Au Klondyke/05

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Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 83-101).



V

deuxième voyage



P ar une belle matinée de mai, le Caïman, quittait pour la seconde fois le port du Havre et s’élançait, toutes voiles dehors, vers la haute mer, dans la direction du nord.

Le comte de Navailles, appuyé contre un mât, un carnet à la main, se livrait à des calculs de mathématique, non pas, comme Galilée, pour mesurer les astres, mais pour établir par avance le chiffre des bénéfices qu’il comptait retirer de ce nouveau voyage.

Vernier avait réussi à retrouver tous ses anciens matelots, ainsi que le lieutenant, et n’avait point eu de peine à les décider à reprendre encore une fois la route du Youkon. Les quelques milliers de francs qu’ils avaient touchés leur semblaient une fortune qu’il ne demandaient pas mieux que de grossir par de nouveaux bénéfices. Rien n’était donc changé à bord du Caïman, qui fendait allègrement les flots, poussé par un bon vent de sud-est.

Les jours s’écoulaient, puis les semaines, et enfin les mois, sans que le moindre incident vint troubler la monotonie du voyage. C’était toujours le même ciel, la même mer calme à la robe de saphir, qu’une légère écume à la crête des vagues semblait orner d’une dentelle.

Enfin, à la satisfaction générale, le Caïman déboucha un jour dans la mer Arctique, filant droit sur la baie de Mackenzie, où l’ancre tomba un soir, au milieu des cris de joie des matelots énervés par cette longue route.

Instruit par l’expérience, Vernier visita soigneusement les affûts destinés à supporter les chaloupes et en fit consolider plusieurs, afin d’éviter les inconvénients qui avaient résulté de la rupture de quelques essieux, lors du précédent voyage.

Le comte trépignait d’impatience, mais Vernier n’y prenait garde. La responsabilité qui lui incombait était assez lourde pour qu’il n’attachât aucune importance à la nervosité de son ami.

— Descendrons-nous enfin à terre ? lui demandait parfois ce dernier.

— Quand tout sera prêt, répondait invariablement le capitaine.

Et il continuait de donner ses ordres et de vérifier le matériel avec la plus scrupuleuse attention.

Lorsque les porteurs engagés furent à bord, on commença de transporter à terre tout ce qui était nécessaire pour l’expédition. Comme la première fois, les matelots qui devaient suivre le capitaine furent tirés au sort, et le Parisien fut encore désigné, à la grande joie de Valentin, qui ne fraternisait qu’avec lui.

Enfin, l’on quitta la côte et l’on reprit la route primitivement suivie, mais, cette fois, sans la moindre hésitation, car les traces du passage précédent étaient assez visibles pour que l’on ne craignît point de s’égarer, ce qui eut pour résultat d’abréger de deux jours le voyage.

Bien que l’on n’eût autrefois rencontré aucun ennemi, Vernier n’en avait pas moins armé encore ses matelots, et bien lui en prit, car en arrivant à l’endroit où il avait fait sa première récolte aurifère, il se trouva face à face avec une quarantaine d’hommes à face patibulaire, dont la présence en ces lieux ne présageait rien de bon.

Il fit arrêter sa troupe à cent pas des inconnus et se disposa à entrer en pourparlers avec eux. Mais il n’en eut pas le temps ; un homme se détacha de ses compagnons et s’avança rapidement.

— Que venez-vous faire ici ? demanda-t-il brutalement en anglais à Vernier, qui, justement, comprenait et parlait couramment cette langue.

— Monsieur, répondit froidement le capitaine, j’ai pour habitude de ne répondre aux gens que lorsqu’ils s’expriment sur un ton poli.

By God ! rugit l’inconnu, je ne sais ce qui me retient de vous loger une balle dans la tête.

— Essayez, dit Vernier en tirant de sa ceinture un revolver qu’il arma.

Les deux hommes se considérèrent, les yeux dans les yeux, avec un silence inquiétant.

Les porteurs, que Vernier avait jugé prudent de ne point armer, prirent du champ et les matelots restèrent seuls groupés derrière leurs chefs, avec, à leur tête, le comte flanqué de son fidèle Valentin.

