Au Pays breton/07

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Au Pays breton
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 582-602).
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AU PAYS BRETON

VII [1]
LA RIVIÈRE APRÈS LA MER

11 octobre. — Encore une fois, les bois de la rivière...

Douceur, toujours, de ces campagnes sylvestres, pour qui revient du dehors, les yeux brûlés de vent, de sel et de soleil. La mer est trop vaste, mouvante, inhumaine. Comme ces futaies nous enveloppent de leur paix et de leur tiédeur ! Leurs cimes liées, comme celles de tous les bois bretons, peuvent ondoyer au vent. Ici, en ce demi-jour vert, un peu doré, c’est comme dans la profondeur des eaux : rien ne pénètre jamais de cette agitation. Rien que de longs murmures endormeurs, qui s’enflent ou vont tombant.

Délices des yeux en ce vert, profond demi-jour. Et ces molles, pénétrantes senteurs de la fougère et de la mousse...

L’homme est revenu à son élément, à la terre, qui est douce, accueillante, et qui par le bas. C’est un enfant qui se blottit contre sa mère. Alentour, ces tranquilles végétaux sont aussi des vivants qu’elle porte. Rien d’éternel. Les abîmes sont cachés. On se recueille dans ce paysage recueilli. Jamais je n’ai goûté si profondément ce charme d’intimité qu’au lendemain des jours où je suis allé me disperser par les solitudes de la mer.

C’est en bateau, toujours, que je gagne les solitudes de la forêt. Une humble « plate, » le plus souvent, qui permet d’aller partout, de passer sous les basses branches, d’aborder sur les vases.

Ce matin d’un dimanche entre les dimanches (j’en ai tant passé de la même façon !) quand je suis parti avec le vieil Yvon, le temps était gris, voilé, sans vent. Silence, infinie quiétude, où semble se replier, se méditer l’âme ancienne des choses.

Grand-père Yvon nage tout doucement. Sa figure de père Noël maritime est bonne à regarder. Une sorte de contentement intime y règne à demeure. Il semble toujours sourire dans sa barbe, qui fut jaune avant d’être blanche ; mais aujourd’hui, c’est presque du bonheur qui rayonne au bleu pâli de ses yeux. Les soixante-quinze années de sa vie lui ont été légères. Grand- père Yvon n’est pas une âme compliquée.

Il nage tout doucement, heureux de sa chique et du joli matin. Mais le flot commençant de nous porter, pour mieux entendre son chuchotement infini dans le grand silence, je lui dis de rentrer les avirons. Nous glissons dans une sorte de vide, dans une profondeur incolore et claire. Clarté plus douce et plus puissante par en bas, où tout est reflet, image illusoire, sauf, çà et là une herbe, une bulle d’air, quelque mol ondoiement lustré, révélant la présence du plan liquide.

Et nous montons vite, sans rayer de notre course le placide miroir. Car c’est lui qui se meut, avance tout entier sous la poussée venue du large, à l’heure où l’onde de la marée, montant du Sud à travers l’Atlantique, vient passer devant la presqu’île bretonne. En silence, une force cosmique est à l’œuvre, et nous porte avec les molécules d’eau. D’une seule coulée, égale, massive, la même d’un bord à l’autre, la pesante eau marine, sous l’influence de l’astre invisible, afflue au creux du pays. Nul frisson de la surface, pas même de sillage. Toujours, aux mêmes places, les mêmes écumes, les mêmes brins de varech flottants.

Mais, si le regard se lève, on voit glisser assez vite, comme d’elle-même, la rive suspendue entre les deux néants de grisaille : les verts herbiers mouillés, les brunes laisses de goémon, les rochers (rochers de grève par en bas, de forêt par en haut) et puis les bruyères, les vieux pins admirables, dont les bras avancent loin sur la rivière, — chaque grand arbre fixé depuis si longtemps dans l’attitude qui fait sa personne, une personne amie, que j’ai plaisir, chaque année, à retrouver à sa place, au-dessus de telle pointe ou petite plage. Il y a des châtaigniers qui se dorent comme des pampres sur les fonds de verdure éternelle. J’entends le petit bruit mat de leurs coques qui tombent.

Très loin, du côté des Virecourt, entre les promontoires boisés, une goélette évolue. O solitude, ô grandeur !

Une anse vient de s’ouvrir, celle qui finit entre deux feuillées sauvages, devant un peu de campagne humaine. Quelques champs sur une pente, des prés, une fumée bleue derrière des pommiers ; — mais nulle route visible, nul sentier au long de ces rives. Tout cela, que je n’ai jamais aperçu que de la rivière, et que l’on dirait détaché de notre monde, tout cela vient se révéler à l’œil qui passe devant le paysage endormi.

L’œil qui passe n’est qu’un miroir, porté comme les bulles d’air par les grandes eaux silencieusement affluentes...


Le vieux parlait de mettre une ligne dehors. Alors, comme il n’avait pas de boette, nous sommes descendus sur les varechs, et il est allé bêcher la vase. La basse vapeur du ciel commençait de s’éclaircir sous l’influence de la marée montante. Du bleu a suinté dans l’air. Maintenant tout semble tourner au bleu : bleu fumeux des bois dans la buée qui n’a pas fini de s’en essorer ; bleu lustré de la mer qui s’allonge sous les pinèdes, pure et modeste comme un ruban de jeune fille.

Un peu de vent vient avec le soleil. On l’entend s’élargir, approcher, émouvoir longuement les cimes de l’autre rive. Et peu à peu, chaque fois, — le temps que nous arrive la risée, — un argentin, léger frisselis de vaguelettes sur le gravier de notre bord.

Et aussi, comme l’an dernier, le lointain, l’automnal ronron d’une batteuse. Est-ce la profonde paix du lieu, qui m’y rend plus sensible ? Je retrouve toujours ici de ces lentes rumeurs continuelles, qui semblent l’âme même du paysage, une âme partout épandue, qui vous prend, vous enveloppe de large, apaisante douceur. Il y a trois mois, c’était l’innombrable soupir des tourterelles, si flûté, rythmé, d’une sonorité de somnolence comme celle-ci, mais voluptueuse : la respiration du jeune été qui rêve et soupire dans la lumière.

