Au Klondyke/02

La bibliothèque libre.
Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 23-51).



II

le caïman



L e temps était splendide. Un soleil éblouissant dorait la crête écumeuse des vagues de l’océan Atlantique. Le Caïman, joli trois mâts, filait, toutes voiles dehors, sous l’action d’une bonne brise.

Sur le pont, les matelots, gais et insouciants, allaient et venaient, un refrain aux lèvres, tandis que le timonier, assis à la barre, fumait nonchalamment sa pipe.

Appuyé contre le mât de misaine, un homme se tenait immobile, les yeux fixés sur l’immensité des flots. Il était là depuis quelques minutes, quand il sentit une main se poser sur son épaule.

Il tressaillit comme au sortir d’un rêve et se retourna vivement.

— Charles ! dit-il.

— Tu sembles étonné de me voir.

— Pardonne-moi, mais ma pensée était bien loin de ce navire…

— Puis-je te demander vers quelle rive elle s’était envolée !

— Ne le devines-tu pas ?

— C’est de la fièvre, mais cela passera, monsieur le comte, dit Charles Vernier, que le lecteur a certainement reconnu.

Le comte Henri de Navailles poussa un profond soupir.

— Ce voyage sera bien long ! dit-il en hochant la tête.

— Si tu en es déjà là, il vaut mieux virer de bord… Comment ! nous avons quitté la France depuis quatre jours, et tu te plains de n’être pas encore arrivé ?

— L’existence, sur ce navire, n’est pas d’une gaieté folle.

— Espérais-tu donc voyager au son des violons ?

— Non, mais…

— Pas d’observation… À ta première réclamation, je te fais mettre aux fers.

— Je voudrais bien voir cela ! s’écria le comte en riant.

— Oublies-tu donc qu’un capitaine est roi à son bord ?

— Ainsi, tu me défends de récriminer contre la longueur du voyage et l’ennui que me cause la monotonie du paysage ?

— Absolument ; d’autant plus que tu exagères singulièrement. Est-il rien de plus beau que cette immensité qui nous entoure, que ce soleil qui semble ne briller que pour nous ?… Et ce roulis qui nous berce si doucement, n’est-il pas agréable ?

— Oui, oui, il est joli, ton roulis ; il m’a donné le mal de mer pendant deux jours. Puisque le navire est construit pour marcher aussi à la vapeur, pourquoi t’obstines-tu à marcher à la voile ? Nous sentirions moins ce roulis que tu trouves si agréable.

Il était là depuis quelques minutes… (page 29).

— Mon cher, l’avantage d’un bâtiment comme le Caïman est de pouvoir poursuivre sa route sans subir de ralentissement dans la marche et d’économiser le combustible tant qu’Éole veut bien être de la partie. Que le vent tombe et une heure suffira pour que nous soyons sous pression ; mais jusque-là, il est inutile de gaspiller le charbon.

— Des économies ?… ricana le comte.

— Mon Dieu ! oui.

— À t’entendre, on ne se douterait pas que nous allons conquérir des millions.

— Au contraire, on s’en douterait parfaitement, car la réussite d’une entreprise dépend du bon ordre avec lequel on la poursuit…

Charles Vernier fut interrompu par son second, qui s’approcha de lui rapidement.

— Capitaine, dit-il, le vent fraîchit ; peut-être ferions-nous bien de diminuer la toile.

Le capitaine leva la tête, consulta le vent, et fronça légèrement les sourcils.

— Vous avez raison, lieutenant, dit-il vivement. Le vent a fraîchi si rapidement que je ne m’en suis pas aperçu… Faites carguer la misaine et le grand hunier.

Une minute plus tard, le maître d’équipage faisait entendre un coup de sifflet, et les matelots de quart s’élançaient dans les agrès.

Charles Vernier suivit attentivement l’exécution des ordres qu’il avait donnés, puis lorsque les matelots furent redescendus sur le pont, il dit à son ami.

— Mon cher, puisque tu te plains de la monotonie du voyage, réjouis-toi, tu vas avoir de l’agrément.

— Que veux-tu dire ?

— Dans quelques heures, nous allons essuyer une jolie bourrasque… peut-être même une tempête.

— Quelle différence y a-t-il ?

— La bourrasque dure peu, mais la tempête se prolonge parfois un jour ou deux.

— Il ne manquait plus que cela !

— Décidément, tu n’es jamais content.

— Sur quoi bases-tu tes prévisions ?