— Trêve de rodomontades, dit enfin le capitaine : que nous voulez-vous ?

— Je veux que vous partiez immédiatement, répondit l’inconnu, d’un ton où perçait la menace.

— Et si je refuse ?…

— Vos os blanchiront ici, voilà tout.

Vernier sentait une sourde colère s’emparer de lui : mais réagissant par un violent effort de volonté, il sourit et dit d’un ton fort calme :

— Monsieur, la terre appartenant au premier occupant, je pourrais vous prouver que j’ai déjà fouillé le sol à l’endroit où nous nous trouvons, mais comme cela nous entraînerait probablement dans une discussion oiseuse, je préfère vous dire ceci : le sol est aurifère sur une grande étendue, il y a là des trésors tels, que nos deux troupes réunies n’en emporteraient pas la millième partie. Retournez donc près de vos compagnons et travaillez de votre côté, comme nous travaillerons du nôtre. Si, même, nous pouvons vous être utiles, soyez certain que nous ne nous déroberons pas devant la solidarité qui oblige les hommes à s’entraider.

— Aurais-je affaire à un prédicateur ? demanda d’un ton narquois l’inconnu, en dévisageant insolemment son interlocuteur.

Le désir d’injurier était si évident que Vernier rougit de colère.

— Puisque c’est ainsi, dit-il d’une voix furieuse, je vais vous parler autrement : si, dans une heure, vous et vos compagnons n’avez pas disparu derrière cette colline que vous voyez là-bas, je me charge de vous faire quitter le terrain.

Prompt comme l’éclair, l’inconnu fit un bond en arrière arma sa carabine et l’épaula ; mais avant qu’il eût le temps de viser, Vernier lui envoya une balle de revolver entre les yeux.

Les aventuriers inconnus n’avaient, jusque-là, fait aucun mouvement. Mais en voyant tomber leur camarade, ils armèrent leurs carabines et envoyèrent une volée de balles à la troupe de Vernier, pas assez rapidement, pourtant, pour que ce dernier n’ait eu le temps de faire coucher ses matelots à plat ventre, de sorte que les projectiles sifflèrent au-dessus d’eux sans les atteindre.

— Debout ! cria Vernier… Enjoué… Feu !…

Une grêle de balles s’abattit sur les ennemis.

— Feu à volonté ! commanda encore le capitaine.

Les matelots commencèrent à faire entendre le roulement crépitant de leurs fusils à répétition, abattant vingt-cinq hommes en moins d’une minute.

Les survivants s’abritèrent derrière des accidents de terrain et firent un feu si bien dirigé que cinq matelots tombèrent morts et plusieurs furent blessés.

Comprenant que ses hommes risquaient d’être massacrés jusqu’au dernier si le combat continuait ainsi, Vernier rassembla ses matelots derrière lui et les entraîna au pas de charge afin de déloger l’ennemi et de faire cesser ce feu meurtrier.

Courant sous les balles, les marins atteignirent rapidement deux monticules de rochers où étaient abrités les aventuriers. D’un bond ils les escaladèrent, la hache au poing.

Ce fut alors un combat acharné, une mêlée sans nom : les Français combattaient avec la conscience de leur droit, leurs adversaires avec la rage de tigres à qui l’on veut voler la proie. Peu à peu, le nombre des ennemis diminua ; enfin, affolés, accablés par le nombre, voyant partout la mort, six aventuriers réussirent à prendre la fuite. Alors on se compta. Hélas ! huit marins ne devaient plus revoir la France.

Vernier, pâle et triste, contemplait ces morts dont les yeux vitreux, fixés vers le ciel, semblaient suivre le vol de leur âme dans l’infinie.

— Henri, dit-il au comte qui regardait avec effroi ces visages livides, nous tentons Dieu !… Ceci n’est que le commencement de ce qui nous attend.