Et voici que tinte la cloche du bourg. Une seule note, interminablement la même. Comme cela flotte sur l’eau bleue, comme cela vient couler dans la petite anse dont personne jamais ne dérange le secret ! On doit commencer de s’assembler là-bas, au-dessus de la cale, sous les grands arbres de l’église. Voici le vieil enfant qui revient, toujours avec son expression de bonheur intime dans ses yeux d’innocent, mais accrue d’une expression d’importance.

— Sûr, dit-il, y aura encore la procession !

— En l’honneur de quel saint ?

Il ne sait pas. C’est comme cela, cet automne : des processions presque chaque dimanche, comme, chaque semaine, des danses de baptême et de noce, en robes et chapeaux fleuris d’argent, autour de la petite église.

Un papillon bleu passe sur la grève, et se pose, ailes tremblantes, à l’extrême fleur d’un ajonc. Et maintenant, à la pointe de P..., à l’orée marine du bois, voici paraître de sages Bretons, en belle tenue dominicale du pays de Fouesnant. Je distingue le grand chapeau à boucle de l’homme et, par derrière, dans l’ombre verte, la douce blancheur des coëffes ailées et des guimpes. Ils embarquent sur le canot du garde-chasse. Une voile brune se lève : les voici partis. Fermiers du château voisin qui s’en vont à la grand messe, dociles comme leurs pères à l’appel des douces cloches, dans la paix d’un jour béni.


C’est tout près de là dans la profondeur de la futaie, que j’aime à venir oublier la mer. Ce matin, le repos y est plus profond que jamais, presque solennisé par le bruissement sans fin du vent sur le haut plafond des ramures. En bas, dans la pénombre close, entre les tiges des grands pins, rien ne remue. A peine si quelque rais de soleil filtre et se pose en molle traînée sur les mousses. Immobile demi-jour, engourdissante moiteur... Je suis là dans la profondeur dormante de la vie. Là-haut, dans la lumière de l’espace, sous les splendides nuages en fuite, elle se déploie, tressaille en millions de feuilles qui respirent. Mais ici, dans l’ombre tiède, seulement ce long murmure infini, et la tombée sans bruit des aiguilles sèches, une à une, sur le feutre qu’ont épaissi toutes les aiguilles d’antan. Feutre profond, décomposé par les pluies, changé par-dessous en mol humus nourricier. Dépouille de la vie revenue au sein obscur d’où remonte en silence, inépuisablement, la vie.


Une autre fois, c’est le soir, en canot. Nous rentrons d’un petit tour en mer (il n’est pas besoin d’aller loin pour trouver les grands espaces d’azur et de lumière). Le plus beau temps d’octobre, et près d’une heure de jour encore. Avec ce joli vent de sud-est dans la toile, c’est bien tentant de ne pas s’arrêter à la cale, et de laisser courir pour aller voir passer les riches tentures d’automne, ou bien, sur l’autre rive, les pins dont le vert, au baisser du soleil, s’éclaire fantastiquement.

Et puis Yvon, — un vieux bavard, quand sa chique ne lui remplit pas la joue, — est en train de conter ses histoires, un peu toujours les mêmes, mais qui ne m’ennuient jamais. L’âme qui s’y traduit est si tranquille et si vague, si peu détachée de la simple nature ! Quelle conversation de civilisé s’harmoniserait comme celle-là à la paix ancienne de ces bois ?

Ce sont des souvenirs d’un temps lointain, des images de sa jeunesse qui se mettent tout d’un coup à défiler ; et, à les voir revenir, sa figure de saint octogénaire s’éclaire de satisfaction et de fierté. Chacune de ses phrases débute par un élan d’admiration : « Ah ! par exemple ! » et s’achève par un : « Gar ! gar ! garli ! » une espèce de juron local qui lui traduit l’inexprimable. Ou bien c’est un « ha ! ha ! « d’émerveillement hilare, où se découvrent et rient tous les vieux chicots. Alors, pour une nouvelle confidence, sa figure se concentre ; l’œil bleu pâle vous lance un regard droit. Attention ! cette fois-ci, il va vous dire une chose encore plus étonnante et certaine !

Tout à l’heure, en passant devant le petit port, il s’est rappelé un événement de la veille qui a fait du bruit dans le bourg : l’apparition sur la cale d’une négresse, venue du pays bigouden, avec des dames, par le bac, et repartie le soir même, par le courrier, pour la ville : « Ça m’a fait quelque chose ! J’avais jamais vu ça, » me disait ce matin, encore toute remuée, Mme Keravel, l’épicière, celle qui mène toujours, derrière les bannières et notre sonneur à tignasse, le troupeau féminin aux processions.

Grand-père Yvon méprise cette ignorance.

— Ceux-là y connaissent pas rien. Moi, j’en ai vu, des négresses, et des belles, aussi donc ! Ha ! garli !… Parce que je suis été partout, moi, — partout à naviguer sur la grande mer, dans la grande navigation !...

il précise :

— Des pays pas comme ici ; des pays où y avait des montagnes, et des sauvages à faire du feu tout la nuit dessus, — oui, du feu, tout du long. Et le jour, on voyait rien, personne, ha ! ha !

il se tait et semble rêver à ces mystères.

Nous passons devant une anse. Une risée subite nous assaille et le réveille :

— Ha ! garli ! si vous auriez pas loffé à temps ! Celle-là qui tombe noir !

Et il regarde s’irradier le frisson obscur que jette sur l’eau le pied du vent. Le bateau relevé s’est remis à glisser doucement. Le vieux reprend :

— Amérique aussi, j’ai fait. Ah ! par exemple ! Faisait chaud aux chaufferies ! Deux fourneaux j’avais ! Quatre heures de suite devant, et puis une heure à les nettoyer. Ça fait cinq. Et puis sept pour se reposer, et vite aux fourneaux de retour. Oui, tout le temps, que je vous dis ! Vous gardez rien qu’un petit tricot, et tout de suite vous êtes mouillé. Nu, vous pouvez pas rester : vous seriez été brûlé. Y en a qui sont cuits à ce métier-là ; y commencent à tousser : y va crever à l’hôpital. Moi, je suis été toujours bien portant. Et content aussi toujours, — parce que j’ai eu mon vivre.