— Sur ce petit nuage blanc que tu vois là-bas et qui semble courir après nous… Le soleil commence à décliner à l’horizon ; ce sera sûrement pour cette nuit :

— Que devrai-je faire pendant ce temps-là ?

— Rester dans ta cabine, car, sur le pont, tu gênerais la manœuvre et pourrais être emporté par une lame.

Un coup de vent passa dans les cordages avec un sifflement lugubre.

Le capitaine bondit sur la dunette et, saisissant son porte-voix :

— Tout le monde sur le pont ! cria-t-il.

Le maître d’équipage descendit dans l’entrepont et répéta l’ordre de son chef.

En un clin d’œil les matelots furent à leurs postes.

— Attention ! cria alors le capitaine… Cargue la grande voile, le petit hunier et les perroquets !

Ces différents commandements furent exécutés avec une rapidité et une précision prouvant que Charles Vernier avait bien choisi son équipage.

Le soleil avait complètement disparu et la nuit venait rapidement. Les vagues bouillonnantes avaient pris subitement des proportions effrayantes. Le Caïman filait comme un cheval de course, tantôt sur le haut des lames tantôt plongeant entre elles comme s’il s’engloutissait.

Sur l’ordre formel de son ami, le comte était descendu dans sa cabine, d’où il entendait avec une certaine appréhension la voix terrible de la tempête, maintenant dans toute sa fureur. Le ciel était couvert de nuages noirs sillonnés d’éclairs livides que ponctuaient de terribles coups de tonnerre. Bientôt la pluie tomba avec violence. Le navire, secoué dans tous les sens, n’obéissait plus au gouvernail. Charles Vernier fit carguer ce qui restait de voiles, mais la bourrasque était telle que le Caïman continua sa course folle. Cramponnés aux bastingages, les matelots ressemblaient à ces damnés de l’Enfer du Dante, qui sont emportés dans un éternel ouragan.

Soudain, dominant les bruits de la tempête, une voix mâle, solennelle, se fit entendre. C’était celle d’un timonier breton qui adressait un suprême appel à sainte Anne d’Auray. Lorsqu’il eut achevé sa prière, l’équipage entier la répéta, car chacun comprenait que la puissance divine pouvait seule sauver le navire.

Cependant, l’ouragan continuait de faire rage et les matelots, malgré leur foi en la mère de la Vierge, commençaient à désespérer, quand le vent s’apaisa presque brusquement en même temps que les nuages s’enfuyaient, laissant passer entre eux une pâle clarté annonçant le jour.

Pendant une heure encore les flots tumultueux firent bondir le Caïman ; puis, peu à peu, ils se calmèrent et le soleil émergea majestueusement à l’horizon.

À ce moment une tête pâle surgit d’une écoutille. À cette vue, un jeune matelot d’une vingtaine d’années, sauta d’une vergue sur le pont en criant :

— Valentin !… Viens, mon ami Valentin, que je t’embrasse !

Mais le domestique du comte s’empressa de disparaître afin d’échapper à cette expansion dont il se méfiait fort. En effet, le marin, qui avait nom Loriot, était un espiègle parisien, toujours en quête d’un bon tour à jouer.

À peine à bord du Caïman, il avait constaté que le bon Valentin était doué d’une certaine dose de naïveté. Comme, en mer, les plaisirs sont assez rares, le rusé Parisien n’avait pas tardé à se procurer des distractions aux dépens du brave domestique qui, n’étant point habitué aux coutumes du bord, était bientôt devenu la joie de l’équipage. Les malices que l’on faisait au pauvre garçon n’étaient pas toujours d’un goût exquis : s’il montait sur le pont pendant que l’on procédait à la toilette du navire, il était certain de recevoir en plein visage une demi-douzaine de seaux d’eau, désagréments qu’il mettait généralement sur le compte de son inattention. Il s’empressait alors d’aller changer de vêtements, et revenait gaiement au milieu des matelots, pour disparaître presque aussitôt dans une écoutille ouverte comme par mégarde.

Bien qu’il fût doué d’un excellent caractère, Valentin avait fini par se fâcher tout rouge, car il avait plus d’une fois remarqué que le Parisien se trouvait près de lui chaque fois qu’il était victime d’une mésaventure. Droit et honnête, il lui avait dit franchement ce qu’il pensait ; mais Loriot n’avait répondu qu’en se jetant à son cou et en lui jurant une amitié éternelle.

