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Au Maroc/00

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Calman Lévy (p. i-iv).
I  ►

PRÉFACE

J’éprouve le besoin de faire ici une légère préface ; — je prie qu’on me pardonne, parce que c’est la première fois.

Aussi bien voudrais-je mettre tout de suite en garde contre mon livre un très grand nombre de personnes pour lesquelles il n’a pas été écrit. Qu’on ne s’attende pas à y trouver des considérations sur la politique du Maroc, son avenir, et sur les moyens qu’il y aurait de l’entraîner dans le mouvement moderne : d’abord, cela ne m’intéresse ni ne me regarde, — et puis, surtout, le peu que j’en pense est directement au rebours du sens commun.

Les détails intimes que des circonstances particulières m’ont révélés, sur le gouvernement, les harems et la cour, je me suis même bien gardé de les donner (tout en les approuvant dans mon for intérieur), par crainte qu’il n’y eût là matière à clabauderies pour quelques imbéciles. Si, par hasard, les Marocains qui m’ont reçu avaient la curiosité de me lire, j’espère qu’au moins ils apprécieraient ma discrète réserve.

Et encore, dans ces pures descriptions auxquelles j’ai voulu me borner, suis-je très suspect de partialité pour ce pays d’Islam, moi qui, par je ne sais quel phénomène d’atavisme lointain ou de préexistence, me suis toujours senti l’âme à moitié arabe : le son des petites flûtes d’Afrique, des tam-tams et des castagnettes de fer, réveille en moi comme des souvenirs insondables, me charme davantage que les plus savantes harmonies ; le moindre dessin d’arabesque, effacé par le temps au-dessus de quelque porte antique, — et même seulement la simple chaux blanche, la vieille chaux blanche jetée en suaire sur quelque muraille en ruine, — me plonge dans des rêveries de passé mystérieux, fait vibrer en moi je ne sais quelle fibre enfouie ; — et la nuit, sous ma tente, j’ai parfois prêté l’oreille, absolument captivé, frémissant dans mes dessous les plus profonds, quand, par hasard, d’une tente voisine m’arrivaient deux ou trois notes, grêles et plaintives comme des bruits de gouttes d’eau, que quelqu’un de nos chameliers, en demi-sommeil, tirait de sa petite guitare sourde…

Il est bien un peu sombre, cet empire du Moghreb, et l’on y coupe bien de temps en temps quelques têtes, je suis forcé de le reconnaître ; cependant je n’y ai rencontré, pour ma part, que des gens hospitaliers, — peut-être un peu impénétrables, mais souriants et courtois — même dans le peuple, dans les foules. Et chaque fois que j’ai tâché de dire à mon tour des choses gracieuses, on m’a remercié par ce joli geste arabe, qui consiste à mettre une main sur le cœur et à s’incliner, avec un sourire découvrant des dents très blanches.

Quant à S. M. le Sultan, je lui sais gré d’être beau ; de ne vouloir ni parlement ni presse, ni chemins de fer ni routes ; de monter des chevaux superbes ; de m’avoir donné un long fusil garni d’argent et un grand sabre damasquiné d’or. J’admire son haut et tranquille dédain des agitations contemporaines ; comme lui, je pense que la foi des anciens jours, qui fait encore des martyrs et des prophètes, est bonne à garder et douce aux hommes à l’heure de la mort. À quoi bon se donner tant peine pour tout changer, pour comprendre et embrasser tant de choses nouvelles, puisqu’il faut mourir, puisque forcément un jour il faut râler quelque part, au soleil ou à l’ombre, à une heure que Dieu seul connaît ? Plutôt, gardons la tradition de nos pères, qui semble un peu nous prolonger nous-mêmes en nous liant plus intimement aux hommes passés et aux hommes à venir. Dans un vague songe d’éternité, vivons insouciants des lendemains terrestres, et laissons les vieux murs se fendre au soleil des étés, les herbes pousser sur nos toits, les bêtes pourrir à la place où elles sont tombées. Laissons tout, et jouissons seulement au passage des choses qui ne trompent pas, des belles créatures, des beaux chevaux, des beaux jardins et des parfums de fleurs…

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Donc, que ceux-là seuls me suivent dans mon voyage, qui parfois le soir se sont sentis frémir aux premières notes gémies par des petites flûtes arabes qu’accompagnaient des tambours. Ils sont mes pareils ceux-là, mes pareils et mes frères ; qu’ils montent avec moi sur mon cheval brun, large de poitrine, ébouriffé à tous crins ; à travers des plaines sauvages tapissées de fleurs, à travers des déserts d’iris et d’asphodèles, je les mènerai au fond de ce vieux pays immobilisé sous le soleil lourd, voir les grandes villes mortes de là-bas, que berce un éternel murmure de prières.

Pour ce qui est des autres, qu’ils s’épargnent l’ennui de commencer à me lire ; ils ne me comprendraient pas ; je leur ferais l’effet de chanter des choses monotones et confuses, enveloppées de rêve…

PIERRE LOTI.