Tandis que l’on creusait une tranchée pour enterrer les morts, le comte de Navailles, les bras croisés et le front penché, se prit à songer. Cette nouvelle expédition, qu’il avait voulue, était-elle nécessaire ?… Ne pouvait-il se contenter de ce que la Providence lui avait déjà permis de recueillir ?… Ces hommes étendus sans vie, qui les avait amenés là ?…

Cette réflexion fit passer en son cœur le froid qui déjà roidissait les cadavres.

Toujours sous l’empire de ces pensées, il se prit à remonter ces rives de la vie, toujours plus fleuries à mesure qu’on se rapproche de l’enfance, puis, par une brusque transition, il évoqua l’avenir ; alors, il eut peur, car les paroles de son ami résonnaient encore à son oreille. Ce n’est que le commencement de ce qui nous attend, avait-il dit. Cette menace, qui lui semblait prophétique, le glaçait d’épouvante.

Cependant, le calme rentra en lui peu à peu, et il finit par murmurer :

— Advienne que pourra !

Il est vrai que l’effrayante vision venait de disparaître.



Les matelots avaient été couchés dans leur tombe sanglante, et un monticule surmonté d’une petite croix faite de deux branches d’arbre lui rappelait seul que, dans quelques mois, des mères et des veuves allaient se voiler de deuil.

Néanmoins, il conserva de cette scène, pendant plusieurs jours, une sorte de mélancolie. Tandis que les travailleurs se courbaient vers la terre, le pic à la main, il errait à l’écart avec une taciturnité qui finit par inquiéter son ami. Mais l’esprit de ce frivole jeune homme était trop mobile pour rester longtemps sous la même influence. Les visions tristes s’effacèrent graduellement, et ce fut avec un sourire qu’il recommença à envisager l’avenir.

Il y avait un mois que l’on travaillait à fouiller la terre, et déjà les sacs s’emplissaient rapidement, quand, un jour, un cavalier accourant à toute bride, sauta à terre près du camp.

— Où est votre chef ? demanda-t-il à un matelot.

— Que lui voulez-vous ? répondit le marin, car la question avait été faite en français.

— Trêve de paroles inutiles, reprit brièvement l’inconnu. Conduisez-moi à votre chef.

Vernier, qui avait vu de loin le cavalier, s’approcha vivement.

— Le chef, dit-il, c’est moi : que me voulez-vous ?

— Je veux simplement vous prévenir que si vous ne partez pas immédiatement, vous êtes tous perdus !

Un frémissement courut parmi les matelots qui entouraient l’étranger.

— Il y a quelque temps, vous avez eu maille à partir avec des aventuriers, reprit l’inconnu.

— C’est exact, dit Vernier, mais je puis vous assurer qu’ils ne nous chercheront plus noise.

— En êtes-vous bien certain ?

— Dame ! autant qu’on peut l’être lorsqu’on a amoncelé six pieds de terre sur les cadavres de ceux que l’on a combattus.

— Vous oubliez que quelques-uns ont fui.

— C’est vrai, je l’oubliais.

— Eux ne vous ont pas oublié, et en ce moment ils se dirigent de ce côté avec une centaine de chenapans bons à pendre et à dépendre.

— Mais, dit Vernier soupçonneux, quel mobile vous a poussé à faire cette démarche près de moi ?

— La langue que je parle ne vous en dit-elle point assez ?

— Seriez-vous Français ?

— Je suis Canadien, d’origine française

— Oh ! alors, je comprends la sympathie que nous vous inspirons.

— Aussi, n’ai-je pas hésité à venir vous trouver, dès que j’ai appris que vous alliez être attaqués par des bandits.

— Et je vous en remercie, dit Vernier en tendant la main au Canadien. Mais, à quelle sorte de gens allons-nous avoir affaire ?… Vous m’avez dit que c’étaient des bandits, c’est déjà une indication, pourtant, je suis désireux d’avoir de plus amples renseignements.

— Ceux qui vont vous attaquer sont des gens pour la plupart mis au ban de la société. C’est une agglomération d’Anglais, d’Allemands et d’Italiens, que nous nommons communément rôdeurs de frontières. Ces individus ne vivent que de rapine et du produit des chasses de pauvres trappeurs qu’ils dévalisent sans vergogne.

— Je vois que ce sont de tristes personnages.

— Donc, vous partez sans retard ?

— Au contraire, je reste.

— Mais c’est de la démence !

— Des hommes de cœur ne sauraient fuir devant de tels misérables.

— Si, en traversant une forêt, vous aperceviez soudain une bande de tigres et qu’il vous fût permis d’éviter leur rencontre, hésiteriez-vous à gagner au large ?

— Certes, non.

— Eh bien, vous et vos hommes êtes justement dans ce cas. Les individus qui ont juré votre mort ne méritent pas que vous les traitiez comme vos semblables. Si vous en jugiez autrement, je regretterais fort de m’être dérangé pour vous prévenir et, à l’avenir, je ne m’occuperais plus des affaires des autres.

— Vous vous calomniez, cher monsieur, car vous me semblez un trop noble cœur pour ne pas agir ainsi que vous venez de le faire, dans toute circonstance semblable.

— Charles, intervint le comte, ce brave Canadien est dans le vrai, nous devons quitter la place sans perdre une minute.

— Est-ce bien toi qui parles ainsi ? s’écria Vernier au comble de la surprise.

— Si nous étions seuls, sois certain que je tiendrais un autre langage ; mais nous n’avons pas le droit d’exposer à une mort certaine ceux qui nous accompagnent.

— Soit, dit Vernier, je suivrai ton conseil, ou plutôt le vôtre, car vous êtes deux contre moi.

— Si tu regardais nos matelots, dit tout bas le comte, tu verrais que tu es seul de ton avis.

Vernier promena un regard circulaire sur ses hommes, et il put lire dans les regards fixés sur lui, un ardent désir de quitter au plus vite ces dangereux parages.

C’est qu’il y avait là des pères qui songeaient à leurs enfants, des fils qui songeaient à leurs mères, des époux qui songeaient à leurs femmes.

Vernier donna donc l’ordre de tout préparer pour un prompt départ.

Pendant que chacun s’empressait d’exécuter ses ordres, il remercia chaleureusement l’honnête Canadien qui, sa mission étant terminée, remonta à cheval et repartit comme il était venu, c’est-à-dire au triple galop.

La nuit, qui survint bientôt, ne retarda point le départ, car on connaissait assez la route à suivre pour être certain de ne pas se tromper. D’ailleurs, il était impossible d’attendre qu’il fit jour pour se mettre en route, car autant eût valu rester : l’hiver, qui avançait rapidement, commençait d’étendre sur le Youkon son voile d’épaisse brume qui prolonge indéfiniment les nuits. Il fallait se hâter de quitter cette région désolée qui allait être bientôt couverte d’un sombre crépuscule, et, cela, pendant des mois.

La petite troupe retourna donc sur ses pas. Les porteurs, froids et impassibles, remplissaient en conscience leur office, sans songer à autre chose qu’à la rémunération qui leur avait été promise. Pour eux, il importait peu que les résultats fussent brillants. Il n’en était pas de même des matelots, qui considéraient d’un œil morne les chaloupes à moitié vides. Chacun supputait silencieusement la part qui lui reviendrait de cette maigre cargaison, qui répondait si peu au mirage entrevu depuis de longs mois.

En quittant la France, les matelots avaient sans hésiter, estimé le chiffre des bénéfices que devait leur rapporter l’expédition et, tablant sur ce résultat, chacun avait échafaudé ses combinaisons pour l’avenir, car tous les hommes sont un peu de la famille de Perrette, la laitière de La Fontaine. Aussi la désillusion était-elle grande chez ces pauvres gens qui tombaient du haut d’une espérance, chute effroyable qui meurtrit le cœur et fait songer à la fragilité des choses humaines, car ils comprenaient fort bien qu’ils ne reverraient jamais ces trésors immenses qu’il leur fallait abandonner. La cupidité s’était trop emparé de leur esprit pour qu’ils songeassent à dire comme Job : Dieu me l’a donné, Dieu me l’a enlevé.

Seul, Vernier semblait avoir conservé dans cette catastrophe une calme indifférence. Son âme était trop fortement trempée pour qu’il n’acceptât point avec résignation ce coup de la fatalité. Au lieu de récriminer, il voyait dans cet effondrement des espérances de son ami un châtiment du ciel, et tous ses efforts, toutes ses pensées tendaient à conjurer autant que possible le danger qui planait sur ses compagnons. En effet, outre que ceux qui avaient juré la perte de l’expédition pouvaient suivre ses traces et l’attaquer avec une dangereuse supériorité numérique, il fallait lutter contre des obstacles de toutes sortes. Le froid terrible de l’hiver congelait le suintement des rochers qui se trouvaient changés en glaciers où les mains s’accrochaient désespérément lorsque le pied glissait sur une aspérité.

On avait quitté la plaine d’or depuis quatre jours, quand, une nuit, la neige commença de tomber en flocons épais et serrés, formant, en quelques heures, un tapis de plus d’un pied d’épaisseur dont la blancheur brûlait la vue.

À ce spectacle, une grande désespérance envahit les matelots, et plusieurs déclarèrent préférer mourir là que continuer une lutte qui ne serait qu’une longue agonie. Mais le capitaine releva les courages abattus et galvanisa les volontés par des paroles énergiques, engageant les désespérés à prendre pour modèles les porteurs indigènes qui, habitués dès leur enfance à ce climat meurtrier, ne se départissaient point de leur impassibilité.

L’amour-propre aidant, les Français se rendirent enfin aux exhortations de leur chef et promirent de lutter jusqu’au bout.

Cependant, la neige tombait, tombait toujours. Les affûts supportant les chaloupes disparaissaient jusqu’aux essieux.

Au moment de traverser la rivière Plumée, pour gagner la rivière Rouge, on s’aperçut qu’elle était gelée. Que faire ? Remonter la rive pouvait obliger à de nombreux détours. Il fallait pourtant prendre un parti. Lequel ?…

Vernier fut tiré de sa perplexité par la voix du comte.

— Laisse-moi faire, lui dit-il ; je vais ausculter la glace.

Et, prenant un épieu, il s’avança hardiment sur la rivière congelée, frappant à droite et à gauche pour se rendre compte de l’épaisseur de la glace.

La rivière Plumée a près de cinquante mètres de largeur. Le comte se trouvait au milieu, quand un craquement sourd se fit entendre : la glace s’était rompue sous lui et il avait disparu avant même que ses compagnons atterrés eussent eu le temps de jeter un cri. Mais en même temps que le comte, un autre homme disparaissait : Valentin, qui, comprenant le danger auquel son maître s’exposait, l’avait suivi en silence.

Pendant que Vernier, terrifié, sans voix et les yeux hagards, demeurait immobile, Le Parisien aperçut une main cramponnée à une échancrure de la glace. D’un bond il fut près de cette main qu’il saisit, tira à lui et ramena son ami Valentin, qui tenait le comte par les cheveux.

Vernier, à cette vue, s’élança auprès du courageux Loriot et l’aida à rapporter sur la rive le corps inanimé de M. de Navailles. Quant à Valentin, qui en avait été quitte pour un bain, peu agréable par une semblable température, il se secouait comme un chien mouillé.

D’énergiques frictions ne tardèrent pas à rappeler le comte à la vie, qui avait d’abord semblé vouloir l’abandonner. Des vêtements secs et une large rasade de rhum achevèrent de le remettre sur pied.

Le même traitement fut appliqué par Loriot à son ami Valentin, mais uniquement pour prévenir les suites de son immersion, car, ainsi que nous l’avons dit, il avait été tiré sain et sauf de sa dangereuse situation.

Cet accident ne fut pas inutile, car, fixé sur le peu d’épaisseur de la glace qui couvrait la rivière, Vernier fit pratiquer, au moyen de pics, un large passage qui permit aux chaloupes de gagner l’autre rive.

Certain de trouver la rivière Rouge également couverte de glace, le capitaine dirigea sa troupe en suivant une direction oblique, de façon à ne rencontrer la rivière qu’au dernier moment, c’est-à-dire lorsque l’on approcherait de la baie de Mackenzie.

Quand la troupe rencontrait sur sa route quelques-uns


La glace s’était rompue sous lui… (page 95).

de ces arbres rachitiques dont le pays était parsemé de

loin en loin, le capitaine les faisait abattre et placer sur les chaloupes qui, pour la plupart, étaient complètement vides.

Ce bois servait à allumer de grands feux pour la halte de nuit. La chaleur qui s’en dégageait faisait fondre la neige et déblayait le terrain.

Un matin, deux matelots furent trouvés morts de froid. Cette vue causa une consternation générale. Ainsi, en se couchant, l’on n’était jamais sûr de se réveiller.

Cette fois encore, le capitaine dut employer toute son énergie pour raffermir les cœurs défaillants.

Il expliqua que quelques jours de marche seulement les séparaient du Caïman, où l’on serait à l’abri de tout danger, mais à la condition que l’on ne se laissât point abattre et que chacun fît courageusement son devoir.

Après ces exhortations, il fit distribuer du café additionné d’une forte dose de rhum, réactif qui produisit bientôt un heureux effet, et l’on put se remettre en route avec la ferme volonté de faire bravement tête aux derniers obstacles qu’il restait à surmonter pour sortir définitivement de cet affreux pays où l’on rencontrait partout la mort sous les formes les plus hideuses.

La petite troupe atteignit enfin la rivière Rouge.

Après avoir fait sonder la glace, Vernier reconnut qu’un passage pouvait être pratiqué comme sur la rivière Plumée, ce qui fut fait en moins de deux heures. Cette fois, il n’y eut à déplorer aucun accident d’homme, mais, en revanche, deux chaloupes contenant les dernières provisions chavirèrent par suite d’une fausse manœuvre.

Des lamentations désolées accueillirent ce nouveau désastre.

En ce moment, les matelots eussent sans regret donné l’or des autres chaloupes pour sauver celles qui venaient de disparaître, emportées sous la glace après avoir déversé leur contenu dans la rivière.

Les indigènes qui avaient, par leur maladresse, causé cet irréparable malheur, après être tombés à l’eau étaient remontés sur la glace et demeuraient silencieux, tremblant de tous leurs membres dans la crainte de voir se déchaîner contre eux la fureur générale.

Dominant les cris et les imprécations, la voix du capitaine s’éleva, vibrante.

— Voyons, s’écria-t-il, êtes-vous des hommes ou des lâches ?… Quoi ! parce qu’un nouveau malheur est venu fondre sur nous, vous gémissez comme des enfants craintifs ! … En vérité, je me demande où j’ai eu la tête en vous offrant de m’accompagner. Il est vrai que les matelots que j’avais connus jusque-là étaient des gaillards énergiques et non des clampins !… Ne dirait-on pas que nous sommes perdus parce que nous allons jeûner un peu, car, sachez-le, en quatre jours nous pouvons être en vue du navire qui nous attend… Maintenant, répondez-moi : voulez vous me suivre, oui ou non ?…

— Oui ! oui ! crièrent les matelots, subitement réconfortés par la pensée que quatre jours plus tard ils en auraient fini avec leurs souffrances.

La traversée de la rivière s’acheva avec assez d’entrain. Les chaloupes furent replacées sur les affûts et la marche continua, lente, pénible, à travers la neige et les fondrières.

Vernier et le comte allaient d’un matelot à l’autre, félicitant les courageux, stimulant les traînards, prodiguant à tous des paroles d’encouragement.

Cette marche dans une pénombre continuelle avait quelque choses de lugubre. Malgré son ambition, le comte eût volontiers donné l’or que l’on transportait avec tant de peine, pour qu’un rayon de soleil traversât le funèbre crépuscule à travers lequel ses compagnons et lui se mouvaient, semblables à des ombres chargées d’accomplir une mystérieuse et ténébreuse besogne.

Quelques heures par jour, seulement, une clarté pâle et triste rappelait aux aventuriers qu’ils n’étaient point condamnés à une nuit éternelle.