Aller au contenu

Au Maroc/34

La bibliothèque libre.
Calman Lévy (p. 333-340).
◄  XXXIII
XXXV  ►

XXXIV

Mardi 30 avril.

Aux premiers rayons splendides du soleil, nous levons le camp, laissant les restes de nos festins aux chiens et aux vautours.

Très promptement la ville sainte disparaît derrière nous, masquée par des coteaux sauvages.

Des défilés de montagnes, des tapis de fleurs. De grands liserons roses parmi des aloès bleuâtres ; mais des liserons en profusion telle, qu’entre les feuilles pâles et cendrées de ces aloès, on dirait qu’on a jeté à pleines poignées des rubans roses. Et c’est ainsi durant des lieues… Puis viennent des zones uniformes de liserons bleus, mais tellement bleus qu’on dirait de loin des flaques d’eau reflétant la belle couleur profonde du ciel.

Nous ne rejoindrons que demain la route de Tanger, que nous avions suivie avec l’ambassade pour venir ; aujourd’hui nous traversons une région encore moins fréquentée, et qui nous était inconnue. Une région bien déserte. Il fait plus chaud qu’à l’aller, la senteur d’Afrique est plus prononcée dans la campagne, et il y a encore plus de fleurs, et plus de vibrante musique d’insectes, dans plus de silence.

Nous marcherons à étapes un peu forcées, à soixante kilomètres par jour environ ; nos lieux de campement, discutés et fixés d’avance avec le caïd qui nous mène, sont espacés dans ces proportions-là. Et ce soir nous espérons camper au delà de ces contreforts de l’Atlas, à l’entrée de la plaine sans fin où le Sebou serpente.

Elle est bien différente, cette fois-ci, notre manière de voyager, et le pays que nous avions traversé en fête, au milieu de tous les cavaliers des tribus accourus de loin pour nous faire honneur, maintenant nous apparaît sous son vrai aspect, dans sa morne tranquillité, avec ses grandes étendues vides. N’en déplaise à nos compagnons d’ambassade restés à Fez — auxquels nous gardons le plus cordial souvenir — nous préférons revenir ainsi, comme de braves Marocains quelconques, n’éveillant pas la curiosité des caravanes qui passent, ne faisant même plus tache dans les solitudes où nous cheminons, dissimulés que nous sommes sous nos burnous et tout hâlés de soleil : nous nous sentons dix fois plus en Afrique, causant avec nos muletiers, écoutant leurs chansons et leurs histoires, initiés à mille aspects, à mille petits détails d’un Maroc intime, que nous n’avions pas soupçonnés dans notre trajet pompeux d’arrivée.

Le vieux caïd qui a brigué l’honneur et le profit de nous ramener à Tanger est un habitant de Mékinez, où il possède, paraît-il, un harem de jeunes femmes blanches, — et il nous avait demandé hier l’autorisation de passer la soirée dans sa demeure. — Ce matin, dès l’aube, il était de retour au camp, fidèle à la consigne donnée. Mais aujourd’hui, toujours droit sur sa bête, il a l’air d’un cadavre séché au soleil, et, au lieu de marcher le premier, il nous suit par derrière, péniblement. Alors un muletier noir, qui est le bouffon de notre bande, le regardant avec un clignement d’œil intraduisible, donne cette explication de sa fatigue : « Il a couché cette nuit dans un silos. » — (En français il est impossible de rendre les dessous moqueurs de cette phrase, ni l’impayable drôlerie de singe avec laquelle ce nègre l’a prononcée.) Cependant il nous cause une vraie pitié, ce caïd, dans sa lutte contre la vieillesse : trop fier pour s’avouer fatigué, éperonnant sa bête avec un navrant dépit chaque fois que nous faisons mine de ralentir pour l’attendre.

De tout le jour, nous ne rencontrons ni un village, ni une maison, ni une culture. De loin en loin seulement, quelques douars de nomades, installés en général à grande distance du chemin, mais dont les chiens de garde, nous flairant quand même, hurlent dans la campagne silencieuse, quand nous passons. — Leurs tentes, jaunâtres, brunâtres, sont toujours rangées en cercle, — comme poussent les champignons des bois, auxquels elles ressemblent ; leurs troupeaux paissent au milieu, et, à côté de chaque douar, il y a dans la prairie deux ou trois grands ronds dénudés, pelés, salis, — qui sont des emplacements anciens, abandonnés après l’épuisement des herbages. — On nous dit que ces tentes aujourd’hui ne sont habitées que par des femmes, tous les cavaliers valides ayant été réquisitionnés par le pacha de Mékinez pour son expédition contre les Zemours.