Très touché de cette protestation affectueuse, Valentin avait senti ses yeux se mouiller d’attendrissement, et il avait serré dans ses bras le jeune loustic en le priant de lui pardonner ses injustes soupçons. Mais il n’avait pas tardé à reconnaître qu’il avait été trop confiant et que la parole des hommes n’est pas toujours mot d’évangile ; aussi redoutait-il fort de se trouver en contact avec son tyran. S’il se fût plaint à son maître, nul doute que les plaisanteries dont il faisait tous les frais n’eussent pris fin ; mais il était trop loyal pour recourir à de semblables procédés. Il se disait que le temps changerait les idées de ses persécuteurs et que l’on finirait pas le laisser en repos. En attendant, il employait des ruses d’Apache pour éviter les mauvais tours du Parisien qui, de son côté, déployait toutes les ressources de son intelligence pour tendre des pièges au pauvre diable.

Cinq jours s’étaient écoulés depuis la tempête, quand, un soir, Valentin s’approcha du gaillard d’arrière, où une dizaine de matelots, assis en rond, écoutaient une histoire que leur racontait un timonier.

À sa grande surprise, au lieu de l’accueillir par des lazzis, selon leur coutume, deux marins, sur un signe du Parisien, s’écartèrent silencieusement afin de lui permettre de prendre place dans le cercle. Il s’assit donc, heureux de la gracieuseté des matelots, et écouta gravement le récit du conteur.

Quand ce dernier eut achevé sa narration, tous se levèrent : Valentin voulut en faire autant, mais il ne put y parvenir. Il s’aperçut alors que les matelots l’avaient fait asseoir sur une couche de goudron frais, de sorte que, pendant une heure qu’il était resté assis, le fond de son pantalon s’était littéralement attaché au plancher. Il avait beau se démener dans tous les sens, impossible de se tirer de là.

Valentin voulut en faire autant… (page 32).

— Ah ! dit-il aux matelots qui riaient en se tenant les côtes, vous êtes bien méchants !

Tout à coup, une idée géniale traversa son cerveau : déboutonnant rapidement son vêtement, il s’élança hors de son pantalon et, en caleçon, s’enfuit précipitamment, poursuivi par les matelots qui lui barrèrent le chemin de l’écoutille. Alors, affolé, honteux de son costume qui n’en était plus un, il se sauva sur le gaillard d’avant, suivi des marins. Se voyant serré de près, il bondit dans les agrès et gagna la vergue de misaine. Le gabier en vigie dans la grande hune, ne comprenant rien au spectacle qu’il avait sous les yeux, cria, au hasard :

— Une voile sous le vent !

Le maître d’équipage, qui sortait de l’entrepont, répéta ce cri, et, en moins d’une minute, le capitaine, le lieutenant et l’équipage furent réunis sur le pont.

Un éclat de rire général éclata comme une bordée à la vue de Valentin qui, cramponné au mat de misaine, à vingt pieds du pont, suppliait qu’on lui jetât un pantalon.

Comprenant en partie ce qui s’était passé, Charles Vernier donna l’ordre qu’on allât quérir le vêtement demandé, et cinq minutes plus tard, Valentin était sur le pont, rouge de confusion et outré de cette dernière plaisanterie.

Le capitaine ne songea pas un instant à réprimander les mauvais plaisants, car il savait que son admonestation n’eût fait qu’aggraver la situation de Valentin. Il se contenta d’emmener ce dernier dans sa cabine et de lui donner une foule de bons conseils pour qu’il pût, à l’avenir, déjouer les plans de ses ennemis.

Valentin écoula avec beaucoup d’attention ce que lui disait l’ami de son maître, et se promit bien de suivre ses instructions.

Comme il avait de l’ordre et de l’économie, il remonta sur le pont pour aller décoller son pantalon ; mais à la place de son vêtement, il ne trouva qu’une queue de morue.

— Décidément, murmura-t-il, ces gens-là ont le diable dans le corps !

Au même moment, sa culotte, roulée en boule, fut lancée d’une vergue et lui arriva en pleine figure.

Cette fois, il devint furieux. Apercevant, sur la proue, un matelot qui riait aux éclats, il courut à lui, mais ce dernier s’élança sur le mât de beaupré qui, comme on le sait, prolonge la proue et s’avance au-dessus de l’eau. Valentin, lancé comme un boulet, passa par-dessus le bordage.

— Un homme à la mer ! cria le matelot, en même temps qu’il plongeait. Cinq de ses camarades l’imitèrent si bien que Valentin fut immédiatement repêché.

Le lieutenant avait fait mettre en panne et ordonné que l’on mît une chaloupe à la mer.

L’embarcation touchait à peine les flots, que le domestique du comte en approchait, soulevé par quatre bras vigoureux, ce qui lui donnait l’aspect d’un dieu marin.

Tant qu’il s’était agi de se divertir, on n’avait pas ménagé les avanies à Valentin ; mais lorsqu’on l’avait vu en péril, chacun s’était précipité à son secours, avec cette généreuse abnégation de soi-même qui caractérise la race française.

Aussitôt que la chaloupe fut remontée, ainsi que Valentin et ses sauveurs, Charles Vernier harangua sévèrement l’équipage.

— Vos plaisanteries, dit-il en terminant, ont failli coûter la vie à un brave garçon ; j’espère que cela vous servira de leçon et que, à l’avenir, vous choisirez un peu mieux vos distractions.

Les matelots se retirèrent, l’oreille basse, car ils se rendaient parfaitement compte qu’ils n’étaient point exempts de reproche.

Quant à Loriot, l’étourdi Parisien, il alla droit à Valentin et lui tendit la main en disant d’un ton de voix sincère.

— Mon vieux, ne me garde pas rancune, j’ai fait des bêtises, mais cela ne se renouvellera pas, je te le promets.

Instruit par l’expérience, Valentin fixait sur son tyran un œil méfiant, mais il vit, dans son regard, tant de franchise, qu’il serra la main qui lui était tendue.

— Cette fois, c’est bien vrai, n’est-ce pas ? demanda-t-il pourtant.

— Je te le jure ! fit solennellement le Parisien.

Et pour lui prouver sa sincérité, il voulut l’emmener boire un verre de rhum, mais le sobre Valentin, tout en le remerciant, lui déclara qu’il ne buvait jamais d’alcool, et que, pour le moment, tout ce qu’il désirait, c’était de changer de vêtement.

— Eh bien ! va te sécher, lui dit le Parisien en lui administrant, en signe d’amitié, une tape dans le dos, qui lui fit faire un bond de deux mètres en avant. Valentin s’enfuit dans sa cabine en grommelant :

— Ils ont failli me faire noyer avec leurs plaisanteries, et maintenant, ils vont me démolir avec leur amitié.

À partir de ce jour, Valentin put aller et venir librement sans avoir à redouter les brimades ou les facéties. Quand il montait sur le pont, les matelots de quart le saluaient d’un :

— Bonjour, Valentin !

À quoi il répondait, avec son plus gracieux sourire :

— Bonjour, Messieurs !

En apprenant ce qui s’était passé, M. de Navailles était devenu pâle de colère, car il aimait beaucoup son frère de lait. Sans son ami, il se fût élancé sur le pont pour apostropher les matelots. Charles Vernier lui représenta fort logiquement qu’il n’était, pour l’équipage, qu’un étranger, c’est-à-dire un passager, et que c’était à lui, le capitaine, à s’occuper de cette affaire. Il expliqua au comte que les matelots sont de grands enfants que l’on doit prendre par le cœur et non par des menaces plus ou moins sérieuses.

M. de Navailles se rendit enfin à ces raisons, mais en se promettant bien d’intervenir si les matelots recommençaient à tarabuster son domestique.

Valentin fut le premier à lui faire connaître le changement survenu dans ses rapports avec l’équipage, ce qui lui causa un sensible plaisir, car dans une expédition aussi périlleuse, il est indispensable que l’accord entre tous soit parfait.

Depuis la fameuse soirée où Valentin avait pris son bain forcé, il s’était lié intimement avec Loriot, à tel point que l’on voyait rarement l’un sans l’autre. Le Parisien accablait son ami de protestations d’amitié ; en revanche, ce dernier lui rendait une foule de petits services : il lui cirait ses chaussures et prenait soin de ses vêtements avec des attentions de bonne ménagère. Après le lavage du pont, lorsque Loriot descendait dans l’entrepont, il trouvait toujours sur le bord de son hamac une chemise de flanelle bien sèche et une vareuse bien brossée, tandis que, dans un coin, deux souliers brillaient comme des miroirs. En un mot, le rusé Parisien exploitait sans vergogne le bon cœur de Valentin, qu’il considérait de bonne foi comme son domestique. Il allait même jusqu’à lui faire culotter ses pipes, car, en fumeur consommé, le Parisien avait horreur de l’odeur de terre qui, lorsqu’elles sont neuves, se mêle au tabac. Ces jours-là, Valentin ressemblait à une cheminée ambulante. Il allait et venait sur le pont, aspirant des nuages de fumée qu’il faisait passer à la fois par la bouche et les narines. Les autres matelots avaient bien essayé de le décider à leur culotter aussi des pipes, mais Valentin leur avait répondu par un refus catégorique, déclarant que ce genre d’exercice lui causait d’épouvantables maux de cœur qu’il ne supportait que pour être agréable à son ami Loriot.

Chose étrange : dans la conduite de Loriot, il entrait plus d’espièglerie que de duplicité : tout en se réjouissant du rôle qu’il faisait jouer à Valentin, il n’eût point toléré qu’un autre se moquât de lui. Comme il était robuste et agile et que, de plus, il connaissait admirablement la savate, cette escrime des faubourgs parisiens, ses camarades n’avaient garde de railler ouvertement celui dont il exploitait avec tant de désinvolture la naïveté quelquefois excessive.

C’est un malin ! disaient parfois les uns, en parlant de Loriot.

— C’est une canaille ! disaient les autres, car il abuse vraiment trop de ce pauvre garçon.

— Bah ! reprenaient les premiers, puisque ça leur fait plaisir à tous les deux…

Ceux-ci étaient certainement dans le vrai, car chacun entend le bonheur à sa façon : Valentin éprouvait du plaisir à se dévouer pour le Parisien, qui, lui, était enchanté de ces prévenances.

Un auteur anglais a dit : Pour que deux hommes soient unis par une solide amitié, il faut que leurs tempéraments offrent une certaine dissemblance, de manière que « les angles saillants de l’un pénètrent dans les angles rentrants de l’autre » formant en quelque sorte une unité complète.

Il n’est donc pas étonnant que ces deux natures si différentes se soient comprises : Loriot était intelligent, espiègle et quelque peu sceptique ; Valentin, au contraire, était un peu naïf, sérieux et confiant. Ils s’étaient donc complétés l’un par l’autre, et rien ne semblait devoir troubler leurs bonnes relations.

Cependant le Caïman, poussé par une bonne brise, filait rapidement sur l’océan. Un matin, en montant sur le pont, le capitaine Vernier aperçut du givre après les agrès, indice certain que l’on approchait du détroit de Davis.

Il y avait un mois que le navire avait vu les côtes de la France s’effacer à l’horizon. Ce voyage à travers l’immensité, sans autre vue que le ciel et les vagues écumantes, avait singulièrement influé sur l’esprit du comte de Navailles. Lui, qui était naguère d’une insouciance incroyable, avait fini par subir l’influence de l’ambiance qui l’entourait. Les chants des matelots lui semblaient mille fois préférables aux sons des orchestres qui, autrefois, emportaient les valseurs à travers ses brillants salons ; et quand le soir, appuyé sur le bordage, il entendait la voix plaintive de la brise passer dans les agrès, il se prenait à regarder le ciel, le cœur agité par une émotion indéfinissable.

Ce changement n’avait pas échappé à Charles Vernier, et plus d’une fois il avait surpris son ami rêvant ainsi sous le scintillement des étoiles. Cette métamorphose l’avait ravi, car il aimait sincèrement le comte et désirait vivement le voir revenir à une perception plus exacte des choses de la vie et des devoirs qui incombent à un homme soucieux de sa dignité et de l’estime des autres, ce qui, jusque-là, lui avait totalement fait défaut. Un soir que M. de Navailles s’attardait plus que de coutume dans une de ses rêveries, il s’approcha de lui et lui demanda brusquement :

— À quoi songes-tu donc, Henri ?

— Mais… dit le comte un peu troublé, je ne sais… à rien.

— Allons, allons, reprit Vernier en souriant, ne te défends pas d’éprouver un certain charme à la contemplation de ce beau ciel où l’œil du marin croit toujours apercevoir le visage de Dieu. Ah ! vois-tu, notre existence à nous autres ne ressemble en rien à celle des habitants des villes. La vue des merveilles scientifiques au milieu desquelles ils vivent leur fait parfois oublier qu’ils ne sont que poussière et qu’ils retourneront en poussière. Le scepticisme les envahit et ils ne semblent point se douter que tout ce dont ils sont si fiers est l’œuvre du Créateur, sans qui nous serions encore dans le néant. Les marins, au contraire, sentant continuellement le besoin d’une protection occulte qui, au moment des dangers, seconde leurs efforts, tournent sans cesse leur regard et élèvent leur âme sur celui qui peut tout, car sur ces vagues, l’homme se sent bien peu de chose, et s’il ne comptait que sur lui-même, le cœur lui manquerait plus d’une fois. La nuit où nous eûmes à essuyer cette fameuse tempête, n’as-tu pas entendu l’équipage implorer la patronne des Bretons ? Sans ce suprême espoir, tu eusses vu mes matelots affolés de terreur en face de la mort qui se dressait effrayante et presque inévitable. Au lieu de ce morne désespoir, ils se tenaient fermes et résolus, confiant en la puissance de celle qu’ils imploraient… Essaie un peu de leur dire qu’ils ne lui doivent pas leur salut, tu verras comme ils te recevront ; il n’y aurait même rien d’étonnant à ce qu’ils te fissent passer par dessus le bord.

— Oui, oui, dit le comte ; tu dois avoir raison. Depuis quelques jours, je ne me sens plus le même : tout un monde de pensées nouvelles s’empare de mon esprit, et, faut-il te l’avouer ?… Eh bien… parfois j’ai honte de mon existence passée. Je me dis que l’homme doit avoir été créé pour autre chose que pour les plaisirs frivoles où j’ai englouti ma fortune.

— À la bonne heure ! s’écria joyeusement Charles Vernier. Tu te ressaisis enfin et le gentilhomme remplace le gommeux oisif… Tes paroles me ravissent, car j’y vois l’indice d’une existence nouvelle pour toi. Dans quelques mois, tu auras de l’or, beaucoup d’or ! songe à l’employer utilement, et tu sentiras alors combien il est doux de pouvoir s’estimer soi-même. Maintenant allons nous reposer… Le vent est bon, la mer est calme ; demain nous entrerons dans le détroit de Davis, c’est-à-dire dans la deuxième partie de notre voyage.


Après cinq jours d’une marche fatigante… (page 45)

Les deux amis échangèrent une poignée de mains, puis chacun se dirigea vers sa cabine.

Le lendemain, un peu avant le coucher du soleil, le Caïman quittait l’Atlantique et pénétrait dans le détroit découvert par le navigateur anglais John Davis, en 1585.

Le temps était brumeux, le ciel bas et nuageux. Une bise glaciale soufflait avec des sifflements aigus ; aussi, le comte, peu accoutumé à une semblable température, s’enferma-t-il dans sa cabine avec la ferme résolution de n’en sortir que lorsqu’il lui faudrait quitter le bord.

Cependant, le navire filait à toute vitesse, et ne tarda pas à pénétrer dans le détroit de Lancastre, puis dans celui de Barrow. Doublant ensuite le cap de la Providence, situé au sud de l’île Melville, le capitaine entra dans le détroit de Banks ; enfin, passant devant le cap Prince Alfred, il lança le Caïman dans l’Océan Arctique et gouverna à l’Ouest, se dirigeant droit sur la baie de Mackenzie, où il jeta l’ancre après un voyage de plus de trois mois.

Charles Vernier ordonna que l’équipage prit deux jours de repos, dont il profita pour aller à terre afin de se procurer des porteurs pour faire transporter le matériel indispensable jusqu’au Klondyke, dont il connaissait l’emplacement exact.

Il n’eut aucune peine à trouver vingt hommes robustes, habitués au climat. C’étaient, pour la plupart, des Indiens civilisés, pauvres hères qui, pour une somme relativement modique, sont toujours à la disposition de ceux qui veulent bien les employer.

Aux termes de leurs engagements, les matelots du Caïman n’avaient pas de rémunération fixe. Charles Vernier s’était engagé à leur abandonner un vingtième de ce que rapporterait l’expédition, moyennant quoi ils lui devaient leurs services à terre comme à bord. Ils étaient trente, tous intelligents et énergiques. En mettant le pied sur le Caïman, ils savaient ce qui les attendait, c’est-à-dire des fatigues et des dangers sans nombre, peut-être même la mort ; mais ils savaient aussi qu’en cas de réussite leur part dans les bénéfices serait fort belle.

Le capitaine décida que vingt hommes de l’équipage seraient tirés au sort, et se joindraient aux porteurs qu’il avait engagés ; dix devaient rester à bord. Le tirage au sort avait pour but d’éviter toute jalousie entre les matelots, car il était bien évident que chacun n’eût pas demandé mieux que de rester sur le Caïman.

Quand les hommes qui devaient l’accompagner furent désignés, le capitaine fit débarquer des chaloupes démontables qui, par un système ingénieux, pourraient, lorsque ce serait nécessaire, être placées sur des affûts roulants, ce qui permettait de voyager par terre et par eau, précaution indispensable dans une contrée comme le Youkon sillonnée en tous sens par des rivières.

Au moment du départ, chaque matelot fut armé d’un fusil à répétition muni d’une courte baïonnette, d’un revolver et d’une hache d’abordage. Cette dernière arme devait surtout servir à frayer un passage dans les forêts vierges que l’on aurait à traverser.

Enfin, huit jours après l’arrivée du Caïman dans la baie de Mackenzie, Charles Vernier et le comte de Navailles se plaçaient en tête de leur troupe et se dirigeaient vers l’intérieur des terres.

Malgré les représentations du comte, Valentin avait énergiquement refusé de rester à bord.

— Ma place est près de vous, avait-il déclaré, et je ne vous quitterai pas.

Puis il était allé se ranger à côté de son ami Loriot, dont le nom avait été désigné par le sort pour suivre l’expédition dans l’intérieur des terres.

Les chaloupes, dont plusieurs étaient remplies de vivres et d’outils, avaient été placées sur les affûts, que tiraient, au moyen de cordes, les porteurs indigènes, précédés des matelots qui leur frayaient un chemin.

Après cinq jours d’une marche fatigante, par un froid terrible, on atteignit le bord de la rivière Rouge.

Les chaloupes furent mises à l’eau et les affûts embarqués. Puis lorsque les hommes se furent installés tant bien que mal, la petite flottille commença à suivre le courant.

Dans la première chaloupe se tenaient six matelots, le comte et le capitaine Vernier qui, une boussole à la main, dirigeait sa troupe.

Le soir, on fit halte sur une rive rocailleuse et désolée. Vernier envoya une dizaine d’hommes couper quelques maigres sapins et l’on alluma de grands feux pour combattre le froid mortel de la nuit.

On était en plein été, et Vernier se demandait ce que deviendrait l’expédition si elle devait durer deux ou trois mois, car à en juger par la température actuelle, il était peu probable que des Européens pussent supporter le froid rigoureux de l’hiver. Aussi s’employait-il activement à abréger le voyage le plus possible.

Après avoir suivi le cours de la rivière Rouge pendant six jours, le capitaine fit débarquer son monde et replacer les chaloupes sur les affûts, puis il guida la marche à travers des défilés tortueux et presque inabordables, jusqu’à la rivière Plumée ; là, on fit halte pour se reposer une journée, après quoi l’on traversa la rivière.

Les aventuriers se trouvaient en face des monts Richardson, au nord du commencement des montagnes rocheuses. À partir de ce moment surgirent des obstacles sans nombre. Après avoir escaladé, en traînant le matériel, des collines hérissées de rocs, il fallait avancer à travers un sol inégal et bouleversé comme à la suite d’un tremblement de terre. Cependant, pas une plainte ne s’élevait : les porteurs s’acquittaient bravement de leur tâche, dans l’espoir d’une gratification ; les matelots quoique souffrant beaucoup du froid, faisaient preuve d’une belle intrépidité.

Un matin, au moment de lever le camp, un marin apporta au capitaine une pierre jaunâtre, grosse comme un œuf d’autruche, qu’il avait trouvée à peu de distance

— De l’or ! s’écria Charles Vernier… Ne partons pas encore, il faut que j’explore les environs.

Il s’éloigna, suivit du comte qui n’avait pu retenir un cri de joie en entendant l’exclamation de son ami.

Après avoir erré dans plusieurs directions, les deux aventuriers remarquèrent qu’en se dirigeant à l’ouest, ils foulaient un sol plus friable et d’une nuance moins foncée.

Soudain, le capitaine s’arrêta comme médusé. Le soleil venait de se lever, et ses rayons semblaient donner à la plaine un reflet doré. Il n’y avait pas à s’y tromper, à perte de vue s’étendait un terrain aurifère, coupé par une petite rivière étroite et sinueuse.

— Ami, dit Vernier en serrant convulsivement le bras du comte, nous sommes sur les bords du Klondyke. Mes renseignements étaient exacts car voici, devant nous et sous nos pieds, les trésors incalculables dont je t’ai parlé… Oublions la fatigue et le froid. Nous allons puiser à pleines mains dans ces richesses qui semblent des parcelles du soleil tombées sur cette terre encore vierge… Ah ! le chasseur canadien ne m’avait pas trompé, et il y a bien là de quoi devenir le roi de l’univers !… Retournons au camp et faisons transporter ici le matériel, afin que nous commencions les fouilles aujourd’hui même… Eh bien ! tu ne réponds rien… Qu’as-tu donc… Eh ! mais, tu te trouves mal !…

Et Vernier reçut dans ses bras le comte qui, en proie à une violente émotion, avait subitement pâli :

— Ce n’est rien, dit le jeune homme en se redressant vivement.

— La vue de tant d’or te trouble, n’est-il pas vrai ?

— Je l’avoue… mais c’est passé. Retournons au camp.

— C’est étrange ! dit Vernier avec un rire nerveux, je n’aurais jamais cru éprouver l’impression que je ressens en ce moment. Je ris et j’ai envie de pleurer.

— C’est nerveux, dit le comte en allongeant le pas ; éloignons-nous et cette impression se dissipera.

En effet, à mesure qu’ils se rapprochaient du camp, cette sorte de fascination qui les avait remplis d’un trouble indéfinissable disparaissait graduellement, et lorsqu’ils eurent rejoint leurs compagnons, ils étaient redevenus complètement calmes.

La troupe se mit immédiatement en marche.

En arrivant sur le terrain que l’on devait exploiter, les deux amis furent très étonnés de ne pas ressentir l’émotion qui les avait précédemment agités ; mais en revanche les matelots se mirent à chanter et danser comme s’ils étaient en proie à une véritable frénésie.

— De l’or !… De l’or !… hurlaient-ils sur les airs les plus variés.

Les deux amis souriaient de cette folie passagère dont ils avaient eux-mêmes ressenti les premières atteintes, mais ils ne pouvaient s’empêcher de faire quelques réflexions philosophiques sur cette étrange influence magnétique de l’or, pour la possession duquel tant de crimes se commettent, comme aussi tant de belles actions.

Les indigènes, plus calmes que les matelots, se contentaient d’exprimer leur satisfaction par des regards brillants de convoitise.

Comme tout a une fin, l’exaltation aussi bien qu’autre chose, les chants et les danses cessèrent enfin, et l’on put procéder à l’installation définitive du campement.

Quoique cette contrée fût absolument déserte, le capitaine Vernier n’en prit pas moins de minutieuses précautions afin d’être prêt à toute éventualité. Pendant que les indigènes déchargeaient les chariots, les hommes de l’équipage abattaient quelques arbres rabougris qui poussaient çà et là, comme à regret, et les amoncelaient près du camp.

Ce soir-là, les matelots soupèrent joyeusement, ce qui ne leur était pas arrivé depuis qu’ils avaient quitté le Caïman. Après le repas, lorsque les pipes furent allumées, les propos les plus extravagants, les projets les plus in


Cet enfant de la Garonne parlait gravement de faire
construire un château style moyen-âge… (page 51).

sensés prirent leur vol. Encore sous le coup de l’émotion

qui les avait affolés, les matelots faisaient des rêves d’avenir : l’un parlait d’acheter une douzaine de navires et de se faire armateur ; un autre déclarait qu’il préférait placer son argent et vivre somptueusement avec les deux ou trois cents mille francs de rente qu’il se ferait ainsi. Le plus ambitieux de tous était un Gascon : cet enfant de la Garonne parlait gravement d’acheter tout un chef-lieu d’arrondissement, d’y faire construire un château style moyen-âge et de rétablir le servage dans ses domaines. Il était bien entendu que le droit des gens, la loi, les gendarmes n’existeraient plus pour lui ; pour un peu, il eût parlé de mettre le Youkon dans sa poche et de retourner tranquillement dans son pays.

Le Parisien, qui avait écouté en riant toutes ces billevesées, jeta subitement une douche sur ces cervelles en ébullition.

— Pour faire tant de projets, dit-il tout à coup, savez-vous seulement à combien se montera votre part de bénéfices ?

L’enthousiasme tomba comme par enchantement et les pipes s’éteignirent d’elles-mêmes à ces simples mots qui rappelaient chacun au sentiment de la réalité.

— Quel malheur ! soupira le Gascon ; je croyais déjà que c’était arrivé.

Les aventuriers se retirèrent alors sous des bâches élevées à la hâte pour tenir lieu de tentes et tout dormit bientôt dans le camp, à l’exception de deux matelots placés en sentinelle.