revolver au poing. Quelques pas encore et ils seront dans la cour.

Une voix s’élève :

— Condamnés, à genoux ! chapeau bas !

Les forçats se prosternent.

Le condamné est maintenant tout près de la guillotine : il la regarde avec assurance et sans un tressaillement sur son visage de cadavre. Le greffier s’avance et se place devant lui.

— Portez armes ! commande l’officier.

Le greffier donne lecture de la sentence. Fonctionnaires et magistrats se découvrent.

À ce moment, on est saisi d’un sentiment en quelque sorte religieux, fait de terreur et de respect ; il semble que la loi, se matérialisant, vous ait frôlé en passant.

La lecture est terminée :

— Avez-vous quelque déclaration à faire ? interroge le commandant.

— Je voudrais adresser quelques mots à mes camarades.

Et alors, d’une voix ferme, cet homme, qui n’a plus que deux minutes à vivre, fait tomber sur cette foule de misérables, agenouillés devant lui, des paroles de résignation, d’encouragement et de bon conseil[2] :

« Je mérite l’expiation. Je demande à l’instant de mourir. Qu’on me pardonne les forfaits pour lesquels je suis justement puni ! Vous voyez où peut conduire l’abandon de soi-même ; tous vous avez pris un mauvais chemin ; n’allez pas plus loin ; que la vue de mon supplice serve à vous détourner du crime. Ne me plaignez pas. J’ai du courage. Adieu, camarades, souvenez-vous de moi ! »

L’allocution n’est pas éloquente ; mais jamais orateur n’a cependant produit plus d’effet. Quand le condamné a prononcé les derniers mots qui sortiront de sa bouche, les forçats touchent presque le sol de leur front.

Il fait un pas, embrasse l’aumônier, et, de lui-même, se place devant la planche qui bascule. Un roulement de tambour se fait entendre ; le couteau tombe. Ceux qui ne détournent pas les yeux peuvent voir l’aide du bourreau saisir la tête au milieu d’un flot de sang, la montrer un instant, puis la rejeter dans le panier. C’est fini. Les forçats se relèvent et vont reprendre leur tâche quotidienne.

On ne peut savoir comment sont impressionnés ces cerveaux malades ; mais j’ai des raisons de croire que leurs réflexions ressemblent bien peu à celles du pâle voyou qui revient, au petit jour, de la Roquette, les mains dans ses poches, en sifflant un refrain de chanson obscène.


III

J’ai dit que le tribunal spécial prononce la peine de la réclusion contre les transportés qui s’évadent ou qui tentent de s’évader.

Cette réclusion cellulaire consiste dans l’internement séparé, avec tout ce qu’il comporte de plus rigoureux : étroite cellule voûtée ; silence et travail obligatoire ; ration réduite comme ordinaire, et pain sec à la moindre infraction ; promenade solitaire d’une demi-heure dans un préau.

Combien de temps un homme pourra-t-il supporter ce régime sans être atteint de démence ou d’imbécillité ? On ne sait encore, la juridiction dont je parle ici n’étant mise en vigueur que depuis deux ans.

Cette façon de réprimer un crime, à tout prendre, conventionnel, — on ne saurait s’indigner beaucoup qu’un homme enfermé cherche à s’enfuir, — peut sembler excessive. Elle est cependant tout à fait nécessaire, et voici pourquoi : l’État a consenti de nombreux contrats de main-d’œuvre avec des sociétés industrielles qui remplissent peu ou prou certaines clauses, et remplissent particulièrement mal celles qui ont trait aux installations des camps ; de là, impossibilité d’assurer une bonne discipline. Dans ces centres miniers, de plus en plus peuplés, — il en est qui comptent près de 2,000 hommes, — il a bien fallu remplacer les grilles et les murs absens par une barrière morale suffisamment respectable[3].

Quoi qu’il en soit, le chiffre des évasions est assez élevé, malgré les efforts de l’administration ; il est de deux cents en moyenne. Je vais ajouter à cette indication une remarque qui ne sera pas sans vous étonner : nulle part la sécurité n’est plus grande qu’en Nouvelle-Calédonie. Pendant plusieurs années, j’ai couché fenêtres et portes ouvertes ; on ne m’a volé qu’un gigot, et encore ai-je toujours fortement soupçonné de ce larcin un gros bouledogue qui fréquentait dans ma cuisine. Le jour de mon débarquement à Marseille, pendant que je foulais d’un pas allègre, heureux de me retrouver parmi d’honnêtes gens, le pavé de la Canebière, on m’a pris ma bourse.