Vers midi, au passage d’un gué, nous nous croisons avec une tribu berbère en voyage, troussée très haut dans l’eau courante. Suivant l’usage berbère, les femmes sont à peine voilées, et il y en a, parmi les jeunes, qui sont bien jolies. Les troupeaux passent aussi en beuglant, en bêlant, pourchassés par des chiens très affairés. Des petites filles tiennent des agneaux à leur cou, et, d’un de ces larges paniers appelés chouari que les mules portent sur leur dos, sort la figure étonnée d’un petit poulain tout jeune qu’on a couché là dedans et qui paraît s’y trouver fort à l’aise.



Vers quatre heures enfin, du haut de la dernière montagne de cette chaîne de l’Atlas, nous voyons cette plaine du Sebou, qu’il nous faudra traverser demain, apparaître comme une mer lumineuse. Aux premiers plans, elle est toute marbrée, zébrée, de jaune, de rose, de violet, suivant ses zones de fleurs que les hommes n’ont jamais dérangées. Au loin seulement, vers l’horizon nettement circulaire, toutes ces chamarrures se brouillent, se fondent en un bleu uniforme, comme celui de la vraie mer.

Descendus par une pente raide, nous campons dans cette plaine, à une heure de marche encore, au delà du pied des montagnes, près du saint tombeau de Sidi-Kassem et à côté d’un petit groupe de huttes de chaume que ce marabout protège.

Et c’est toujours une heure délicieuse que celle où, le camp dressé, la longue étape finie, on s’assied voluptueusement devant sa tente, sur une couche de fleurs sauvages toutes fraîches, et toujours différentes, toujours changées. L’espace est immense de tous côtés ; l’air sent bon ; il est imprégné de cette odeur qu’il a chez nous, à un degré moindre et d’une façon plus éphémère, à l’époque des foins ; les vêtements arabes sont libres et légers, augmentant la sensation de repos que l’on éprouve, étendu là, sous le ciel rafraîchi du soir ; et cette limpidité profonde qui est partout, qui est une fête pour les yeux, il semble aussi qu’on la respire, qu’on en goûte l’impression physique en remplissant sa poitrine d’air. Après tant d’heures bercées d’incessantes petites secousses au pas de la mule, on trouve infiniment douce l’immobilité de la vieille terre arabe sur laquelle on va dormir ; et puis on a très faim, et volontiers on songe à l’heure du couscouss qui approche, ou même à ces cuisines barbares que nous font nos muletiers là-bas : moutons et poulets rôtis dans l’herbe.

Nous sommes ici près de chez les Beni-Hassem, dont nous traverserons demain le pays tout d’une traite afin de mettre le fleuve du Sebou entre eux et notre prochain campement ; les Zemours ne sont pas bien loin non plus, mais on a beaucoup de peine à concevoir un danger dans ce lieu délicieusement paisible et plein de fleurs.

Au petit village d’à côté, les troupeaux rentrent en bêlant, conduits par des enfants encapuchonnés. On nous envoie aussitôt du lait encore tiède, dans des écuelles de terre ; et le vieux chef, qui doit nous fournir une garde pour cette nuit, vient causer avec nous.

Après des questions quelconques échangées, nous nous informons des trois brigands qu’on avait capturés par ici le jour de notre premier passage : « Ah ! dit-il, les trois brigands… voilà le cinquième ou sixième jour qu’ils ont les mains au sel ! »

Oh ! les malheureux ! Nous nous en doutions bien, mais cela nous glace ! Ainsi, ces hommes, qui étaient en même temps que nous dans cette plaine, respirant ce même air pur, libres comme nous-mêmes de courir, ayant comme nous la santé, l’espace, sont depuis cinq ou six jours, cinq ou six nuits, à attendre la mort, les ongles retournés dans la chair fendue, serrés, serrés dans l’effroyable gant qui ne sera jamais ôté ; n’ayant rien à espérer, ni un soulagement, ni une pitié de personne, puisqu’il faut que la douleur aille en augmentant toujours, et qu’ils meurent précisément par l’excès de souffrir… Alors notre nervosité d’Européens étant revenue, voici que notre paix du soir, à l’heure confuse où le sommeil arrive, est troublée par l’image de ces trois suppliciés…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .