Au Klondyke/07

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Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 121-139).



VII

dans les glaces



E n mettant le pied sur le Caïman, Vernier fut frappé de l’air préoccupé de son second. À une question qu’il lui posa à ce sujet, le lieutenant répondit en désignant la mer qui, bien que l’on fût dans la baie, balançait, sur la crête de ses vagues, de petits glaçons.

À cette vue, le capitaine ordonna que le transport de l’or et du matériel s’effectuât en toute hâte.

En effet, il n’y avait pas un instant à perdre si l’on voulait gagner les détroits par où, en avançant prudemment, l’on pouvait atteindre l’Atlantique. Si l’on obtenait ce résultat, on était sauvé. En admettant que la navigation devint impossible dans les détroits, l’on pourrait se réfugier dans quelques baies, et le chemin que l’on aurait parcouru serait autant de gagné, tandis qu’en s’attardant dans la baie de Mackenzie on se trouverait cerné par les glaces et forcé d’y rester jusqu’à la fin de l’hiver, c’est-à-dire pendant une durée de plusieurs mois. Grâce à l’activité de Vernier, quelques heures suffirent pour l’embarquement de la cargaison.

Le dernier canot se balançait encore au palan qui venait de le remonter, que le Caïman se mettait en marche, mû seulement par la vapeur, afin qu’il obéit plus facilement au gouvernail.

Le Caïman avait été construit avec tous les perfectionnements désirables. Lorsque le vent tombait ou qu’il fallait traverser des passages dangereux, les voiles était carguées et la vapeur seule était employée. Dans ce dernier cas elle servait aussi à actionner une puissante machine à électricité.

Comme il fallait naviguer dans une pénombre continuelle, le capitaine Vernier fit installer sur l’avant de son navire un appareil électrique, à pivot, qui lui permettait de projeter ses rayons sur une assez grande circonférence.

À mesure que le Caïman avançait, les glaçons devenaient plus nombreux, ce qui ne laissait pas que d’inquiéter fort l’équipage qui, n’ayant aucune manœuvre à exécuter, se tenait sur le pont, les yeux fixés sur le capitaine.

Ce dernier, sa lunette à la main, interrogeait fréquemment la mer dans le rayon lumineux projeté par le réflecteur. De temps en temps, il donnait un ordre bref au timonier, et une légère secousse prouvait que le navire obliquait à droite ou à gauche.

Tout en louvoyant, Vernier s’efforçait d’atteindre le détroit de Banks, et malgré un froid terrible, il ne quittait point la dunette.

Vingt heures s’écoulèrent ainsi. Enfin une légère clarté creva le crépuscule. Un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines oppressées. Mais bientôt un cri de terreur monta dans les airs : à deux cents brasses en avant du navire se dressait une agglomération de glaçons formant une barrière infranchissable. Vernier fit aussitôt mettre la barre au nord, afin d’éviter une rencontre mortelle avec la banquise qui lui barrait la route.

Il fallut bientôt changer de direction, car la banquise avançait, lentement, mais sans interruption. La barre fut alors mise sur le nord-ouest, où seuls, des glaçons se montraient, de petite dimension, mais plus nombreux que précédemment.

Après deux heures de marche, Vernier prit soudain une résolution. Avancer dans de telles conditions devait fatalement aboutir à une catastrophe ; aussi prit-il le parti de courir au sud-ouest afin de gagner le Pacifique ; là, tout danger aurait disparu. À son commandement, le timonier donna un vigoureux coup de barre, et le Caïman, pivotant en quelque sorte sur lui-même, s’élança dans une nouvelle direction.

La lueur qui éclairait la mer depuis quelques heures disparut bientôt, et les ténèbres enveloppèrent de nouveau l’infortuné navire perdu dans les confins du monde, frêle esquif que la main de Dieu semblait pouvoir seule protéger contre les dangers dont il était entouré. Soudain, Vernier cria d’une voix tonnante :

— La barre au nord !

Cet ordre était à peine exécuté que l’équipage épouvanté apercevait une chaîne de montagnes déglacé sur laquelle, sans la présence d’esprit du capitaine, le navire eût donné en plein.

Le Caïman reprit donc la route déjà parcourue. Pâles et anxieux, les matelots semblaient en proie à un sombre désespoir. Il était bien évident pour eux que le capitaine ne songeait qu’à retarder le moment fatal, car se frayer un chemin à travers ces écueils flottants était chose impossible.

