Au Klondyke/12

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Tolra et M. Simonet, éditeurs (p. 210-220).



XII

conclusion



E n débarquant au Havre, dès que nos amis eurent posé le pied sur le quai, une pensée se présenta à leur esprit : il fallait se séparer. Jusque-là, ils avaient été si étroitement liés par la chaîne invisible que forge le malheur, qu’ils n’avaient pas encore songé qu’il leur faudrait se quitter un jour.

Vernier, dont la nature supérieure était accessible à tous les tendres sentiments, sentait son cœur se serrer à l’idée de dire pour toujours adieu à ces trois hommes dont il avait été si souvent à même de constater les belles qualités.

En quelques secondes il se remémora le profond dévouement de Valentin pour M. de Navailles, le courage de Loriot lors de sa terrible chute au fond du gouffre, dans la forêt, les vertus religieuses dont le vieux Baludec avait fait preuve dans des circonstances critiques. Malgré lui, il se dit que ce lui serait un bonheur d’être toujours entouré de ces braves gens.

Il commença par les emmener dans un hôtel, car il était six heures du soir et il désirait qu’ils se reposassent avant de quitter le Havre.

Il se rendit ensuite au bureau du télégraphe où il expédia à son notaire un télégramme pour le prier de lui faire parvenir de l’argent, les sommes emportées de France se trouvant dans le portefeuille du comte, dont le corps flottait maintenant au gré des vagues de l’Océan Arctique.

Le lendemain matin, dès qu’il eut reçut les fonds demandés, il rassembla ses trois compagnons dans sa chambre.

Comprenant que le moment des adieux était arrivé, ils avaient sur le visage un air de tristesse qui plut à Vernier, car il y vit un indice heureux pour la réussite d’un projet qu’il avait formé quelques heures plus tôt.

— Mes amis, leur dit-il, prenez des chaises et asseyez-vous, car nous avons à causer.

Les trois hommes obéirent silencieusement, se demandant ce que signifiait ce préambule.

Après avoir lui-même pris un siège, Vernier s’exprima ainsi :

— Je ne vous cacherai pas qu’il m’en coûte de me séparer de vous ; pourtant, comme c’est une nécessité, je voudrais faire quelque chose qui gravât mon souvenir dans votre mémoire.

Vernier fit une pause, puis il se tourna vers Valentin :

— Voyons, mon garçon, lui dit-il affectueusement, que comptes-tu faire ?

— Mais… je ne sais pas, répondit Valentin avec un embarras visible… Monsieur le comte étant mort, je suis seul au monde, et j’avais espéré…

— Quoi ?… Achève

— J’avais espéré que vous me garderiez près de vous comme domestique. Vous me connaissez depuis longtemps et…

— C’est bien, interrompit Vernier. À toi, Loriot… Où vas-tu aller ?

— À Paris, chez la maman, répondit vivement le Parisien. J’ai eu trop peur de ne plus la revoir, pour la quitter jamais.

— De sorte que tu renonces à la marine ?

— Complètement.

— Deviendrais-tu poltron, toi que j’ai vu combattre comme un enragé ?

— Non, mon capitaine, répondit Loriot avec une gravité qui ne lui était point habituelle, je ne suis pas devenu poltron ; seulement, lorsque j’avais faim, là-bas, dans l’île, il m’est arrivé bien des fois de penser qu’un jour ma mère pourrait endurer cette torture, car je suis son unique soutien, et si je venais à lui manquer

— Tu as donc un métier ? interrompit Vernier très ému.

— Autrefois, j’étais serrurier… C’est par un coup de tête que je me suis engagé dans la marine marchande.

— Combien y a-t-il de temps ?

— Quatre ans, mon capitaine.

— Tu dois avoir quelque peu oublié ton métier ?

— Aussi n’ai-je pas l’intention de le reprendre… Je ferai n’importe quoi, pourvu que je reste avec mère.

— Et vous Baludec, dit Vernier en s’adressant au timonier breton, quelles sont vos intentions ?

— Mon capitaine, dit le timonier d’une voix, lente, il y a trente ans que je navigue et je n’ai pas encore rencontré la fortune. En revanche, j’ai failli bien des fois servir de pâture aux requins. Avec l’argent que m’a rapporté notre premier voyage, j’ai acheté une petite maison près de Paimpol, et j’y ai installé, avant de repartir, ma femme et mes enfants. C’est là que je vais me rendre en vous quittant, et si Dieu le permet, j’y finirai mes jours, au milieu des miens.

— Comment subviendrez-vous à vos besoins ?

— En travaillant avec des pêcheurs.

Vernier se recueillit un instant.

— Mes amis, dit-il ensuite, maintenant que vous m’avez fait connaître vos intentions, je vais vous dire ce que j’ai décidé ; si mes propositions ne vous conviennent pas, vous serez libre de les repousser… Toi, Valentin, je te prends à mon service…

— Oh ! Monsieur !…

— Pas de remerciements ; tu désirais ne pas me quitter, j’exauce ton désir, voilà tout… Maintenant, à ton tour, Loriot… Tu m’as déclaré être prêt à faire n’importe quoi ; je te prends également à mon service, non comme domestique, car je ne crois pas que cet emploi soit en harmonie avec ton caractère, mais comme homme à tout faire, c’est-à-dire pour aider les autres.

— Oh ! mon capitaine, répondit tristement le Parisien, combien je serais heureux de rester près de vous, mais…

— Mais quoi ?…

— Je ne peux quitter ma mère… Que voulez-vous, j’ai tant de peccadilles à me faire pardonner !…

— Eh ! qui te parle de la quitter. J’approuve trop ta résolution pour tenter de t’en détourner. Ta mère viendra avec toi. Ne faut-il pas une femme pour tenir en ordre la lingerie d’un célibataire ?

Du coup, Loriot tomba à genoux et saisit dans les siennes une des mains de Vernier.

Vivre avec sa vieille mère, près de son capitaine, il n’aurait osé rêver cela.



— Voyons, ne fais pas ainsi l’enfant, lui dit Vernier en souriant, et laisse-moi m’occuper un peu de notre brave timonier.

Puis s’adressant au Breton :

— Vous voulez vous faire pêcheur, m’avez-vous dit ?

— Oui, mon capitaine.

— Je vous approuve pleinement, car cette existence vous permettra d’être souvent au milieu des vôtres, mais je ne veux pas que vous courbiez plus longtemps la tête devant des chefs. Vos cheveux gris ont conquis le droit de commander un peu.

Vernier tira de sa poche une liasse de billets de banque et la tendit au timonier.

— Prenez ces dix mille francs, lui dit-il. Ils vous serviront à acheter une belle et solide barque dont vous serez le patron.

Baludec se leva comme mû par un ressort, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux.

Il resta un instant indécis, hésitant à prendre cet argent, mais Vernier avait aux lèvres un si bon sourire, qu’il se décida enfin.

— Merci, mon capitaine, dit-il avec cette simplicité de l’homme honnête qui comprend toutes les délicatesses ; merci pour ma femme et les petits, car ils auront désormais du pain assuré. De plus, je pourrai accomplir un vœu que j’ai fait, là-bas, au moment où la mort fauchait les camarades.

— Quel est ce vœu ?

— J’ai promis à sainte Anne, si je revoyais Paimpol, d’aller à Auray lui porter un chandelier d’argent. Grâce à votre générosité, je vais pouvoir tenir ma promesse plus tôt que je ne l’espérais.

— Allez donc, mon brave Baludec ; allez embrasser votre famille et accomplir votre vœu ; mais, avant de partir, embrassez-moi !

Une chaleureuse étreinte réunit un instant ces deux nobles cœurs, puis le timonier embrassa Loriot et Valentin, après quoi, il fit promettre à son capitaine qu’il lui ferait


Je ne vous cacherai pas qu’il m’en coûte
de me séparer de vous… (page 212)

connaître son adresse dès qu’il serait installé, afin qu’il pût lui envoyer de temps en temps un de ses plus beaux poissons.

Une dernière poignée de main fut échangée, et le timonier sortit pour se rendre à la gare, d’où le train devait l’emporter jusqu’à Paimpol qu’il avait tant de fois craint de ne plus revoir.

— Largue ta voile, mon gars, murmurait-il tout en marchant, et surtout, veille sur ta cargaison, car c’est ton bonheur et le pain de tes petits.

Et il serrait d’une main frémissante la liasse de billets de banque qui gonflait la poche de sa vareuse.

Vernier, Loriot et Valentin partirent le jour même pour Paris, et un mois plus tard, ils étaient installés dans une jolie villa des environs de Ville-d’Avray, cette charmante localité dont les maisons semblent des nids cachés sous les fleurs.

Vernier, qui avait volontairement brisé sa carrière en donnant sa démission pour ne pas abandonner son ami, vit, là, entouré de la reconnaissance de Valentin et Loriot, choyé par la mère du Parisien, qui lui a voué une affection aussi respectueuse que maternelle.

Parfois, un magnifique poisson prend place sur la table du capitaine, qui déguste en souriant ce témoignage de la gratitude de son ancien timonier.

Quoiqu’il vive dans une retraite absolue, il est souvent visité par un ami avec lequel il cause des heures entières.

Cet ami de son isolement, c’est le souvenir.

Maintenant, aux lecteurs qui douteraient de l’authenticité de cette histoire, je rappellerai les articles parus en octobre dernier, dans les journaux du monde entier, annonçant que des mines d’or d’une richesse inouïe venaient d’être découvertes sur les bords d’une petite rivière du Youkon. Ces articles ont été suivis d’autres donnant les noms de grands financiers ayant organisé des sociétés pour l’exploitation de ces mines.

Attendons-nous donc à apprendre bientôt l’existence de fortunes colossales, à côté des effroyables désastres qui ne peuvent manquer de survenir dans une contrée aussi désolée que le Youkon. Le fauve métal sur lequel, en ce moment, se ruent plus de trente mille hommes, déchaînera probablement bien des haines et fera peut-être couler des flots de sang. Déjà l’on annonce que des combats meurtriers ont eu lieu entre différentes bandes d’aventuriers et qu’une certaine quantité des survivants est bloquée par les glaces, privée de tout. Des sociétés d’alimentation viennent, paraît-il, de leur envoyer des approvisionnements.

Arrivera-t-on à temps ?… Qui sait si on ne trouvera pas ces malheureux morts de faim sur des monceaux d’or, victimes de l’auri sacra fames : l’exécrable soif de l’or.


Paris. Janvier 1898.