Ces derniers mois, qui disent l’essentiel, la simple raison d’être d’une vie, sont détachés à voix baissante, avec un accent intense, la vieille tête s’approchant comme pour une confidence.

— Ah ! pour dormir, tout nu, toujours, dans ces pays-là. Des moustiques ? Pas trop. Bien sûr, des punaises ! Ceux-là quand y avait trop, je faisais partir, — comme ça (il fait le geste d’en balayer un paquet de sa poitrine). Mais, autrement, je laisse eux tranquilles. Ceux-là il est pas méchant, il fait pas mal à moi... Ah ! et bien nourri par exemple ! La viande, tous les jours ! oui, tous les jours, sur le grand paquebot ! Ah ! garli !

Glorieuse évocation dont s’amplifient encore sa voix et sa mine de soleil couchant. Mais plus orgueilleusement encore, il ajoute :

— Même, une fois, je suis été dans le grand salon. Oui, çui-là qu’est pour les grands messieurs. Ah ! ça qu’était beau ! (il cherche un point de comparaison) — comme une église !

Le pauvre Yvon n’est pas un travailleur conscient…

Mais, tout de même, il paraît que les « grands messieurs » étaient mortels comme tout le monde.

— Des fois j’en ai vu qu’étaient arrivés morts avec la fièvre[2]. Alors, vite, à la coupée ! Y avait toujours des messieurs prêtres à bord. Quand c’était un grand qui avait passé, censément un de la noblance, alors, trois, quatre, qui venaient dire la prière ! Sur une planche, qu’il était : on voyait pas la tête. ; Mais sitôt que le recteur a dit : Amen ! — alors, envoyez ! Ha ! ha ! c’était pas long : un boulet aux pieds ! Et le grand navire à faire le grand tour, lentement, par la droite toujours !… Mais par exemple ! faut faire attention aussi ! Faut pas que l’hélice croche dedans !…

« … Ceux-là sont bien. Ils sont pas dérangés. Un million de mètres au moins. J’ai jamais vu sonder par là C’est pas la peine : vous trouvez pas le fond. »

Tout s’agrandit magnifiquement dans cette mémoire.


Déjà les chênes de Lanhuron ! Nous avons monté vite. Ils passent, les grands chênes, allongés si bas, si loin, sur l’or et le vert de leurs images. Ils passent à nous frôler de leur extrême ramure, qui trempe et tremble sans répit dans le courant.

Le vieil homme s’est tu. Son regard suit le lent battement d’ailes d’un corbeau, issu comme une ombre d’un bois prochain. Gravité, sur l’eau bleue, de ce vol noir, solitaire, qui fait penser à des labours, et que voici posé tout près sur du varech humide.

Mais comme Yvon se retourne, un autre et plus intéressant spectacle attire ses yeux de marin : au loin, du côté de l’estuaire, un chassé-croisé de petites voiles, des bleues, des rouges, — un essaim de papillons en chasse.

— Encore les gars de l’Ile encore à draguer les huîtres !

Les huîtres sauvages, que les fermiers du pays viennent chercher à marée basse sous le pied des pins et des chênes.

Mais cette vue a mis en branle une file d’images nouvelles dans la vieille mémoire.

— Moi, j’ai été collègue avec un de ceux-là. Mer de Chine… un petit croiseur, c’était, — je sais plus le nom. Hal par exemple ! y avait des coups de vent par là ! Chauffeur aussi, avec lui. Un bon poste : jamais de punition. Ahl une fois seulement : retranché de vin parce que je suis été pris a boire à la manche en sortant des fourneaux. L’officier qui me dit : « Tu sais bien, Lhostis, j’ai défendu : c’est comme ça qu’on attrape du mal. Je te supprime ton quart de vin, »

— Mais — ha ! ha ! ha ! — le cambusier m’a apporté d’autre... ça fait que j’ai eu la double. Ha ! ha !

»... C’étaient des bons garçons, les officiers. Souvent qu’ils m’envoyaient une bouteille aux machines : « C’est pour Lhostis ! » Sûr ! on était bien ! Et des dix francs, des douze francs, une fois quinze ! »

De plus en plus profond, un hochement de tête me fait sentir, comme il faut, la grandeur de ces chiffres.

— Et pourquoi cela ?

— Gratification !

(Il faudrait mettre ce mot en musique, avec une indication de presto, pour en rendre l’accent montant, l’élan précipité de joie et de triomphe).

— Souvent ?

— A chaque voyache !

Ça devait plutôt durer, un voyage de Chine, sur ce petit croiseur.

Cher Yvon ! à qui le monde est resté simple et plein toujours de rayons merveilleux !

Il a eu ses malheurs pourtant, comme tout le monde. C’est il y a deux ans (sa cervelle semblait moins vague alors qu’aujourd’hui) que je l’ai trouvé chez le débitant. Il était en train de vider des bols de cidre :

— C’est pour mon fils, me dit-il en hochant la tête. Une explosion sur son torpilleur... Y a une dépêche d’un collègue.

Lentement, il continuait à boire le cidre jaune. De petit coup en petit coup, il exhalait son chagrin :

— Mon fils, si dégourdi, qui aurait passé quartier-maitre... Lui qui est au fond de la mer maintenant, à faire de la boette pour les crabes ! Ça qu’est triste !... Mais quoi faire, aussi donc ? Faut se donner du courage...

A la fin, vivement, il s’essuya la bouche d’un coup de manche, et l’on eût dit qu’il effaçait du même coup son chagrin. Il partit d’un trait pour la cale, sauta dans son canot, et s’en alla courir le maquereau.

Il le courra ainsi, tout seul, dans son bateau de quinze pieds, jusqu’au jour où, ne le voyant plus au petit matin, sur la cale, on apprendra qu’il a passé. C’est comme cela qu’ils finissent, les vieux d’ici, — comme un aviron usé qui casse tout d’un coup.


En ce moment, la voile amenée, il rame sans se presser, son vague sourire perdu dans la broussaille jaune et blanche de sa barbe, les prunelles éclairées de bonheur intime, un peu comme celles des petits qui « rient aux anges. »

Plus de vent. Nous longeons le bois du Cosquer, dont l’écran se lève, noir velours sur le fluide et lumineux crépuscule. Un crépuscule singulier pour la saison : clarté d’argent tout d’abord, mais qui par en bas se pénètre insensiblement de religieuse couleur : rose, or, bleu, — angélique et rayonnant esprit, derrière la frange ténébreuse des pins.


12-20 octobre. — Encore à courir sur la rivière avec de simples amis d’ici. Le plus souvent le vieux Lhostis, quelquefois son petit-fils, Péric, un mousse de mine douce et fine, né, comme le tad coz, sous les châtaigniers du port : un de ces petits qui ont appris à godiller tout seuls entre les grands bateaux de leurs papas, quand ils commençaient à se tenir sur leurs jambes, — et puis, un beau jour, comme des oisillons qui s’enhardissent, ont pris leur vol sur la rivière. A dix ans, il est si bon marin déjà ! Il sait si bien accoster sur les roches, sauter sur le goémon glissant pour bien tenir le bateau quand je débarque ! L’an prochain, il s’en ira » dehors » pêcher dans la chaloupe de son père, menant, souvent de nuit, la dure vie des hommes.

Il y a le bonhomme Le Fur, jadis gardien de phare, dans une île. Je l’ai bien étonné, un jour, en lui demandant s’il n’avait jamais manié l’aiguille et les ciseaux. C’était écrit sur sa figure. Le type même du kemener de Cornouailles, l’homme que l’on voit dans sa boutique, accroupi sur une table, besognant parmi les aunes de gros drap et de velours. Une physionomie d’autrefois par sa schématique simplicité : bouche en casse-noisette, lèvres rases et toutes minces, avec toujours, sous le nez, des grains de tabac râpé, regard d’innocence derrière des besicles, et ce hi ! hi ! soudain des rires à propos de bottes, malgré les cheveux blancs sous la casquette...

L’autre jour, étant « sortis, » nous approchions d’un petit port bigouden, quand il s’aperçut qu’il avait oublié le rôle.

— Et si le garde demande à le voir ?

— Hi ! hi ! j’ai pas, j’ai pas !... On ira pas à terre... Alors il saura pas... hi ! hi !

Que c’est drôle de naviguer sans papiers à la barbe des gardes maritimes !

Lui aussi semble trouver tout simples ses malheurs. Le même jour, je lui parlais d’un pauvre gars du pays, perdu en mer cette année. Alors, sans hi ! hi ! cette fois, mais toujours de la même voix blanche :

— J’ai un, moi aussi, qui a passé le pas. Indo-Chine ; sur une canonnière... Pas de nouvelles depuis le 23 mars. Rien. Moi, je trouve drôle... Une dépêche est venue disant que le bateau manquait...

Mais sa figure se fait importante, comme il ajoute ces mots :

— Le décès n’est pas ministériel.

Ils ont toujours affaire à l’Inscription maritime, à l’Etat, dont ils apprennent cet étonnant langage.

Lui aussi aime à parler du passé. Dix ans, il a été gardien de phare en pleine mer.

— Oh ! on était bien ! On avait une vache : du goémon, qu’elle mangeait, hi ! hi ! Pour nous autres, du lard, de la bouillie, des pommes de terre. Et des soles, des mulets, des bars. On salait ça pour l’hiver. On mettait les filets le matin ; deux heures après, on les sortait : on pouvait choisir son poisson.

Un souvenir le touche : la visite que faisait chaque été à son île la dame d’un château de la rivière, où son père avait été garde.

— Nous étions du même âge, j’avais joué avec elle quand j’étais petit. Elle venait avec sa fille, et la mesurait avec la mienne contre la porte. Celle-là était bonne pour tout le monde. Un jour, un fermier a fait un bail avec elle. Après un mois, voilà qu’il vient de retour. Il tournait son chapeau dans ses mains... Il trouvait pas ses mots. Enfin il lui dit : « Excusez, je me suis taillé de trop grandes bottes... » Elle a diminué de quatre cents francs. Hi ! hi !...

Une autre histoire, qui a l’air de le faire rêver, c’est celle d’une étoile qu’il a vu éclater, une nuit, en mer, en éclairant tout d’une « manière épouvantable. » Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il ne sait pas, ni moi non plus. Il y en a qui ont dit : les homards, — disparus, cette année-là après une invasion de poulpes, et qu’on a recommencé alors de voir.

(Question bien bretonne : Qu’est-ce que ça voulait dire ? et non pas : Qu’est-ce que c’était ?)

Il y a aussi le jeune et splendide Fanch, que j’emmène quand il faut monter à la ville, et qu’on risque, si le vent calmit, d’avoir à lutter contre le courant pendant des heures. Un pêcheur de langoustes : dix-huit ans. Des cheveux d’or flambant sous le béret, une touffe de cet or au menton, des dents couleur de lait, des gestes de souplesse dansante, un air de force et de santé sauvages. Les yeux sont tout neufs, les yeux vierges de la créature qui n’a jamais pensé.

Celui-là ne dit rien. Seulement, cette expression de paix, de contentement intérieur qu’ils ont presque tous (les mots : bonheur, joie, traduisent des états trop précis).

Il ne parle pas, il rame ; il rame debout, face à l’avant, pieds nus, — des pieds aux rudes ongles noirs. Il rame d’un mouvement égal, inlassable, — on ne peut dire patient, tant ce rythme paraît spontané, naturel, comme celui d’une respiration. Je l’ai vu nager ainsi pendant trois heures, du quai de la ville aux Virecourt. Il semblait pouvoir continuer toujours, sans pensée, sans ennui, sans fatigue. Un mouvement qui finissait par hypnotiser un peu, comme l’inévitable retour d’une puissante et souple bielle. Toujours le même geste admirable du genou qui avance, fléchit en portant l’effort ; toujours le même raidissement, sous le vieux tricot, de l’échine, des bras puissants archontes sur l’aviron. Et aussi ce perpétuel sourire sans raison, montrant des dents de jeune loup ; cette puérile douceur des yeux qui ne regardent rien, reflètent seulement le bleu du ciel ou de la rivière.


Le plus attachant de tous, de la vieille espèce chrétienne et bretonne, c’est le vieux Corentin, dont j’ai déjà parlé, si maigre, si doux, si patient, plus expansif aujourd’hui qu’autrefois. Cette année, il y a comme une tristesse dans sa voix. Une dame de Paris lui a pris sa fille pour en faire sa bonne, en promettant qu’elle la ramènerait l’été suivant.

— J’ai laissé faire comme la dame voulait. Elle parlait bien doux. Mais voilà qu’à Pâques, ma fille m’a écrit qu’elfe viendrait au Pardon de l’année prochaine. L’année prochaine ! vingt-trois mois ça fera. La jeunesse, ça oublie vite... Elle a mal fait d’écrire ça !

C’est la première fois que je l’entends se plaindre. Il est si seul ! La journée de pêche finie, il ne trouve plus en rentrant la gentille enfant dont j’aimais, dans l’ombre ou la lueur de la chandelle, la blanche guimpe et les yeux luisants de jeune chat. Personne pour « l’espérer : » rien que le noir de son logis, — une chambre au bas du bourg, — et la paillasse défaite qu’il a laissée en partant, à cinq heures du matin. Il faut gratter une allumette, se faire du feu pour une soupe.

Alors il aime mieux faire la pêche de nuit, — au chalut ; il a arrangé ça le mois dernier avec un collègue. Comme cela, il peut faire un peu de propreté avant de sortir. Ce n’est plus le temps qui lui manque. Une tartine de beurre salé, en rentrant, et puis deux heures à dormir. Pas plus. Les sabots commencent à claquer de bon matin dans l’escalier, et la maison sonne comme un tambour.

Il a un chat qui aime à se frotter contre ses jambes, et qui vient l’attendre à la cale. « On dirait qu’il sait toujours à quelle heure je vais rentrer... Mais je sais pas si c’est l’amitié. Peut-être qu’il vient seulement au-devant du poisson. »

Quelquefois il pleure. Alors il n’a pas de goût pour manger. Il boit du cidre fort, et si je vais lui dire bonsoir à l’heure de la soupe, — la maigre soupe qui doit le lester pour une nuit en mer, — je le trouve qui n’a rien fait cuire, avec des yeux troubles et des fumées dans la tête.

Son amitié est fidèle. Quand je le revois après un an d’absence, sa patiente figure s’éclaire. Il aime le passé, et pour faire un peu comme jadis, quand nous courions ensemble, bien qu’il en ait assez des bateaux, il m’accompagne un jour ou deux. Personne ne connaît comme lui la rivière, où il a été senneur : une pêche qu’on fait la nuit dans les anses, où l’on prend des mulets verts. Il en sait toutes les histoires, celle de la Pucelle qui bondit d’un bord à l’autre pour échapper à un méchant moine, — celle des Espagnols venus sur leurs bateaux, qui crurent voir les deux rives se rejoindre, à l’étroit tournant des Virecourt, et renoncèrent à porter la guerre à Quimper, — et puis celles qui parlent des fées et des lutins. Mais sur ce dernier sujet, il n’aime pas à s’étendre ; il prend un air discret : « Ceux-là on ne les voit plus. Probable qu’ils sont partis. Avec tant d’étrangers, aussi, qu’on voit au pays maintenant ! »

Ce qui met du plaisir dans ses yeux, c’est qu’on lui demande des nouvelles de sa filleule d’un an, qui est aussi sa petite-fille. Mais il dit toujours : « Ma filleule. » Cette parenté spirituelle compte plus que l’autre, chez les Bretons de la vieille tradition : « C’est moi qui suis le parrain, » m’a-t-il dit, un jour, avec fierté. Sa pauvre figure s’éclaire quand il en parle : « Le dimanche, je vais faire un tour à Kerloc’h. C’est là qu’elle reste, avec sa mère. Le père, toujours à Toulon. L’an dernier, à la Saint-Michel, il est venu au pays. Il aurait pas voulu repartir : « Père, qu’il me dit, je veux pas rester dans la marine ; je m’ennuie de ma femme, du pays. » J’ai dit : « Fils, fait attention ! Tu as un bon métier ; tu as tes galons. Ça vaut mieux que faire de la misère avec les homards et les congres ici. » Sa femme a été avec lui, la première année : elle ira de retour. Maintenant, il a passé second maître ; il sera bien pensionné : c’est beau, ça ! Mais il a de l’instruction aussi. Il lit dans les livres, comme vous ; il carcule bien. Enfin tout. Lui qu’est pas gêné pour causer ! »

Pour la première fois, cette année, j’entends Corentin parler de lui-même. Il se voit tout usé, avec bien peu de temps encore devant lui. Il a été trop malade cet hiver. Du mal dans les coudes, les genoux, les pieds, — partout.

— Je pouvais plus dormir ; quelquefois, la nuit, je criais. Le sorcier (sorcer) m’a donné des herbes ; il m’a frotté : ça n’a rien fait. A l’hôpital maritime, à Quimper, je pleurais presque, avec la douleur. Le médecin m’a dit : « Dans quinze jours vous sentirez plus rien. » — « Oui, monsieur le major, » que j’ai répondu, « dans quinze jours, je sentirai plus rien. » (Je voulais dire que je serais été fini.)

Tout ceci à voix douce, incolore, de résignation tranquille,

— Tous ces maux-là c’est que je suis vieux. Cinquante-huit ans, bientôt. Soixante, c’est un bon âge pour finir. J’ai eu de la misère. Trop de nuits passées au fond des bateaux, à moitié dans l’eau, sous la toile mouillée... Trop de jours sans rien manger de chaud. C’est tout ça qui vieillit. Enfin ! j’ai eu ma vie ; on peut pas vivre toujours...

Une chose lui donne du contentement : maintenant qu’il ne sort plus que la nuit, il peut aller le dimanche à la grand’messe comme tout le monde. Des années qu’il était resté sans entendre une messe chantée. M. le Recteur prêche bien, en bon breton. On est bien là avec les autres. Et il y a les prières pour les trépassés, la longue lecture de leurs noms en chaire ; il y en a tant qu’il a connus ! Il entend les noms de sa défunte, de ses frères. C’est comme s’ils étaient là Tout le monde est ensemble. Alors il est tranquille, il trouve que l’idée de la mort n’est pas triste.

— Est-ce que vous y pensez, vous, au grand voyage ? Il faut y penser...

... Tout de même, je serais été content de durer encore un peu pour voir courir ma filleule...


Voilà ce qu’il y a de si touchant chez tant d’humbles gens, marins et paysans de ce vieux pays, où les choses mêmes, — une silhouette oblique d’arbre, un buisson qui remue sur le ciel noir, ― sont expressives et comme pénétrées d’âme. L’âme, on la voit si vite, chez eux ! Elle transparaît comme les fonds d’algues dans le cristal de la rivière, — en toute sa simple vérité, avec son dessous profond de rêve et de sentiment. Ils sont aussi loin des septentrionales disciplines de méfiance, d’orgueil et d’individualisme que des banales, excessives expansions du Midi. S’ils se gardent, s’ils se taisent, c’est timidité, sauvagerie. S’ils se livrent (généralement à voix basse), c’est qu’ils se fient à vous ; c’est déjà de l’amitié. Pour les connaître, il faut gagner leur cœur, atteindre le dessous sensible qui est le principal de leur être.

Oui, des amis, de simples amis, que je retrouve là d’année en année, chacun invariable, comme ces arbres de la rive, dont le geste m’est une habitude. Avec eux, dans ce paysage qui demeure encore ce qu’il fut toujours (que de choses, en Bretagne, qui duraient depuis des âges, ont commencé hier de changer, — et c’est pour toujours !), j’ai chaque fois le sentiment de revenir à quelque année antérieure. Pour qu’ils s’attachent, il faut le souvenir. Ils ne semblent vivre que dans le souvenir, dont l’habitude est une forme. Ils ne vous parlent jamais que du passé. Il compte tellement plus pour eux que le présent et le futur ! On dirait qu’ils ne projettent, n’entreprennent rien ; on dirait que les choses dont ils parlent leur sont arrivées d’elles-mêmes, que tout s’est inévitablement déroulé comme cette succession de bois et de promontoires qui viennent en silence glisser sous nos yeux.

Ils sont de la nature, la vieille humanité indigène du pays. Ils participent du génie de ces lieux où du passé semble s’éterniser. Ils en ont l’habitude héréditaire comme les hérons qui s’envolent à marée basse des grands chênes de Lanhuron, ou les courlis qui rasent, le soir, la grève du Vur-Ven. Ils m’apparaissentliés delà même façon à ce paysage immémorial et fermé de la rivière que j’ai tant regardé auprès d’eux, — auprès d’autres, aussi, qui ne sont plus là...


La rivière, je la regarde toujours. Par delà les petits humains éphémères, c’est elle, dans ce pays, la présence principale et la vraie vivante. Vie à part, mystérieuse, qui dure et change toujours, comme celle de la mer. Les mêmes émotions la traversent, qui, au large, passent sur la face de l’étendue.

Je crois bien que j’en sais tous les visages, ceux qui sont du matin et du soir, ceux qui reflètent le temps et la saison. Ils sont si variés ! A présent encore, au milieu de l’automne, c’est parfois le plus jeune et divin de tous, celui qui nous ravit presque chaque jour, au début de chaque été, quand, sous le petit vent du Nord, son azur pâlit dans la lumière. Azur allégé, vaporisé, comme alors celui des eaux sans limite ; pur esprit, qui semble entre les bois flotter et s’essorer dans une extase. L’étrange contraste, après ces journées éthérées, de ses lourds, torpides sommeils, de ses splendeurs ou noirceurs inertes, quand l’haleine de l’orage pèse sur elle et sur la mer ! Et puis ses réveils, ses animations subites, ses véhémences lumineuses, par brise fraîche du Nord et du Nord-Est. Toute dansante alors, sous le ciel éclatant, çà et là soudain assombrie quand la rafale la zèbre d’ombres qui fuient, se propagent comme une panique. Quelle allégresse, en ce clair tumulte, la toile réduite, le bateau penchant aux risées, de courir à travers les vagues, les vives, courtes vagues traversées de soleil, qui brisent et vous fouettent la figure d’eau sauvage !

A tous ses moments, elle parle, elle attire. Mais plus mystérieuse, aux approches du mauvais temps, quand elle tourne à des tons de reptile, et que çà et là par taches, elle verdit : glauques transparences, émouvantes dans du gris et du noir, et qui semblent les yeux de la mer menaçant par en-dessous...

Un de ces derniers matins, c’était un autre mode. En un quart d’heure, je l’ai vue s’évanouir dans le crachin d’automne, — la lente, flottante poussière d’eau qui semble tisser infiniment, sur les choses je ne sais quels suaires de silence. Cela nous a surpris au fond d’une anse où j’étais avec Corentin. Un à un, les rideaux de grise mousseline se sont mis à descendre. Tout s’embuait, s’effaçait. Les bois autour de nous n’étaient plus que deux rubans de molles, obscures nuées, un épaississement de l’universelle vapeur. Du plan si prochain de l’eau, on voyait monter une fumée froide, comme si sa substance était en train de se défaire. Et puis, la voile, elle aussi toute nébuleuse, irréelle, s’est mise à pendre. Rien ne respirait plus en ce monde limbaire. A l’arrière, avec sa longue rame, Corentin fantôme semblait conduire une barque des morts.


22 octobre. — Ce matin, tout revivait, au souffle du Noroît. Marée favorable ; pendant une longue journée, avec Corentin encore, j’ai pu goûter, pour la dernière fois sans doute cette année, tout ce qui m’enchante sur la rivière. Nous allions n’importe où, aussi loin que le flot voudrait nous porter. Nous ne voulions que tout revoir.

Temps chargé, au départ, mais l’épais rideau de nuages se déroule vite vers l’Océan. Tout le bas du long fiord frémit sous la brise qui rebrousse le courant : un hérissement gris glauque, fouetté de vives écumes, — un vrai, libre mouvement de mer dans cet ample espace, entre les forêts.

Nous montons en tirant des bords. Très vite, s’ouvrent, se ferment, fuient les écrans familiers, les promontoires sylvestres, dressés sur d’humides grèves.

Muette féerie dont je laisse mes yeux s’emplir, en écoutant Corentin conter ses histoires de pêche.

Plus haut, où les deux rives se rapprochent et montent (les grands pins par-dessus l’or des hêtres), la brise mollit. Il y a même une profonde crique où nul souffle ne pénètre, où nous entrons, attirés par le merveilleux miroir, — si vert, si plein d’un riche reflet de feuillage. De très vieux chênes, comme ceux de Lanhuron, dont les bras allonges n’ont pu quitter la lumière de l’eau, la couvrent à demi. (C’est là par derrière, dans la tiédeur humide d’une combe, que se cachent les ténébreux et foisonnants bambous, les palmes, les lianes d’un Paradou merveilleux.)

Plus haut, où tout s’enferme de plus en plus, c’était presque le même calme. Penché à la lisse du bateau, je m’enchantais à regarder monter l’eau nouvelle. Elle est si pure en sa profondeur, si pure et si vivante ! Même en ces lieux abrités où elle semble, en glissant, dormir, si l’on plonge le regard dans l’ombre claire du bateau, on la devine toute tressaillante au dedans. Des brins de varech passent en sa transparence, et çà et là du côté du courant, il y a toujours des remous, des cercles d’un vert ou d’un bleu lourd, qui virent, tourbillonnent, se gonflent et s’élargissent en tâches vitreuses, trahissant l’animation intérieure, la puissante poussée qui se brise en dessous à quelque roche.

Comme on voit que c’est ici l’élément, l’eau planétaire, mère de la vie, dont le sel est tonique ! Rien que d’en cueillir au creux de la main (on s’étonne alors de voir trembler, incolore dans la paume, ce qui semblait teinture, pure couleur en dissolution), — rien que d’en porter quelques gouttes à ses lèvres, c’est une brusque sensation de fraîcheur amère et vivifiante. Mais en été, par les après-midi accablés, si l’on y jette son corps, comme on est tenté de le faire, en cette retraite où l’on n’est vu que des oiseaux, quel subit tressaillement de jeunesse affluente, quel retour à la source de vie où se défait le moi de souci et de fatigue, l’être personnel que les années ont développé, compliqué peu à peu !

D’un seul coup, ce moi s’est aboli. Hors du glauque, les yeux s’ouvrent éblouis : on n’est plus rien que rayonnement d’eau et de soleil, azur, ciel, fluidité, vierge et froide énergie qui participe à l’immortalité du monde. Il faut seulement se laisser porter, ne point nager, ne rien troubler, s’abandonner, avec les brins d’algues flottants, à la puissance qui soulève ici cette onde périodique de la mer. On tourne un peu la tête, on voit passer des rochers, des bruyères, de grands chênes anciens qui tendent leurs ramures gainées de mousse au-dessus des goémons. Et si c’est plus haut, du côté des Virecourt, où la rivière encaissée précipite en se repliant deux fois sa verte et silencieuse coulée, on n’est plus que la chose d’une force souveraine. On tournoie aux magnifiques remous lustrés ; de subites poussées vous assaillent par-dessous, vous bousculent. Fluide, irrésistible violence ! Les rives courent, le fond du ravin s’ouvre, on débouche devant une perspective nouvelle, plus fermée, plus profonde, plus inviolée, où rien n’est plus que les grands bois. Merveilleuse solitude !


J’ai souvent cherché ce qui fait le charme singulier de ces petits fiords, si fréquents aux pays celtiques (j’en ai connu de pareils dans l’autre Bretagne, au long des côtes comiques et galloises). C’est d’abord, un peu partout, le touchant accord d’un petit monde champêtre, paysan, et de l’eau immortelle que l’on a vue mouvante, librement épandue, seule surface de la planète sous le soleil. Elle peut se faire si petite, si intime, si bretonne, finir si doucement au dernier détour d’une anse ! Mais elle y porte la pulsation des Océans, et rien qu’à son lustre lourd, à sa couleur épaisse, on voit bien que c’est la mer. Les eaux venues du ciel n’ont pas cette gravité. Il y a toujours du solennel, du secret dans cette présence.

Peut-être aussi la singulière union des deux éléments, de deux mondes. Parmi les taillis, les champs, les prés familiers, où sont nos fleurs, nos plantes et nos bêtes, cette glauque profondeur chargée de la salure des eaux primitives, où naissent, évoluent comme dans un autre univers, d’autres formes de la vie.

Mystérieuses retraites de la mer, au creux du vert pays breton ! Mais leur charme est surtout de paix. Nulle part je n’en ai senti la douceur comme en ces replis de la rivière. Tout à l’heure, dans une baie, nous longions une petite plage sous des prairies dont le soleil illumine la pente. Il y avait des groupes d’arbres admirables : c’était comme un parc abandonné. Des bestiaux venus du pâtis s’espaçaient sur la grève. Lentement les sages bêtes s’en allaient toutes seules vers la pointe, en route vers quelque invisible ferme, au long de cette plage qu’elles suivent tous les jours. L’une d’elles, de robe dorée, a posé sa tête sur la barrière ouverte, et s’est mise à mugir nostalgiquement au paysage. Ces bestiaux étaient là les seuls vivants : un paisible troupeau primitif, qui s’allonge sur les galets. Bel accord de leur procession et des longues lignes de forêts, de grèves, de prés dont l’herbe mollement s’éclaire.

Toujours ce sentiment d’un monde à part, hors des mouvements humains, où le flux des durées ne passe plus. A mesure qu’on s’éloigne davantage de l’estuaire, on dirait que l’on s’enfonce davantage dans le passé, que l’on remonte peu à peu dans les siècles antérieurs. Tout à l’heure, les grands parcs romantiques ; maintenant, les tranquilles domaines, les belles ordonnances où semblent persister les temps de Louis XV et de Louis XIV. Plus haut, la lande en fleur, tendue sur le roc éternel, et puis une rangée de petits hêtres qui semblent là depuis toujours. Et par derrière, la chapelle et le doué sans âge...

Passent les hêtres, passe la côte de landes. Nous continuons de monter, pour aller avec le flot jusqu’à la ville, à quatre lieues et demie de l’estuaire. Déjà le premier repli des Virecourt, si étroit, où la rivière s’encaisse et semble finir. Il s’ouvre, et je reconnais le grand chêne, principal habitant du lieu, qui, tout au bord de l’eau, mire la gerbe éployée de ses magnifiques branches. Comme il règne ! Serait-ce quelque prince d’autrefois, magiquement mué en arbre, condamné à rester là pour des siècles, dans ce creux si secret du fiord ? Il a l’air un peu fée...


Il l’était bien davantage, par ce soir de l’été naissant où, passant là je m’arrêtai soudain de ramer, à la vue de trois flammes rouges montant de la terre vers sa jeune verdure : simplement des bouquets de rhododendrons dont le vent avait dû voler la graine à quelque parc de la rivière, — mais, dans ce lieu sauvage, une bien étonnante apparition. C’était par un de ces blancs, interminables crépuscules de juin dont la clarté, vers neuf heures du soir, ne paraît plus devoir passer, et qui n’appartiennent pas au cours ordinaire du temps. Et c’était aussi l’instant presque solennel de la marée haute, quand sous les arbres, les socles de goémon ont disparu, et que les eaux, dans leur plénitude, s’élargissent en lignes claires, tremblantes, comme les fils d’une harpe immense, jusqu’au pied des grandes corbeilles successives.

Nous étions restés là immobiles comme les choses, comme l’instant même ; je regardais les trois splendeurs rouges apparues dans cette retraite, et qui semblaient des signes (leurs trois images reflétées par en bas), quand je pris conscience d’une sorcellerie nouvelle de la rivière. D’étranges, inexplicables sonorités erraient autour de nous : des notes grêles, plaintives, prolongées, comme de délicats oliphants invisiblement promenés dans l’espace. Cela gémissait faiblement, et l’on eût dit assez loin, à droite, à gauche, en avant, en arrière ; et cela revenait toujours. Des sons fantômes, des appels d’esprits flottant dans le mystérieux soir pâle...

Le marin ne put rien m’expliquer Mais je sus plus tard que dans certaines fermes du pays, on conserve encore des trompes, des cornes de vaches, où le rite est de souffler en allumant le feu de la Saint-Jean, et où les enfants soufflent encore deux ou trois jours après la fête.

Tout semblait enchanté, ce soir-là dans ce creux caché de la Rivière. Je me rappelle la subite et muette apparition, au détour invisible du ravin, d’un grand dundee, voiles ouvertes, — tout blanc. Un prodigieux insecte surgissant d’une muraille de feuillage...


Ce matin aussi, au tournant d’un Virecourt, nous voyons surgir un grand bateau, — bien réel et prosaïque celui-là mais dont la soudaine présence, en ce lieu profond, n’est pas moins surprenante. C’est un peu plus haut, dans un de ces replis, où la mer s’insinue comme un gave dans une gorge, mais le vert qui s’y délaie, sous les deux rampes de verdure, est autre : vert épais, où les hêtres, fougères, ajoncs, versent leurs reflets, — du gris, du bronze, de l’or, — que le vent, par ici, recommence à rompre.

En silence, derrière nous, un noir sardinier est apparu ; aux ailes tannées de brun. Corentin le reconnaît : le Refuge du Prolétaire, de Douarnenez. Qu’est-ce qu’il vient faire, ce révolté, dans la paix de nos bois ? Il file mieux que nous, mais un instant nous courons bord à bord. Dans le ravin qui sentait les pins et la feuille morte, il apporte son effluve à lui : une odeur de goudron, de saumure, de misère. Quatre gars sont assis sur les bancs : sérieuses têtes d’ouvriers de la mer. Il paraît que ça vente dur, et que ça mouille dehors : leurs voiles sont encore raidies de sel. Ils portent leurs cirés, que le temps a flétris, foncés du même ton que leur voiture. Couleur triste, qui parle de vie rude, de lutte obscure, héréditaire, quotidienne contre l’élément.

Corentin les hèle en breton. Le patron se lève et crache avant de nous répondre. Il a une tranquille, patiente figure. Ils viennent du Croisic, où ils ont vendu leur poisson. Hier, vingt mille sardines. Ils ont interrompu leur campagne de pêche pour monter jusqu’à Quimper, d’où ils comptent gagner, par la route, Douarnenez, où une noce les attend : la fille du patron va se marier dans trois jours à l’église de Ploaré.

Ya, amzcr fall war meas. — « Oui, du mauvais temps, dehors. » Après quinze jours de mer et de dur travail, qu’il doit être bon de s’enfoncer ainsi, avec le Ilot, dans le calme pays de Cornouaille !

Un promontoire commence à les éclipser. Ils s’en vont entre les bois de légende, qui doivent les faire rêver des ombrages de chez eux, des grands Plomarc’h où ceux de Ploaré viennent s’asseoir en regardant le port, sous le beau clocher qui va sonner à ceux-ci leur fête.


ANDRÉ CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er et 15 août, 15 novembre et 1er décembre 1921, 15 avril 1922.
  2. Arriver, en français de marin breton : devenir. Avec (qui traduit le breton gant) a un sens d’instrumental : par, au moyen de.