La nuit tout entière se passa dans ces cruelles perplexités. De temps en temps un choc léger, suivi d’un bruit sourd, se faisait sentir : c’était un glaçon qui heurtait le flanc du navire, et chacun de ces chocs accentuait la pâleur des malheureux matelots qui, chaque fois s’attendaient à voir le vaisseau couler à fond.

Lorsque, le lendemain, la même lueur qui avait éclairé les ténèbres le jour précédent reparut, Vernier, malgré tout son courage, ne put s’empêcher de pâlir affreusement. Une immense plaine de glace s’avançait à tribord, venant du nord-est.

À cette vue, l’équipage tout entier poussa un cri de terreur, et la consternation fut à son comble.

— Camarades, à genoux ! cria le vieux timonier qui, lors de la tempête, avait déjà contraint ses compagnons à implorer la protection de sainte Anne.

À cette exhortation, qui ressemblait à un commandement, tant la voix du timonier était solennelle, les matelots ôtèrent leur béret et fléchirent le genou.

Alors, la voix grave du vieux marin se fit entendre en une de ces prières non prévues par la liturgie ; mais dont la naïveté indique une foi profonde. Et tandis qu’il priait, ses compagnons, le front courbé, s’associaient à lui, par le cœur, dans cette invocation suprême à la mère de Marie


Alors la voix grave du vieux marin se fit entendre… (page 124).

dont le culte brille d’un si vif éclat sur la terre bretonne.

La prière terminée, tous se relevèrent et jetèrent un regard scrutateur autour du navire.

À l’arrière, la plaine de glace suivait, à quelques centaines de mètres de distance ; à droite et à gauche, séparées du navire par un nombre infini de glaçons, se dressaient, menaçantes, deux chaînes de montagnes de glace : en avant, des glaçons en nombre incalculable, à travers lesquels le Caïman avançait lentement.

Comme la veille, la lueur blafarde qui était venue éclairer les ténèbres disparut au bout de quelques heures, et la projection électrique illumina seule l’obscurité qui environnait le navire comme un sombre linceul.

Brisé de fatigue, le capitaine Vernier laissa le commandement à son second et descendit dans sa cabine, afin de prendre quelques heures de repos.

Rassurés par le départ de leur chef, les matelots se rendirent dans l’entrepont pour se livrer, eux aussi, au sommeil. Seuls, quatre hommes restèrent sur le pont, pour le cas où leur présence serait utile au lieutenant.

La marche lente du navire à travers les glaçons continua sans incident. C’étaient toujours les mêmes chocs suivis des mêmes bruits sourds.

Conscient de la responsabilité qui lui incombait, le lieutenant ne cessait d’explorer les alentours du Caïman. Une crainte l’obsédait : à quelle distance se trouvaient maintenant la plaine et les montagnes de glace ? La projection électrique, bien que puissante, ne pouvait aller jusqu’à elles : aussi le pauvre second tremblait-il de les voir apparaître soudain dans le périmètre lumineux.

Après quelques heures d’un repos dont il avait le plus grand besoin, Vernier reprit sa place sur la dunette, et bientôt l’équipage se trouva réuni sur le pont.

La veille, l’on n’avait pris aucune nourriture, tant était grande l’appréhension qui étreignait les cœurs. À peine sur la dunette, le capitaine ordonna que l’on distribuât du café noir fortement additionné de rhum, afin de stimuler un peu ses matelots. Lui-même en but une large rasade.

La distribution s’achevait, quand l’obscurité prit une teinte livide annonçant le retour de cette lueur qui, dans les régions arctiques, tient lieu de jour pendant l’hiver et ne dure que trois à quatre heures.

Les montagnes de glace flanquaient toujours le Caïman. et la plaine de glace suivait encore.

Soudain, Vernier courut à la proue, s’avança jusque sur le beaupré et regarda fixement devant lui.

Après quelques minutes d’un examen attentif, il se retourna, et les matelots purent voir son visage irradié par une joie sans borne.

— Camarades ! cria-t-il d’une voix vibrante, nous sommes sauvés !… je vois une terre à l’avant !

Des hurlements frénétiques saluèrent cette déclaration, et les matelots bondirent dans les agrès, afin d’apercevoir cette terre promise.

Les cris d’enthousiasme ne tardèrent point à retentir de nouveau à la vue d’une île qui, pour être de petite dimension, n’en était pas moins le salut.

Vue de la mer, cette terre semblait avoir cinq à six cents mètres de long ; quant à sa largeur, il était impossible de l’évaluer, même approximativement, car, après une surface plane d’une centaine de mètres, elle offrait le spectacle d’un amphithéâtre d’environ deux cents pieds, complètement recouvert de neige.