La plupart des évadés se trouvent fort sots quand ils ont cédé à l’instinct de la liberté, et surtout à celui de la paresse. Sans argent, l’estomac creux, obligés d’éviter les chemins et les endroits habités, ils en sont réduits à aller demander de l’ouvrage dans certaines mines où l’on ne regarde pas de trop près les livrets. Ils sont un peu plus mal nourris qu’au bagne et travaillent davantage. Ce bonheur très relatif est d’ailleurs de courte durée, car ils sont inévitablement repris. Voilà pour la masse. Quelques-uns, plus audacieux et plus intelligens, s’efforcent de quitter la colonie ; mais c’est une grosse affaire ; seize cents milles marins séparent Nouméa de Brisbane, qui est le point du continent le plus rapproché.

Avant tout, il est nécessaire de se procurer des vivres et de s’emparer d’une embarcation ; ensuite, il faut profiter d’un courant favorable, et louvoyer sans encombres au milieu de récifs qui font à la Nouvelle-Calédonie une double ceinture. Que la brise tombe avant qu’on ait franchi les passes, et l’on se fait prendre bêtement par une chaloupe à vapeur ; une saute de vent ou une fausse manœuvre, et voilà le canot échoué sur un banc de corail : c’est procurer aux requins la bonne surprise d’un repas plantureux.

Supposons que les fugitifs soient parvenus à gagner la haute mer : c’est pendant quinze jours ou trois semaines se mettre à la merci des rafales et des vagues, d’autant plus que, neuf fois sur dix, ces navigateurs d’occasion ne savent pas hisser une voile, ni manier un aviron ; qu’ils n’ont pas de boussole, ni de cartes. Ils s’en vont à l’aventure dans une coquille de noix, sans moyen de lutter contre la tempête. Bien des chances, par conséquent, d’être engloutis, s’ils ne meurent pas de faim et de soif avant d’arriver au port…

Tout cela pour se voir, les trois quarts du temps, happés par la police australienne, mis en prison, fustigés du fouet à sept lanières, et livrés aux autorités françaises. Aboutir à un tel résultat après tant de périls courus et une si extraordinaire somme de volonté déployée, avouez que ce doit être dur.

Il existe en ce moment, dans la prison de l’île Nou, un individu qui a accompli trois fois cette odyssée. Lors de sa dernière fuite, il a pu, grâce à sa connaissance approfondie de la langue anglaise et des mœurs locales, séjourner pendant quatre années dans le New-South-Wales et s’y marier. Au lieu de s’appeler tout bonnement Michelot, il devrait se nommer Rocambole.

Nombreuses sont les anecdotes de ce genre qui se pressent sous ma plume. En voici une, entre cent qui pourraient, comme elle, servir de thème à quelque roman feuilleton.

Le héros, un faussaire émérite, véritable artiste en la matière, fut condamné aux travaux forcés après avoir longtemps dépisté la police.

Tantôt fils d’un amiral, tantôt neveu d’un académicien ou cousin d’un évêque, vicomte, marquis ou baron, changeant de style et d’écriture, comme il changeait de nom et de qualité, Grolet déploya dans ce jeu une virtuosité des plus remarquables.

Ses talens exceptionnels ne pouvant s’exercer derrière les murs d’un pénitencier, froissé d’ailleurs dans ses instincts aristocratiques par le mauvais ton de ses compagnons, il résolut de reprendre la vie d’aventures. S’échapper, se jeter à la mer, et, moitié nageant, moitié s’appuyant sur un tronc d’arbre, traverser la rade sans éveiller l’attention des sentinelles, tout cela fut, pour lui, chose facile.

Il s’était ménagé la complicité d’un libéré qui lui procura des vêtemens et une retraite bien choisie où il attendit que ses cheveux et sa barbe eussent poussé.

Il employa ce temps à se confectionner un état civil très complet : timbres, signatures, paraphes, rien n’y manquait. Ainsi pourvu d’un nouvel avatar, il s’installa tranquillement à Nouméa, se donnant comme chargé par un groupe de financiers d’étudier le pays, au point de vue de l’installation d’une industrie quelconque.

On ne lui en demanda pas plus long : la correcte élégance de ses manières le fit rechercher ; on l’invita, et un honnête commerçant, qui mariait sa fille, le pria même de servir à celle-ci de témoin à la mairie et à l’église. Cette circonstance l’ayant probablement mis en goût, il sollicita et obtint la main d’une jeune et jolie veuve, possédant, cela va sans dire, quelque bien au soleil d’Océanie.

Le chevalier d’industrie faisait sa cour, la petite veuve flirtait avec entrain pour le bon motif, lorsqu’un vulgaire accident le perdit.

Les deux fiancés s’étaient donné rendez-vous au gouvernement, où un bal devait réunir le « Tout Nouméa » des grandes occasions. Pimpant, la moustache en croc, une fleur à la boutonnière de son habit, Grolet traversait, pour s’y rendre, la place des « cocotiers » qui, par manière d’exception, est assez bien éclairée. Des gens étaient là, assis sur le gazon, en famille, et fumant. Malheureusement, — à quoi pourtant tiennent les destinées ! — il tira de sa poche un régalia ; n’ayant point de briquet, il avisa un surveillant militaire qui, son service fait, s’en retournait à la caserne, d’un pas tranquille, le cigare aux lèvres.

— Pardon, mon brave, dit-il en l’abordant, veuillez, je vous prie, me donner du feu.

Le sous-officier s’arrêta poliment et se mit en devoir de rendre à son interlocuteur le service demandé ; mais à peine le jeune gentleman eut-il approché son visage du sien, que deux mains vigoureuses le saisirent au collet : le surveillant avait reconnu Grolet à un signe très particulier que présente son œil gauche.

Entraîné au poste, force lui fut d’avouer ; on le rasa, on lui fit endosser la vareuse de toile, et, pendant qu’on l’emmenait, la brise lui apportait l’écho d’une valse joyeuse, au son de laquelle dansait, en l’attendant, la petite veuve.

Quand j’ai vu ce pauvre diable, il était enfermé depuis quinze mois dans une cellule qu’il va occuper trois années encore, à moins qu’il ne meure, ce qui est probable.

Je n’ai pu m’empêcher de le plaindre.


En dehors de ces peines qui ne peuvent plus être infamantes, mais qui sont sérieusement afflictives, le transporté est exposé à se voir infliger des punitions disciplinaires nombreuses, dont les principales sont, par ordre de gradation : la prison, la cellule, le cachot, le camp disciplinaire.

Mauvaise volonté, insubordination, ivresse, outrages aux agens et fonctionnaires, telles sont les fautes qui, suivant leur gravité et leur fréquence, entraînent ces diverses mesures de répression.

Dans les camps disciplinaires, la durée des punitions est doublée. Les infractions légères y sont punies de « salle de discipline, » ce qui consiste, dit le règlement, à marcher à la file indienne et en silence, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; la marche est interrompue toutes les demi-heures par un court repos, durant lequel les condamnés sont assis sur des dés en pierre.

Ces établissemens sont exclusivement affectés à l’internement des « incorrigibles, » définition d’ailleurs peu exacte, car elle paraît être en contradiction avec l’esprit qui a si heureusement inspiré, comme je l’ai fait remarquer, notre législation pénitentiaire. Je n’en veux pour preuve que le texte même au-dessus duquel elle figure, et où on lit ceci[4] : « Les hommes qui sont restés trois mois sans punition et paraissent avoir mérité leur renvoi du camp disciplinaire peuvent en sortir sur la proposition d’une commission » Qu’est-ce qu’un « incorrigible » dont on prévoit l’amendement ?

Les camps disciplinaires, où l’on ne pénètre qu’avec des permissions difficilement accordées, ne sont point faits pour rendre le visiteur fier de sa qualité d’homme. C’est en effet, je vous jure, un spectacle lamentable que celui de ces êtres amaigris et pâles, aux laces patibulaires, le corps mal recouvert par de vieux sacs, tirant la jambe droite alourdie par le port de la chaîne, travaillant sans une seconde d’arrêt pendant toute la durée de la « séance, » sous la garde de nombreux surveillans que seconde une escouade de vigoureux Canaques bien armés ; le moindre mouvement pour fuir a, comme réplique immédiate, une balle de revolver, ou un coup de sagaie bien dirigé.

Aucune évasion ne s’y est encore produite. C’est tout dire.

Dans les intervalles du travail et au moment des repas, les habitans du camp sont enfermés dans leurs cases, où il leur est loisible de manger leur très maigre pitance et de s’étendre sur leur lit, qui se prêterait difficilement aux charmes de la grasse matinée, étant rembourré avec du béton ; le hamac ou les planches seraient ici du sybaritisme.

Vous me direz qu’ils ont la journée de huit heures ; mais assaisonnée ainsi, cette panacée des revendications sociales semble fade.

Elle est impuissante à empêcher les suicides, les mutilations volontaires, tous les actes abominables et insensés que peut inspirer à des natures perverses l’exaltation de la misère et du désespoir.

Par un phénomène assez curieux, ces attentats sont contagieux comme une épidémie. Je me souviens qu’il y a trois ans, au « camp Brun, » elle sévissait d’une façon inquiétante : c’était comme un vertige qui s’était emparé de tous ces cerveaux détraqués.

Le branle fut donné par un jeune forçat âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans. Il n’avait qu’une peine assez courte à purger et devait être prochainement libérable. Mauvaise tête, s’il en fut, insubordonné et surtout invinciblement paresseux, ce garnement se vit infliger quelques mois de séjour au camp disciplinaire. Furieux d’être obligé de travailler durement et ne sachant comment s’y soustraire, il imagina de se crever les yeux avec des épines ; la semaine suivante, quatre ou cinq de ses camarades l’imitèrent ; puis, ce fut autre chose ; il devint à la mode de se couper un pied ou une main, de se désarticuler un bras, etc. C’était effrayant ! et on était menacé de voir le camp se transformer en une horrible réunion de mutilés volontaires.

On dut réagir. Le camp était, au moment dont je parle, commandé par un homme énergique, M. V… Il n’alla pas par quatre chemins ; pour les aveugles, il fit établir une sorte de cirque fermé par des barrières à hauteur de la main, et il les obligea à s’y promener tous les jours, pendant huit heures, avec un sac de sable sur les épaules. Les manchots étaient attelés à des tombereaux, et ainsi des autres. Grâce à cette thérapeutique d’un nouveau genre, l’épidémie ne tarda pas à décroître.


Ne croyez pas que je prétende vous avoir, dans ce peu de pages, présenté autre chose qu’une esquisse fort incomplète du bagne moderne vu sous l’un de ses aspects les plus douloureux. Cela suffit, d’ailleurs, à mon ambition, car c’est le privilège des ébauches crayonnées d’après nature, que de laisser une sensation, peut-être trop générale, mais exacte.

Mon but était celui-ci : montrer par combien d’épreuves de tout genre aura passé le forçat depuis le jour de son débarquement jusqu’au moment où il parvient à entrer dans le groupe de la sélection : comme conséquences, faire admettre sa régénération possible au nombre des hypothèses acceptables. Le microbe du crime est « atténué » certainement ; mais pourra-t-il l’être jusqu’à l’innocuité ? a-t-on chance de le détruire ? J’ose prétendre que oui. Par les mêmes procédés au moyen desquels on débarrasse maintenant le corps humain du virus rabique, on chasse parfois des âmes contaminées le virus moral. Cet autre institut Pasteur, dont les bienfaits méritent d’être décrits, s’appelle la « colonisation pénale. »


PAUL MIMANDE.

  1. Exactement 41,006 habitans, ainsi répartis d’après le dernier recensement :
    Population libre 9,061
    Transportation 7,477
    Indigènes 25,068
    Total 41,606
    Français 8,186
    Anglais 429
    Autres nationalités 446


    Les dépendances de la Nouvelle-Calédonie, Ile des Pins, Ile Loyalty, Iles Belep, Chesterfield, Wablis, contiennent 17,000 Canaques.

  2. C’est un fait très curieux, il me semble que, si les termes de cette allocution varient, le sens est toujours à peu près le même. J’ai entendu certains condamnés faire une espèce de profession de foi religieuse.
  3. Ce n’est pas le lieu de discuter ici cette question des contrats, qui a soulevé de vives polémiques. L’honorable M. Léveillé, professeur à la Faculté de Droit de Paris, s’en est montré l’adversaire résolu, et je souhaite fort, pour l’avenir de la colonie, que sa croisade soit couronnée de succès.
  4. Art. 41 du décret réglementaire.