L’île était encore à deux bons kilomètres de distance, et Vernier, le premier moment de joie passé, avait été repris par ses craintes. En effet, la plaine de glace suivait toujours le Caïman, or, qu’adviendrait-il si l’on ne trouvait aucune baie pour s’y réfugier ?

Hélas ! ce n’était que trop facile à prévoir : le navire serait broyé entre la côte et la glace. Dans ce cas, en admettant que l’on pût échapper à la mort, comment subsisterait-on sur cette terre couverte de neige et où l’on n’apercevait aucune trace de végétation ?

Il se livrait à ces sombres réflexions, quand le lieutenant s’approcha de lui.

— Capitaine, dit-il vivement, je viens d’apercevoir devant nous une échancrure qui pourrait fort bien être une baie : voulez-vous que j’aille à la découverte ? car si je ne me trompe pas, il faudra sonder cet endroit.

Vernier jeta autour du Caïman un regard rapide : la plaine de glace était à un kilomètre en arrière, et l’île à trois cents mètres en avant.

— Allez, dit-il au lieutenant ; le navire suivra en avançant insensiblement, de manière à ne pas se briser sur des écueils qui pourraient se trouver à fleur d’eau.

Le second fit mettre un canot à la mer et y descendit avec six hommes armés de gaffes, car il était impossible d’employer les avirons au milieu des glaçons.

Le lieutenant, la sonde à la main, se tenait à l’avant. Chose étrange bien que l’île ne fût qu’à peu de distance, trente mètres de corde ne suffisaient pas à toucher le fond.

Le canot poussa jusqu’à l’échancrure de terre, et ceux qui le montaient ne furent pas peu surpris et charmés en constatant l’entrée d’une baie vaste et bien abritée, offrant un refuge sûr.

En quelques coups de sonde, le lieutenant reconnut que le Caïman pouvait hardiment y pénétrer.

Des signaux furent faits aussitôt, et un quart d’heure plus tard, le navire entrait dans la baie libre de glace. Au moment où la lueur crépusculaire qui tenait lieu de jour s’éteignait, la plaine de glace qui avait suivi le Caïman venait bloquer la passe, fermant ainsi la seule issue par où l’on pût ressortir.

Lorsqu’on eut jeté l’ancre, le capitaine ordonna que l’on reprît les coutumes en usage à bord. En conséquence, le repas fut préparé et les matelots, heureux d’avoir enfin échappé à tant de périls, y firent un honneur que l’on comprendra aisément. Les estomacs, contractés par une mortelle appréhension, se dilatèrent et recommencèrent leur office, et quand chacun eut largement réparé ses forces, des chants joyeux retentirent dans l’entrepont, où les marins allaient et venaient, rassurés sur le présent, confiants en l’avenir.

Attablé dans sa cabine, avec son second et le comte de Navailles, Vernier souriait tristement au bruit de cette franche gaieté.

— Pauvres gens ! dit-il enfin, laissons-les dans leur ignorance.

— Que veux-tu dire ? interrogea vivement le comte.


Monsieur le comte, il est fort probable que pas un
de nous ne reverra la terre de France… (page 133).

— Demande cela à monsieur, répondit le capitaine en désignant le second, dont le visage avait un air sombre peu en harmonie avec la bruyante gaieté de l’équipage.

— Monsieur le comte, dit froidement le lieutenant, il est fort probable que pas un de nous ne reverra la terre de France. Excusez ce que mes paroles peuvent avoir de peu agréable, mais M. Vernier m’ayant chargé de répondre pour lui, je l’ai fait sans détour.

— Ainsi, dit le comte en pâlissant visiblement, nous sommes perdus ?

— Mon Dieu ! oui… du moins, à peu près, répondit le capitaine Vernier.

— C’est étrange comme tu sembles prendre ton parti de cette perspective.

— Que veux-tu donc que je fasse ?… Que je me lamente ?… Eh ! mon cher, un peu plus tôt, un peu plus tard, ne devons-nous pas mourir ?

— C’est possible, et même certain, pourtant je n’envisage point cette échéance avec autant de philosophie que toi.

— Et tu as tort : lorsqu’on a commis une folie, on doit en accepter avec résignation toutes les conséquences, quelles qu’elles soient.

— Selon toi, de quelle folie sommes-nous coupables ?

— Toi, de n’avoir pas été assez sage pour te contenter de ce qui eût fait le bonheur de tout autre ; moi, d’avoir été assez faible pour t’accompagner dans ce second voyage.

Le comte ne répondit rien, mais il était bien évident que les paroles de son ami avaient fait sur lui une vive impression, car il avait baissé les yeux et semblait fort embarrassé. En effet, n’était-ce pas son fatal entêtement qui avait conduit le Caïman où il se trouvait ? Oh ! cette soif des richesses, combien en ce moment il la maudissait ! … Au lieu d’être à Paris, dans son hôtel luxueux et confortable, ou dans son château bourguignon, il se trouvait dans les régions polaires, cerné de toutes parts par une ceinture de glace, dans une nuit profonde.

— Voyons, dit-il au bout d’un instant, explique-moi exactement ce que nous avons à craindre et à espérer.

— Soit, dit tranquillement Vernier, je vais d’abord répondre à ta première question, car il faut procéder par ordre, afin qu’il n’y ait point de malentendu.

— Que de préliminaires ! s’écria le comte avec une nuance d’impatience. Arrive au fait, je t’en prie !

— Du calme, mon ami, du calme, reprit le capitaine sans s’émouvoir.

— Ne vois-tu pas que je suis sur des charbons ardents ?

— Cet euphémisme est au moins exagéré, dit en riant Vernier, car il est en complet désaccord avec la température au milieu de laquelle nous grelottons.

— Veux-tu, oui ou non, répondre aux questions que je t’ai posées ? fit nerveusement le comte.

— Écoute-moi donc, et tu vas être renseigné.

— Parle, dit le comte en se renversant sur sa chaise.

— La nuit brumeuse dans laquelle nous vivons ne me permet pas de relever le point et, par conséquent, de savoir exactement où nous sommes, mais en tenant compte de la direction suivie et de la marche du Caïman, je ne crois pas me tromper en disant que nous nous trouvons à cinquante ou soixante lieues au nord-ouest des Esquimaux.

Le second fit de la tête un signe approbatif.

Vernier reprit :

— Les glaces qui nous emprisonnent ne fondront pas avant la fin de l’hiver ; or, étant donné la latitude, c’est au moins six mois à attendre ici.

— Ensuite ?… fit M. de Navailles.

— Pardon, ce mot a trait à la deuxième de tes questions. Tu m’as demandé ce que nous avions à craindre, il faut d’abord liquider ce point… Je t’ai dit que nous ne verrons les glaces se désagréger que dans six mois, un peu plus, un peu moins, mais à quelques jours près. Or, nous n’avons guère que pour trois mois de vivres et pour deux mois de combustible.

— Le combustible, c’est du superflu, puisque la machine ne fonctionnera pas.

— Tu crois cela ?

— Dame ! à moins que nous ne levions l’ancre… et encore, avec du vent nous pourrions marcher à la voile.

— Et avec quoi nous chaufferons-nous ?

— Je n’y songeais pas.

— Heureusement, j’y ai songé pour toi.

— Mais lorsque nous n’aurons plus de charbon, comment nous procurerons-nous du feu ?

Le capitaine regarda son second, et un sourire funèbre passa sur leurs lèvres.

Ce sourire, le comte le surprit et il en eut froid au cœur.

— Je t’ai demandé où tu te procurerais du chauffage lorsque la provision de charbon serait épuisée, dit-il brièvement ; réponds-moi donc.

— Monsieur le comte, dit le second d’un air sombre, quand le charbon sera épuisé, nous brûlerons le Caïman.

— Mais alors, nous sommes condamnés à demeurer ici ! s’écria le jeune homme avec terreur.

— À moins, dit Vernier, que nous puissions tenir jusqu’après le dégel ; dans ce cas, nous aurions la chance d’être aperçus d’un des rares navires qui passent dans ces parages… Ceci est ma réponse à ta seconde question, c’est-à-dire ce que nous pouvons espérer.

— Mais si le dégel arrivait plus tôt que tu ne le supposes ? …

— Ce n’est pas probable.

— Cependant, insista le comte, si cela arrivait, nous serions sauvés.

— Oui, si, d’ici là, la glace n’a pas endommagé la coque du Caïman.

— La glace, dis-tu ?… mais il n’y en a pas trace dans cette petite baie que nous avons si heureusement rencontrée.

— S’il n’y a pas de glace en ce moment dans la baie où nous sommes, c’est qu’elle est abritée de trois côtés par des rochers assez élevés. Attends seulement un jour ou deux, et tu verras. Peut-être même serons-nous forcés d’abandonner le navire et de nous réfugier à terre, car la compression de la glace pourra l’éventrer.

— Parles-tu sérieusement ? fit le comte, très inquiet.

— On ne peut plus sérieusement ; et la preuve, c’est que, dès demain, je ferai commencer la construction d’une baraque destinée à nous recevoir tous… Surtout, ajouta Vernier, pas un mot à l’équipage relativement au côté désespéré de notre position, car si la démoralisation se mettait parmi nos matelots, il n’y aurait plus la moindre lueur d’espoir. Ils sont pour la plupart ignorants et ne voient que par les yeux de leurs chefs. Si ces derniers ne savent pas leur inspirer une aveugle confiance, ils s’abandonnent à toutes sortes de terreurs. Tant qu’ils croiront en nous, nous pourrons lutter contre notre mauvaise fortune. Gardons-nous donc de leur laisser entrevoir la vérité. À bord, vois-tu, un capitaine est maître absolu, mais dans un cas comme celui-ci, on ne se fait obéir qu’à force d’énergie et de supériorité morale. Surtout, évite soigneusement d’avoir avec nos hommes la moindre discussion, ne leur donne aucun ordre, en un mot ne te mêle de rien, car ils sont déjà suffisamment montés contre toi qu’ils accusent d’être la cause de tout le mal.

— Les ai-je forcés à nous accompagner ? dit le comte assez surpris.

— Certes, non ; chacun nous a suivis de son plein gré. Mais ils te diront que si tu ne leur avais pas fait cette proposition ils ne fussent pas partis.

— C’est tout simplement absurde ! s’écria M. de Navailles hors de lui.

— C’est humain, voilà tout. Si nous avions réussi, tous t’auraient comblé de bénédictions ; nous avons échoué, ils te regardent comme la cause première du désastre. Que cela t’indigne, je le comprends, mais tu n’as pas, je suppose, la prétention de refaire le monde.

— Je suis absolument de l’avis du capitaine, dit le second. À tort ou à raison, nos hommes font retomber sur vous la responsabilité de l’entreprise ; prenez-en donc votre parti et agissez prudemment si vous ne voulez pas qu’il vous arrive malheur.

— Allons, dit Vernier en se levant, restons-en là pour ce soir. Je n’entends plus rien. Nos matelots doivent être couchés ; imitons-les. Demain nous aviserons.

Le comte et le second souhaitèrent le bonsoir à Vernier, puis ils sortirent pour se rendre dans leur cabine.

En traversant l’entrepont, ils virent les matelots endormis dans leurs hamacs. La vue de ces hommes ignorants du danger terrible qui les menaçait les attrista profondément, et ils se séparèrent en échangeant silencieusement une poignée de main.

En entrant dans sa cabine, le comte aperçut Valentin dormant sur une malle.

Au bruit des pas de son maître le brave serviteur se réveilla.

— Tu n’es pas encore couché ? lui dit le comte

— Je vous attendais, répondit Valentin. Il aurait pu se faire que vous eussiez besoin de moi.

— Mon bon Valentin, à l’avenir, tu me feras le plaisir de te coucher en même temps que les matelots. Nous ne sommes malheureusement plus dans mon hôtel et je peux fort bien me déshabiller seul.

— Oh ! monsieur le comte, dit tristement Valentin, pour le peu de temps que j’aurai encore à vous voir, laissez-moi près de vous le plus possible.

— Ah ça ! deviens-tu fou ?… Que signifient les paroles ?

— Pour le cas où vous auriez eu besoin de moi, je m’étais assis à la porte de la cabine de M. Vernier et j’ai tout entendu. Je sais qu’à moins d’un miracle nous laisserons notre peau ici.

— Tu as mal entendu, mon ami.

— Au contraire, j’ai fort bien entendu. Oh ! ne croyez pas que ce soit pour moi que je m’attriste ; c’est pour vous, monsieur le comte.

M. de Navailles sentit une larme mouiller sa paupière.

— Brave garçon ! dit-il avec émotion ; mais rassure-toi, nous avons des chances de sortir de là… À propos, ajouta-t-il avec inquiétude, étais-tu seul ?

— Le Parisien était avec moi, mais ne craignez rien ; il a entendu la recommandation que le capitaine vous a faite de ne rien dire à l’équipage, et il m’a promis de se taire… Pauvre Loriot ! ça lui a fait bien de la peine d’apprendre qu’il ne reverra peut-être jamais sa mère.

— Ainsi, tu es certain qu’il ne répétera à personne ce qu’il a entendu ?

— J’en réponds.

— C’est égal, demain tu me l’amèneras, afin qu’il m’assure de ce que tu avances.

— Oui, monsieur le comte.

— Maintenant, tu peux aller te coucher.

Valentin souhaita le bonsoir à son maître, et se retira dans une petite cabine contiguë à celle du comte.